L’évaluation pour accompagner la transition des systèmes de culture : le cas d’un groupe d’agriculteurs DEPHY dans l’Eure
Résumé
L’article montre, en s’appuyant sur une histoire elle-même construite au fil de différents dispositifs, comment l’évaluation est une étape clé dans l’accompagnement agronomique des agriculteurs en transition avec l’approche système de culture. L’évaluation a été présente et s’est révélée indispensable, tant pour les agriculteurs que pour leur accompagnateur agronome. C’est une étape complémentaire, jumelle, des étapes de conception de système de culture et de leur mise en œuvre. La première légitimité et le premier usage sont une contribution directe à la conception « pas à pas » des systèmes de culture. Elle est aussi indispensable pour faire « démonstration » et pour produire parfois des ressources. L’évaluation est aussi le moyen d’élargir la palette des enjeux à prendre en compte, dans une mixité entre biens privés et communs. Les résultats sur les critères représentant ces enjeux sont alors à privilégier. L’évaluation est également apparue rapidement, et cela s’est confirmé au fil du temps, comme déterminante dans l’acquisition d’autonomie dans l’univers professionnel des deux types d’acteurs. Cette autonomie a représenté une ressource forte, considérant que la voie choisie ne correspondait pas à la norme professionnelle dominante.
Abstract
The article shows, based on a history that was itself built up over the course of different projects, how evaluation is a key stage in the agronomic support of farmers in transition with the cropping system approach. Evaluation has been present and has proven to be indispensable, both for the farmers and for their agronomist. It is a complementary, twin step to the stages of crop system design and implementation. The first legitimacy and the first use are a direct contribution to the "step by step" design of cropping systems. It is also essential for "demonstration" and for producing resources. Evaluation is also a means of broadening the range of issues to be taken into account, in a mix of private and common goods. The results on the criteria representing these issues should therefore be given priority. Evaluation also quickly appeared, and this was confirmed over time, as a determining factor in the acquisition of autonomy in the professional world of the two types of actors. This autonomy represented a strong resource, considering that the path chosen did not correspond to the dominant professional norm.
Préambule
Ce texte est extrait d’un récit relatant dix ans d’activité d’un groupe d’agriculteurs dans le réseau DEPHY-FERME[1]. Le groupe a commencé ses travaux avant même la phase test de DEPHY. Il fédérait, dès le début des années 2000, des agriculteurs souhaitant adopter des conduites de cultures "bas intrants » à la suite d’un Plan de Développement Durable (PDD) en grande culture.
Comment ont-ils travaillé ensemble et avec leur accompagnateur ? Pour quels résultats en terme de durabilité ? Et notamment en terme de réduction des produits phytosanitaires ? Comment cette histoire peut-elle inspirer d’autres groupes DEPHY ? Que dit-elle sur la dynamique de changement en agriculture et son accompagnement ?
Le texte est, dans cet article, centré sur comment l’évaluation multicritère se trouve au cœur du changement des agriculteurs vers des systèmes plus durables, i.e. plus agroécologiques, selon la sémantique actuelle.
Un groupe d’agriculteurs avec une histoire, des finalités et un principe commun
Un bref rappel historique permet de comprendre l’origine de ce groupe dans les années 1990-2000, son arrivée logique dans la phase test FERMECOPHYTO en 2010, puis son intégration dans DEPHY FERME entre 2011 et 2020.
La réforme de la PAC 1992, connue pour apporter une rupture dans l’attribution des soutiens, présente pour la première fois un volet « agri-environnement ». Le dispositif français des Plans de Développement Durable fait partie de ce volet et sera porté par l’ANDA[2] autour de Georges Vedel.
L’équipe réunie autour de lui conçoit une animation en réseau des 90 PDD qui font partie de cette expérimentation pilotée. Une très grande majorité des 90 PDD retenus se situe en territoire de polyculture élevage, voire d’élevage exclusif, tandis qu’une minorité se situe en territoire de grande culture.
La Chambre d’Agriculture de l’Eure, sur l’initiative de son président Jean-François Hervieu, alors président de l’APCA[3], propose la candidature du plateau de Saint André, territoire de grande culture avec un enjeu nitrate déjà bien identifié et un usage élevé de phytosanitaires, comme c’était le cas alors dans les territoires de ce type. Pour l’époque, ce choix était à la fois courageux et anticipatoire.
Chaque PDD se donne un axe de travail commun, avant qu’il ne soit décliné individuellement dans les projets des agriculteurs. Le PDD devenu « Vallée de l’Eure » retient comme principe commun la mise en œuvre de systèmes de culture intégrés.
Ce PDD, fragile du fait de sa taille réduite et par le peu d’engouement du milieu agricole et du conseil, fonctionne néanmoins bien et se fait connaître, tout comme le réseau national des PDD. Celui-ci est animé par une petite équipe constituée de figures très reconnues. Philippe Viaux (ITCF[4]) et Régis Ambroise (Ministère de l’Agriculture), resteront ensuite parmi mes quelques référents professionnels incontournables. Des agriculteurs d’un autre groupe de développement dont je suis alors le conseiller sont mis en relation avec le PDD « Vallée de l’Eure ». C‘est donc assez naturellement qu’un nouveau groupe, dont les membres sont plus nombreux, candidate officiellement auprès de la Chambre d’Agriculture de l’Eure, pour continuer de bénéficier d’un accompagnement, après la fin du dispositif PDD, dès 2001.
Accompagner selon le principe communsignifie déjà s’appuyer sur la conception des systèmes par les agriculteurs et ce que cela produit. Il s’agissait donc déjà d’évaluer l’effet de leurs changements techniques. Cela signifie aussi partager avec les agriculteurs en temps réel les connaissances passées ou en création mais aussi d’autres ressources que celles très orientées alors vers des conduites intensives. L’évaluation permet alors de montrer qu’ajuster les préconisations de ce conseil habituel et courant ne produit guère de résultat, ni au début des années 2000, ni en 2020 dans un réseau comme DEPHY. Il existe donc un vrai sujet : les ajustements empilés à la marge de type efficience n’empêchent-ils pas des progrès plus importants, mais qui nécessitent de passer par la re-conception ? Ceci questionne les ressources pour le conseil, l’agronomie mobilisée, le « répertoire » qui fait communauté dans le métier de conseil (Voir la partie accompagnement de cet article).
Quelle évaluation dans les PDD ?
Elle était de deux ordres :
- Économique avec l’utilisation d’indicateurs disponibles à l’échelle exploitation : EBE et EBE/Produit pour porter le regard sur l’efficience des charges ; Marge brute atelier. Il y avait test de l’efficience éco et des intrants à cette échelle aussi avec les ratios charges opérationnelles /produit brut ou charges opérationnelles/marge brute. Cependant, le biais avec la potentialité des parcelles des fermes nous a fait y renoncer, sauf à vouloir cautionner que dans les meilleures situations agronomiques il est légitime d’intensifier ! (ce qui est bien la logique vérifiée depuis des décennies) ;
- Environnemental : C’est la charge phytos qui était utilisée, indicateur qui se révèlera être un bon candidat pour évaluer l’usage.
Une évaluation plus complète avec un usage précoce d’une des premières versions d’Indigo a été faite en 1998, sur quatre indicateurs : « Assolement » et « Succession Culturale » pour la biodiversité ; Azote pour la fuite nitrate et « Pesticides » pour la pression polluante phytosanitaire.
Dans cette période où, malgré tout, des choses bougent, notamment en R&D, certaines thèses sont des supports à d’autres types d’expérimentations, qui visent d’autres enjeux que la seule productivité. Ces travaux donnent lieu à des réseaux le plus souvent informels entre recherche, instituts techniques agricoles (ITA) et certains conseillers de développement. C’est, par exemple, l’histoire du réseau « blés rustiques »[5], très connu, qui a démarré en 2003 et qui produira des références solides dans de nombreux départements sur plus de dix ans et avec 180 essais – démonstrations (Bouchard et al., 2003 ; Meynard et al., 2009).
Dans le cas du groupe « Vallée de l’Eure », la production de ces réseaux d’itinéraires techniques (réseaux ITK) permet aux agriculteurs, en temps réel, de tester puis d’adopter et d’ajuster chez eux l’itinéraire blé « bas intrants-intégré », puis celui pour le colza dès 2004 et années suivantes, suite aux travaux de de Muriel Morison (Inra). Ces références à l’échelle de l’itinéraire annuel permettent des progrès rapides et importants, notamment en matière de réduction de ce que l’on nommera plus tard les Indices de fréquence de traitement (IFT) Hors Herbicide, mais que l’on évalue alors très correctement avec la charge phyto (Cf. article sur l’indicateur PAC, dans ce numéro). L’itinéraire annuel est un premier élément de système, car les interactions y sont plus importantes que chacune des techniques prises individuellement (Sebillotte, 1990). Par ailleurs, le blé représente entre 40 et 50 % des assolements : des progrès sur le blé et le colza se transforment rapidement en progrès sur le système de culture.
Quelles évaluations dans ces réseaux Itinéraires ?
- Ce sont les marges brutes et non les rendements qui étaient analysées selon l’écart observé avec des itinéraires « conventionnels », c’est-à-dire suivant un conseil chambre local ;
- Pour les aspects environnementaux, ce sont les pressions polluantes qui sont utilisées, tant en phytosanitaires, qu’en énergie et azote. Assez vite, l’IFT sera choisi, avant que son usage ne développe dans le plan Ecophyto.
Pour autant, les agriculteurs et leur conseiller-accompagnateur gardent comme référence « culturelle » les systèmes de culture intégrés et réalisent alors des travaux de type conception pas à pas sur les rotations, sur lesquelles les itinéraires techniques « bas intrants- intégrés » se greffent.
D’une manière similaire à celle des réseaux ITK, la participation aux travaux du projet CASDAR[6]Systèmes de Culture innovants, devenant rapidement le réseau mixte technologiqueSystèmes de Culture innovants (RMT SdCI), devient un tremplin pour tester opérationnellement, entre agriculteurs accompagnés, de nouvelles méthodes de conception de systèmes de culture. Le groupe décide de travailler sur la gestion des adventices dès 2006. Le conseiller-accompagnateur s’appuie, avec seulement quelques semaines d’écart, sur les travaux de l’atelier « conception » du RMT.
C’est à cette échelle du système de culture que l’évaluation se renforcera et prendra une place plus déterminante dans leur changement, ainsi que dans le mien.
Les systèmes de culture : au-delà d’une méthode pour décrire et concevoir, évaluer et ajuster, une approche qui oriente l’activité du groupe depuis dix ans
Cette partie montre comment la façon de décrire des systèmes de culture, conçue dans le RMT SdCI puis utilisée lors de la phase test dite FERMECOPHYTO, puis dans DEPHY, est au cœur du fonctionnement du groupe.
Pour intégrer les enjeux du développement durable (DD), les systèmes de culture (SDC) doivent évoluer. L’approche systémique implique une posture non seulement de profonde coopération avec l’agriculteur, mais d’accompagnement au sens propre : c’est-à-dire qui met celui qui est accompagné au centre, car il est celui qui conçoit, décide de faire puis met en œuvre dans son contexte (cf. modèle action de l’agriculteur de JM Meynard). Nous mesurons ainsi « le pas à pas » de la démarche clinique dans l’accompagnement d’un agriculteur confronté à la transition d’un système de culture. Pour ce faire, le conseiller doit bien connaître le système de valeur de l’agriculteur : sa sensibilité aux enjeux de durabilité, ses freins éventuels au changement ou au contraire son goût pour l’innovation … L’approche système est ainsi au centre de l’activité du groupe et présente dans les différentes séquences de l‘année.
L’approche système est un préalable dans les divers échanges entre les agriculteurs, de plus en plus spontanément. Les moments « froids », c’est-à-dire hors des périodes où les décisions opérationnelles sont à prendre au quotidien, sont l’occasion de la plupart des rencontres de groupe et c’est lors de ces rencontres d’automne-hiver qu’ont lieu les séquences de co-conception-réajustement, soit en individuel soit en collectif. Les agriculteurs ont acquis une forme de routine à cet exercice. Certains formalisent désormais eux-mêmes certaines conceptions de SDC qu’ils soumettent ensuite.
La gestion des adventices a imposé cette approche, les « solutions » une à une étant factuellement inopérantes : notre activité d’agronomie clinique a conduit à ce constat ! L’échelle de l’itinéraire devient rapidement également inadaptée au cas des adventices, puis la conception de la rotation seule s’avérera elle aussi prometteuse et insuffisante. Cette orientation s’est construite sur le constat, devenant conviction des agriculteurs, que seules les combinaisons de techniques à effet partiel étaient en mesure de gérer les adventices avec moins d’herbicides. De ce fait, s’attaquer tôt à la gestion des adventices (dès 2007) a été favorisant pour adopter l’approche SDC. Cette orientation a pu s’appuyer sur les avancées de la R&D et sur les méthodes proposées dans le même temps. Celles-ci sont aujourd’hui disponibles et bien consolidées dans les différentes filières et permettent ainsi que le même processus se produise dans de nombreux autres groupes : mais cela suppose d’adhérer à cette approche, non pas à la marge et d’abandonner un autre type de « répertoire d’action dominant ».
Ce groupe, avant DEPHY, a donc expérimenté que la réduction d’usage des phytosanitaires sur maladies et ravageurs peut être obtenue, rapidement et durablement, par une modification des itinéraires :
- en commençant par le blé où les références et les conduites en protection intégrée-bas intrants sont solides depuis les années 2000,
- puis en travaillant dès les années 2000 sur le colza (semis avancé et ITK intégré), la betterave, le lin,
- et, lorsque le concept protection intégrée est inopérant ou moins opérant, en adoptant alors lucidement ce qui est disponible malgré tout, à savoir la recherche de l’efficience par la prise en compte des interactions bioagresseurs-culture dans la prise de décisions.
Le concept dégâts-dommage-perte a alors été beaucoup mobilisé pour considérer l’effet de l’interaction dans la parcelle (cas des protéagineux et de nombreux cas de ravageurs), puis décliné de façon spécifique pour la gestion des adventices (Figure 1).
Globalement, la façon dont les agriculteurs envisagent la gestion des adventices a évolué vers « Contrôler les adventices plutôt que les éradiquer, tout en limitant la chimie ». Cela se décline dans des résultats attendus qui ont évolué. Les agriculteurs du groupe ont diminué leur niveau d’exigence, car ils ont découvert la possibilité d’abandonner des « repères absolus » (seuils) et certains s’appuient sur la robustesse constatée de leurs systèmes. Ainsi le niveau « Pas plus de la première zone de compétition au-dessus de la culture » est souvent leur exigence actuelle... voire « pas de gêne forte pour la récolte » pour certains et certaines cultures.
Évolution entre 2010 et 2020
La tolérance a évolué positivement en tendance mais de façon variable : confortation sur ravageurs et maladies, mais certains agriculteurs réalisent par exemple des impasses totales, comme sur fongicides, qui sont plus fréquentes.
Au niveau adventices : l’évolution est liée à l’acceptation d’une présence qui s’impose de fait (chez tous les agriculteurs en grandes cultures) et à la considération de la maitrise possible d’un niveau de présence finale un peu plus élevé. Les échecs rendent parfois plus exigeant, en partie par nécessité : il faut alors reprendre confiance dans son système pour être à nouveau plus tolérant... La difficulté est de modérer la reprise ponctuelle de la consommation suscitée par un échec. Cela est possible lorsque l’agriculteur assume l’échec en renforçant encore la robustesse pour ne pas avoir à consommer plus d’herbicide de nouveau.
Trois « familles » de SDC étaient présentes dans le groupe en 2010 (Figure 2) et elles ont fourni une diversité permettant à chacun d’identifier l’effet d’autres systèmes en ferme et non uniquement à partir de références expérimentales ou de témoignages extérieurs au groupe. Elles sont une ressource pour tous dans la compréhension de ce qui se joue pour gérer des adventices dans la durée (Omon, 2015). La gestion des adventices est bien à la fois ce qui a déclenché la mobilisation de l’approche système de culture et ce qui justifie sa mobilisation dans la durée, encore 10 ans après.
Ces systèmes sont très diversifiés depuis 2010 : avec betterave, et/ou lin fibre ; avec prairie temporaire plus ou moins longue, avec du chanvre et/ou aujourd’hui du sarrasin. Mais quelques invariants sont néanmoins présents et pèsent fort sur les résultats de maîtrise agronomique :
- Pas plus d’une année sur quatre de colza – souvent une sur six - parfois sans colza.
- 100% céréales en itinéraire type intégré
- Absence de second blé
- Avec labour plus ou moins alterné avec des TCS[1].
Ce point est un marqueur récent : en 2010, 4 systèmes n’avaient pas été labourés depuis 10 à 20 ans. En 2020, tous les systèmes du groupe ont recours au labour soit très occasionnellement, sous règle de décision « corrective », avec une alternance organisée, soit de façon très fréquente.
Parmi ces invariants, un objectif initial commun et symbolique est à revalider régulièrement, et est vécu comme une cible ou comme un repère : Être capable de désherber avec une dose pleine par an, soit avec un IFT Herbicide inférieur ou égal à 1
Ce résultat a été atteint pour une seule famille de SDC à ce jour, mais récemment quelques SDC sans prairie flirtent avec ce niveau. Comparée à l’augmentation réelle de la consommation herbicide en grande culture ces dernières années et aux résultats obtenus au sein même du réseau DEPHY, dans la durée, la performance de ce groupe est d’un niveau peu rencontré même si cela n’est pas totalement satisfaisant. Surtout, ce niveau d’usage peu rencontré s’accompagne d’une maîtrise des adventices qui se maintient, et qui n’est pas plus faible que celle des systèmes de « référence » autour d’eux. Il est même possible de montrer que cette maîtrise, à niveau de tolérance certes reconsidéré, est plus solide : le bilan de satisfaction pré- et post-récolte croisés avec les IFT permet de le confirmer.
Famille 1 - Systèmes de culture avec prairies temporaires | Famille 2 - Systèmes de culture avec quatre périodes semis et labour fréquent | Famille 3 - Systèmes de culture « diversifiés » sans 4eme période de semis, avec peu ou pas de labour |
Présence de labour assez fréquent : robustes et très sobres en chimie – Des IFT de l’ordre de -80% | Assez stables jusque 2016-17 mais restent dépendants de la réussite chimique pour atteindre les résultats attendus. | Les plus tendus et les plus dépendants de la chimie. |
La flore est diversifiée, moins spécialisée que pour la famille 3. Le retour à l’équilibre est assez rapide après une perte de maitrise annuelle sur une parcelle. IFT entre 40 et 70% de la référence régionale. | Historique tendu et avec apparition d’inefficacité partielle et/ou résistance graminées ou coquelicots. La pression est le fait de graminées d’automne et de dicotylédones d’automne, de printemps et de chardons. Le point d’équilibre robustesse/lutte se situe autour de 1,3 IFT lorsque la mise en œuvre ne dérive pas et que le réajustement est très réactif en cas de perte de maîtrise (éviter les parcelles qui « coûtent » en IFT). IFT entre 60 et 110 % de la référence région selon les systèmes de culture et les années. Ces SDC ont connu des évolutions individuelles parfois courtes, avec un besoin de réajustement à la parcelle plus nombreux pour garder une maitrise correcte. |
Dans la dernière période 2017-2020, on observe moins de distinctions entre les SDC décisionnels des familles 2 et 3. Comment ?
Le recours au labour pour quelques non-laboureurs historiques et à une culture de quatrième période de semis, là où elle n’était pas présente, sont les deux facteurs principaux de ce rapprochement.
Un système de culture n’est pas seulement une combinaison de moyens à effets partiels pour atteindre un résultat : ainsi, dans la durée, le résultat obtenu peut être différent en fonction de la compétition entre les cultures et les adventices, y compris au sein d’une même « famille », ce qui impose de le réajuster différemment. Un même système de culture au sens -combinaison de moyens et résultat attendu- peut procurer des résultats réels assez éloignés lors de la rencontre avec des parcelles différentes (caractéristiques et histoire longue) et la « patte » des agriculteurs (comme celle d’un artisan) et sa façon de réagir à l’ensemble des évènements rencontrés par ses cultures. Pour ces raisons : les systèmes de culture de DEPHY FERME ont vocation en terme de « démonstration » à d’abord être présentés individuellement et incarnés.
Ils sont alors d’abord une source d’inspiration pour la conception de leur propre système de culture par d’autres agriculteurs. Dans un second temps, il peut être tenté d’identifier des « familles » de systèmes, mais en assumant que ces « familles » ont une limite (Sols et hommes pour l’essentiel). Le groupe prend de plus en plus en considération cela au fil du temps, ce qui conduit à compléter le travail de conception à froid par des ajustements avec des règles de décision chaque été, selon le niveau de maîtrise annuelle et à l’échelle de la rotation et du labour essentiellement.
Mobiliser l’approche système de culture pour réduire l’usage des phytosanitaires signifie bien :
- Concevoir un système décisionnel,
- Le mettre en œuvre dans un contexte et des parcelles ayant leur histoire,
- Appliquer le pas à pas très régulièrement si besoin pour ajuster la conception.
Si ce schéma théorique de la conception pas à pas est bien connu, pour les agriculteurs l’adopter ne va pas de soi et requiert un minimum d’ancienneté dans la démarche. Il faut dans cet apprentissage avoir des réussites patentes de l’effet des combinaisons à effet partiel car, sinon, le risque de déception est important vis-à-vis de la démarche. Il faut donc :
- Concevoir –réajuster avec une logique systémique,
- Être collectivement (eux et l’agronome qui accompagne) en capacité de bien diagnostiquer la part de la conception et de la mise en œuvre puis de la « réaction » des parcelles,
- Développer les compétences collectives,
- Accepter un assolement moins régulier.
La dimension sociale de leur histoire : à la fois la véritable source d’innovation des agriculteurs et une source de marginalisation professionnelle. L’évaluation est une ressource dans ce contexte.
Cette dimension sociale s’exprime de plusieurs façons :
- Conduire les cultures de façon fortement décalée induit une forme de marginalisation sociale,
- Être un témoin de longue date (depuis la fin des années 90), en région et au-delà, alors que jamais le mouvement ne se généralise, engendre également une forme de marginalisation professionnelle. L’ensemble des informations, préconisations, échanges au sein de la communauté des cultivateurs exerce une pression sur ceux qui conduisent les cultures autrement, sans être en bio.
Cette dimension sociale s’exerce alors comme une pression. Le groupe et l’évaluation sont alors les deux ressources principales pour ces agriculteurs.
S’affranchir de cette pression passe pour certains par s’éloigner de ces prescriptions et du « bruit social » à propos des bioagresseurs et de leur traitement. Le mouvement actuel vers des conversions bio n’est sans doute pas totalement étranger à ce constat. « Passer en bio » c’est aussi rejoindre une autre communauté, ce que ne permet toujours pas le fait d’aller dans la « 3ième voie » (Philippe Viaux, comm. pers.). Cette voie ne constitue toujours pas une alternative sociale.
Les sollicitations récentes sur l’innovation dans leur démarche m’ont, nous ont amené à faire réflexivité sur cette question et à considérer que leur plus grande source d’innovation a été sociale avant d’être agronomique ou technique ; Et l’évaluation a été déterminante dans cette innovation (Voir plus loin).
La relation de conseil dans cette histoire : considérer des résultats, c’est évaluer
Elle devient le produit d’une activité accompagnant-accompagnés dans la transition, qui s’impose pour que les agriculteurs atteignent des résultats ambitieux rapidement, durablement et avec autonomie.
La première raison qui questionne la façon de « conseiller » un (des) agriculteur(s) dans un groupe DEPHY ou, plus largement, en changement de ses (leurs) pratiques, est le choix d’objectifs de résultats qui caractérisent son (leur) changement mais aussi de prises de décision pour les atteindre. Or, très rapidement, dès l’époque des PDD, il m’est apparu qu’une chaine verticale de production de conseil, aboutissant à la préconisation de « bonnes pratiques » ne convenait pas. Conserver cette façon de faire conduit à toujours reporter le changement à plus tard, lorsque la chaine verticale aura validé les nouvelles bonnes pratiques. Le constat de la fin des années 90 s’est avéré juste, peu de ressources nombreuses produites depuis quinze ans ont été mobilisées.
Cette voie historique présente un deuxième inconvénient majeur : conçue et spécifiquement orientée vers les pratiques d’usage des intrants, elle repose sur une forte validation en amont de l’effet d’une pratique. Toute l’ingénierie de l’expérimentation factorielle s’est développée autour de ce type de production de conseil qui a du mal à prendre en compte l’incertitude de l’effet des combinaisons à effets partiels non chimiques ainsi que les lacunes de connaissance. C’est aussi une voie qui présente beaucoup de difficultés à accompagner une plus grande diversité de systèmes, qui émerge lorsque les intrants deviennent moins déterminants dans la réussite du système de culture.
L’autre voie impose de partager avec l’(les) agriculteur(s) la connaissance actuelle sur les processus biologiques sous-jacents à des régulations non chimiques, mais aussi les lacunes de connaissances qui demeurent et les voies de recherche en cours. Elle requiert également de parler des incertitudes sur les effets partiels combinés. Elle s’est déclinée ainsi dans notre histoire :
- L’expression et la formalisation des finalités et objectifs pour le(s) système(s) de culture, y compris en apportant éclairages et ressources sur les enjeux de durabilité.
- Rdv Individuels puis au sein du collectif. Moments « froids » de rencontres hiver.
- Le chemin qu’est le système de culture.
- Rdv Individuels puis au sein du collectif. Moments « froids » de rencontres hiver.
- La mise en œuvre annuelle et pluriannuelle du système conçu et ses ajustements successifs.
- Une messagerie ad hoc régulière. Téléphone remplaçant la plupart des « tours de plaine individuels ».
- Le partage des connaissances et les avancées de R et D.
- Par l’intermédiaire de l’IR (Cf. supra). Par rencontre avec les acteurs de la Recherche et R&D d’autres fois.
- Le diagnostic agronomique : à usage sur temps court, le temps annuel et pluriannuel de la rotation. Il permet alors l’évaluation agronomique. Son complément est le pronostic agronomique.
- Un « rallye » plaine mi-juin à portée collective et individuelle : du terrain à « froid ». Puis après l’été à froid en salle. Parfois individuel, à « froid ou à chaud ».
- L’évaluation au-delà de la réussite agronomique : sur les priorités de l’agriculteur et au-delà, notamment sur des enjeux territoriaux et globaux (changement climatique) : Cf. partie « évaluation » ci-dessous.
La Figure 3 illustre comment le conseiller en agronomie, ici l’ingénieur DEPHY, peut accompagner pas à pas l’agriculteur en transition. Une telle approche nécessite de choisir une démarche clinique déclinée dans la diversité des situations collaboratives jalonnant le cycle cultural et dans une diversité de situations agronomiques. La voie choisie lui impose rapidement de :
- tenir compte de la façon de décider de l‘agriculteur et de prendre en charge les enjeux ou questions pour explorer les ajustements recevables, formalisés par la description du SDC en projet,
- voir avec lui en temps réel comment décider tactiquement la mise en œuvre, compte tenu par exemple du scénario climatique (situation A ou B),
- considérer avec lui la réalité observée ou mesurée au champ, variable (situations C, D ou E),
- faire le bilan « évaluation de la campagne » ou au-delà pour choisir les nouveaux ajustements à viser pour la(les) campagne à venir (situations F ou G).
Figure 3 : Penser l’accompagnement pas à pas des agriculteurs en transition
Faire démonstration à propos de leurs systèmes de culture économes en phytosanitaires et multi-performants repose beaucoup sur l’évaluation.
Pour traiter de cette partie, il est intéressant de rappeler les questions initiales posées à DEPHY FERME : Les systèmes de culture du réseau FERME sont-ils déjà économes ?
Si oui : Quelles sont les performances économiques, sociales et environnementales de ces systèmes de culture économes ?
Lorsqu’ils sont également performants : Comment transmettre et faire la démonstration de ces systèmes économes et performants à d'autres agriculteurs, dans d’autres contextes ?
S’ils ne sont pas encore économes, il faut être en mesure de suivre et décrire les trajectoires de changement et les apprentissages associés.
Compte tenu de son histoire et de l’engagement des agriculteurs (cf. §1), dès 2010 les systèmes de culture du groupe DEPHY 27 étaient à la fois économes en phytosanitaires et performants.
Évaluer d’abord de façon agronomique pour l’agriculteur : Diagnostic agronomique au fil de l’eau et lors d’un bilan de campagne en deux temps, avant récolte puis après l’été
Pour chaque agriculteur engagé, sa progression se construit à la fois avec la conception pas à pas (voir plus haut) et ce que donne sa mise en œuvre à l’épreuve du réel. L’évaluation agronomique de cette mise en œuvre est spontanée, avant même celle selon différents critères de durabilité et même avant l’évaluation économique. Pour quelle raison ?
La satisfaction à propos du peuplement cultivé se voit et s’observe dès avant les récoltes. C’est en effet le moment où l’action de l’agriculteur est terminée et où il est possible de porter un diagnostic sur son système, sur les cultures/parcelles (voir sur le sol) au temps annuel. Même si l’estimation des rendements reste très imprécise pour tous les acteurs, l’observation des champs est depuis toujours faite par l’agriculteur.
Cependant, il est nécessaire d’établir des diagnostics étayés de ce qu’il s’est passé : satisfaction ou insatisfaction et à l’aune du type de peuplement, qui n’est plus toujours le même. Ainsi, avec moins d’azote, les biomasses totales sont plus faibles sans pénaliser fortement la partie grain. Il est erroné de considérer que ce diagnostic agronomique du peuplement végétal soit en général réalisé et bien étayé.
Il s’agit donc de s’appuyer sur une habitude professionnelle spontanée et de l’équiper afin que le diagnostic devienne un élément contribuant à l’approche système de culture. Que peut-on dire collectivement du peuplement cultivé avant récolte :
- Vis-à-vis de la mise en place des organes d’élaboration du rendement ?
- Vis-à-vis de l’état sanitaire et du niveau d’adventices, rapporté au niveau de protection chimique mis en œuvre ?
- In fine quels résultats à la fois de maîtrise des bioagresseurs et de la pression polluante associée ?
Ce diagnostic par étape devient le bilan de campagne. Il commence donc pendant le cycle cultural et une étape importante se positionne avant les récoltes. Puis il est complété après les récoltes, un peu à froid afin que le rendement ne devienne pas le seul élément de diagnostic. Nous nous y prenons ainsi depuis 2017 (Figure 4).
Évaluer annuellement la pression polluante : en relation avec le diagnostic agronomique
L’IFT dans une approche système de culture de type intégré représente le niveau de la lutte chimique rendu nécessaire « en dernier recours » pour gérer les bioagresseurs.
Il représente donc en principe par défaut ce que le système de culture n’a pas été en mesure de réguler par lui-même et, avec l’alliance pour certains bioagresseurs des services écosystémiques extérieurs au champ (Figure 5).
Nous regardons donc l’IFT avec son corollaire, qui est la robustesse du système vis-à-vis des bioagresseurs, tels que le bilan de campagne en deux temps nous permet de le faire. (Voir ci-dessus). Nous tendons à regarder ces deux indicateurs le plus possible ensemble. La représentation ci-dessous (Tableau 1) est ainsi bien utile et a fait ses preuves avec des agriculteurs découvrant l’approche système de culture (Dans les aires d’alimentation de captage, par exemple) et aussi régulièrement avec les habitués comme le groupe DEPHY 27.
Le réengagement de 2016 a été l’occasion d’intégrer trois fermes, dont le lycée, déjà dans la démarche. Mais pour deux nouvelles fermes DEPHY et une restée extérieure au groupe DEPHY, ce fut l’occasion de montrer que la réduction hors herbicide, lorsque l’agriculteur s’engageait, était rapidement atteignable et pouvait contribuer aussi rapidement à la réduction globale : dès deux ans !
Évaluation économique annuelle « sortie de champs », à l’échelle du système cultivé et non à l’échelle de chaque culture
La marge brute « culture de vente » de l’année a été choisie par le groupe, dès 2007, à la fois pour sa pertinence pour représenter économiquement la rentabilité de la conduite « sortie champs », sa capacité à représenter cette rentabilité une année donnée et en pluriannuel, sa facilité et son « coût » d’accès faible. En effet, nous trouvons cette information dans chaque dossier de gestion des agriculteurs. Celle-ci est d’autant plus fiable comptablement qu’il n’y pas de risque d’erreur d’affectation de charges directes sur chaque culture : « Culture de vente » est considéré comme une culture recevant toutes les charges directes et tous les produits (Figure 6).
Son évolution au cours du temps solide et durable et mise en regard de l’évolution du même indicateur pour une référence, a permis aux membres du groupe de répondre à froid à la question permanente et légitime lors de leur changement de façon de conduire les cultures :
« Ma façon de faire est-elle pertinente cette année et dans la durée et, de même, pour l’ensemble du collectif de mes collègues ? ».
L’économie de charges opérationnelles permet le maintien des marges malgré une légère baisse des rendements. L’effet année est double : effet sur les prix de vente et effet « millésime » sur les rendements. Il est le même pour le groupe DEPHY et la référence CER Est du département.
Évaluer au-delà : pour se situer par rapport à ses propres priorités et celles du territoire… Et parfois à une échelle encore plus large - Cas du changement climatique
Dans ECOPHYTO et DEPHY, IFT et maîtrise des bioagresseurs d’une part, marge brute sortie champs, d’autre part, sont des outils d’évaluation « en routine » pour ajuster, valider le système de culture.
Mais ils ne répondent pas à d’autres questions sur la durabilité du système cultivé pour un agriculteur : que « vaut » mon SDC sur la durabilité de mon sol ? Quel est l’effet de mon système sur la santé ? ou encore sur le changement climatique ? Ou bien encore je suis agriculteur dans un BAC[8] à enjeu nitrate, quelle est l’influence de mon système sur ce critère ? Cinq agriculteurs du groupe sont ainsi concernés par cette dernière question.
Seule une évaluation plus large, de type multicritère, peut rendre compte d’une forme de durabilité ou -dit autrement, selon les époques et les communautés- de multiperformance. Ce groupe a découvert ce type d’évaluation lors de la phase test FERMECOPHYTO grâce à des diagnostics réalisés avec la méthode MASC (Sadok et al, 2009 ; Craheix et al., 2012). Ce modèle permet d’évaluer la contribution de systèmes de culture innovants à la durabilité. Il s’agit d’un arbre de décision qui décompose ce problème difficile à aborder en trois branches (durabilité, économique, sociale et environnementale). Ces branches sont elles-mêmes décomposées en des séries de critères plus faciles à renseigner grâce à des indicateurs calculés ou mesurés. Les agriculteurs ont pu ainsi se situer selon d’autres critères, beaucoup plus larges et identifier ceux qu’ils considéraient comme prioritaires (Figure 7).
L’IR a aussi compris l’intérêt de cette évaluation pour élargir le champ des enjeux et en parler. En leur permettant de découvrir d’autres enjeux de durabilité que ceux qu’ils envisageaient spontanément, en acceptant que l’évaluation soit réalisée au-delà de leurs priorités légitimes.
Nous disposons de plusieurs exemples qui montrent que ce type d’évaluation a permis aux individus, mais aussi au groupe, de mieux appréhender les enjeux de la durabilité. Le meilleur exemple collectif est sans doute la considération du changement climatique depuis déjà quelques années. À partir de 2016, cet enjeu a renforcé l’engagement du groupe dans la méthode APPI-N pour fertiliser le blé à partir de la dynamique du statut azoté de la culture (Ravier et al., 2017).
D’autres exemples plus individuels existent, pour prendre en compte :
- la santé globale dont celles des familles et parfois des salariés, cela se traduisant même par un engagement associatif,
- la biodiversité, ou le long terme de la biodiversité et du piégeage carbone avec l’investissement dans l’agroforesterie pour la moitié du groupe,
- ces divers enjeux pour s’engager, parmi les premiers, dans les filières émergentes : chanvre, sarrasin, pois chiche, quitte à en « essuyer les plâtres ».
À chaque fois, ces agriculteurs ont identifié la convergence entre des atouts agronomiques pour leur SDC et la contribution à différents enjeux de durabilité. De la même façon, les agriculteurs concernés ont adhéré systématiquement au Plans d’Action des BAC à enjeux qualité de l’eau et, dans quatre cas (dont un hors DEPHY), ont été les seuls signataires de MAE[9] à herbicide, ce qui pointe bien qu’ils intègrent les enjeux et leur évaluation dans leur approche système de culture.
L’évaluation multicritère n’a pas été le seul élément pour expliquer cette évolution dans la prise en compte des enjeux par les agriculteurs, car le « terreau » sur ce groupe 27 était fertile, mais elle y a contribué en tout cas. Et la fertilité cela s’entretient !
Ce type d’évaluation a aussi permis d’établir que les « familles » de système de culture de cet échantillon identifiées lors des descriptions, restaient les mêmes selon des profils de durabilité globale, même si bien sûr l’analyse individuelle reste à faire au cas par cas.
Ayant découvert et appris à « goûter » ce type d’évaluation, nous avons cherché à renouveler l’exercice en 2016, pour un échantillon de six SDC choisis représentatifs des trois familles identifiées (cf. Figure 1).
La question était la suivante : Les systèmes de culture multi-performants en 2010 le restent-ils ?
L’évaluation a été cette fois réalisée avec DEXiPM (Messéan et al., 2010 ; Pelzer et al., 2013), un modèle basé sur la même méthodologie que MASC mais dont les données d’entrée sont des pratiques et non plus des indicateurs calculés. En cela, il repose beaucoup plus sur le questionnement de l’agriculteur et de celui qui l’accompagne et beaucoup moins sur des calculateurs annexes. Les évaluations ont été faites pour le point A de 2010 et pour le point B de 2016.
Dans les six cas représentatifs des trois familles initiales du groupe, les niveaux de durabilité globale se sont maintenus très bons pour :
- les SDC avec prairies temporaires, ce qui était attendu mais mérite d’être montré et selon une grande diversité de critères,
- les SDC sans prairies mais diversifiés au niveau de la rotation et de l’ensemble des pratiques faisant combinaison.
Pour certains SDC sans prairie, en situation pédologique plus difficile car des parcelles « répondent » moins bien aux mêmes types de combinaisons de pratiques à effets partiels, le niveau de durabilité diverge des autres sur quelques critères, mais ils se maintiennent également.
Cela pointe ce que Philippe Viaux avait montré : la désintensification des systèmes est d’autant plus atteignable que la potentialité du sol est bonne. Cette réalité n’est pas une notion partagée au sein de la communauté agricole et de la prescription. Dit autrement : le SDC est une combinaison de pratiques à effets partiels pour atteindre des résultats, et, dans le même temps, les parcelles concernées et leur réponse font partie intégrante du SDC. L’exigence portée sur les combinaisons à effets partiels, pour les parcelles de moindre couverture du sol, est ainsi plus élevée pour atteindre les mêmes résultats, dans le cas de la gestion des adventices.
La multiperformance des SDC économes de 2010 est donc durable. Pour rappel, 12 sur 15 avaient été qualifiés d’économes et performants en 2010.
Évaluer pour répondre à de nouvelles questions : Qu’en est-il de la durabilité des sols des systèmes économes en phytosanitaires et performants du groupe DEPHY 27 ?
De nombreux exemples pourraient illustrer comment l’évaluation a permis aux agriculteurs d’élargir leur regard sur des enjeux qu’ils priorisaient peu initialement. Cela leur permet, par exemple, de rapidement s’impliquer sur des enjeux territoriaux comme la qualité de l’eau dans les AAC. Voici un autre exemple :
Leurs systèmes de culture sont également « conservateurs des sols », même si le travail du sol et le labour y sont présents !
En 2018, nous nous sommes à nouveau posé une question d’évaluation de durabilité, cette fois à propos du sol. Le mouvement de l’agriculture de conservation des sols (ACS[10]) affichait cet enjeu comme sa priorité, alors que le groupe visait des SDC économes en phytosanitaires, donc en herbicides, dont le glyphosate. L’équation n’était donc pas la même que celle de l’« ACS ».
Pour autant, les agriculteurs du groupe 27 avaient envie à la fois de refaire le point sur ce que l’agronomie permet de dire sur cette question mais aussi d’évaluer si possible la durabilité du sol avec leurs SDC. Plusieurs venaient historiquement de groupe « non-labour » et/ou, de fait, étaient des non-laboureurs historiques jusque 2016 à 2017. Ils étaient en train de réintroduire du labour dans la perspective centrale de gérer les adventices avec moins d’herbicides.
Le projet ANR PEPITES[11] auquel le groupe avait été associé en 2010 nous avait montré que le travail du sol n’était qu’un des trois axes majeurs de la durabilité sol, à combiner avec le niveau de molécules chimiques présentes dans le sol et la mise à disposition de résidus végétaux diversifiés pour la composante vivante du sol.
En effet, du point de vue de la durabilité sol, les SDC en TCS avec beaucoup de couverture et de chimie étaient plus durables que certains SDC en « AC ». Cette évaluation avait également montré qu’un SDC labouré, avec peu de chimie, beaucoup de couverture et un bon bilan humique atteignait également des niveaux de durabilité sol satisfaisants (Craheix et al., 2016).
Mais entre le projet ANR PEPITES au début de DEPHY et 2018, le labour a été mobilisé dans plus de fermes, ainsi que les faux semis et leur destruction sans glyphosate si possible.
La question saillante était donc : quid de la durabilité de nos sols dans la durabilité globale, avec nos systèmes qui cherchent à gérer les adventices avec moins d’herbicide, dont très peu voire pas de glyphosate, et avec du labour plus ou moins alterné ?
Cela motivait les agriculteurs à la fois vis-à-vis de leurs systèmes et vis-à-vis du débat sur la durabilité sol souvent associé à la seule voie de l’« ACS ».
Cette fois-ci, l’évaluation a été réalisée lors de la participation du groupe au projet ANR COSAC[12], et son test du modèle FlorSys (Gardarin et al., 2011 ; Colbach et al., 2014), pour estimer l’évolution de la flore adventice associée à un SDC, à moyen et long termes (Cavan et al., 2019). En parallèle, les descriptions des SDC de 2018 ont été utilisées pour évaluer la durabilité sol avec le modèle DEXiSOL (Thibault et al., 2018) qui évalue l’impact des stratégies de travail du sol sur la multiperformance d’un SDC. Il s’agissait de répondre à la demande du groupe et aussi d’enrichir le projet Cosac à ce niveau.
Les évaluations réalisées (Figure 8) ont montré qu’il est possible de maintenir (restaurer parfois) une « durabilité sol », y compris avec du labour. Il faut, d’une part, que le recours à des couverts d’interculture (prioritairement longue) soit fréquemment réalisé et réussi (en long surtout) et d’autre part, que le niveau de chimie soit faible, notamment en insecticides.
Les résultats sont également satisfaisants du point de vue de l’activité biologique du sol, dont une des variables explicatives est la perturbation liée à la présence de molécules chimiques - et pas seulement la perturbation de l’horizon de surface - l’intensité de la fertilisation étant une troisième variable explicative (Figure 8).
Le test de FlorSys a constitué une autre forme d’interaction avec la recherche. Il a permis de :
- Partager à nouveau la connaissance disponible sur les déterminants de la présence de la flore adventice et de son évolution,
- Compléter cette connaissance avec des déterminants plus fins et que nous ne mobilisons pas en croisière, car moins directement accessibles,
- Disposer d’une vision à moyen et long termes de l’effet d’un SDC mis en œuvre, mais aussi d’un SDC au stade conception, ce qui est un levier complémentaire très puissant dans une approche système de culture qui contient la conception,
- Produire de la connaissance, des méthodes et outils d’agronome très transversaux ce qui constitue une voie très efficace de développement de la compétence de l’agronome conseil (Colbach et al., 2020).
En guise de conclusion
Évaluer en multicritère n’est pas nécessaire à un rythme très rapide et n’empêche pas, en période intermédiaire, ni les ajustements de conception, ni de se projeter lorsque les systèmes changent, avec en ligne de mire les enseignements d’évaluations multicritères passées. Ce type d’évaluation n’empêche pas non plus la veille sur les travaux de R et D.
Tout le long d’une chronique allant de 1995 et les PDD jusqu’à aujourd’hui : l’évaluation a été une ressource aussi bien pour les agriculteurs que pour l’accompagnateur.
Remerciements
Ces travaux ont été réalisés avec le soutien financier du Plan Ecophyto, de l'ANR (Agence Nationale de la Recherche) dans le cadre du Programme national de recherches « écoSystèmes, Territoires, Ressources vivantes et agricultures (Systerra) », projet « ANR-08-STRA-10, PEPITES » et du programme 2014 « Sécurité alimentaire et défi démographique », axe « productions durables », projet " ANR-15-CE18-0007, COSAC ". L’auteur tient à remercier ses collègues des RMT « Système de culture innovants » et « Champs et territoires ateliers », ainsi qu’aux relectrices Frédérique Angevin et Laurence Fontaine dont l’appui a été précieux.
Notes
[1]https://ecophytopic.fr/dephy/conception-de-systeme-de-culture/dephy-27-des-systemes-en-grandes-culture-et-quelques-uns-en
[2] ANDA : Association Nationale pour le Développement Agricole
[3] APCA : Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture
[4] ITCF : Institut technique des céréales et des fourrages
[5] Travaux de recherche Chantal Loyce et Marie Hélène Jeuffroy avec l’appui de conseillers dont Bertrand Omon. Pilotage : Bernard Rolland (Inra) et Irène Felix (Arvalis).
[6] CASDAR : Compte d’Affectation Spécial pour le Développement Agricole et Rural
[7] TCS : techniques culturales simplifiées
[8] BAC : bassin d’alimentation de captage
[9] MAE : mesure agri-environnementale
[10] L’agriculture de conservation a été officiellement définie par la FAO en 2001, comme reposant sur trois grands principes :
- Couverture maximale des sols (faite de résidus de culture ou de couverts semés)
- Absence de travail du sol (seule la perturbation de la ligne de semis est tolérée)
- Diversification des espèces cultivées (rotations longues et cultures associées)
[11] Processus Écologiques et Processus d’Innovation TEchnique et Sociale en agriculture de conservation
[12] Conception de Stratégies durables de gestion des adventices dans un contexte de changement
Références bibliographiques
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