PAC : biodiversité et compétitivité des exploitations dans le bassin allaitant de Saône et Loire
Entretiens de Hervé LECATRE1 et de Bertrand DURY 2, recueillis par François KOCKMANN3
1 Ex -conseiller d’entreprise, spécialisé en élevage allaitant à la Chambre d’agriculture de Saône et Loire
2 Ecologue et pédologue à la Chambre d’Agriculture de Saône et Loire, 71010 Macon
3284 route du stade 01600 –Reyrieux France. Courriel : francois.kockmann@wanadoo.fr
Introduction
Les prairies permanentes, reconnues pour leur biodiversité, jouent un rôle majeur dans l’alimentation en élevage allaitant ; elles ont fait de longue date l’objet de mesures de soutien dans le cadre de la Politique Agricole Commune (PAC). Les dispositions retenues durant la période récente (2015-2020) visent à les préserver dans les régions herbagères, posant en filigrane la question de la synergie entre biodiversité et compétitivité des exploitations : en effet, dans quelle mesure un éleveur peut-il assurer l’autonomie alimentaire de son troupeau allaitant avec un système herbager et une sole marginale, voire absente, en céréales autoconsommées ? Dans la perspective d’éclairer ce sujet, nous prenons le parti de connaître les points de vue de deux agents expérimentés de la Chambre d’Agriculture de Saône et Loire : Hervé Lecatre, conseiller d’entreprise en région Charolaise durant toute sa carrière professionnelle, qui s’est forgé ainsi une expertise très reconnue en élevage allaitant, et Bertrand Dury, écologue et pédologue, en charge plus particulièrement des questions relatives à la biodiversité dite « remarquable » au niveau départemental. Pour faciliter la compréhension de l’article[1], la PAC fait l’objet de l’encadré n°1. Au préalable, nous ferons référence à une étude prospective1 sur l’avenir des exploitations dans le bassin allaitant de Saône et Loire, co-pilotée par la Chambre d’Agriculture et l’Etat, étude qui a suscité une forte mobilisation collective de tous les acteurs.
Au préalable : un brin d’histoire
L’étude révèle qu’en 1862, la SAU du département est à 20% en prairies permanentes et 75 % en terres labourées, valorisées par une diversité d’élevages (bovins, ovins et caprins, porcs). Depuis, la spécialisation vers l’élevage charolais à l’herbe a connu une évolution progressive, notamment après la seconde guerre mondiale. En 1970, l’activité gros bovins représente 40% de la production agricole finale, avec 80% d’animaux engraissés et 20% en maigres vendus dans le Bassin Parisien. De 1970 à 2000, le nombre d’exploitations et d’Unité Travail Annuel dans le bassin allaitant régresse de 50% avec une spécialisation croissante, le troupeau allaitant évoluant de 125 000 à 225 000 vaches. Les exploitations investissent en bâtiments, s’agrandissent avec une Surface Toujours en Herbe (STH) peu intensifiée mais recourent aux aliments du bétail. Les achats doublent entre 1984 et 2006 alors que l’engraissement régresse, lié à un changement notoire : le développement de systèmes d’élevage courts avec les broutards repoussés de 420 kg à 10 mois, exportés de plus en plus vers l’Italie au détriment desbœufs. Les éleveurs dépendent fortement des aides de la PAC, attribuées aux élevages en zones intermédiaires (ni montagne, ni plaine) relevant du classement en zones défavorisées, essentiellement en prairies permanentes. Les aides contribuent significativement au produit d’exploitation donc au revenu. Ce bref résumé illustre que les territoires sont en constante évolution et que les exploitations témoignent d’une capacité d’adaptation au contexte (main d’œuvre, mécanisation, fluctuations du marché, stratégies de filière).
L’étude prospective précitée identifie au regard de différents scénarios à l’horizon 2030, cinq pistes d’action pour aider les exploitations allaitantes à construire un avenir : (1) restructuration de la filière, atomisée ; (2) compétitivité des exploitations ; (3) génétique ; (4) attractivité du métier et implication locale ; (5) valorisation écologique en lien avec la biodiversité des prairies et le paysage bocager. En cohérence avec la visée du témoignage, centré sur l’agronomie, nous focalisons l’analyse critique des Politiques Publiques sur les seules pistes (2) et (5). Une limite de la démarche est liée aux interactions entre les cinq pistes, en particulier l’impact de la piste (1), qui détermine les capacités d’adaptation de la filière aux marchés impactant sur la compétitivité des exploitations plus fortement que les aides de la PAC.
Encadré n°1 : Quelques points de repère sur l’histoire de la PAC et les soutiens à l’élevage allaitant 10 et 2
L’histoire en bref : En 1957, les six Etats fondateurs de l’Union Européenne (UE) créent la PAC, en instaurant la « préférence communautaire » avec des barrières douanières aux frontières extérieures et en soutenant les agriculteurs via des prix « garantis », parallèlement à la modernisation de l’agriculture pour atteindre l’autosuffisance alimentaire. Puis l’Europe, en surproduction, réoriente la PAC : en 1992, une réforme majeure diminue progressivement les prix garantis qui s’alignent sur les cours mondiaux alors bien inférieurs à ceux de l’UE. Dès lors des aides compensatoires « couplées » à la production, directement liées à l’hectare ou à l’animal, sont octroyées aux agriculteurs afin de compenser partiellement ce différentiel de prix. L’UE s’ouvre à de nouveaux Etats membres et élargit son soutien au développement rural et à l’environnement. En 2003, une réforme conditionne l’obtention des aides au respect de critères environnementaux et de traçabilité des animaux ; la France conserve une fraction des soutiens aux aides « couplées » à l’élevage bovin viande pour maintenir cette production sensible en termes de revenu et donc menacée de déclin ; les aides en faveur des zones herbagères, en élevage, sont aussi renforcées.
L’architecture de la PAC (2015-2020) repose sur deux piliers2. Le premier attribue différentes aides sous réserve du respect des exigences de la conditionnalité, correspondant notamment aux Bonnes Conditions Agricoles et Environnementales (BCAE) : (a) des aides directes découplées versées aux éleveurs soit (i) le droit au paiement de base à l’hectare(DPB) ; (ii) le paiement vert par hectare, soumis au respect de nouveaux critères environnementaux plus exigeants (maintien des prairies permanentes, infrastructures agroécologiques, diversification des cultures) ; (iii) le paiement redistributif pour les 52 premiers hectares ; (b) des aides couplées, dégressives, à la vache allaitante. Le second pilier, confié aux régions, comprend notamment : (i) l’Indemnité Compensatoire de Handicap Naturel (ICHN) en zones défavorisées , sachant qu’en 2014, le soutien à l’herbe, objet de la Prime Herbagère Agro-Environnementale (PHAE) est intégré par souci de simplification à l’ICHN , revalorisée , dégressive, modulée en fonction du chargement (adapté aux milieux pédoclimatiques ) ; (ii) le Plan de Compétitivité et d’Adaptation des Exploitations Agricoles (PCAE), centré sur la modernisation des bâtiments, l’amélioration des conditions de travail et l’autonomie alimentaire du cheptel ainsi qu’en soutien aux transitions énergétique et agroécologique ; (iii) les Mesures Agro-Environnementales Climatiques (MAEC), facultatives, contractualisées au niveau de parcelles localisées sur des territoires à forts enjeux (biodiversité remarquable, ressource en eau) ou au niveau global de l’exploitation , dans une logique de maintien de pratiques existantes, correspondant aux MAEC Systèmes herbagers et pastoraux en région herbagère allaitante .
François Kockmann (FK) : La PAC a beaucoup évolué au fil du temps et revêt une réelle complexité dans son architecture tel que l’illustre l’encadré n°1. Toutefois, de votre point de vue de conseiller d’entreprise, quel(s) sont les faits marquants de la PAC, en longue durée et plus récemment ?
Hervé Lecatre (HL) : En longue durée, la PAC en 1992 a vraiment fait des dégâts avec la prime à l’herbe qui a induit un agrandissement à outrance des exploitations agricoles (EA). C’est là une conséquence induite par toute prime à la surface, mais en région allaitante, ce fût un fait marquant dans la mesure où une majorité d’éleveurs a extensifié ensuite les surfaces herbagères en lien avec le cahier des charges. La recherche d’optimisation des primes a généré des systèmes « intenables » quant au travail, avec des résultats dégradés au niveau du troupeau, tel que par exemple le taux de mortalité des veaux de 10 à 15 % dans certaines exploitations alors que le seuil de 7% et en deçà est à rechercher.
La PAC2 plus récente, simplifiée, est plus favorable dans la mesure où la Prime à l’Herbe Agro Environnementale et les exigences de chargement ne sont plus sources de contraintes, donc plus de liberté pour gérer le système, plus de souplesse avec en outre la renégociation de l’Indemnité Compensatoire Handicaps Naturels (2 , p13) revalorisée. Les règles, très attentives au maintien des prairies, permettent toutefois à un GAEC père et fils de prévoir une sole en cultures pour réduire les achats de paille et gagner en autonomie. Les Mesures Agro Environnementales Climatiques Systèmes herbagers et pastoraux (2, 63) ont pour logique le maintien des pratiques existantes mais leur attribution a été limitée aux EA volontaires, localisées sur les territoires les plus défavorisés pour des contraintes de budget. Quant aux Groupements d’Intérêt Economique Ecologique (GIEE), hormis celui remarquable dans l’Autunois, ils n’ont pas retenu l’adhésion des éleveurs.
FK : En 2010, la compétitivité des exploitations est apparue centrale pour s’adapter à un contexte très évolutif et améliorer le revenu. Afin d’accompagner les éleveurs vers une gestion d’entreprise, un diagnostic technicoéconomique stratégique est préconisé. Vous avez été l’un des artisans de la création et de la mise en pratique de la démarche d’audit d’exploitation3 « Construisons ensemble des réponses » : quels enseignements ?
HL : Au-delà de la très grande diversité et complexité que revêt le système allaitant, dans ma pratique de conseil, j’ai eu pour habitude de dire : il n’y a pas de bon ou de mauvais système, gras ou maigre ; l’important c’est la cohérence des choix stratégiques, entre les potentialités agronomiques, le chargement en UGB/ Ha SAU, et le système d’élevage choisi.
Ainsi, une EA avec un chargement très important sur un milieu à faible potentiel tel qu’en Val de Loire, même avec une sole en cultures autoconsommées conséquente, sera dans l’obligation d’acheter des aliments concentrés à un niveau excessif ! Inversement, en Brionnais, en terrains argilocalcaires, à bon potentiel, une EA exclusivement en herbe, peut dégager un revenu correct en choisissant des vêlages en février-mars-avril, pour une production de taurillons d’herbe vendus à partir de juin et d’engraissement à l’herbe pour les femelles. La stratégie repose sur une mise à l’herbe précoce afin de favoriser la flore de la panse des animaux qui valorisent alors à l’optimum la pousse de l’herbe au printemps : les taurillons sevrés à l’automne nécessitent un minimum de concentrés, moins de 0,25centimes d’euro /kg de poids vif produit dans ces systèmes ! Le choix de produire des taurillons d’herbe plutôt que des broutards repoussés est d’autant plus cohérent que les bâtiments sont limités en capacités. Donc viser des broutards repoussés de 420-450 kg, avec des vêlages en novembre, des rations à l’étable avec beaucoup de concentrés serait contreproductif dans ce type d’EA !
FK : Dans le PCAE (2, pp 51-54), l’élevage constitue une priorité : la volonté de rechercher l’autonomie alimentaire du cheptel est notamment affichée. Dans l’élaboration de la démarche d’audit de l’exploitation, quels sont les indicateurs retenus et pertinents par rapport à cet enjeu ?
Le diagnostic stratégique, technique et économique, est systémique ; toutefois il repose sur un critère synthétique : la production en kg de viande vif par UGB, avec des objectifs à viser en fonction des systèmes d’élevage allant de l’engraissement au maigre. Nous valorisons d’autres indicateurs tels que le coût de concentrés par kg vif produit, qui est fonction de la part d’achats et des aliments autoconsommés, évalués selon un même barème dans le réseau d’élevages. Sachant qu’au seuil de 0,45 centime d’euro ou plus par kg vif produit, cela pose question : soit c’est lié à une année de sécheresse exceptionnelle, soit c’est révélateur d’un déficit de cohérence du système fourrager, avec un chargement excessif au regard des potentialités agronomiques offertes par le milieu (terrains*climat). La production autonome constitue un autre indicateur pertinent : elle résulte de la différence entre la production brute de viande en vif en kg et la production permise par les concentrés achetés, y inclus les achats occasionnels de fourrage ; lorsqu’il est de l’ordre de 80% ou plus, le système est bien maîtrisé.
FK : Par rapport à la biodiversité, la prairie permanente se trouve fortement valorisée (2 , pp27-28) ; toutefois ne faudrait-il pas encourager les éleveurs allaitants à avoir une sole en cultures plus conséquente pour favoriser l’autonomie de leurs EA ?
HL : Un constat : l’éleveur qui choisit d’avoir une sole en céréales conséquente peut avoir tendance à être trop généreux lors de la distribution des rations ! Et accroître la sole cultivée autoconsommée génère des investissements ; or, les frais de mécanisation constituent un point de vigilance absolue, c’est là un poste clef dans le diagnostic global de l’EA. Lorsque les capacités à investir et/ou en main d’œuvre sont insuffisantes, la solution est de négocier les travaux en entreprise ou en Cuma avec chauffeur. Pour les cultures dérobées derrière les céréales : il faut bien calculer le coût de production. Par contre en milieux séchants tels que dans l’Autunois ou le Bourbonnais, avoir une sole labourable est particulièrement intéressant pour la régénération des prairies en introduisant des prairies temporaires, soit de courte durée avec une succession Ray Grass Italien /Maïs, soit d’une durée de 5 ans avec en ce cas un mélange dactyle, fétuque/trèfle.
Pour conforter l’autonomie alimentaire en unités fourragères et en protéines, la priorité reste la valorisation du système herbager. Plusieurs leviers : le choix des dates de récolte en recherchant la qualité (en fait un optimum au regard des besoins en densité énergétique des fourrages en fonction des types d’animaux) ; la réalisation de stocks suffisants pour faire face aux aléas climatiques ; la date de mise à l’herbe au printemps, avec un chargement adéquat ; la pratique du pâturage tournant pour limiter les gaspillages avec fauche des excédents afin de favoriser la repousse de l’herbe. Pousser à l’autonomie protéique avec des protéagineux (pois, féverole, lupin), c’est une stratégie inadaptée aux éleveurs allaitants sans compter la faiblesse des rendements ! Par contre, mettre l’accent sur la luzerne, plus pérenne, constitue une solution plus adaptée et intéressante de même que la diversification des prairies temporairesavec associations graminées et légumineuses, favorisant autonomie azotée, appétence alimentaire ... et biodiversité.
FK : Le diagnostic stratégique intègre une évaluation du potentiel herbager de l’EA. Quelles sont les bases agronomiques mobilisées ?
HL : Pour ma part, je croise mes propres connaissances issues de mes observations au fil des années de conseil, les références issues des travaux en R&D4 conduits sur ce sujet ainsi que les résultats des réseaux d’élevage « inosys »5. Pour que le diagnostic global soit pertinent, je suis attentif à la diversité des parcelles (productivité, qualité, résistance à la sécheresse) et j’intègre les besoins des animaux, très variables selon les systèmes. J’évalue ainsi les marges de sécurité nécessaires pour le pilotage annuel du troupeau en particulier pour aborder l’été avec environ 20 jours « de stock d’avance sur pied » et pour la constitution des stocks fourragers suffisants pour l’hivernage, environ 5 mois. C’est déterminant avec le changement climatique d’intégrer au mieux la variabilité du potentiel herbager de l’EA !
FK : La Chambre d’agriculture a multiplié et diversifié les démarches, parfois en partenariat avec les autres structures de développement, pour sensibiliser les éleveurs à l’importance de « cultiver l’herbe ». Les résultats ont été mitigés pour ne pas dire décevants sauf exceptions : pour quelles raisons ? En parallèle, une pratique agronomique vertueuse comme le compostage, qui a fait l’objet de travaux de R&D dans les années 2000, semble aujourd’hui très intégrée : ce constat est-il à relier au Programme de Maîtrise des Pollutions d’Origine Agricole (PMPOA) ?
HL : La gestion de l’herbe évolue depuis 3 à 4 ans : les techniciens des groupements de producteurs, du Groupement Défense Sanitaire, des syndicats de contrôle ont pris conscience de l’enjeu que constitue la valorisation de l’herbe. Je pense que la Chambre d’agriculture était trop seule, avec en plus une image associée au réglementaire (PMPOA, PAC, Directives Nitrates) plus qu’au technique ; aujourd’hui toutes les structures portent un message commun sur l’herbe. Quant à la pratique du compostage, son succès résulte à mon sens du travail de R&D fait en amont par la CA, de l’implication des Cuma via les agroéquipements, de la souplesse d’épandage et de la sécurité sanitaire par rapport au fumier dans le cadre du PMPOA. Ce dernier, avec la mise aux normes des silos a été fatal à l’ensilage, technique souvent remplacée par l’enrubannage généralisé, avec toutes ses conséquences sur le coût et le recyclage des plastiques !
FK : Par rapport aux mesures d’accompagnement par les Politiques Publiques à venir, quelles sont les axes prioritaires ?
HL : Pour conforter la compétitivité des EA, nous avons bénéficié du soutien du Conseil départemental puis celui du Conseil Régional pour réaliser en Saône et Loire successivement 100 diagnostics stratégiques puis 450 : une prestation source de valeur ajoutée reconnue par l’éleveur. Dans la mesure où il faut environ par EA, trois jours et demi pour poser le diagnostic, proposer des pistes d’adaptation et bâtir un plan d’action concerté et partagé par l’exploitant, c’est une prestation conditionnée par le soutien des Politiques Publiques pour entrevoir sa généralisation : il en reste environ 800 à réaliser en Saône et Loire et peut-être davantage !
Une problématique majeure émerge avec le réchauffement climatique : la paille utilisée en litière est quasi toute importée de régions céréalières parfois éloignées. Par économie au niveau énergétique, rechercher plus d’autonomie est indispensable à terme : dans cette perspective, (a) viser une évolution des bâtiments existants (avec aires paillées à 100% vers des aires râclées) et concevoir des bâtiments de stockage des fumiers avec couverture en photovoltaïque ; (b) favoriser le développement de la sole en céréales (avec autoconsommation mais aussi vente du grain) ; (c) valoriser le bocage en plaquettes. Voilà trois leviers stratégiques que la PAC devrait fortement accompagner pour anticiper sur un transfert entre régions céréalières et d’élevages qui sera plus difficile avec « l’agriculture carbonée ». Le premier levier relève de l’actuel PCAE ; le second renvoie à la nécessité de desserrer les contraintes relatives au maintien du ratio de prairies permanentes au niveau régional (2 p 27) ; quant à la valorisation du bocage, une suggestion est faite dans l’encadré n°2. Bien sûr, il y a sûrement d’autres pistes en se référant à l’étude prospective à horizon 2030.
FK : avec le recul que vous avez aujourd’hui au terme de votre carrière (1980 – 2020), quels impacts ont eu les Politiques Publiques dans l’exercice de votre métier de conseiller ? quelles évolutions observées et vécues ? Au cours des dernières années, vous avez assumé la responsabilité de chef du service Entreprises et Formation alors que les Chambres d’Agriculture sont confrontées à la marchandisation du conseil pour équilibrer leurs budgets : quelles limites pour accompagner le développement ?
HL : Lorsque j’ai débuté, il y avait un côté « bon Samaritain » dans le métier de conseiller : tout était gratuit, avec des relations sociales et humaines simples. En 1992, la PAC a modifié la donne : ce n’était pas si simple à expliquer déjà, avec les modes de calcul et les conditions à remplir ! en 1994, le PMPOA est initié : ce fût un chantier énorme durant plus de dix ans ; simultanément la création de la zone vulnérable du Val de Loire, soumise à la Directive Nitrates sans oublier les bassins versants des ressources en eau superficielles. Donc une montée en puissance des réglementations qui a transformé le métier de conseiller. Une prestation telle que le plan de fumure global de l’exploitation a alors connu un fort développement, constituant un outil d’optimisation technique mais répondant aussi aux exigences de traçabilité induites par l’octroi de la Prime Herbagère Agro-Environnementale.
Aujourd’hui, même si les éleveurs ont mieux intégré la gestion administrative de leur exploitation, tous les conseillers d’entreprise (Chambre d’agriculture et Centres de Gestion) sont mobilisés pour les accompagner au sujet de la « déclaration PAC » chaque année du 1/04 au 15/05, exclusivement : c’est un « vrai souci » pour les conseillers, exposés aux erreurs dans le maquis des réglementations et dans l’interprétation des règles qui ne cessent de se complexifier ! C’est en fait hyper-stressant tant pour les conseillers que pour les agriculteurs, toujours exposés à des contrôles souvent pointilleux, dénués de sens pratique et lourds en pénalités financières. Il arrive de conseiller aux agriculteurs de prendre des marges supplémentaires par rapport aux exigences réglementaires pour être à l’abri de tout risque de mauvaise interprétation ! Nous sommes au bout d’un système, devenu insupportable ! même si nous avons bénéficié le plus souvent de l'expertise d'agents compétents et dévoués de la Direction Départementale Agriculture et Forêt, aujourd’hui Direction Départementale des Territoires.
Fort heureusement, je suis resté très motivé par le conseil stratégique aux moments clefs de la vie d’une EA : installation, Plan de Développement, mise aux normes, agrandissement et cessation. Avant de m’impliquer fortement dans l’Audit d’EA déjà évoquée, j’ai initié avec certains collègues une formation « Dégager du revenu en système allaitant », qui a connu un réel succès : chaque éleveur était invité à partir de l’analyse technico-économique préparéeen amont, à identifier les atouts et les faiblesses de son EA, son niveau d’Excédent Brut d’Exploitation à atteindre en précisant le but recherché avec l’amélioration visée ; l’éleveur clarifiait et se fixait ainsi ses objectifs. Ensuite les échanges et partages d’expériences entre éleveurs étaient très riches : les témoignages entre eux restent irremplaçables !
Quant à la marchandisation du conseil, la Chambre d’agriculture de Saône et Loire s’y est préparée très tôt en adaptant son modèle économique ; les conseillers ont développé des prestations très professionnelles, objet d’une démarche de certification par rapport à la qualité. L’organisation interne, basée sur un double réseau d’agents, les uns conseillers d’entreprise, en proximité des exploitants, ancrés sur les territoires et les autres, conseillers spécialisés par filière, me parait essentielle à maintenir.
FK : La biodiversité en région allaitante ce sont aussi les haies : leur entretien avec l’agrandissement des EA a constitué un thème de l’expérimentation Plan de Développement Durable (1993-98) ; les haies ont ensuite fait l’objet d’accompagnement lors des Contrats Territoriaux d’Exploitation (1999-2002). Dans la PAC récente, les haies sont soumises à la réglementation PAC - BCAE7 2(p 68-70) : les opérations de destruction, déplacement, remplacements sont très encadrées et les opérations d’entretien doivent s’inscrire dans un calendrier précis. En Saône et Loire, une dynamique a été engagée pour créer une filière locale afin de valoriser la taille des haies en plaquettes, utilisées en combustible ou en litière. Quelle suggestion pour que la PAC, au-delà des injonctions réglementaires, soutienne cette dynamique ?
Bertrand Dury (BD) : La priorité est de promouvoir le plan de gestion et de valorisation du patrimoine bocager de l’EA, démarche initialement mise au point par E. Bourgy6,soutenue par la région Bourgogne Franche-Comté. Le plan de gestion durable de la haie (PGDH) a été standardisé au niveau national (APCA) et intégré dans plusieurs démarches de certification (Label Haie, plan bas carbone…). Le plan a pour objet de réaliser l'inventaire sur l'état du linéaire, de le qualifier en fonction des essences environnantes, de leur vigueur, de la nature du sol, des ressources hydriques, de l'orientation puis d’estimer le potentiel de bois. Un potentiel supplémentaire est ensuite évalué en identifiant les haies basses retenues pour être orientées en haies hautes, la replantation de haies, l’enrichissement des ripisylves ou la régénération ou création d'arbres têtards...L’expertise conduit in fine à déterminer la quantité de bois que l’éleveur peut prélever chaque année ainsi que le potentiel valorisable à 5/10 et 15 ans. L’objectif du PGDH est donc de réaliser un inventaire quantitatif et qualitatif du bocage présent et de donner des orientations de gestion sylvicole à 15 ans, des haies dans le but de produire de la biomasse et contribuer à la biodiversité.
Pour le promouvoir auprès d’un nombre conséquent d’exploitations, la PAC pourrait accorder plus de souplesse à la BCAE7, particulièrement rigide dès lors qu’il y a un plan de gestion : ce serait envoyer un signal positif de reconnaissance aux éleveurs qui de fait choisissent de « cultiver » la biodiversité ! Ce serait conforter à l’échelle territoriale la filière locale, résultat d’une coopération entre structures (Chambre d’agriculture, -ADEME-DDT-FD Cuma-Conseil départemental-Fédération des Chasseurs-ONCFS) 7.
FK : La MAEC Système Herbager et Pastoral (2, p63) s’inscrit dans une logique de maintien de pratiques existantes, incluant un engagement de résultat sur certaines « surfaces cibles », témoins d’une conduite préservant l’équilibre agroécologique des prairies. Vous avez accompagné les éleveurs qui ont souscrit cette mesure : quel retour d’expérience ?
BD : Les « surfaces cibles » correspondent aux prairies permanentes à flore diversifiée sur l’exploitation.La mesure est intéressante dans le sens où les agriculteurs s’engagent sur la richesse botanique de leur prairie liée à leurs propres itinéraires techniques plutôt que de contractualiser pour un respect de l’encadrement de leurs pratiques. Les agriculteurs sont les premiers à apprécier la reconnaissance de leur savoir-faire : la biodiversité est considérée non plus comme une contrainte mais devient un facteur de production et la résultante de pratiques agricoles pertinentes et appropriées. Ce sont les bases de l’agroécologie. Pour accompagner cette mesure, nous avons animé en amont une formation afin que les éleveurs soient en capacité de reconnaître la flore des prairies, en particulier les plantes indicatrices, révélatrices d’un système de pratiques adaptées au milieu et à son potentiel. La démarche a été très bien vécue par les agriculteurs. De ce fait, nous avons sur le site Natura 2000 du Val de Loire, réalisé un guide d’autodiagnostic des prairies naturelles en focalisant sur les plantes indicatrices de pratiques adaptées. L’initiative vise aussi à sensibiliser les éleveurs à l’intérêt de connaître la biodiversité de la flore de leurs prairies pour mieux identifier les pratiques favorables ou perturbatrices.
FK : En Zone Natura 2000, les différentes générations de MAE ont visé à préserver des prairies « remarquables », avec le respect de cahiers des charges excluant en particulier toute fertilisation, organique ou minérale. Quel retour d’expérience sur leur impact en longue durée ?
BD : Sur les prairies inondables du Val de Loire, en milieu sableux séchant, conduites avec cette exigence depuis plus de 10 ans, nous observons des impacts sur (i) la réserve utile du sol, occasionnant beaucoup plus rapidement l’arrêt de pousse de l’herbe en période de sécheresse, -c’est un constat objectivé, lié à l’absence de fertilisation organique ; (ii) la diversité floristique de la prairie avec un appauvrissement des espèces intéressantes et une régression du potentiel de production. Ces constats illustrent que les pratiques traditionnelles avec apports modérés de matière organique et pâturage du regain entretiennent l’activité biologique du sol et sa biodiversité, créant ainsi un écosystème durable ! C’est toute la question de la reconnaissance du savoir expérientiel systémique des agriculteurs qui se trouve posée.
FK : Vous avez été recruté en 2001 par la Chambre d’agriculture, qui souhaitait se doter d’une capacité d’expertise en biodiversité. Aujourd’hui, responsable du pôle Environnement et par ailleurs référent APCA sur les zones humides, vous êtes fréquemment confronté aux Politiques Publiques dans l’exercice de vos missions : quels traits dominants ?
BD : Le plus dur, c’est le manque de lisibilité sur le terrain ; prenons le cas des cours d’eau, qui obéissent à trois référentiels cartographiques différents : la PAC a défini le sien pour la localisation des bandes enherbées ; le code de l’environnement définit également la notion de cours d’eau pour l’application de la police de l’eau (distance d’épandage, travaux hydrauliques) ; enfin pour l’épandage des produits phytopharmaceutiques et de leurs adjuvants, une troisième carte vient préciser la notion de point d’eau. Cette situation se concrétise sur le terrain par un vrai « casse-tête » dans l’application des mesures avec des contradictions, sans compter les ambiguïtés récurrentes dans l’interprétation des textes ! C’est énergivore ! Alors, dans ma pratique professionnelle, je partage bien volontiers mon expertise de terrain avec les services décentralisés de l’Administration en amont ; cette posture constructive contribue à mieux ajuster les dispositions en intégrant la diversité de nos territoires. Les conflits résultent souvent d’une méconnaissance réciproque entre les acteurs sur les enjeux ; ce fût le cas avec la réglementation sur les zones humides qui a conduit à la négociation, sous l’égide du Préfet à une Charte8 sur les zones humides et les travaux hydrauliques ruraux en 2011, qui donne satisfaction dans sa mise en pratique à tous les parties prenantes ; élargie en 2019à la région Bourgogne Franche Comté, la Charte, démarche pédagogique, est aujourd’hui perçue positivement par les services de l’Etat.
En conclusion
Les deux entretiens convergent sur la complexification, le manque de lisibilité et la lourdeur administrative des dispositions et des mesures de la PAC : les conseillers en Chambre d’agriculture (ainsi qu’en Centre de Gestion) assument l’interface entre les agriculteurs et l’administration, qui exerce prioritairement une fonction de contrôle, mal vécue sur le terrain. Certes l’octroi d’aides publiques conséquentes a pour corollaire la vérification du bien fondé de leurs attributions, sans justifier toutefois le climat anxiogène qui prédomine aujourd’hui !
Le conseil en agriculture, autrefois standard, est aujourd’hui traversé par quatre grands types de transformations 9. Conseiller aujourd’hui, c’est : (1) accompagner l’agriculteur dans l’innovation en recherchant ses propres solutions ; (2) agencer des connaissances dans une logique d’expertise pour poser des diagnostics ou bâtir des études prospectives ; (3) aider les agriculteurs à intégrer dans leurs pratiques de multiples normes et réglementations ainsi que les exigences de traçabilité ; (4) négocier avec de nouveaux opérateurs de développement au niveau des territoires. Or, l’innovation (1) que chacun reconnaît déterminante en agronomie est en contradiction avec l’hyper-réglementation (3) ! C’est tout le sens de l’impasse évoquée au sujet de l’évolution de la PAC !
Enfin, les témoignages illustrent la complémentarité des métiers au sein d’une équipe. Pour le conseiller d’entreprise, le conseil stratégique apparaît central et systémique, - l’agronomie, recouvrant la biodiversité ordinaire est « enchâssée » entre la zootechnie, l’organisation du travail et l’économie. Pour le conseiller en agroécologie, la mission est orientée davantage vers la préservation des enjeux environnementaux, en l’occurrence la biodiversité remarquable, où là encore l’enchevêtrement normatif conduit parfois à des effets pervers alors que l’exploration des mesures basées sur un engagement de résultats semble très intéressante et motivante, - les agriculteurs sont sensibles à la reconnaissance de leur savoir-faire.
Notes
[1] Les références bibliographiques, numérotées en format exposant de 1 à 10 sont à retrouver à la fin du texte.
Références bibliographiques
1 Chambre d’agriculture et DDT/ Préfecture (2010). L’avenir des exploitations du Bassin allaitant en Saône et Loire -Rapport de synthèse rédigé par Ezerzer M., Faure A., Dubreuil S - 51 pages + annexes.
2Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (2020). La PAC en un coup d’œil – Document édité en avril 2020, 20 pages + annexes.
3Chambre d’Agriculture de Saône et Loire (2016). Audit d’exploitation « Construisons ensemble desréponses » - Dépliant. https://bourgognefranchecomte.chambres-agriculture.fr/saone-et-loire /audit d’exploitation /techniques-infos/entreprise
4Gateau C., Novak S., Kockmann F., Ruget F., Granger S.,2006. Evaluation du potentiel herbager et de sa variabilité dans le bassin d’élevage allaitant de Saône et Loire. Régionalisation de la démarcheInformations et Suivi Objectif des Prairies (ISOP). Fourrages, 186, 257-269.
5 Inosys réseaux d’élevage -Exploitations avec bovins viande. Indicateurs technico-économiques -Race charolaise -Campagne 2018. -Institut de l’élevage -17pages +annexes
6Alterre Bourgogne Franche Comté (2015). Les haies, une opportunité pour les agriculteurs -Témoignage d’Etienne Bourgy, chargé de projet en Energie à la Chambre d’Agriculture de la Nièvre. Repères n°70 -La trame verte et bleue : pour concilier aménagement et biodiversité.
7Chambre d’agriculture, -ADEME-DDT-FD Cuma-Conseil départemental-Fédération des Chasseurs-ONCFS (2016). Guide de Gestion et d’Entretien du Bocage à l’usage des Exploitants agricoles et de tous les gestionnaires du bocage en Saône et Loire. 10 fiches+ annexes.
8Charte relative aux Zones humides et Travaux hydrauliques ruraux en Saône et Loire (juin 2011). Collectif avec comité de rédaction : Borey L., Dury B., Kockmann F., (Chambre d’agriculture) ; Guérin N., Limanton M, (Direction Départementale des Territoires) ; l’appui scientifique de Trouche G. (AgrosupDijon). Texte de la charte Référentiel technique associé.
9 Compagnone, C., Kockmann, F., Lémery, B., Moretty, P., Petit, S., 2010. Organiser le conseil en chambred’agriculture : un outil de diagnostic et de réflexion prospective. In FaçSade, Résultats des recherches du département INRA-SAD, 2010/31, 4p. Consulté le 03/02/2021 sur : https://www.researchgate.net/publication/341772905_Organiser_le_conseil_en_chambre_d'agriculture_Un_outil_de_diagnostic_et_de_reflexion_prospective
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Direction Départementale d’Agriculture et de la Forêt en Saône et Loire (2008) – La filière bovine en Saône et Loire. Le plus grand troupeau allaitant de France. Bulletin de la DDAF-Service de droit rural et de valorisation des données (décembre 2008), 8 pages ddaf.saone-et-loire.agriculture.gouv.fr
webissimo-ide.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/126_publication_cle27765e.pdf