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La méthanisation est-elle compatible avec l'agriculture de conservation ?

Interview de Frédéric Thomas - Propos recueillis par Grégory Vrignaud

https://doi.org/10.54800/acs005

La méthanisation est-elle compatible avec l’agriculture de conservation ? La réponse peut paraître évidente pour certains, mais nous avons souhaité poser la question à Frédéric Thomas spécialiste des techniques de conservation des sols depuis une vingtaine d’années et qui a créé la revue spécifique TCS (Techniques culturales simplifiées, devenue Techniques de conservation des sols).

 

Où en est l’agriculture de conservation aujourd’hui en France ?

Il est difficile de quantifier les surfaces en place ou le nombre d’exploitations, mais cette pratique est en très forte progression pour différentes raisons. Tout d’abord, les agriculteurs qui maitrisent cette technique ont des résultats technico-économiques très performants. Cela pousse d’autres agriculteurs dans le cadre d’une pression économique forte à se tourner vers ces nouvelles solutions. La 2ème raison s’explique par la mise en place de pratiques cohérentes sur le plan agronomique et environnemental, notamment avec la systématisation de couverts végétaux divers et performants, d’enchainements culturaux habiles et de colzas associés, et ce malgré les incertitudes sur l’usage du glyphosate. Si en complément on ajoute de l’élevage sur ces fermes, le système est encore bonifié. Enfin l’année 2019 avec ses extrêmes tant en température qu’en pluviométrie, qui risquent de se répéter, a montré que nos parcelles en agriculture de conservation encaissent plus facilement ces conditions extrêmes. Un autre atout pour les années à venir.

 

Un des piliers de l’agriculture de conservation est le retour au sol du carbone, la méthanisation qui en consomme une partie peut-elle satisfaire cet objectif ?

Dans un système cohérent avec méthanisation, le stockage de carbone ne m’inquiète pas. En effet si les couverts exportés indispensables à la méthanisation vont retirer une partie du carbone du système, les couverts vont développer un système racinaire performant : lorsque l’on regarde les exsudats racinaires, c’est du « carbone liquide » qui va rentrer dans le sol, le dynamiser et augmenter l’activité biologique. Il faut ajouter que, concernant les résidus de surface, on a une méconnaissance de leur valorisation. En effet, la majorité de la matière organique qu’on laisse à la surface du sol est souvent consommée par l’activité biologique de surface et très peu de ce carbone semble être investi et sert à l’augmentation du stock de matières organiques. C’est plus l’acte d’implantation, la croissance des végétaux et la répétition de phases de croissance qui boostent l’augmentation du stockage du carbone dans le sol. A l’image des systèmes d’élevage pâturant qui exportent une grande quantité de carbone (respiration des animaux), toutes les expérimentations sur ces systèmes montrent qu’ils continuent de stocker du carbone dans les sols. Alors aujourd’hui, les exploitations qui n’ont pas cette opportunité de transformer une partie de leurs productions végétales en lait ou viande peuvent très bien les transformer en biogaz grâce à une unité de méthanisation. Dans l’économie du carbone, ce n’est pas la masse produite qui est importante, c’est la vitesse à laquelle on fait tourner le carbone dans le système agricole et qu’on le valorise : à l’image de l’élevage, je vois la méthanisation selon le même principe. En effet, ce n’est pas parce que 75 à 80 % du carbone est métabolisé par l’élevage ou un méthaniseur que tout est perdu pour le sol et l’enrichissement de la matière organique. Ici je tiens à rassurer ceux qui sont trop centrés sur la quantité à rapporter au sol. Ils n’ont pas à s’inquiéter, et ce pour différentes raisons : 

- une faible part des substances sucrées et labiles reste en tant qu’humus dans le sol (elles seront aussi rapidement respirées par la vie du sol) ;

- les animaux apportent comme la méthanisation des substances plus solubles pour plus de croissance végétale et de photosynthèse au final ;

- ils retournent au sol aussi comme la méthanisation des produits enrichis en lignine qui sont plus précurseurs d’humus ;

- de ce fait ces situations favorisent une activité fongique plus qu’une activité bactérienne au niveau du sol qui est plus efficace (moins de minéralisation rapide de carbone) dans la transformation des produits organiques en humus et donc au final au stockage du carbone.

 

Vous parlez de systèmes cohérents avec la méthanisation, pouvez-vous développer ?

Je vois cette cohérence à différents niveaux. Evidemment d’abord équilibre agronomique : la méthanisation ne doit pas voler tous les résidus de culture, et l’agriculteur ne doit pas orienter l’ensemble de ses rotations et récoltes pour nourrir le digesteur, dans ce cas l’excès pourrait être dangereux dans l’agriculture de conservation. Mais une rotation avec une CIVE tous les 3 ou 4 ans par exemple qui intègre un seigle avec une légumineuse pour capter également de l’azote me semble très pertinent. Et s’il faut intégrer une culture dédiée pour allonger la rotation, pourquoi pas, il ne faut pas être dogmatique ! C’est le moyen d’enrichir la rotation là où il peut manquer des opportunités pour avoir des rotations équilibrées avec suffisamment de plantes en association et avec des périodes de semis étalées sur toute l’année. Certaines années, il sera aussi possible de récolter les bandes enherbées, menues pailles, écarts de tri ou encore des parcelles en échec de désherbage. Il faut faire le bilan de tous les bénéfices de ces pratiques, c’est aussi un moyen de faire baisser les IFT. C’est que du positif !

Cette nouvelle activité de production d’énergie apporte également une cohérence économique notamment pour apporter un revenu complémentaire et plus stable que les céréales notamment.

C’est en effet également un moyen de « verticaliser » les entreprises/exploitations, j’entends par là le fait d’augmenter la rentabilité des surfaces dans les exploitations agricoles (3 cultures en 2 ans) et d’éviter d’aller chercher des surfaces supplémentaires, dans un scénario de fuite en avant avec des économies d’échelle qui ne garantissent pas d’amélioration systématique des résultats économiques.

Enfin, je n’oublie pas la cohérence territoriale notamment par rapport à la taille des projets. Ces projets doivent rester cohérents avec un territoire tant comme zone de collecte que pour la valorisation de l’énergie, notamment la chaleur dans le cas des unités de cogénération. Il faut être bien calé avec son environnement. Et je suis persuadé que l’agriculture, à travers la biomasse, est la meilleure source d’énergie car elle est stockable, transportable et utilisable quand on en a besoin.

 

Comment voyez-vous la valorisation du digestat ?

Je ne me fais pas une montagne de l’usage du digestat à partir du moment où l’introduction de la méthanisation permet également de produire des couverts végétaux qui, comme nous l’avons déjà évoqué, permettront de « restituer » des exsudats racinaires. Ces digestats, s’ils sont bien calibrés et homogènes, vont pouvoir répondre à différents besoins des parcelles d’autant plus valables si on dispose d’une presse à vis pour gérer fraction solide et liquide. Par exemple on pourra épandre plutôt du digestat solide sur une parcelle de laquelle on a tiré beaucoup de carbone (exportation de paille pour l’élevage, maïs fourrage…) et à l’inverse on apportera du digestat liquide avant colza pour booster son développement ou encore faciliter la dégradation des pailles de maïs pour le blé qui suivra. Il faut rester logique et utiliser ces produits pour compenser certaines pratiques. En termes de recherche, il sera intéressant de mieux qualifier les digestats, notamment minéralisation et réorganisation de l’azote.

Il est également intéressant que la méthanisation puisse recycler des ressources complémentaires non produites par l’exploitation. En plus d’être un substrat pour le digesteur, cette biomasse permet de faire entrer de la fertilité complémentaire sur l’exploitation : N, P, K mais aussi oligo-éléments et matière organique résiduelle, c’est du bonus.

 

Donc selon vos propos, méthanisation et agriculture de conservation sont finalement assez liées et répondent à des objectifs communs

Je pense que c’est difficile de faire de la méthanisation sans agriculture de conservation : dans les deux systèmes il faut multiplier les implantations, re-semer rapidement avec des coûts maitrisés et une capacité de réussite de ses semis. De plus la méthanisation a besoin de sols portants pouvant encaisser du trafic. Ces pratiques peuvent donc également faire réfléchir au trafic contrôlé1, utile dans nos systèmes.

La méthanisation contribue à mettre en place un système malin et opportuniste à l’image de nos pratiques en agriculture de conservation. Elle permet ainsi de produire du gaz renouvelable, baisser la fertilisation minérale et les phytos, diminuer le travail du sol tout en augmentant les revenus et en étant favorable au sol et à biodiversité, c’est quand même pas mal !

Notes

[1] Grâce au GPS et l’adaptation des outils agricoles (largeur de travail et distances entre les roues des tracteurs) il est possible de canaliser le passage des roues pour limiter le tassement du sol uniquement sur certaines bandes de sol.

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