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Éditorial

Philippe Prévost1, Antoine Messéan2, Mathieu Capitaine3, Pierre-Antoine Landel4, Thierry Doré5

1Institut agronomique, vétérinaire et forestier de France (Agreenium) philippe.prevost@agreenium.fr

2Université Paris-Saclay, INRAE, UAR Eco-Innov  antoine.messean@inrae.fr  

3Université Clermont Auvergne et Associés, VetAgro Sup, UMR Territoires, mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr

4Université Grenoble-Alpes, UMR PACTE-CERMOSEM, pierre-antoine.landel@univ-grenoble-alpes.fr

5Université Paris-Saclay, AgroParisTech, INRAE, UMR Agronomie, thierry.dore@agroparistech.fr

Ce numéro d’Agronomie, environnement & sociétés rend compte des travaux de la 10ème édition des Entretiens du Pradel (septembre 2019), qui se situait dans le contexte particulier de la commémoration nationale du quadricentenaire de la mort d’Olivier de Serres (1539-1619). Plutôt que traiter un seul sujet à enjeu d’avenir pour les agronomes, marque de fabrique des Entretiens du Pradel depuis 2000, l’Association française d’agronomie a choisi pour cette édition de commémorer à sa manière (en privilégiant les regards croisés entre pratique et théorie, et en cultivant l’interdisciplinarité) la mémoire d’Olivier de Serres, en faisant écho à son œuvre magistrale publiée en 1600 : Théâtre d’agriculture et mesnage des champs. L’ouvrage, organisé en huit chapitres (appelés Lieux), propose au lecteur les savoirs de l’époque nécessaires à la production agricole, à la gestion d’une ferme, et à la vie familiale dans une ferme. Il constitue une véritable encyclopédie des savoirs de la pratique agricole de l’époque. Mais en 1600, le mot agronomie n’existant pas encore, et la discipline scientifique encore moins, la filiation des agronomes avec Olivier de Serres se fait avant tout par son approche des problèmes de production dans ses parcelles de culture, de gestion technique de sa ferme, et de sa relation au territoire, tant pour son usage sur l’exploitation (cas de la gestion de l’eau) que pour la diffusion de ses innovations. J. Caneill, agronome passionné d’histoire, ouvre ainsi ce numéro par un article au titre explicite : « L’œuvre d’Olivier de Serres : les prémices d’une agronomie qui n’a pas encore de nom ». Et dans le prolongement de ce texte, P. Cornu, historien, et J-M. Meynard, agronome, réfléchissent à deux voix dans un texte « sur le sens que prend la convocation des héritages combinés des idées et des pratiques agronomiques dans un ‘’temps présent de toutes les urgences’’ ».

 

Après ces deux textes introductifs, l’écho à l’œuvre d’Olivier de Serres a porté sur quatre grandes thématiques, choisies pour représenter largement l’activité des agronomes aujourd’hui, tout en étant des sujets à enjeu ayant traversé toutes les époques.

La première thématique a été intitulée « Agricultures et agriculteurs : quelle conception de la ferme pour demain ? ». Car s’il existe des permanences dans le rôle de l’agriculteur et de l’unité de production agricole (en particulier production de biens alimentaires et non alimentaires, gestion des espaces ruraux), il existe aussi des ruptures à certaines époques (accès à la propriété, mécanisation, spécialisation et productivisme, séparation entre vie professionnelle et vie familiale, éloignement du lieu d’habitation de la ferme, etc.). L’évolution de l’entreprise agricole n’est ainsi pas anodine (ne serait-ce que dans la façon de la nommer dans le temps : domaine, ferme, exploitation agricole…). Compte tenu des tensions actuelles, que ce soit pour l’accès au foncier (tant à l’échelle locale, entre installation de jeunes agriculteurs et agrandissement des entreprises existantes, qu’à l’échelle mondiale avec l’accaparement de terres), dans les stratégies des entreprises (logique financière des investisseurs dans les choix stratégiques, éloignement des responsables d’entreprise de la propriété) ou dans les évolutions sociétales (retour à la terre d’urbains diplômés par exemple), cette question du modèle d’entreprise agricole pour les décennies à venir est à prendre à bras le corps, car elle a un fort impact sur les manières de faire en agriculture. Ainsi, après un texte de F. Knittel, historien, qui décrit l’évolution des mots pour désigner la ferme et l’agriculture, à différentes périodes de l’histoire, deux types d’agriculteurs ont apporté leur témoignage pour montrer comment ils faisaient évoluer aujourd’hui leur approche des facteurs de production agricole. F. Guigon, viticulteur et président de l’union des coopératives viticoles ardéchoises, a expliqué l’enjeu du renouvellement des vignerons pour assurer la pérennité de la filière, qui s’est concrétisé par l’investissement collectif dans du foncier (via une SCIC2) porté par l’union des coopératives. Et S. et D. Boyrel ont témoigné de l’évolution régulière de leur organisation dans leur exploitation familiale en polyculture-élevage, pour répondre aux aspirations des deux conjoints, désormais salariés de leur exploitation sociétaire. A partir de ces témoignages, P. Jeanneaux et al. discutent l’actuel accroissement de la diversité dans l’organisation des facteurs de production alors que le nombre d’exploitations agricoles diminue, ce qui se traduit par la fragilisation et l’éclatement du modèle d’exploitation agricole à deux UTH1. Et pour conclure cette partie, les agronomes M. Duru et M. Capitaine analysent les conséquences pour l’agronomie de ces évolutions en cours.

 

La seconde thématique traitée a porté sur « L’innovation en agronomie : perspectives historiques et horizons d’avenir ». L’Association française d’agronomie a en effet souhaité interroger l’évolution des régimes d’innovation et leurs impacts. En lien avec les ruptures évoquées dans la première thématique, l’agriculture a toujours été un lieu d’innovation. Cependant, la nature technologique ou organisationnelle des innovations, les effets pour et dans l’activité agricole, les conséquences sur les ressources ou pour les sociétés, sont naturellement influencés par un contexte plus vaste. Et dans un contexte de transition agroécologique, les innovations institutionnelles (politique agricole, organisation du continuum recherche-formation-développement…) sont cruciales. Ainsi, après un rappel des enjeux de l’innovation pour les agronomes par A. Messéan, trois textes pluridisciplinaires analysent l’évolution des innovations agronomiques, en se centrant sur les systèmes de polyculture-élevage. C. Delfosse et M. Moraine introduisent le sujet, d’une part en revenant sur les changements importants qu’ont connus les systèmes de polyculture-élevage depuis le 19ème siècle et, d’autre part, en explicitant les enjeux qui existent aujourd’hui pour l’évolution de ces systèmes dans les territoires. Puis, à partir de deux témoignages de polyculteurs-éleveurs particulièrement innovants, un agronome, un zootechnicien et une sociologue (H. Brives et al.) discutent de leurs pratiques originales qui, si elles sont très dépendantes du territoire dans lequel elles s’inscrivent, n’en sont pas moins des expériences pouvant être sources d’inspiration pour des innovations incrémentales ou de rupture dans tous les territoires. Un collectif pluridisciplinaire (deux agronomes et ergonomes, un économiste, un zootechnicien, un sociologue et un juriste), M. Cerf et al., conclue cette partie en dessinant des pistes d’évolution des innovations en agronomie, compte tenu des enjeux auxquels est confrontée l’activité agricole mais aussi des transitions en cours. Il interpelle la communauté des agronomes pour une anticipation dans leurs façons de travailler dans les processus d’innovation en gardant le souci de rester efficaces dans leur action.

 

La troisième thématique développée dans ce numéro s’intitule « Ressources naturelles et agriculture : comment évoluent leurs relations ? ». Sujet essentiel aujourd’hui, tant la gestion des ressources naturelles dans une perspective patrimoniale ou leur renouvellement dans le cadre du processus productif (sol, eau, soleil, biodiversité) sont devenus une priorité pour l’agriculture du 21ème siècle. L’industrialisation de l’agriculture (en particulier la mécanisation et le recours à la chimie) depuis 1950 a engendré une relation d’exploitation de la nature par l’agriculteur. Même si les agronomes chercheurs ont rapidement alerté (dès la fin des années 1970) sur les risques de pollutions diffuses par l’abus d’usages d’intrants chimiques, il a fallu que la protection de la santé vienne renforcer le besoin de protection de l’environnement (à partir du Grenelle de l’Environnement en 2008 en France) et que le changement climatique déstabilise les modes de production actuels pour que le marché (via les consommateurs), les pouvoirs publics (via les associations citoyennes) et les représentants professionnels de l’agriculture s’engagent de concert dans une volonté de changer le mode de gestion des ressources naturelles par l’agriculture. Pour traiter de ce sujet, Doussan et al. introduisent cette thématique en expliquant comment le concept de ressource naturelle a évolué dans le temps, avec un quadruple regard d’historien, d’écologue, de juriste et de géographe. Puis deux ressources naturelles, l’eau et la biodiversité, sont prises en exemple pour analyser plus finement les relations entre ressources naturelles et agriculture, avec un regard historique et contemporain sur les modes de gestion.

Sur l’exemple de l’eau, P. Fournier et T. Ruf rappellent les enjeux de la maîtrise hydraulique à différentes époques de l’histoire, qui restent tout aussi importants aujourd’hui en France, en s’appuyant pour cela sur le témoignage de R. Margiella, agriculteur en Drôme. Et S. Girard témoigne également de ces enjeux contemporains de la gestion de l’eau en prenant l’exemple de la gouvernance de la rivière Drôme. Sur l’exemple de la biodiversité, P. Marty et M. Alarcon, en se référant aux travaux de J. Lepart (tout en lui rendant hommage) analysent comment la biodiversité est devenue une ressource pour l’agriculture dans le contexte d’écologisation des pratiques agricoles. Avec un regard de géographe, M-L. Duffaud-Prévost, prenant pour appui un témoignage d’A. Saunier, agriculteur-cueilleur de plantes aromatiques et médicinales, illustre cet enjeu de la gestion de la biodiversité à l’échelle de l’ensemble de la filière PPAM (Plantes à parfum, aromatiques et médicinales). En guise de conclusion de cette partie, M. Benoît et al. s’interrogent sur l’avenir des relations entre ressources naturelles et activité agricole, en posant explicitement la question : les ressources naturelles gérées par l’agriculture sont-elles des biens communs ?

 

La gestion des ressources naturelles par l’agriculture est à relier à une autre question majeure en agriculture : la diversité des systèmes de production agricole dans l’espace. Ainsi, la dernière thématique abordée dans ce numéro a été intitulée : « La diversité de l’activité agricole dans l’espace : qu’en font les agronomes ? ». Les agronomes ont les compétences pour réintégrer de la diversité dans les systèmes de production, ceux-ci ayant toujours eu une double relation à l’espace : dans l’étude et le pilotage de leurs objets de travail (parcelle, entreprise agricole, territoire) du fait de l’impact des échelles spatio-temporelles dans le fonctionnement et l’évolution des agroécosystèmes ; dans les échanges avec les autres régions du monde, parce que les agronomes ont toujours cherché à comparer les approches, que ce soit dans la construction académique de la discipline agronomie, qui vise l’universel, que dans la recherche de solutions agronomiques d’ici empruntant aux solutions d’ailleurs. Trois textes pluridisciplinaires alimentent cette thématique. Celui de P. Cornu et al. relatent la façon dont les chercheurs en agronomie ont développé des démarches multiscalaires, de la parcelle à la planète avec l’exemple de l’histoire des recherches sur la fertilisation, ou de la parcelle au territoire de vie lorsque la problématique est l’approvisionnement alimentaire local.

Puis, à partir de deux témoignages d’agronomes acteurs dans un territoire, un projet alimentaire territorial (PAT) dans le cas de L. Latre, un bassin d’approvisionnement de coopérative dans le cas de M. Sexe, P.Y. Le Gal et al. s’interrogent sur les évolutions du rôle des agronomes dans les territoires, compte tenu de la diversification des projets mobilisant l’agriculture, et par conséquent de la multiplication des catégories d’acteurs concernés. Enfin, le texte de F. Stark et al. propose l’analyse de trois recherches récentes ayant développé une approche d’agronomie comparative en se référant à une grille reliant la structure, le fonctionnement, les propriétés et la performance d’agroécosystèmes. Les auteurs en déduisent l’intérêt pour les agronomes de poursuivre de tels travaux, par exemple la comparaison de trajectoires agroécologiques dans des gradients de situations environnementales variées pouvant permettre d’identifier des solutions adaptées à d’autres contextes comparables.

 

Pour conclure l’ensemble de ces travaux, dans un dernier texte, A. Messéan, président de l’Afa, s’est associé aux coordinateurs de chacune des thématiques, pour rendre compte de l’analyse réflexive des membres de l’Afa à l’issue de cet évènement marquant et des priorités d’actions à mener pour la communauté des agronomes dans les années à venir.

Si Olivier de Serres pouvait lire tout ce qui a été produit avant, pendant et après les Entretiens du Pradel à l’origine de ce numéro, il serait sans doute étonné de l’engagement de tous les contributeurs pour nourrir la réflexion des agronomes et pour les encourager encore et encore à adapter leurs actions aux nouveaux défis et enjeux d’une agriculture en transition.

Que chacune et chacun soit ici remercié de sa contribution.

Bonne lecture !

Notes

[1] Société Coopérative d’Intérêt Collectif

[2] Unité de Travail Humain

Hommage à J.Lepart (1947-2020)

Jacques Lepart devait participer aux Entretiens du Pradel 2019. Mais sa santé vacillante l’a fait renoncer à ce déplacement. Il a demandé à Pascal Marty de le remplacer, tout en proposant sa contribution au texte issu de la communication orale. Mais la maladie en a décidé autrement. Jacques Lepart, ingénieur agronome de formation, a développé une pensée écologique qui parle aujourd’hui aux agronomes. Sa contribution à la réflexion agronomique pour la transition agroécologique ira donc bien au-delà des apports à ce numéro par l’intermédiaire de Pascal, que nous remercions à nouveau. Notre association s’associe à l’hommage rendu par son laboratoire, le CEFE, lors de son décès : https://www.cefe.cnrs.fr/fr/actus/actualites-diverses/3896-disparition-de-jacques-lepart