Aller au contenu principal

Éditorial

Philippe Prévost1, Guy Trébuil2, François Kockmann3, Philippe Martin4 et Philippe Cousinié5

1Agreenium, l’Alliance de la formation et la recherche pour l’agriculture, l’alimentation, l’environnement et la santé globale philippe.prevost@agreenium.fr

2 Cirad, guy.trebuil@cirad.fr

3 Ex-directeur de la chambre d’agriculture de Saône et Loire, françois.kockmann@wanadoo.fr

4 AgroParisTech, philippe.martin@agroparistech.fr

5 DGER, réso’THEM, philippe.cousinie@educagri.fr

Depuis 2017, notre revue consacre un numéro sur quatre aux démarches cliniques en agronomie, à la fois pour mettre en visibilité des expériences d’agronomes où le raisonnement agronomique s’appuie sur des situations de diagnostic partagé et de co-construction de solutions techniques, et pour approfondir cette notion de démarche clinique en agronomie. Après les numéros de 2017, qui visait la valorisation d’une activité importante de l’Afa, les Ateliers-Terrain, et de 2019, centré sur les démarches cliniques aux échelles de la parcelle et du système de culture, ce numéro répond à l’objectif de faire un point sur leur usage à l’échelle du territoire, d’illustrer ces démarches dans ce que certains nomment l’agronomie territoriale, et d’en estimer le degré d’opérationnalité.

L’évolution des objets d’étude de l’agronome et de ses façons d’agir étant associées à la montée en visibilité de l’agronomie des paysages et des territoires, l’agronomie a ainsi ouvert de nombreux fronts de recherche, d’approches inédites, et d’innovation prenant en compte des échelles spatiales et niveaux organisationnels de plus grande dimension que la parcelle cultivée ou l’exploitation agricole (Boiffin[1]et al., 2014). Les montées en puissance des problématiques environnementales, de la multifonctionnalité des agroécosystèmes, des services écosystémiques rendus, et des démarches participatives ont également soutenu le développement des approches territoriales en agronomie lors des trois dernières décennies pour traiter des thématiques comme le changement d’usage et la dégradation des terres et de la ressource eau, la gestion de la biodiversité et la réduction de l’usage des pesticides, l’adaptation au changement climatique, etc. Cela amène à travailler sur la gestion de l’espace rural en intégrant une diversité plus étendue d’échelles spatiales et de temps (avec le dilemme entre la prise en compte du temps long et la demande de réponses aux questions sur des temps de plus en plus courts) en appui aux projets intégrateurs de collectifs d’acteurs locaux et au développement territorial.

La diversité croissante d’acteurs et de parties prenantes au niveau du territoire rend caduques l’usage de recommandations prescriptives standard. La co-construction de solutions aux problèmes collectifs est alors nécessaire. Il s’agit pour cela de prendre en compte différents intérêts, valeurs et motivations, dont certains peuvent remettre en question et faire débat à propos des connaissances agronomiques acquises aux échelles inférieures, ainsi que les indicateurs d’évaluation de nouveaux systèmes de culture et de production intéressant les parties concernées. Cela oblige l’agronome à élargir son champ de vision pour se confronter aux savoirs et points de vue des différents acteurs, et de trouver sa place parmi des gestions sectorielles de l’espace rural, à objectifs variés voire divergents.

A l’échelle d’un territoire, les démarches cliniques en agronomie sont bien plus complexes à mettre en œuvre, car il faut concevoir des méthodes pour prendre en compte l’importance du dialogue, des échanges de connaissances et de points de vue, des mécanismes de coordination et de négociation entre acteurs, à l’interface entre dynamiques agroécologiques et sociales. Il en est de même dans la pratique de l’agronome contribuant au développement territorial, pour faire émerger des solutions de co-viabilité d’évolutions, acceptables pour le plus grand nombre et en faveur de l’intérêt général.

Dans ce numéro est ainsi proposée une diversité d’approches, méthodes et outils pour mieux intégrer les connaissances (différentes sources et échelles), le changement voire l’urgence, le risque et l’incertitude, et stimulant créativité et gestion adaptative des agroécosystèmes : expérimentation avec acteurs du territoire, modélisation dynamique et spatialisée, jeux sérieux en appui au développement territorial, outils de formalisation des connaissances, animation de collectifs d’agriculteurs, etc.

 

Le numéro est organisé en quatre parties.

Les démarches de conception de systèmes agricoles à l’échelle du territoire.

Les trois textes de cette partie présentent des exemples de démarches cliniques dans la conception ou reconception de systèmes agricoles à l’échelle du territoire.

Audrey Naulleau et ses co-auteurs montrent ainsi comment des modèles de simulation peuvent stimuler la réflexion multi-acteurs afin de penser l’adaptation au changement climatique dans un bassin versant viticole languedocien hétérogène.

L’article suivant de Guy Trébuil et al. illustre une forme d’association entre le diagnostic agronomique et la modélisation d’accompagnement afin à la fois de comprendre les dynamiques à l’œuvre, partager les connaissances et points de vue, et d’agir collectivement pour limiter le risque de dégradation des terres arables en milieu montagnard.

Enfin le troisième texte de Sylvain Gutjahr et al. propose le témoignage d’une démarche d’accompagnement à la reconception du système agricole à Mayotte valorisant le modèle de jardin forestier mahorais. Cette démarche collective s’appuie sur la mise en synergie des travaux de recherche, formation et développement menés par le lycée agricole local.

 

Des méthodes agronomiques pour la gestion des ressources naturelles à l’échelle territoriale

Cette partie réunit cinq textes qui ont pour point commun de centrer leur propos sur la gestion de ressources naturelles à l’échelle du territoire.

Caroline Petit présente un travail de recherche qui s’appuie sur le concept de métabolisme agri-alimentaire. Par une démarche systémique d’identification et d’évaluation des flux de matières et d’énergie à l’échelle du territoire, de la production agricole jusqu’au traitement des déchets, elle met en évidence l’enjeu pour les agronomes de connaître la diversité de ces flux selon les systèmes de production du territoire, le métabolisme agri-alimentaire étant alors un concept clé pour aider aux choix d’évolution de systèmes agricoles d’un territoire.

Puis Philippe Lagacherie et ses co-auteurs rendent compte d’une démarche participative de partage des savoirs sur les sols d’un territoire d’une aire d’alimentation de captage d’eau potable. Les ateliers participatifs ont permis de co-construire un zonage pédologique concerté permettant d’orienter le choix de mesures correctives pour la reconquête de la qualité de l’eau.

Le troisième texte de Leclercq et al. illustre comment la méthode ABC’Terre (Atténuation du Bilan de gaz à effet de serre intégrant le stockage de Carbone des sols à l’échelle des Territoires) constitue une démarche clinique à l’échelle du territoire. Cette démarche participative, qui consiste en la réalisation du diagnostic partagé du stockage de carbone et des émissions de GES au sein d’un territoire agricole, ainsi que la production d’un plan d’action, a été menée sur quatre territoires et l’analyse comparative du processus et des résultats permet d’identifier les facteurs de succès et les points de vigilance pour le déploiement de la démarche, aux usages diversifiés, et notamment sa généralisation dans le contexte de la labellisation bas carbone.

Ouvry et Richet, quant à eux, nous proposent une analyse de l’expérience d’une démarche pluridisciplinaire à l’échelle territoriale pour la gestion de la lutte contre l’érosion des sols. Dans les départements de la Seine Maritime et de l’Eure, à une échelle intercommunale, la démarche a consisté à mener un diagnostic pluridisciplinaire, avec une dimension technique (processus de ruissellement et d’érosion, et pratiques agricoles), une dimension politique (connaissance et partage des enjeux par les élus), et une dimension humaine et sociale (acceptabilité des changements individuels et collectifs).

Enfin, Maud Quinio et al. s’intéressent dans leur texte aux modes de capitalisation des connaissances agronomiques permettant des apprentissages en faveur de pratiques agroécologiques. L’analyse de l’usage d’outils variés (ici l’arbre fonctionnel d’exploration, le tableau biologie-fonction-technique relatif à un bioagresseur, et le schéma logique d’action) dans le cadre d’ateliers participatifs, a permis la formalisation des connaissances issues de la recherche et de la pratique, transférables à d’autres situations.

 

Des approches multi-acteurs pour la réduction de l’usage des produits phytosanitaires

Cette partie regroupe quatre textes qui concernent des démarches favorisant la réduction de l’usage des produits phytosanitaires dans une démarche territoriale.

Cerrutti et al. témoignent d’une démarche territoriale innovante d’agriculteurs visant à faire évoluer les pratiques phytosanitaires sur la culture de colza. Dans le cadre d’un projet multi-partenarial (recherche, développement, opérateurs économiques) associant 11 agriculteurs, une recherche-action de suivi des populations des ravageurs du colza et de leurs auxiliaires montre que la régulation naturelle des coléoptères ravageurs du colza peut être efficace pour réduire les niveaux de pression des insectes ravageurs tout en réduisant les applications d’insecticides.

Grégoire Leclerc et ses co-auteurs analysent l’usage, imposé par la pandémie Covid-19, de simulations interactives visuelles au moyen de la plateforme Zoom pour améliorer la gestion de la rouille orangée du caféier en Amérique Centrale avec les acteurs concernés de plusieurs pays, et analyse les avantages et inconvénients d’une telle méthode par rapport aux ateliers en présentiel classiques.

Le témoignage des agronomes d’AVSF travaillant avec des exploitations agricoles aux caractéristiques particulières en Afrique de l’Ouest rapporte leur expérience de l’usage de la méthode des champs-écoles pour favoriser la diminution de l’usage des pesticides sur les exploitations agricoles d’Afrique de l’Ouest.

Enfin, l’expérience de la Fédération Régionale Ouest des CUMA dans l’évolution des méthodes d’animation pour l’usage des agro-équipements est relatée par Hervé Bossuat. La réduction des produits phytosanitaires pouvant bénéficier de l’amélioration des usages des agro-équipements, au-delà des achats de matériel en commun, un dispositif d’accompagnement global, qui va de la démonstration d’innovations d’agriculteurs à des formations-actions, montre comment les apprentissages au sein d’un collectif local sont des vecteurs de transformation des pratiques à l’échelle territoriale.

 

Des actions d’agronomes dans des logiques territoriales d’économie circulaire

Cette dernière partie propose trois textes qui traitent de démarches cliniques dans une logique d’économie circulaire, favorisant la réduction, la réutilisation, le recyclage et la récupération des matières dans et entre les différents secteurs économiques.

Vigne et al. s’appuient sur un projet de recherche-action sur l’Ile de la Réunion. Ce projet s’est inscrit dans une démarche multi-acteurs, allant d’un diagnostic à l’échelle du territoire comprenant les inventaires de la disponibilité des biomasses localement produites et valorisées ou valorisables en agriculture, les gestionnaires de ces biomasses et les problématiques liées à leur gestion, jusqu’à l’analyse de solutions de valorisation de biomasses à partir de cas d’étude existants.

Puis deux témoignages de groupes d’agriculteurs mettent en valeur des démarches collectives à l’échelle territoriale qui s’appuient sur un diagnostic puis sur l’engagement vers de nouvelles pratiques. Hirissou rapporte l’expérience à visée d’autonomie protéique dans l’alimentation des animaux d’un GIEE d’éleveurs producteurs de lait et de viande en Dordogne. Après avoir réalisé un diagnostic agronomique, zootechnique et économique de la situation locale, l’engagement vers un nouveau système fourrager intégrant des légumineuses dans les systèmes de culture a créé un nouveau besoin d’animation agronomique pour accompagner une dynamique d’innovations désormais continue. Bourgy et Kockmann, quant à eux, témoignent de la mise en place d’une filière de gestion et de valorisation des haies au sein d’un territoire d’élevage de la Nièvre, la haie étant valorisée à la fois en litière pour les animaux et en bois-énergie. Cette démarche, multi-acteurs, initiée par une CUMA, a créé une dynamique collective :  la création de deux GIEE  et la mise en pratique du Plan de Gestion Durable de la Haie au niveau d’un nombre croissant d’exploitations.

 

A l’issue de ce numéro, nous ne pouvons qu’être étonnés de la diversité des problématiques et des approches proposées pour des démarches cliniques qui, elles, s’appuient toujours sur un diagnostic initial et un accompagnement des acteurs vers des solutions innovantes. En cela, ce numéro constitue un plaidoyer en faveur d’initiatives locales qui peuvent être ensuite fédérées sur des territoires ou modélisées pour permettre une diffusion plus large. Ce mouvement ascendant pourra-t-il permettre la transition agroécologique qui paraît si difficile à mettre en œuvre par le biais des institutions politiques et socio-économiques ? Il faut l’espérer, car la note de lecture proposée en conclusion de ce numéro par François Kockmann à propos du rapport du CGAAER sur la déclinaison régionale du Plan Agro-Ecologique pour la France (PAEF) de fin 2020 nous montre à quel point nous sommes encore loin de cette transition dans tous les territoires et les exploitations agricoles.

Nous vous souhaitons une bonne lecture !
 

[1] Boiffin J, Benoît M, Le Bail M, Papy F, Stengel P. 2014. Agronomie, espace, territoire : travailler « pour et sur » le développement territorial, un enjeu pour l’agronomie, revue Cahiers Agricultures vol.23 n° 2, 72-83.

Les articles sont publiés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 2.0)

Pour la citation et la reproduction de cet article, mentionner obligatoirement le titre de l'article, le nom de tous les auteurs, la mention de sa publication dans la revue AES et de son URL, la date de publication.