Nouvelle approche de la fertilisation azotée pour répondre à de nouveaux enjeux : « revaloriser l’expertise agronomique des conseillers et des agriculteurs ».
Entretien avec Bertrand Omon, conseiller agricole dans l’Eure. Retour d’expérience sur le travail avec un groupe d’une dizaine d’agriculteurs pratiquant déjà des itinéraires bas intrants et visant à réduire encore leur dépendance aux intrants en adoptant l’outil APPI-N.
Propos recueillis par Olivier Réchauchère.
La méthode du bilan prévisionnel pour le pilotage de la fertilisation azotée a-t-elle atteint ses limites ?
La méthode du bilan est devenue de plus en plus sophistiquée, capable par exemple de prendre en considération des critères de qualité tels que le taux de protéine du grain, mais surtout avec une multiplication des cas à considérer dans son usage réglementaire. En effet, elle s’est affirmée, assez récemment, comme l’outil qui a été privilégié pour la mise en application de la réglementation sur la pollution par les nitrates à l’échelle européenne. Mais paradoxalement, ces succès marquent aussi les limites de la méthode : elle est devenue trop complexe, mobilisant de nombreuses variables sur lesquelles on a toujours beaucoup d’incertitudes, et surtout elle s’est fortement éloignée de l’observation directe dans les champs.
Les documents sur l’usage de la méthode du bilan sont ainsi devenus volumineux, peu adaptés à l’interaction avec les agriculteurs. Dans le travail du conseiller avec les agriculteurs, le poids des aspects technico-règlementaires (le respect des « bonnes pratiques ») est devenu prépondérant au détriment du raisonnement agronomique : le conseil est restreint au choix des couverts, au calcul des reliquats sortie hiver, à l’utilisation d’un OAD comme outil de pilotage. Or le seul respect des préconisations réglementaires, négocié entre tous les acteurs au niveau local dans les GREN, est insuffisant face aux nouveaux défis d’impacts sur l’environnement.
Ainsi, prendre en compte de nouveaux critères comme la qualité de l’eau à l’échelle d’un territoire (typiquement un bassin versant ou une aire d’alimentation de captage), ou les émissions de gaz à effet de serre (GES), ou encore l’amélioration de l’efficience de l’azote apporté, suppose de mobiliser l’agronomie autrement.
Comment a émergé cette nouvelle approche de la fertilisation mise en œuvre dans un outil comme APPI-N, et en quoi cela remet en cause le travail des conseillers ?
Historiquement, cette démarche a été initiée avec les travaux de recherche de Marie-Hélène Jeuffroy sur la conduite d’un blé en carence azotée, qui ont ensuite été utilisés dans le cadre du réseau « blé rustique », où l’on cherchait notamment à fertiliser autrement en acceptant la possibilité de ne pas atteindre le maximum de rendement. Cet itinéraire Blé rustique avait été l’objet des travaux de Chantal Loyce sur les itinéraires bas intrants à la fin des années 1990. La méthode du bilan était déjà remise en cause, puisqu’elle ne servait plus que de référence à partir de laquelle on expérimentait autre chose, et notamment la possibilité de conduire un blé en situation de carence azotée, pourvu qu’elle soit limitée en intensité et en durée. Dans la lignée des récents travaux de Clémence Ravier sur la conception innovante d’une méthode de fertilisation azotée, APPI-N prolonge ces premières démarches sous forme d’un outil mobilisable en autonomie par les agriculteurs accompagnés. Il est d’autant plus facile à appréhender que les agriculteurs ont déjà pratiqué cette nouvelle approche de la fertilisation, ce qui est le cas du groupe avec lequel je travaille.
Pour les agriculteurs et les conseillers, mettre en œuvre APPI-N suppose d’abord de désapprendre ce qui, avec la méthode du bilan, était le socle du raisonnement antérieur de la fertilisation azotée du blé. Dans cette vision classique, l’essentiel du travail des conseillers avec les agriculteurs consiste à faire des calculs préalables de bilan de masses (objectif de rendement, dose à apporter, et commence parfois pour certains OAD en amont même du semis). De façon résiduelle, il s’agit, en cours de campagne, de décider quand faire les apports, en mobilisant éventuellement un OAD. Alors qu’avec la nouvelle approche, il s’agit de baser le raisonnement de la fertilisation sur la dynamique du statut azoté des couverts cultivés et leur observation. Cela suppose des situations de travail entre conseillers et agriculteurs renouvelées.
Très concrètement, qu’est ce qui peut amener les agriculteurs à sortir du confort d’une méthode aussi éprouvée que le bilan prévisionnel ?
L’objectif partagé des agriculteurs du groupe que j’accompagne est de réduire leur dépendance aux intrants afin d’améliorer leur autonomie économique et en même temps d’avoir de moindres impacts sur l’environnement et la santé : dans le cas de la fertilisation du blé, et de façon variable selon les individus, moins de fuite de nitrates et moins d’émissions de GES (protoxyde d’azote). Cela implique donc en amont un travail important entre conseiller et agriculteurs sur ces enjeux : pour quelles raisons, quels objectifs choisir de piloter autrement que sur une base réglementaire, visant lorsque c’est possible une plus grande sobriété et en tout cas une meilleure efficience (même si bien sûr le cadre réglementaire reste vérifié) ? L’agriculteur doit identifier les résultats qu’il attend de cette nouvelle façon de piloter la fertilisation azotée du blé : au niveau de son système de culture, de son exploitation comme au niveau d’enjeux locaux ou globaux. Cela apparait être un préalable important pour adopter vraiment ce changement d’approche ; et ce préalable peut être accompagné par le conseil. Il est actuellement rarement réalisé, or il est déterminant du succès de la démarche, pour accepter l’idée que, sur l’indicateur rendement notamment, devenu le pilier dans l’usage de la méthode bilan, on obtiendra peut-être parfois de moins bons résultats. Cela n’est acceptable pour l’agriculteur que s’il a bien conscience qu’en contrepartie, il a gagné sur les autres enjeux que le seul rendement, qu’il les a vraiment choisis.
Une fois ce travail sur les enjeux réalisés, les agriculteurs peuvent entrer dans le cycle « conception-mise en œuvre-évaluation ». Le travail avec le conseiller est alors essentiellement basé sur l’observation de ce qu’on a obtenu par rapport à ce que l’on pouvait et souhaitait obtenir.
Et quels sont alors les repères pour les agriculteurs dans l’utilisation de cette nouvelle méthode ? Comment interagissent-ils avec le conseiller ?
Dans un premier temps, c’est l’état du couvert, essentiellement au début du printemps, lors de la reprise de la végétation, qui va orienter les décisions et non pas le bilan prévisionnel qu’on aurait pu faire avant la mise en place de la culture. D’une certaine façon, c’est le couvert qui révèle des termes du bilan, et non plus le calcul du bilan qui sert à piloter le couvert. Ainsi, l’état du couvert et l’évolution de son statut azoté avant apport révèle le niveau du reliquat sortie hiver et devient le principal indicateur du niveau des ressources disponibles dans le milieu et donc de la façon de les compléter par la fertilisation.
La deuxième étape consiste, à partir de cette caractérisation du statut azoté du couvert et d’une projection probabiliste de ce qu’il peut devenir à une date ultérieure, à calculer une dose d’azote. Avec deux critères fondamentaux, qui eux aussi dépendent de l’observation : est-ce que ce qui est apporté va bien être utilisé par la plante (ce qui dépend notamment des conditions météo au moment de l’apport) et quelle est la vitesse de croissance prévisible du peuplement (car cela détermine la consommation d’azote). Ce raisonnement se fait dans l’optique de maitriser la perte de rendement, non pas en visant les maximums historiques, mais cette fois encore à partir de ce qu’indique le statut azoté du peuplement cultivé a un moment donné et pour la période à venir. Les agriculteurs disposent d’un abaque (grille) issu de ce calcul probabiliste pour les aider à décider, en fonction également de la météo du moment.
Le partage de ces fondamentaux d’agronomie suppose une activité du conseiller différente, des situations de travail entre conseiller et agriculteurs différentes : discussion déjà évoquée autour des nouveaux enjeux, tour de plaine de fin d’été ou de début d’hiver, puis des interventions en cours de campagne notamment autour de l’approche probabiliste qui oriente le choix de fertilisation. Avec l’objectif que les agriculteurs, en participant à la mise au point de la méthode, se l’approprient et deviennent autonomes au bout de quelques campagnes. L’usage se traduit parfois d’ailleurs par une autonomie progressive vis-à-vis de l’abaque elle-même, devenant simple « repère ». Cela peut en conséquence se montrer paradoxalement préjudiciable au partage de l’information avec le conseiller sur la pertinence de la méthode… Quoi qu’il en soit, la philosophie de cette interaction est de ne pas repartir dans une dynamique de conseil-prestation descendante « clé en mains », qui serait basée sur la mesure directe du statut azoté de la plante et d’une préconisation par le conseiller de la dose à apporter.
La méthode du bilan fait-elle de la résistance dans la tête des conseillers et des agriculteurs ?
La méthode du bilan résiste, au sens où elle reste une référence : les agriculteurs qui ne l’utilisent plus comme outil de pilotage la garde cependant comme point de repère : dès lors qu’ils appliquent des doses légèrement inférieures à ce que le bilan préconise, ils ont le sentiment qu’ils ont fait mieux qu’avec cette méthode, alors qu’en l’abandonnant y compris comme référence, ils iraient sans doute plus loin dans la réduction des doses.
Et son poids « culturel » (et juridique dans les territoires à Directive Nitrate) dans les deux communautés des agriculteurs et du conseil est fort et ne peut être négligé. En ce sens APPI-N apparait dans le paysage comme une méthode innovante proposant une avancée sur une question agronomique non pas dans un contexte assez « vierge », mais bien dans la situation inverse, où une méthode de « référence » voit sa reconnaissance renforcée au cours du temps par la réglementation, et notamment avec des OAD associés.
Quelles évaluations faites-vous de cette nouvelle méthode et de son intérêt ?
Il y a d’abord une évaluation au plus près de la méthode : en cours de campagne, fin juin, on est déjà en mesure de vérifier si l’on a pris les bonnes décisions. Cette évaluation immédiate a ainsi permis de corriger, au vu des résultats de la dernière campagne, une erreur d’estimation de l’azote dans l’outil APPI-N et donc de l’améliorer pour les années futures. Cette évaluation en temps réel et par campagne implique de façon naturelle les agriculteurs ; ce qui en tant que tel modifie les pratiques de conseil, de R&D.
L’évaluation plus globale de la méthode montre qu’un de ses principaux intérêts est de renforcer la compréhension, par les agriculteurs, de la dynamique de l’azote. Par rapport à la méthode du bilan, on passe à une situation où l’on va agir en fonction de ce que l’on voit et non pas à partir d’un calcul a priori, ce qui revalorise l’expertise agronomique des conseillers et des agriculteurs. On refait de l’agronomie, de façon plus systémique. Cela va jusqu’à observer l’effet qu’un statut azoté inférieur a sur la dynamique des maladies et des adventices, d’où l’intérêt dans une perspective de réduction des pesticides. Ces perspectives intéressent les Agences de l’eau, qui cofinancent la mise en application de cette nouvelle approche. Le développement d’APPI-N semble ainsi intimement lié à une perspective visant d’autres enjeux de durabilité pour l’agriculture conventionnelle que le seul respect d’une règlementation existante.
Enfin, évaluer la méthode ne consiste pas seulement à estimer sa pertinence d’un point de vue purement agronomique en comparaison de la méthode du bilan. C’est aussi mesurer ce qu’elle apporte en termes d’autonomie aux agriculteurs et aux conseillers dans le processus de double apprentissage qui s’établi entre eux avec l’adoption de cette nouvelle approche.
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