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Editorial

Marie-Hélène Jeuffroy, Olivier Réchauchère, Marc Benoît, Pierre-Yves Bernard, Michel Bonnefoy, Julien Halska, Bertrand Omon, Bruno Rapidel

L’utilisation de fertilisants de synthèse a été un des éléments les plus déterminants des révolutions agricoles du 20ème siècle. Entre 1950 et 2000, à l’échelle de la planète, l’utilisation de fertilisants azotés minéraux est passé de 4 à 83 millions de tonnes par an, et de 3 à 14 Mt pour les fertilisants phosphatés [1]. L’entrée d’azote réactif dans les écosystèmes, qui auparavant reposait essentiellement sur la fixation symbiotique d’azote par les légumineuses, a ainsi été renforcée, voire remplacée par de l’azote minéral de synthèse. Cela a permis un accroissement sans précédent de la production agricole mondiale, mais, revers de la médaille, cette utilisation massive a entrainé des fuites d’azote dans les nappes et les cours d’eau, et dans l’atmosphère, avec en conséquence une eutrophisation des milieux, une dégradation de la qualité de l’eau aux captages, et une contribution forte aux émissions de gaz à effet de serre.

Ce numéro vise à faire le point sur les pratiques de fertilisation et les connaissances qui les étayent, au moment où les méthodes de raisonnement de la fertilisation mises en œuvre depuis les années 1970 sont remises en cause. Il fait également le point sur les méthodes alternatives en émergence, visant à limiter les impacts négatifs de la fertilisation azotée.

 

Pour ouvrir ce numéro, nous voulions d’abord prendre de la distance et avoir une perspective planétaire de l’utilisation de l’azote dans les agrosystèmes. Pierre Cellier nous montre ainsi comment l’intensification de l’utilisation de fertilisants azotés depuis l’après-guerre a modifié le cycle de l’azote, au point de rendre nécessaire un nouveau concept, celui de « cascade de l’azote », capable de rendre compte à la fois de l’utilisation de l’azote dans les agroécosystèmes et de son impact sur l’environnement, à différentes échelles.

Puis, dans une première partie, nous faisons un pas de côté par rapport à la question des engrais de synthèse avec deux focus sur d’autres modes d’entrée d’azote réactif dans les agrosystèmes.

Maé Guinet, Bernard Nicolardot et Anne Sophie Voisin font le point de la fourniture d’azote par les légumineuses, en établissant, pour 10 espèces, le profil des flux azotés qu’elles entrainent. Il est alors possible, dans une succession légumineuse-céréales, d’affiner le choix de la légumineuse à implanter en fonction du profil de fourniture d’azote symbiotique de chaque espèce et des objectifs poursuivis pour la céréale. Charlotte Glachant reprend cette question sous l’angle de la gestion de l’azote sur blé en agriculture biologique en Île-de-France. Elle montre comment la fourniture d’azote au blé doit se raisonner à la fois par le choix d’un précédent légumineuse, permettant de répondre au mieux aux besoins azotés du blé, et par d’éventuels apports d’engrais organiques complémentaires selon la situation spécifique de la parcelle. Blaise Leclerc fait un utile point d’information concernant la règlementation pour l'utilisation des engrais et amendements organiques en agriculture biologique.

 

La deuxième partie du numéro est consacré à l’émergence de nouvelles méthodes de raisonnement de la fertilisation, en commençant par l’azote.

Pour remettre cette question dans son contexte, Jean-Marc Meynard et Marie-Hélène Jeuffroy retracent l’histoire de la méthode du bilan prévisionnel, proposée à la fin des années 60 pour raisonner la fertilisation azotée, et devenue la méthode de référence. Ils reviennent sur les progrès décisifs permis par le bilan, sa sophistication dans les années 90, puis montrent comment, notamment depuis sa généralisation en tant que méthode inscrite dans la réglementation, dans les années 2010, il a pu perdre une partie de sa pertinence, car devenu une approche trop normalisée et qui s’est éloignée de sa fonction d’outil de raisonnement pour la décision.

En écho à ce constat, Gilles Lemaire dresse le panorama de l’avancée des connaissances sur l’écophysiologie de la plante, et présente le changement de paradigme qui en découle : il faut désormais considérer la disponibilité des éléments nutritifs pour la plante comme une propriété émergente du système plante – sol – micro-organismes. La détermination des besoins nutritionnels des plantes repose alors sur une lecture de leur état de nutrition, permettant d’ajuster les doses de fertilisation au plus près de ces besoins.

Marie-Hélène Jeuffroy, Clémence Ravier, Arthur Lenoir et Jean-Marc Meynard, se plaçant dans ce nouveau paradigme, montrent comment grâce à une démarche de conception innovante, une nouvelle méthode de fertilisation, alternative au bilan prévisionnel, a été mise au point : elle repose entre autres sur le constat que le rendement et la qualité du blé ne sont pas affectés par certaines carences temporaires en azote. Le test de cette méthode, APPI-N, par des groupes d’agriculteurs a donné des résultats prometteurs. Basée sur l’observation et faisant appel à un raisonnement agronomique poussé, la mise en œuvre de la méthode suppose et permet un accroissement des connaissances des agriculteurs sur la dynamique de l’azote, renforçant ainsi leur autonomie de décision.

En se plaçant dans le cadre de ce nouveau paradigme, Baptiste Soenen, Michel Bonnefoy, Coralie Delpech, Benoit Piquemal, Pierre Descazeaux, Francesca Degan et François Laurent décrivent le travail d’élaboration du modèle de culture CHN, capable de simuler la croissance des cultures, en vue de piloter en temps réel la fertilisation azotée. L’utilisation du modèle pour piloter la fertilisation azotée a été testée grâce à un réseau d’essais mis en place à partir de la campagne 2016-2017 dans des contextes très variés de stress hydrique et azoté. Il a montré sa pertinence pour atteindre les objectifs de rendement et de qualité des grains tout en augmentant le coefficient d’utilisation de l’azote.

Deux témoignages viennent montrer comment, dans des situations de la pratique agricole, ces nouvelles approches se concrétisent. Sur la zone de captage du Tremblay-Omonville en Normandie, Marine Gratecap, animatrice du bassin pour le Syndicat d’Eau du Roumois et du Plateau du Neubourg montre comment un groupe d’agriculteurs teste la méthode APPI-N pour ajuster au mieux les disponibilités de l’azote du sol et les besoins du blé. Ceci afin d’atteindre l’objectif qu’ils se sont collectivement donné de ne pas dépasser un certain niveau de reliquat entré hiver à l’échelle du bassin. Bertrand Omon, conseiller à la Chambre d’agriculture de l’Eure, témoigne de son travail avec un groupe d’une dizaine d’agriculteurs pratiquant déjà des itinéraires bas intrants et visant à réduire encore leur dépendance aux intrants en adoptant l’outil APPI-N. Il montre comment la méthode revalorise l’expertise des conseillers et des agriculteurs, les amenant à « refaire de l’agronomie » en temps réel, plutôt qu’un simple calcul a priori.

Dans une visée plus prospective, Julien Halskaa et Nicolas Chemidlin Prévost-Bouréb font le point des connaissances sur les relations entre fertilisation et vie du sol et discutent de l’intérêt d’indicateurs de cette activité biologique en vue d’adapter la fertilisation, et, au-delà, pour piloter à long terme la fertilité biologique des sols.

 

Enfin, nous avons voulu explorer également les avancées des connaissances et des pratiques concernant la fertilisation phosphatée. Alain Mollier, Pascal Denoroy et Christian Morel montrent comment les avancées scientifiques sur l’étude du cycle biogéochimique du P dans les agrosystèmes permettent de renouveler les bases du raisonnement de la fertilisation, grâce à une meilleure compréhension des facteurs qui déterminent la disponibilité du P pour les plantes. Par contraste, ils montrent que l’extraction chimique utilisée jusqu’ici pour estimer la disponibilité du P du sol a conduit à des apports excessifs de P.

Bonne lecture !

Note

[1] Sutton M.A., Bleeker A., Howard C.M., Bekunda M., Grizzetti B., de Vries W., van Grinsven H.J.M., Abrol Y.P., Adhya T.K., Billen G.,. Davidson E.A, Datta A., Diaz R., Erisman J.W., Liu X.J., Oenema O., Palm C., Raghuram N., Reis S., Scholz R.W., Sims T., Westhoek H. & Zhang F.S., with contributions from Ayyappan S., Bouwman A.F., Bustamante M., Fowler D., Galloway J.N., Gavito M.E., Garnier J., Greenwood S., Hellums D.T., Holland M., Hoysall C., Jaramillo V.J., Klimont Z., Ometto J.P., Pathak H., Plocq Fichelet V., Powlson D., Ramakrishna K., Roy A., Sanders K., Sharma C., Singh B., Singh U., Yan X.Y. & Zhang Y. (2013) Our Nutrient World: The challenge to produce more food and energy with less pollution. Global Overview of Nutrient Management. Centre for Ecology and Hydrology, Edinburgh on behalf of the Global Partnership on Nutrient Management and the International Nitrogen Initiative.

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