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Déploiement de la méthanisation agricole en France : quel cadre de durabilité ?

Isabelle Marx*

*Chargée de projet Agriculture-Alimentation, WWF France imarx@wwf.panda.org

https://doi.org/10.54800/mxa543

Face aux enjeux de développement de la filière, une nécessaire réflexion sur sa compatibilité avec la transition agroécologique (et de sa durabilité)

La méthanisation a suivi différents schémas de développement depuis les premières installations des années 1970-1980 en France. Ce n’est qu’en 2010 que le Plan d’action national en faveur des énergies renouvelables et la Loi de modernisation de l’agriculture donnent de nouvelles opportunités de développement à la filière en valorisant l’injection du biométhane dans les réseaux de gaz. D’un modèle de valorisation de déchets adossé à l’élevage, les nouvelles unités qui se construisent actuellement semblent plus répondre à une logique énergétique. Une mutation qui pourrait occulter les intérêts agronomiques de la méthanisation, que SOLAGRO a notamment soulignés au travers de son projet MéthaLAE1.

Représentant aujourd’hui une faible part du mix énergétique renouvelable, les trajectoires actuelles placent le biométhane comme une filière importante pour atteindre la neutralité carbone en 2050. Différents gisements de biomasse sont nécessaires pour atteindre les objectifs et potentiels visés, et la viabilité de leur mobilisation peut être interrogée d’un point de vue environnemental. Les Cultures Intermédiaires à Vocation Energétique (CIVE) prennent ainsi une place significative dans les scénarios de développement de la filière2. La gestion de l’interculture, au travers des CIPAN ou engrais verts a pu montrer ses bénéfices agronomiques3, et peut constituer une alternative intéressante aux cultures dédiées pour l’apport de matière végétale dans les méthaniseurs4. Le devenir des digestats, résidus des matières organiques ayant réagi, est, à l’instar des fumiers ou lisiers, d’être épandus sur les terres agricoles, auxquelles ils peuvent apporter des nutriments et la matière organique résiduelle5. L’intégration de ces nouvelles pratiques peut modifier, de manière positive comme négative, les systèmes de production.

Afin de mieux identifier les conditions au travers desquelles la méthanisation agricole peut être une filière durable, le WWF France et GRDF ont conduit sur l’année 2019 un cycle d’ateliers rassemblant les différentes parties prenantes de la filière méthanisation : instituts de recherche, acteurs institutionnels, associations œuvrant pour l’environnement ou actives sur la thématique des énergies renouvelables, représentants du monde agricole.En confrontant, grâce aux interventions d’experts thématiques et aux retours terrain d’agriculteurs méthaniseurs, l’état des lieux des connaissances existantes et les pratiques agricoles actuelles, les ateliers ont permis de partager les enjeux de durabilité de la filière, d’objectiver ses impacts agronomiques et environnementaux, et d’identifier les questionnements restants. Le présent texte propose de capitaliser sur ce cycle d’ateliers en présentant le cadre de durabilité qui en est issu, et de l’illustrer au travers de deux pratiques : l’interculture par les cultures intermédiaires à vocation énergétique et le retour au sol des digestats. En conclusion, il s’ouvre sur les moyens à mettre en œuvre pour que le développement de la filière prenne une orientation agroécologique, et respecte les conditions de durabilité ainsi exposées.

 

Trois conditions de durabilité de la filière biométhane

La méthanisation constitue une « brique » supplémentaire au fonctionnement classique des systèmes agricoles. Etape intermédiaire entre la production de matière organique et sa restitution aux sols, elle accélère le processus de transformation de la matière tout en produisant un gaz renouvelable faisant l’objet d’une valorisation énergétique.

La définition de la durabilité de la filière présentée ci-dessous s’articule autour de trois conditions qui intègrent les trois dimensions de la durabilité (environnementale, sociétale et économique), à l’échelle de la parcelle et de l’exploitation, du territoire, et de la France (voire l’international).

Si le cadre présenté à la suite s’efforce d’intégrer tous les enjeux environnementaux, sociétaux ou économiques soulevés dans le cadre du cycle d’ateliers, il ne prétend pas être exhaustif. A l’attention de l’ensemble des parties prenantes de la filière, ces conditions sont une proposition de grille de lecture commune pour accompagner le développement de la filière. Elles sont appelées à être enrichies, par les projets de recherche et autres démarches en cours ou futurs.

Figure 1. Les conditions de durabilité de la méthanisation agricole

En premier lieu, puisqu’elle déplace le retour au sol des matières organiques, la méthanisation doit être compatible avec le fonctionnement des cycles biogéochimiques dont dépend la stabilité des écosystèmes. A l’échelle de la parcelle et de l’exploitation, les pratiques liées à la méthanisation doivent donc permettent d’optimiser le stockage de carbone, de stimuler l’activité biologique et d’équilibrer l’utilisation d’azote dans les sols – en s’adaptant notamment au contexte pédoclimatique propre au territoire. Le recyclage des éléments doit ainsi garantir le bon état écologique des eaux, la qualité de l’air, et la qualité des sols. Se faisant, l’agriculteur doit gagner en autonomie azotée et énergétique, sans compromettre la faisabilité technico-économique de son activité. A l’échelle de l’exploitation, la méthanisation doit représenter une opportunité économique pour l’agriculture, et ne doit pas perturber sa transmissibilité.

Bien que l’exploitation agricole constitue le niveau décisionnel de l’agriculteur, l’impact des pratiques agricoles sur l’environnement impose son insertion à l’échelle du territoire6. De fait, la méthanisation doit intégrer l’enjeu de réintégration de l’agriculture dans son territoire, en contribuant à déspécialiser les régions agricoles qui avaient répondu à une logique de globalisation et de compétitivité. En termes d’approvisionnement, elle ne doit pas déstabiliser les filières de valorisation de biomasse existantes, que cette biomasse soit issue de la ferme ou de l’extérieur, ni menacer la sécurité alimentaire. Cette mobilisation de biomasse ne doit par ailleurs pas engendrer un coût environnemental supplémentaire (émissions de gaz à effet de serre, pollutions diffuses, etc.) par les actions mises en place pour son acheminement (transport, stockage, etc.). En intégrant la dimension territoriale, où les composantes spatiale et sociale sont fortes, la méthanisation doit enfin s’appuyer sur les synergies entre acteurs de même type, ou de type différent. En s’insérant par ailleurs dans une dynamique d’économie circulaire, elle doit favoriser l’économie locale et permettre la création d’emplois. L’enjeu est d’adapter chaque projet aux spécificités environnementales, sociales et économiques locales et de gagner l’adhésion et l’implication des parties prenantes par l’assurance et le partage des bénéfices induits par la méthanisation.

Enfin, en se plaçant à l’interface entre transitions agricole et énergétique, la méthanisation doit pouvoir, à une échelle plus macroscopique, montrer qu’elle apporte une réponse aux défis sociétaux globaux. En portant les objectifs nationaux liés à l’énergie, aux déchets, à l’agriculture ou à l’économie circulaire, elle doit contribuer à :

  • Limiter les émissions de gaz à effet de serre et favoriser le stockage de carbone, pour lutter contre le changement climatique ;
  • Favoriser la biodiversité, source des biens et services nécessaires à la vie sur terre ;
  • Améliorer la résilience au changement climatique des systèmes agricoles ;
  • Ne pas mettre en danger la sécurité alimentaire par l’épuisement des sols ou les effets de changements d’affectation des sols
  • Contribuer à la transition énergétique en substitution des énergies fossiles.

 

CIVE et retour au sol des digestats : quelles pratiques pour remplir les conditions de durabilité ?

Cultures intermédiaires à vocation énergétique

Pratique encore récente, les CIVE font l’objet de nombreux travaux de recherche&développement et d’expérimentation en cours. Les connaissances scientifiques actuelles sur les CIVE démontrent que les services écosystémiques qu’elles rendent, bien qu’elles soient exportées avant l’implantation de la culture principale suivante, sont maintenus voire maximisés7. Les avantages qu’elles présentent sont toutefois tributaires d’un changement de pratiques (succession culturale, fertilisation, irrigation, organisation de la récolte) avec des effets sur les milieux à anticiper (tassement des sols, allongement de l’interculture et rendement de la culture suivante, disponibilité de la ressource eau8 entre autre). C’est de plus une charge de travail supplémentaire pour l’agriculteur, qui doit être équilibrée avec la diversification des revenus et la sécurisation de l’approvisionnement qu’elles peuvent offrir. Les rendements des CIVE peuvent être de plus très variables selon les territoires, d’où la nécessité d’une adaptation des espèces choisies aux conditions pédoclimatiques. L’analyse et bilan de leurs effets à l’échelle de la rotation est un paramètre essentiel pour identifier l’itinéraire le plus bénéfique pour les compartiments eau- air - sol.

Tout en contribuant à limiter l’érosion des sols, la pollution des eaux ou encore le développement d’adventices, elles remodèlent les paysages pendant les périodes d’hiver ou d’été où le sol est nu, et pourraient constituer un refuge intéressant pour la macro et microfaune. La récolte des CIVE peut toutefois concurrencer la valorisation potentielle en fourrage (cultures dérobées) de l’interculture. Par le revenu qu’elles permettent de dégager et les flux de matières organiques qu’elles génèrent, les CIVE participent au renforcement des liens entre les acteurs agricoles.

Aujourd’hui, la définition d’itinéraires techniques régionalisés est en cours. L’introduction des CIVE dans les pratiques de production doit pouvoir suivre une logique de production de biomasse sans avoir un impact sur le rendement des cultures suivantes, et sans compromettre la santé des sols. D’un point de vue carbone, l’exportation des CIVE ne perturberait pas l’augmentation des stocks de carbone du sol identifiée par l’initiative 4 pour 10009, selon les modélisations réalisées par Arvalis pour certains systèmes de production. L’impact de l’intégration des CIVE sur la biodiversité, et notamment celle du sol, reste au contraire un enjeu encore peu étudié.

 

Retour au sol des digestats

Qualifier la qualité agronomique des digestats qui sont retournés au sol nécessite d’en étudier les trois composantes : la valeur fertilisante, la valeur amendante, et leur innocuité environnementale et sanitaire. Liés directement à l’origine de la biomasse entrante, aux conditions de process (température, temps de séjour notamment) et des post-traitements éventuels, les paramètres qui les définissent sont relativement faciles à contrôler. Les connaissances acquises sur les propriétés des digestats ont pu montrer leur pouvoir fertilisant10. Les conditions influençant les pertes d’azote liées à leur stockage et l’épandage des digestats sont ainsi bien identifiées (conditions climatiques, porosité du sol en particulier), et les bonnes pratiques les limitant connues.

En rendant les exploitations agricoles moins dépendantes d’intrants externes, les digestats peuvent participer à la résilience des exploitations et au maintien d’une activité agricole dans les territoires.

Les recherches sur leur capacité à entretenir les stocks de carbone du sol ont été moins appliquées. De même, leur impact sur la qualité biologique des sols reste peu connu, mais plusieurs projets pourront toutefois répondre à ce questionnement dans les années futures.

 

Les deux pratiques étudiées ici sont intimement liées : les CIVE peuvent équilibrer la matière réagissant dans les méthaniseurs, et influencer les caractéristiques du digestat. En retour, le digestat peut être utilisé comme fertilisant pour leur croissance, avec des effets sur le stockage du carbone au sol satisfaisants a priori11.

 

Quelle réponse envisager pour un développement vertueux de la filière ?

La méthanisation est un outil présentant différentes opportunités : agronomiques, environnementales, énergétiques ou encore économiques, à condition de respecter a minima les pré-requis énoncés précédemment.

Le cadre actuel de la filière réglemente certaines pratiques, comme l’utilisation de cultures dédiées notamment, mais reste encore peut-être trop flou sur d’autres (qualification des CIVE par exemple). Le manque de référentiel commun définissant sa durabilité reste ainsi réel et souligné par les parties prenantes de la filière. La variété des types de méthanisation, des acteurs impliqués, et le contexte politique de révision des textes encadrant la production d’énergie peuvent avoir une influence positive et négative sur l’orientation agro-écologique de la filière et plus globalement l’orientation agroécologique des projets et rendent ce cadrage prioritaire. Si certains acteurs ont mis en place des initiatives (Méthascope, charte des Agriculteurs Méthaniseurs de France, Charte Energie Partagée, Qualimétha® etc.) pour une meilleure prise en compte des enjeux transversaux qu’elle porte, des conditions économiques et politiques doivent être définies à l’échelle nationale.

Parmi les premières actions à mettre en place, la capitalisation des connaissances, la montée en compétences des acteurs de la filière, le renforcement d’un socle commun de durabilité qui soit cohérent avec les politiques énergétiques, agricoles ou liées à l’économie circulaire et à la bioéconomie sont prioritaires. L’intégration territoriale des projets, les synergies pouvant être créées parmi les acteurs concernés sont par ailleurs identifiés comme clés de réussite, avec des exemples d’application multiples.

Notes

[1] MéthaLAE est un programme CASDAR de recherche appliquée coordonné par Solagro. Consulter les résultats du programme ici

[2] ADEME, 2018. Un mix de gaz 100% renouvelable en 2050 ? / Arvalis, 2016. Pérenniser la filière avec les cultures intermédiaires. Les innovations – Perspectives agricoles – N°430

[3] E. Justes, G. Richard. Contexte, concepts et définition des cultures intermédiaires multi-services, ADEME, 2015. Introduire des cultures intermédiaires pour protéger le milieu et mieux valoriser l’azote

[4] ADEME, 2013. Etude au champ des potentiels agronomiques, méthanogènes et environnementaux des cultures intermédiaires à vocation énergétique – Projet Expécive 2012

[5] GERES, 2018. Valorisation agricole des digestats : quels impacts sur les cultures, le sol et l’environnement ? Revue de littérature

[6] Meriem Trabelsi, 2017. Comment mesurer la performance agroécologique d’une exploitation agricole pour l’accompagner dans son processus de transition

[7] Par rapport à une culture intermédiaire « classique », type CIPAN

[8] Projet OPTICIVE mené par le GIE GAO (Arvalis, Terres Univia, et Terres Inovia) avec Euralis, soutenu par l’ADEME 

[9] www.4p1000.org/fr

[10] GERES, 2018. Valorisation agricole des digestats : quels impacts sur les cultures, le sol et l’environnement ? / ADEME, 2011. Qualité agronomique et sanitaire des digestats.

[11]  Ce résultat se base sur une modélisation, mais aucun essai au champ de long terme n’a encore permis de le confirmer.

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