L’évaluation des systèmes agricoles à l’aune des services écosystémiques et de l’économie circulaire
M Duru (1), O Therond (2)
(1) UMR 1248 AGIR, INRAE, Université Toulouse, INPT, 31326 Castanet Tolosan, France
(2) UMR 1132 – LAE, INRAE, 28 rue de Herrlisheim, 68000 Colmar, France
Résumé
Plusieurs formes d’agriculture ont récemment émergé pour faire face aux externalités négatives de l'agriculture. Certaines visent à réduire les impacts. D'autres comme l'agroécologie propose de fonder l’agriculture sur les services écosystémiques. De ce fait, il coexiste actuellement deux grilles d'évaluation mal articulées caractérisant, l'une les impacts sur les ressources naturelles et l'environnement, l'autre les services fournis par la biodiversité à l'agriculture et à la société (séquestration du carbone...). Nous présentons un cadre d'analyse basé sur les services écosystémiques et l'économie circulaire, articulant ces deux démarches, pour évaluer les systèmes agricoles. Puis, à partir des données de la littérature, nous comparons trois exemples : agriculture raisonnée (AR), biologique (AB) et de conservation des sols (ACS). Nous montrons que l'AB a des impacts plus importants que l'AC et l'ACS lorsque l’on considère les indicateurs les plus couramment considérés (émissions de gaz à effet de serre, besoin en terre). Par contre, les résultats sont revisités pour les services à la société : plus faibles pour l'AR, et plus élevés pour l’AB et l'ACS. Une évaluation similaire est faite pour les systèmes d'élevage. Nous discutons comment ces évaluations pourraient être mobilisées par les politiques publiques pour relever les grands défis à l'agenda de l’agriculture.
Mots-clés : agroécologie, biodiversité, bioéconomie, évaluation multi-crières, services écosystémiques
Abstract
Several forms of agriculture have recently emerged to address the negative externalities of agriculture. Some are aimed at reducing impacts. Others such as agroecology propose to root agriculture on ecosystem services. As a result, two poorly articulated assessment grids currently coexist, one characterizing the impacts on natural resources and the environment, the other the services provided by biodiversity to agriculture and society (carbon sequestration...). We present an analytical framework based on ecosystem services and circular economy, articulating these two approaches, to assess agricultural systems. Then, based on data from the literature, we compare three examples of agriculture: technological (AR), organic (AB) and conservation (ACS). We show that AB has greater impacts than AC and ACS when considering the most commonly considered indicators (GHG emissions, land requirement). However, the results are revisited for services to society: they are lower for AR, and higher for AB and ACS. A similar assessment is made for livestock systems. Finally, we discuss how these assessments could be mobilized by public policies to meet the major challenges on the agriculture agenda.
Keywords: agroecology, biodiversity, bioeconomy, multi-criteria assessment, ecosystem services
Introduction
Depuis les années 2000, les impacts environnementaux de l'agriculture dite « industrielle », basée sur l’utilisation massive d’intrants, sont tellement importants qu’elle est une des premières activités humaines conduisant au dépassement des « limites planétaires », notamment pour la biodiversité, l'azote et le climat (Steffen et al., 2009). De ce fait, plusieurs instances internationales concluent que poursuivre dans la même direction (c.-à-d. « business as usual ») n’est plus une option (IAASTD, 2009). Outre la nécessité de se saisir de ces enjeux environnementaux et d'atteindre des objectifs quantifiés, il est maintenant attendu des politiques publiques que l'agriculture contribue à rendre des services à la société tels que la fourniture de produits biosourcés (dont l'énergie), la séquestration du carbone dans les sols, le contrôle de l’érosion. En outre, de plus en plus de consommateurs veulent s'assurer que les aliments soient exempts de résidus de pesticides. Enfin, la mise en évidence des effets des systèmes alimentaires mondialisés sur l’homogénéisation des régimes alimentaires mondiaux, sur la santé humaine (par exemple obésité, maladie cardiovasculaire) et sur l’environnement (par exemple du fait de la concentration des élevages ou de la déforestation) a conduit à s'interroger sur leur opportunité et leur durabilité (Gordon et al. 2017).
Tout récemment, le Green Deal européen fixe des objectifs ambitieux au système alimentaire, notamment vis-à-vis de l’atténuation du changement climatique et de l'érosion de la biodiversité mais aussi vis-vis de la santé des plantes, animaux, écosystèmes et hommes (Bureau et al., 2020). Par exemple, pour atteindre zéro émissions nettes en 2050, il est attendu que l'agriculture divise par 2 ses émissions de gaz à effet de serre (GES) (MTES, 2020), séquestre 2 fois plus de carbone et produise de l'énergie tout en réduisant la compétition pour l'utilisation des terres, et fasse tendre vers zéro ses émissions importées. L’agriculture et les systèmes alimentaires doivent donc concilier les enjeux relatifs au nexus production alimentaire-non alimentaire et conservation des ressources naturelles dans un contexte de changement climatique (Therond et al., 2017a). A cette fin, il est nécessaire de définir des indicateurs pour suivre les effets de ces politiques, pour attribuer des moyens (subventions, dispositifs, règlements), ainsi que pour guider les acteurs des filières et des territoires agricoles lorsque ces moyens sont attribués en fonction de l'atteinte d'objectifs. En agriculture, la tâche est complexe car l'effet d'une pratique ou d'un système agricole sur l'environnement est souvent multiple et associé à une grande incertitude. Autrement dit, il est difficile de prévoir ex ante les impacts avec une grande précision du fait des interactions entre pratiques et processus écologiques (Duru et al., 2015) ainsi que de possibles effets rebonds.
Jusqu'à ce jour, les politiques publiques privilégiées ne remettent pas en cause les économies d'échelle et d'agglomération. Elles consistent à augmenter l'efficience d'utilisation des intrants par les bonnes pratiques, l'agriculture de précision et la génétique pour réduire les ressources consommées et les impacts sur l'environnement (Therond et al., 2017a). En toute logique, elles sont évaluées par des indicateurs d'impacts agro-environnementaux (risque de lixiviation, risque de fuites de pesticides) ou calculés par Analyse de Cycle de Vie (ACV, Van der Werf et al., 2020). Dans ces dernières, les impacts considérés concernent le plus souvent : (i) les émissions de GES, les émissions de polluants dans les sols et les eaux (eutrophisation, acidification, écotoxicité) et dans l'air (particules fines, ammoniac) et parfois la toxicité humaine et (ii) l’utilisation de ressources (terre, eau, énergie, phosphore....). Ces impacts sont quantifiés à travers des indicateurs qui sont exprimés par une unité fonctionnelle, le plus souvent par unité de biomasse. Elle est sous-tendue par l’idée qu’il faut chercher les modes de production agricole permettant d’atteindre les objectifs de production de biomasse en minimisant les impacts sur l’environnement. En ne reconnaissant pas les services que peuvent fournir certaines formes d'agriculture, elle est mal adaptée à l’évaluation de systèmes agricoles qui visent ou rendent une large gamme de services à la société (van der Werf et al., 2020). En se concentrant sur les impacts négatifs des activités agricoles, les politiques qui s’appuient sur ce type d’indicateurs participent à la construction d’une vision de l’agriculture centrée sur ses nuisances plutôt qu’une vision plus équilibrée prenant en compte les services fournis. En conséquence, elles proposent une approche partielle des forces et faiblesses des différents systèmes agricoles. Une méthode d’évaluation adaptée à ces multiples enjeux et à la diversité des agricultures doit considérer conjointement les impacts négatifs et les services à la société.
Pour faire face aux nombreux défis, il importe à la fois de minimiser les impacts et d'augmenter les services tout en répondant aux attentes vis-à-vis des différents usages de la biomasse (alimentation humaine et animale et produits biosourcés) et réduisant significativement la consommation de ressources non renouvelables (systèmes sobres) (Muscat et al., 2020). A ces fins, dans une première partie nous présentons deux courants de recherche émergents : les services écosystémiques et l'économie circulaire (Kapsalis et al., 2019). Nous les mobilisons pour définir des principes de catégorisation de formes d'agricultures génériques. Dans une deuxième partie, nous présentons des formes d'agriculture génériques, et nous en évaluons quelques exemples emblématiques à partir des données de la littérature. En dernière partie, nous montrons comment ces connaissances peuvent être mobilisées par les politiques publiques et les acteurs économiques.
Cadre d'analyse
Services écosystémiques et économie circulaire
Les approches "impacts" et "services écosystémiques" (SE) correspondent à deux visions complémentaires des performances de l'agriculture. Selon la première, l'agriculture génère des externalités négatives qu'il convient de corriger. Selon la deuxième, l'agriculture contribue à la fourniture de services participant à la qualité du cadre de vie et plus généralement au bien-être des Hommes. Therond et al. (2017b) ont montré que l'analyse comparative des résultats livrés par ces deux types d'évaluation, SE et impacts environnementaux est nécessaire : la connaissance du niveau de l’un ne permet pas d’inférer directement le niveau de l’autre.
Le paradigme des biens et SE met l'accent sur l’identification et la conservation de la structure et des processus des systèmes écologiques concourant au bien-être humain. Considérant les services fournis par l’agriculture, il est maintenant classique de distinguer la production de biens végétaux ou animaux et d'énergie (aussi appelée services d’approvisionnement), les services supports de la production agricole (ou services "intrants") aux agriculteurs/à l’agriculture qui peuvent se substituer en totalité ou en partie aux intrants de synthèse exogènes à l'exploitation agricole (fig 1, partie droite) et les services fournis à la société (Duru et al., 2015).
La fourniture des SE découle d'interactions complexes entre la structure de l'écosystème et les réseaux complexes de processus écologiques, biochimiques et physiques se produisant au niveau du champ et/ou du paysage. Les services support de la production agricole se répartissent en deux grands types selon leur rôle dans l'élaboration du rendement végétal (Therond et al., 2017b). (i) Les SE qui régulent les stress abiotiques, c.-à-d. limitent le déficit hydrique et les carences en éléments nutritifs via la fourniture des conditions propices à la croissance racinaire tels que les SE de "structuration du sol", de "fourniture de nutriments aux plantes cultivées", de "stockage et restitution de l'eau aux plantes cultivées", et de "stabilisation des sols et contrôle de l'érosion". Ces SE reposent fortement sur les composantes biotiques et abiotiques du sol – faune du sol, systèmes aérien et racinaire des plantes, taux de matière organique, réserve utile en eau, etc. –, avec un rôle central du SE "structuration du sol" qui détermine lui-même les autres SE. (ii) Les SE qui régulent les stress biotiques en limitant les pertes dues à un déficit de pollinisation ou à l'action de bioagresseurs tels que les SE de "pollinisation des espèces cultivées", de "régulation des graines d'adventices", de "régulation des insectes ravageurs" et de « régulation des maladies ». Le niveau des trois premiers de ces SE est fortement déterminé par la biodiversité animale "associée". Ces SE dépendent donc à la fois de l'écosystème agricole au sens strict (parcelle) mais aussi des caractéristiques du paysage qui déterminent la dynamique de cette biodiversité.
Figure 1 : Représentations de l'agriculture selon deux types d'évaluation : impacts vs. services (adaptée de van der Werf et al., 2020 ; Therond et al., 2017b)
Les écosystèmes et paysages agricoles fournissent aussi des biens (alimentaires et non alimentaires) et services à la société (régulation du climat par séquestration de carbone, régulations de la qualité de l’eau, atténuation naturelle des pesticides ; stockage et restitution d’eau bleue, stabilisation des sols) (fig 1, partie droite) (Therond et Tibi, 2018). Une analyse d'ensemble des SE fournis par les écosystèmes agricoles met en évidence le rôle central de trois éléments de l'écosystème dans leur fourniture : (i) la configuration spatiale et temporelle de l’écosystème et du paysage ; (ii) la matière organique du sol ; et (iii) la biodiversité associée, souterraine et aérienne (Therond et Duru, 2019).
Le paradigme de l'économie circulaire amène à repenser le processus de fabrication, d'utilisation et le modèle d'élimination des produits et services dans une économie, dans les filières et les territoires. Il vise à réduire les impacts et l’utilisation des ressources non renouvelables en améliorant la fermeture des cycles biogéochimiques et le recyclage. Les principes sont de préserver et valoriser le capital naturel, de tenir compte de la finitude des ressources, d'optimiser les rendements des ressources et produits en circulation, et de réduire les externalités négatives. Ils mobilisent les concepts de l'écologie industrielle, notamment l'utilisation en cascade de la biomasse, souvent en développant des procédés industriels optimisant ses usages (Bugge et al., 2016).
SE et économie circulaire peuvent être articulés dans une vision bioécologique de la bioéconomie qui couple l'analyse des flux de matières et d’énergie et des régulations permises par la biodiversité dans les sols et les paysages (Bugge et al., 2016). On parle alors de bioéconomie territorialisée (Wohlfahrt et al., 2019) ou de bioéconomie circulaire basée sur la biodiversité (Palahi et al., 2020). La bioéconomie territoriale vise à concevoir des modes de production, transformation et recyclage de la biomasse pour satisfaire les besoins alimentaires, énergétiques, matériels et chimiques d'une population donnée sur un territoire géographique donné, tout en substituant tout ou partie les ressources partiellement ou entièrement non renouvelables avec de la biomasse et conservant ou restaurant les ressources naturelles (y c. les SE). Ici la circularité des flux de biomasse est vue comme centrale pour préserver ou restaurer les ressources naturelles et les SE associés. Cette vision plus agroécologique et située de la bioéconomie repose sur une gestion intégrée et multifonctionnelle des terres et vise une multifonctionnalité des écosystèmes. Elle offre ainsi une perspective plus holistique de l'ensemble des enjeux liés à la biomasse (D'Amato et al., 2020). Raisonner la production et l'allocation de la biomasse selon ces principes permettrait de disposer de plus de biens et services issus de la biomasse en bénéficiant des complémentarités et synergies entre différentes utilisations à différentes échelles tout en permettant de développer les SE et réduire les impacts sur l'environnement.
Comme mentionné ci-avant, l'ACV est une méthode reconnue et appropriée pour évaluer les impacts de l'agriculture (fig 1, côté gauche). Elle permet d'évaluer la possible réduction des impacts permis par les systèmes agricoles basés sur un niveau réduit en intrants de synthèse utilisés. Par contre, l'ACV ne permet pas (encore) d'évaluer les services à la société fournis par l'agriculture (fig 1, côté droit en bas). C'est une limite forte à l'évaluation des performances des systèmes agroécologiques et de bioéconomie territorialisés car justement, un de leur objectif fondateur est de fournir des services à la société.
Application pour la catégorisation de formes d'agriculture
La prise en compte conjointe des paradigmes SE et économie circulaire permet de construire une grille d'analyse des systèmes agricoles en partant d’une distinction, déjà identifiée par Therond et al. (2017a), entre services à l'agriculture et services à la société.
Figure 2 : Catégorisation de formes agriculture selon la mobilisation des paradigmes des SE (axe vertical) et de l'économie circulaire (axe horizontal). Adapté de Duru et al. 2015, Therond et al., 2017a, b.
Une première dimension (fig 2, axe vertical) permet de distinguer les formes d'agriculture selon qu'elles reposent sur :
- l'augmentation de l'efficience d'intrants exogènes à l'exploitation agricole en mobilisant les technologies et la génétique de façon à réduire les impacts de l'agriculture sur les ressources non renouvelables, ainsi que ses impacts sur les écosystèmes (émissions dans l'eau : nitrates, phosphore, pesticides, antibiotiques, et dans l'air ammoniac, particules fines) et la santé humaine.
- le développement des SE à l'agriculture qui remplacent tout ou une partie importante des intrants de synthèse exogènes à l'exploitation agricole. Outre le fait de potentiellement réduire les impacts, ces façons de produire permettent aux agriculteurs de fournir des « services environnementaux » à la société et vise aussi à améliorer la valeur santé des produits agricoles.
Une deuxième dimension (fig 2, axe horizontal), qui porte sur le lien au territoire et au marché, distingue :
- les systèmes de production basés sur des économies d'échelle qui s'inscrivent dans la production de matières premières de base, le plus souvent à partir d'un petit nombre de produits (le blé, le lait par exemple), souvent couplées à des économies d'agglomération et d’échelle via une spécialisation des régions et territoires. Les types d'agriculture s'inscrivant dans cette logique visent à produire des produits biosourcés via des dispositifs industriels de grandes taille plutôt inscrits dans des chaines de valeurs elles aussi de grande taille (ex. biocarburant).
- les systèmes de production s'inscrivant dans une économie circulaire territoriale permettant d'accroître la part des intrants utilisés issus d'un territoire, par exemple en procédant à des échanges entre exploitations de différents intrants (paille et sources de protéines pour l'élevage, matières organiques pour les systèmes de grandes cultures) de façon à mieux fermer les cycles biogéochimiques et réduire la dépendance aux resssources externes (ex. tourteaux de soja).
Impacts et services des systèmes agricoles
Caractérisation des formes d'agricultures
Nous utilisons la grille présentée figure 2 pour décrire des formes d'agriculture contrastées. Ainsi, on peut distinguer une première forme, « l'agriculture technologique de produits » (fig 3, cadran en bas à gauche) visant à réduire les impacts de l’agriculture conventionnelle via l’optimisation de l’utilisation des pour en réduire les impacts et répondre ainsi aux politiques publiques (cf plans écophyto et antibio, directive nitrate). Cette stratégie ne remet en cause ni le niveau de simplification des systèmes agricoles qui reposent sur un petit nombre de cultures ou le fonctionnement des élevages intensifs et spécialisés, ni leur inscription dans des filières où le prix des produits est déterminé par les cours mondiaux. C'est la voie dominante, soutenue jusqu'il y a peu par la PAC (Dedieu et al., 2020). Les innovations, souvent basées sur les technologies de l’agriculture de précision, visent alors à réduire les pollutions pour répondre à la réglementation environnementale et augmenter la compétitivité économique. L'agriculture raisonnée est emblématique de cette forme d'agriculture. De même, les labels Haute Valeur Environnementale, du moins pour les niveaux 1 et 2 correspondent à cette forme d'agriculture. La voie de l'efficience d'utilisation des intrants exogènes à l'exploitation étant privilégiée, on parle d'intensification soutenable (Lal, 2020).
Figure 3 : Formes génériques d'agriculture à la recherche de plus de durabilité (n° 1 à 4), représentées en fonction : (i) de la part relative de SE ou intrants exogènes mobilisés pour la production agricole (axe vertical), (ii) du type de relations qu’elles entretiennent avec le marché et le territoire (axe horizontal). Les trapèzes verticaux et horizontaux indiquent qu'une forme d'agriculture peut combiner différents principes ; par exemple, une exploitation spécialisée peut être connectée aux marchés mondiaux et mobiliser les principes de l'économie circulaire.
Une variante de cette première forme consiste à remplacer des intrants de synthèse par des intrants organiques et des technologies de biocontrôle : biopesticides, stimulateurs de santé des plantes et du sol, apport d’organismes développés industriellement pour améliorer la nutrition des sols et les régulations biologiques (Duru et al., 2015). Certains systèmes en agriculture biologique simplifiés peuvent s'inscrire dans cette variante.
Une deuxième forme d’agriculture consiste à mobiliser les principes de l'économie circulaire pour réduire les intrants et donc les impacts (fig 3, cadran en bas à droite). Ainsi, des systèmes agricoles reposant sur une économie circulaire à l’échelle locale rendent plus facile le bouclage des cycles biogéochimiques que ceux où les flux se font d’un continent ou une région à l'autre. Pour les élevages, de ruminants et de monogastriques, une option est de rechercher une autonomie en protéines à l'échelle du territoire, par exemple en faisant en sorte que la complémentation protéique provienne de légumineuses à graines cultivées en France, c'est-à-dire en mobilisant des principes de l'économie circulaire (fig 3, cadran en bas à droite). Cela offre alors des opportunités de diversification des systèmes de culture et donc des possibilités pour développer les SE. Ces choix peuvent aussi répondre aux enjeux énergétique (utilisation de Cive ou de déjections animales pour produire de l'énergie) ou technologique, portés à l’échelle des territoires de projet (aliment sans OGM) (Therond et al., 2017a).
Une troisième forme d'agriculture consiste à changer de paradigme de la façon de produire en remplaçant une partie des intrants de synthèse par la biodiversité (fig 3, cadran en haut à gauche). Cette forme d'agriculture permet aussi de fournir des services à la société tout en gardant la logique d'économie d'échelle pour l'approvisionnement en intrants et la vente de produits. La diversification de ces systèmes provient souvent plus de la diversité des cultures intermédiaires ("couverts") que d’une importante diversité de cultures de rente. La fonction de ces couverts est d'accroître les fertilités physique, chimique et biologique des sols. L'enjeu est de développer les SE sous tendant la production (structuration du sol, fourniture en eau et en nutriments, contrôle des bioagresseurs) pour fournir une production agricole impactant moins l'environnement et fournissant plus de services à la société (ex. stockage de carbone, contrôle de l’érosion).
En élevage, il s'agit de façons de produire recherchant l'autonomie alimentaire des animaux, notamment protéique (fig 3, cadran en haut à gauche). Une première option pour renforcer les services à la société est de développer des systèmes privilégiant les prairies permanentes et temporaires pour les élevages de ruminants (Duru et Therond, 2019).
Une quatrième forme d'agriculture repose à la fois sur les SE et l'économie circulaire (fig 3, cadran en haut à droite). C'est typiquement le cas d'exploitations inscrites dans des systèmes alimentaires territorialisés, fortement engagées dans des projets de relocalisation alimentaire, en vente directe ou en circuits courts de distribution, avec des paysans et des consommateurs locaux. Le développement de ce type de systèmes alimentaires territorialisés permet une diversification des productions locales mais, de ce fait, nécessite de repenser les filières du champ à l'assiette, et donc de redonner leur place aux unités de transformation et de distribution locales. En élevage, cette troisième forme correspond le plus souvent à des systèmes d'élevage herbager, possiblement inscrits en agriculture biologique ou paysanne. Il est important de noter que les formes d'agriculture 3 et 4 n'excluent pas d'utiliser les technologies de l'agriculture de précision et la génétique.
Evaluation de cas illustratifs de formes d'agriculture
Nous comparons ici des illustrations des formes d'agriculture 1, 2 et 3 bien documentées dans la littérature à la fois en termes d’impacts et de services rendus à la société (voir annexe). En complément, nous indiquons le potentiel de pratiques pour réduire plus les impacts ou augmenter plus les services à la société que les formes emblématiques comparées.
Productions végétales : le conventionnel, le bio et l’agriculture de conservation
Nous comparons ci-après les impacts et SE fournis par (i) l'agriculture conventionnelle (AC), (ii) l'agriculture biologique (AB) et (iii) l'agriculture de conservation des sols (ACS). Cette dernière est emblématique de la troisième forme d'agriculture décrite ci-avant. Elle repose sur 3 piliers : non travail du sol, rotation diversifiée, couverture permanente du sol.
L'évaluation à partir des données de la littérature, qui correspondent souvent à des méta analyses, montre que les exemples illustratifs des trois formes d'agriculture ont des atouts et des limites en termes d’impacts, mais sont plus homogènes en termes de services (fig 4a). Si on se limite aux impacts par unité de production les plus couramment considérés (émissions de GES, besoin en terre lié directement au rendement et eutrophisation), l'AB a le plus souvent des impacts plus importants que l'AC et l'ACS mais l'AB présente comme points forts une écotoxicité et une toxicité humaine bien plus faibles que les deux autres formes. Quant aux services à la société les plus souvent considérés (stockage de C, contrôle de l’érosion, régulation de la qualité de l’eau…), ils sont toujours les plus faibles pour l'AC, et les plus élevés pour l'ACS. L’AB se situe alors en position intermédiaire.
Figure 4a : Impacts (partie droite de la diagonale) et services éosystémiques fournis à la société (partie gauche) des agricultures conventionnelle (en rouge), biologique (en vert) et de conservation des sols (en bleu). Dans cette figure plus le niveau est élevé (enveloppe externe) plus les services et la qualité nutritionnelle des productions sont importants et les impacts négatifs sont réduits.
L’allongement des rotations est un principe de base en agronomie pour réduire la plupart des intrants du fait d’une meilleure acquisition par les plantes des ressources disponibles ou d’une moindre sensibilité aux bioagresseurs (Duru et al., 2015). Les associations de cultures, particulièrement présentes en AB (et en agriculture paysanne, AP) mais aussi en ACS au sein des couverts végétaux, sont aussi un levier de diversification très efficace pour développer les services de fourniture en nutriments et de régulations biologiques (Bedoussac et al., 2015).
L’introduction de légumineuses dans les rotations, les couverts et les associations est un levier majeur pour augmenter le service de fourniture en azote, mais aussi de mobilisation en phosphore (Therond et Duru, 2019). En outre, les légumineuses permettent de réduire les émissions de GES, au champ (Reckling et al., 2018) et en amont du fait d’une moindre consommation d’engrais azotés (à moyen et long termes pour l’ACS) forts émetteurs de GES lors de leur fabrication.
A plus large échelle, les leviers pour fournir des SE portent sur le développement des infrastructures agroécologiques et l’augmentation de l’hétérogénéité de la mosaïque paysagère (Dainese et al., 2019 ; Therond et Duru, 2019). L’AP et l’AB mentionnent l’intérêt d’associer culture et élevage au sein des exploitations ou de petits territoires. La relocalisation de l’alimentation animale offre des opportunités de diversification des systèmes de culture (ex. introduction de légumineuses et prairies temporaires) et de conservation des milieux ouverts et de la biodiversité associée (Moraine et al. 2016). Toutefois, l’animal n’est pas facteur de durabilité en lui-même, il induit d’inévitables pertes de polluants et GES et des pertes d’efficience dans la production d’aliments si les animaux sont nourris avec des aliments et sur des terres mobilisables pour l’alimentation humaine (voir ci-dessous). Le développement de la méthanisation agricole pourrait offrir le même type d’opportunité de diversification que l’élevage sans en avoir les effets négatifs.
Productions animales au-delà du bio et du conventionnel
Dans un contexte de raréfaction de l'énergie et d'ambitions environnementales élevées, la question du partage de la biomasse entre différents usages dont l'alimentation des animaux, est essentielle. Etant donné que la production de protéines animales nécessite de 5 à 10 fois plus d'énergie et de terre que la production de protéines végétales (Poore et Nemecek, 2018), le besoin en biomasse et en énergie pour se nourrir dépend de la part de produits animaux dans l'alimentation. D'autre part, l'élevage utilise une grande partie de la surface agricole utile. En France, cela concerne 9,2M ha de prairies permanentes, mais aussi des surfaces qui pourraient avoir un autre usage : 3M ha de prairies temporaires, 1,4 M ha de cultures fourragères (maïs), ainsi que des céréales et oléoprotéagineux (30 M T rien que pour les ruminants, dont 2,8M T de soja importé). Les prairies contribuent seulement à 30-40% de la production de lait, et les co-produits à 15% de l'alimentation des monogastriques. De nombreux travaux de recherche montrent que la réduction de consommation de produits animaux, pour ceux qui en consomment le plus (Duru et al., soumis) est considérée comme incontournable pour atteindre la cible de division par deux des émissions de GES. Ils argumentent aussi du bien fondé de cantonner l'élevage à l'utilisation des ressources n'entrant pas en compétition avec l'alimentation humaine (surfaces en herbe non cultivables et co-produits) (Van Zanten et al., 2016). Pour toutes ces raisons, l'évaluation des systèmes d'élevage est faite séparément des cultures ; l'échelle de mesure ne pouvant être la même pour tous les indicateurs.
Ces éléments clefs de contexte étant donnés, nous comparons des exemples de trois formes d'élevage dont les impacts et SE sont renseignés dans la littérature : (i) l'élevage conventionnel, (ii) l'agriculture biologique (lait à l'herbe ici) et (iii) la filière Bleu Blanc Coeur (BBC) pour laquelle les produits animaux ont une teneur garantie en omega 3, un acide gras indispensable dont notre alimentation est très déficitaire, où il y a affranchissement du soja importé en le remplaçant par des légumineuses à graine (pois, féverole, lupin, soja) cultivées en France.
Figure 4b : Impacts et services à la société de 3 formes d'élevage : élevages conventionnels peu autonomes en protéines (en rouge), agriculture biologique (en vert) et filière Bleu Blanc Coeur (en bleu). Dans cette figure plus le niveau est élevé (enveloppe externe) plus les services et la qualité nutritionnelle des productions sont importants et les impacts négatifs sont réduits.
Les évaluations montrent que les trois exemples présentent des atouts et des limites en termes d'impacts (fig 4b). Si on se limite aux impacts par unité de production les plus couramment considérés, émissions de GES, besoin en terre (en fait le rendement), comme pour les systèmes de culture, l'AB a toujours des impacts plus importants que l'AC et BBC. Quant aux services à la société, ils sont toujours les plus faibles pour l'AC, et les plus élevés pour l'AB et BBC. En conclusion, comme précédemment l'AB présente comme point fort une faible toxicité humaine et écotoxicité. BBC a comme atout la fourniture de services à la société. Notons que ces formes d'agriculture peuvent s'hybrider, comme c'est le cas pour la production d'œufs en AB et BBC à la fois.
Les pratiques qui permettent d'amplifier la réduction des impacts ou l'augmentation des services à la société, au-delà des cahiers charges de l'AB et de BBC, sont principalement :
- le choix de légumineuses fourragères ou à graine pour renforcer l'autonomie protéique
- l'augmentation du carbone restitué au sol pour renforcer les services à la société
- l'amplification de l'intégration spatiotemporelle des ateliers de culture et d’élevage (Moraine et al., 2016) et par le choix d’espèces herbivores (vaches, moutons…), permettant la réinstallation de prairies permanentes afin de recoupler les éléments minéraux et stockant du carbone sous forme de matière organique des sols).
- le choix de races locales ou mixtes, les croisements pour renforcer la cohérence entre choix génétiques, adaptation au milieux et type de services recherchés.
Par ailleurs, il serait nécessaire de mobiliser des indicateurs du bien-être animal. Il est a priori meilleur en AB du fait du lien au sol exigé, mais aussi pour BBC du fait d'une meilleure santé permise par l'apport de lin (Duru, 2019). Ce serait aussi le cas pour les élevages label Rouge dont la qualité gustative des produits est un atout, mais dont la performance en termes 'utilisation des terres et d’émissions de GES est moindre.
Conclusion
Un enseignement majeur de ce travail est que l'évaluation conjointe d'une diversité d'impacts et de services à la société est indispensable pour comparer les performances de différentes formes d'agriculture car nous avons montré que suivant les critères mobilisés, leur classement est bouleversé. C'est notamment le cas pour la comparaison des agricultures "conventionnelle" et "bio", tant pour les cultures que pour les élevages. Aussi, l'évaluation des impacts ne doit pas se limiter à ceux le plus souvent considérés dans la littérature (utilisation des terres, émissions de GES, eutrophisation et acidification). L'écotoxicité et la toxicité humaine doivent être aussi considérées. C'est d'autant plus important que les formes d'agriculture qui génèrent le moins d'impacts au vu des indicateurs les plus courants ont les valeurs les plus élevées pour l'écotoxicité et la toxicité humaine, autrement dit pour la santé des écosystèmes et la santé humaine. En outre, la conservation de la biodiversité, pour elle-même et pour l’assurance écologique qu’elle offre, bien que non prise en compte dans notre analyse, est un enjeu majeur inscrit dans de nombreux programmes nationaux, européens et mondiaux. Les évaluations carbo-centrées sont donc réductrices car elles ignorent ce qui touche à la biodiversité et à la santé.
Les exemples de formes d'agriculture alternatives aux systèmes conventionnels ont été évalués plus performants pour la fourniture de SE à la société. Si leur développement est un objectif, ces services pouvant être considérés comme des biens communs, devraient être rémunérés, soit par le prix des produits, soit par des aides dédiées, telles que le paiement pour services environnementaux. Par ailleurs, de nombreux résultats convergents laissent entendre que les seules améliorations incrémentales (technologies et bonnes pratiques) des formes d'agriculture conventionnelle ne permettront probablement pas d'atteindre les objectifs incontournables de diviser par deux les émissions de GES d'ici 2050 et de conservation de la biodiversité et de santé humaine. Étant donné son poids majeur, le redimensionnement de l'élevage doit être sérieusement envisagé. Conservé là où il offre le plus de services, son redimensionnement engendre des menaces (perte de marchés) mais aussi des opportunités pour repenser une agriculture durable.
Le calcul des indicateurs est toujours complexe tant pour les impacts que pour les services. Les différences en termes de services fournis à la société entre formes d'agriculture sont telles que nous pensons que les indicateurs de moyens disponibles actuellement restent pertinents pour les concevoir ou les évaluer, et ce malgré des imprécisions quant à leurs effets. Ainsi, pour les services à la société, la teneur en MO des sols, un indicateur hybride à la fois de moyen et de résultat, pourrait être un proxy à utiliser pour les rémunérer. En outre, la durée de couverture des sols avec un couvert suffisamment développé, de même que la taille des parcelles et le taux d’habitat semi-naturels sont des indicateurs très intégrateurs des SE de régulation.
Notre analyse montre que les politiques publiques en silo, par problème, ne sont pas adaptées pour engager la transition. Elles ignorent que pour changer de pratiques, il faut d'abord changer la façon de voir les choses (le sol, le système sol, la plante), autrement dit qu'il faut changer de paradigme, dans la mesure où les pratiques "font système". Ainsi, une culture intermédiaire ne sera pas perçue et gérée de la même manière selon qu'elle est imposée par une réglementation (par exemple dans une exploitation conventionnelle en zone vulnérable) ou qu'elle est un choix délibéré comme pratique pivot du système de culture (par exemple en agriculture de conservation des sols). Le concept de santé, appliqué au vivant (les plantes, les animaux et les hommes), ainsi qu'à leur habitat (les sols, les paysages) peut aider à sensibiliser aux effets multidimensionnels de l'agriculture, à identifier les antagonismes et synergies sous-jacents aux différentes formes d'agriculture de façon à faciliter les transitions (Duru et Therond, 2019).
La période actuelle est particulièrement propice pour conduire cette réflexion puisqu'elle correspond au renouvellement de la PAC, à l'élaboration du pacte vert (Green deal) et de la stratégie européenne « Farm to Fork » pour relever plusieurs défis : climatique, biodiversité et sécurité sanitaire... Aussi, il nous semble important de promouvoir des politiques cherchant à développer les formes d'agriculture qui permettraient d'appréhender de manière relativement simple la complexité en spécifiant la "balance services/impacts" choisie selon les types de production et les territoires. Elles pourraient ensuite être affinée pour introduire des options supplémentaires afin de réduire les impacts ou augmenter les services. Autant les formes d'agriculture telles que nous les avons présentées représentent un socle pour fixer des orientations de politiques publiques sur la base d'un ensemble d'indicateurs de moyens qui font système, autant les pratiques à mettre en œuvre sont dépendantes du contexte. Cela doit donner lieu à l'élaboration de stratégies « chemin faisant » étayées par des indicateurs d'effets mesurés ou calculables par des modèles et référentiels simples à mobiliser, possiblement au sein de réseaux d'échanges qui peuvent faciliter les apprentissages.
Annexe
Sources bibliographiques de l’évaluation des impacts et services de systèmes agricoles illustrant trois formes d'agriculture et d'élevages présentées respectivement figures 4a et 4b.
AC : agriculture conventionnelle, AB : agriculture biologique, ACS : agriculture de conservation des sols, BBC : filière Bleu Blanc Cœur
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