Construction d’un dispositif d’accompagnement de l’intensification agroécologique des jardins mahorais
Sylvain GUTJAHR1,2 – Laëtitia VANNESSON1,3 – Klelia BERGER CLUZEL1,4 – Cécile MORELLI1,5 – Luc-Olivier WALDMEYER1,6 – Abdallah SAID-MASSOUNDI1,6 – Géraldine JOURDAN-JOLY1,6 – Kadafi SAID7 – Emmanuel DESDOIGTS8
1 EPNEFPA de Mayotte, BP2 Coconi 97670 Ouangani
2 Chargé de projet Agroforesteries à l’EPNEFPA et chargé de mission Transfert d’innovations au RITA Mayotte. Courriel : sylvaingutjahr@gmail.com
3 Directrice de l’exploitation agricole, EPLEFPA d’Opunohu, Polynésie Française
4 Coordinatrice des formations courtes, CFA-CFPPA de Mayotte
5 Réseau Rural de Mayotte et Coopération régionale (Interreg)
6 Lycée professionnel agricole de Mayotte
7 Chambre de l’agriculture, de la pêche et de l’Aquaculture de Mayotte
8 Ingénieur conseil en développement agricole et rural chez RADIS
Introduction
Les territoires ultra-marins ont en commun d’avoir développé des formes d’agriculture environnementalement et socialement durables basées sur le partage et l’entraide, la diversité des productions pour répondre aux besoins alimentaires des familles, ainsi que sur les associations et rotations culturales afin de respecter les préférences écologiques des cultures et ne pas dégrader de manière irréversible les surfaces défrichées. On retrouve ainsi en Nouvelle-Calédonie les jardins kanaks, dans les Antilles les jardins créoles, les abattis-brûlis en Guyane et à Mayotte le jardin mahorais, décliné sous de nombreuses formes.
L’histoire agraire de Mayotte est peu documentée. Les connaissances disponibles permettent cependant de mieux cerner le contexte agricole contemporain et le profond attachement des habitants à leurs parcelles familiales et au modèle des jardins mahorais.
L’agriculture locale a été façonnée par :
- les vagues successives de peuplement en provenance d’Afrique de l’Est, de Madagascar et d’Europe,
- quelques événements climatiques, comme les cyclones de 1898, Kamisy en 1984 ou encore Feliksa en 1985, qui ont dévastés les infrastructures et les plantations (Audru et al., 2002),
- la vaine tentative française à la fin du XIXe siècle de faire de l’île une seconde colonie sucrière dans l’Océan Indien,
- la période de reconversion post économie de plantation au début du XXe siècle qui avait pour but de diversifier les cultures d’exportation en faisant émerger les filières de la vanille, l’ylang-ylang, le sisal, la citronnelle, le basilic, le café, le cacao et étendre la cocoteraie mahoraise pour la production de coprah (Losch et Sourisseau, 2002).
Durant ces décennies, les terres les plus fertiles et les plus faciles à cultiver furent destinées aux sultans puis aux plantations coloniales. Cela obligea les mahorais à cultiver les zones non valorisées des concessions ou la périphérie des plaines côtières, souvent sur des terres pentues qu’ils ont dû défricher. Ces champs vivriers ont perduré et l’agriculture familiale de plantation a progressivement remplacé les grandes sociétés coloniales agro-industrielles fortement impactées par les crises économiques puis par la concurrence des îles voisines (Losch et Sourisseau, 2002).
De nos jours, les meilleures terres ne sont plus destinées aux grandes cultures, qui ont presque totalement disparu de l’île, mais elles ne sont pas pour autant disponibles pour les agriculteurs. Lorsqu’ils sont propriétaires, les mahorais sont profondément attachés à leurs parcelles familiales, qu’ils cultivent assidûment sur leur temps libre ou qu’ils destinent après divisions à la construction d’habitations. À cela s’ajoutent la spéculation foncière, les problèmes de parcelles en indivision ou non titrées, la prudence du Conseil Départemental à céder les terres dont il a la gestion à cause de la pression urbaine liée au contexte démographique et les occupations illégales bloquant ou ralentissant la vente de terrains. Les agriculteurs sont alors sans cesse contraints de se satisfaire des terres les plus difficiles à mettre en valeur que sont les parcelles boisées, en pente (Figure 1), de faible qualité agro-pédologique ou celles éloignées des principaux points d’accès (routes, pistes). Ils font alors face aux critiques, à tort ou à raison, de participer à la déforestation de l’île et à la dégradation des sols.
Une production agricole reposant sur une diversité d’exploitations
L’agriculture mahoraise est principalement familiale et vivrière, et repose sur une hétérogénéité des systèmes de production. L’île comptait en 2010 près de 16 000 exploitations réparties sur 7 100ha, dont 44% de moins 0,25ha et 92% de moins de 1ha (les données du recensement général agricole de 2020 ne sont pas encore disponibles). Les systèmes en polyculture associée caractérisent ces très petites exploitations agricoles familiales (Deffontaines, 2013). Ils sont extrêmement diversifiés de par la grande variabilité de couvert arboré qu’ils présentent, qui peut aller de quelques agrumes, anones et cocotiers favorables aux cultures héliophiles à une fermeture presque complète de la canopée favorisant les espèces sciaphiles (Figures 2 et 5). Ces systèmes de culture côtoient une multitude d’autres modèles agricoles. On retrouve ainsi quelques élevages de bovins laitiers, de volailles de chair et de pondeuses soutenus par des coopératives ou associations, une agriculture informelle qui alimente aussi bien les circuits formels (marchés couverts, bord de route) qu’informels de ventes, des exploitations spécialisées en maraîchage plein champ et quelques rares exploitations spécialisées en maraîchage sous serre, hors-sol et en productions hydroponiques (Figure 2C). Les surfaces vivrières représentent 90% des surfaces cultivées (DAAF, 2011) et l’agriculture professionnelle, selon les critères nationaux et européens, ne représenterait que 200 exploitations sur l’île (PRAD, 2014).
La production locale est difficile à estimer car pour certains produits comme les fruits et légumes (incluant banane et manioc, qui sont les deux cultures majeures), moins d’1% des récoltes se retrouve dans les circuits de commercialisation formels (DAAF, 2018). L’autoconsommation de ces produits était supérieure à 90% pour 60% des exploitations en 2010 et le don ou l’échange de produits était pratiqué dans plus de 60% des exploitations (DAAF, 2011). Le taux de couverture du marché alimentaire était toutefois estimé à 50% en 2018, avec une grande variabilité suivant les produits. Le territoire est par exemple autosuffisant en bananes, manioc et ananas (90% des surfaces cultivées sont occupées par des cultures vivrières ; DAAF, 2019). Mais le taux de couverture n’est que de 42% pour les fruits et légumes (en prenant en compte la part en produits transformés). L’île est également autosuffisante en œufs, mais couvre moins de 2% de ses besoins en volaille et moins de 30% de ses besoins totaux en viande (hors volaille) et produits de la mer (DAAF, 2019).
Une agriculture mahoraise en transitions
L’agriculture mahoraise est en mutation et les réflexions sont nombreuses quant aux filières et aux modes de productions à accompagner pour viser l’autonomie alimentaire d’une île de seulement 376km2 (en 2020-2021 : État Généraux de l’Alimentation, Orientations Stratégiques pour l’Agriculture de Mayotte, ateliers prospectives LESELAM, ateliers RITA). Les futurs de l’agriculture à Mayotte restent ainsi à écrire.
Depuis la départementalisation en 2011, l’île aux parfums se développe extrêmement rapidement. La population croît très fortement (le territoire comptait 23 000 habitants en 1958, 186 000 en 2007 et près de 289 000 en 2021 selon les estimations de l’INSEE au 30 mars 2021), l’urbanisation augmente son emprise sur les milieux naturels et la demande en fruits et légumes est de plus en plus forte (DAAF, 2019). La DAAF a évalué que la production maraîchère doit augmenter de 50% pour répondre à la demande (DAAF, 2019).
L’agriculture traditionnelle vivrière et diversifiée recule ainsi progressivement au profit d’une agriculture guidée par des logiques économique ou de subsistance. Economique, car la tendance actuelle, conséquence des politiques de soutien et d’accompagnement du secteur agricole alimentées par les fonds européens, mobilisables à Mayotte depuis 2014, est au développement de modèles agricoles compatibles avec la structuration de filières qui permettraient de dynamiser l’économie du secteur à travers les exportations, l’approvisionnement des cuisines centrales et le développement des coopératives (DAAF, 2019 ; OSAM, 2020). De subsistance, car une partie de la population, marginalisée, a besoin de cultiver pour vivre. Dans les deux cas, les modèles agricoles sous-jacents se heurtent aux enjeux actuels de développement d’une agriculture écologique performante adaptée au relief très escarpé de l’île et aux conditions de précipitations. Les pluies, majoritairement concentrées entre novembre et avril pendant l’été austral, ne sont pas extrêmes de par leur moyenne annuelle de 1500mm, mais elles le sont par leur intensité qui crée de fortes inondations et des pertes de sols considérables (Figure 3) comme 51% de la SAU a une pente comprise entre 15 et 30% (DAAF, 2011). Les études menées par le BRGM et ses partenaires dans le cadre du projet LESELAM (https://www.leselam.com/) indiquent une érosion qui peut aller jusqu’à 42t/ha/an sur des parcelles de manioc en monoculture, plus de 100t/ha/an sur padza, (terres érodées aux sols rougeâtres latéritiques et réputées stériles, Figure 4) alors qu’elle ne représente qu’une tonne/ha/an sur parcelles agricoles bénéficiant de techniques agronomiques conservatoires et 1.1t/ha/an en zone forestière (Desprats et al., 2021). La disparition des arbres dans les exploitations pour gagner en superficie et en lumière, la croyance qu’un champ bien entretenu est un champ « propre » donc dépourvu de matières organiques au sol et la vision à très court terme de l’agriculture informelle sur terres en pente consistant à produire des cultures de cycle court après défrichage par crainte de se faire déloger, sont le point de départ d’une perte de fertilité des sols par érosions physique et chimique et d’une dégradation du lagon par envasement et apport de polluants impactant les communautés coralliennes et ichtyologiques (Thomassin et al., 2010 ; Pareto, 2013 ; Roos et al., 2019).
Passer de systèmes de culture diversifiés à de la monoculture a également eu pour conséquence de favoriser le développement de ravageurs, ce qui a entrainé une utilisation accrue et parfois mal appropriée, voire dangereuse, de produits phytopharmaceutiques, devenus une source de pollution et de risques pour la santé des consommateurs. Un des défis à ce jour à Mayotte est de concilier durabilité et productivité, afin d’accompagner l’émergence d’agricultures professionnelles rémunératrices, et protection de l’environnement et des sols, afin que l’île conserve son potentiel agricole.
Le(s) jardin(s) mahorais, définition et fonction
Les jardins mahorais sont une forme d’agroforêts rendue possible par l’apparition de systèmes vivriers diversifiés grâce aux peuplements successifs de Mayotte. Les premiers migrants bantous auraient introduit la culture de la banane au IVe siècle, puis les premiers européens auraient introduit les cultures du riz, du sorgho, de l’arbre à pain, de fruits, du maïs, du songe et de l’igname (Losch et Sourisseau, 2002). S’en serait suivi ensuite l’introduction de fruitiers (avocatiers, anones, agrumes, goyaviers), de l’ananas, de la patate douce ou des courges comme plantes alimentaires et de couverture.
Il n’existe pas un modèle unique de jardin mahorais, mais il est possible de dégager des principes d’organisation de ces systèmes de culture. Ils sont stratifiés horizontalement et verticalement et sont très diversifiés (Figure 5). Une étude fait état d’une moyenne de six productions par exploitation (DAAF, 2015). D’autres recensent des exploitations avec de 10 à 20 productions (DAAF, 2016a, 2018). Une tendance à l’accroissement de cette diversification est notée depuis quelques années avec l’engouement pour les cultures maraîchères (DAAF, 2015). Ces jardins, fondés sur la complémentarité des espèces végétales, sont le lieu d’associations culturales qui tiennent autant de coutumes (fonctions sociale et spirituelle) qu’à leur rôle agronomique : jacquier pour offrir ses fruits aux visiteurs, manguier centenaire ou cocotiers plantés par les aïeux servant à délimiter les parcelles, bananiers et piments du quotidien, légumes feuilles qui profitent de l’ombrage, de la fraîcheur et de l’humidité offerts par le houppier des manguiers ou des essences forestières trônant à plus de 20 mètres, arbustes fourragers tuteurs de vanille qui, une fois étêtés alimenteront le zébu, etc.
La biodiversité favorisée par ces systèmes, a pour effet de réduire la pression en ravageurs, limiter les travaux de désherbage ou encore répartir dans le temps les travaux au champ et les récoltes (DAAF, 2016a, 2018) et la stratification naturellement construite au fil de générations sont les critères remarquables des jardins mahorais. En 2010, ces systèmes occupaient 6500 hectares sur les 7100 cultivés (DAAF, 2011).
Conserver ces savoirs qui se perdent progressivement et souffrent de nombreux préjugés, comme le manque de performance et de professionnalisme, la pénibilité du travail ou encore la compétition supposée entre cultures pour la lumière est donc primordial. Pour cela, il faut briser cette image d’agriculture passéiste d’autoconsommation véhiculée par le jardin mahorais.
Cependant, la pluriactivité est une norme sur l’île, renforcée par le manque de reconnaissance de la profession d’agriculteur. Quarante-huit pour cent des chefs d’exploitation se déclarent agriculteur à titre principal, et parmi eux certains ont une autre activité (DAAF, 2018b). La situation a finalement peu évolué par rapport à l’époque coloniale, où déjà « les systèmes d’activités des paysans mahorais associaient une activité « salariée » dans les plantations, payée le plus souvent en nature contre du savon et des étoffes, et une agriculture familiale de subsistance complétée par le troc » (Losch et Sourisseau, 2002). Les mahorais perpétuent également la tradition « d’aller au champ », comme ils disent, sur leur temps libre en famille ou entre amis, où se déroulent parfois des musada (activités collectives), d’où la fonction sociale fondamentale de cette agriculture. Pourtant les chiffres sont parlants. Mayotte peut se targuer d’une autosuffisance en fruits et légumes frais à hauteur de 80% des besoins, ce qui démontre l’importance économique des systèmes vivriers (DAAF, 2016b). Les chiffres montrent également que cette agriculture à tendance agroforestière peut tendre vers une rentabilité financière, et donc qu’envisager d’en faire son activité principale et d’en vivre est possible (DAAF, 2016a).
Les jardins mahorais, caractérisés par leurs multiples services écosystémiques et leur couverture permanente du sol, représentent une solution possible face aux enjeux d’érosion des sols et d’aménagement des pentes. Et ceci tout particulièrement dans les projets menés en zones urbaines et péri-urbaines où régénération et protection des milieux et agriculture de subsistance doivent être conciliées pour répondre aux besoins des populations et des communes. Les systèmes avec couverts arborés sont en effet le seul moyen de produire naturellement de la fertilité et de stabiliser les sols. Une ingénierie de formation est alors essentielle pour initier les agriculteurs aux pratiques alternatives aux jachères qu’ils ont dû abandonner avec le temps, afin de lutter contre l’épuisement de leur sol (DAAF, 2016a).
Mayotte se dote d’un dispositif de RD/transfert pour accompagner les transitions vers des systèmes de culture durables et économiquement performants
La transition engagée est évidemment agroécologique de par le tournant que prennent des groupes d’agriculteurs et néo-agriculteurs conscients de l’urgence d’un changement des pratiques pour atteindre la durabilité de leur système de production. Depuis un peu plus d’un an, le lycée agricole ainsi que la chambre d’agriculture de Mayotte sont sollicités pour des formations pratiques et du conseil concernant les techniques pour améliorer et protéger les sols (compostage, paillage, engrais verts) et les méthodes alternatives de lutte contre les ravageurs (lutte biologique, protection physique).
Pour soutenir cette transition, l’EPNEFPA de Mayotte, appelé plus communément lycée agricole de Coconi, participe aux activités de R&D et de transfert mises en œuvre sur le territoire à travers son Pôle Développement. Il est impliqué dans les projets PEI (partenariat européen pour l’innovation) RITA (Réseau d’Innovation et de Transfert Agricole) financés par le FEADER, dans le plan Ecophyto, le programme Erasmus + et la coopération territoriale européenne (Interreg).
Chargés de mission, ingénieurs, techniciens, chercheurs, enseignants et formateurs travaillent ainsi avec des agriculteurs pilotes sur le développement et le transfert d’innovations qui permettent de répondre aux enjeux de l’agriculture mahoraise. Ci-dessous, quelques-uns des axes de travail initiés ces derniers mois :
- Développement et caractérisation d’une collection de plantes de services adaptées aux conditions pédoclimatiques de Mayotte et aux systèmes de culture des agriculteurs (maraîchage en serre et en plein champ, arboriculture fruitière) et destinées à différents usages : fourrage, engrais verts, assainissement des sols, alimentation humaine, accroissement des populations d’auxiliaires et de pollinisateurs (Figure 6A).
- Développement d’itinéraires techniques, de parcelles expérimentales et pédagogiques en maraîchage sur sols vivants, en agroforesterie et en agriculture syntropique (Figures 6A, B).
- Développement de haies multi-espèces (PAPAM, espèces mellifères, arbustes fertilisants, biomasses ou fruitiers) et stratifiées pour en promouvoir la multiplicité des atouts (fourrage, BRF, refuge pour les invertébrés, etc), y compris dans les jardins mahorais pour délimiter les parcelles.
- Développement de dispositifs agroécologiques sous serre pour maintenir et favoriser les populations d’insectes auxiliaires (essais sur le maintien de populations de coccinelles par multiplication de pucerons de graminées sur plantes refuges menés par le Cirad).
- Appui au BRGM dans la mise en place de ruissellomètres sur le site du lycée pour les futurs programmes de sensibilisation à l’érosion des sols et aux techniques agronomiques conservatoires dans le cadre de la troisième édition du projet de Lutte contre l’Érosion des Sols et l’Envasement du Lagon de Mayotte, LESELAM (Figure 6C).
- Démonstration et diffusion sur le terrain de pratiques culturales contribuant à la lutte contre l’érosion des sols (baissières, fascines, plantation selon les courbes de niveau, etc) afin de réduire l’impact de l’agriculture sur la qualité des eaux et les pertes de fertilité des sols.
- Participation au montage du volet technique des formations en agroécologie, permaculture et agroforesterie successionnelle (agriculture syntropique) proposées par le CFPPA de Mayotte.
- Travail sur les variétés et semences locales, notamment dans le cadre du projet de structuration de la filière AB.
- Expérimentations croisées sur les PNPP (préparations naturelles peu préoccupantes) et la méthode PIF (plants issus de fragments) de multiplication de la banane.
Affecter des moyens pour le développement de parcelles expérimentales et de démonstration « sécurisées » sur l’exploitation pédagogique fut une décision prise par le lycée agricole il y a un peu plus d’un an. Aborder le transfert par l’intermédiaire de parcelles illustrant le potentiel des innovations (les moyens déployés étant plus importants), concentrées en un même lieu, permet d’assurer un plus grand nombre d’interventions et de convaincre par l’exemple, plutôt que par des interventions théoriques en salle. Ou tout au moins d’introduire le débat et la réflexion propices à une attitude du changement. Cette démarche est parfaitement adaptée au contexte multi-générationnel et multi-linguiste du territoire mahorais où la tradition orale a longtemps été le seul vecteur d’information.
Ce choix permet en outre de se soustraire aux aléas récurrents des essais menés uniquement en milieu paysan : baisse de motivation des agriculteurs sur les projets à longs termes, attaques non contrôlées de ravageurs, et surtout vols ou dégradations des parcelles dans le cas de Mayotte sont des freins au développement d’innovations. Éprouver ces dernières chez les agriculteurs reste bien entendu essentiel, car c’est ainsi qu’elles sont soumises aux réalités du terrain.
Ces parcelles étant accessibles en tout temps, les agriculteurs ont la possibilité de venir à leur guise échanger avec nous à leur sujet, participer à leur mise en place et à leur entretien, travailler sur les diagnostics et participer aux ajustements quand c’est nécessaire. Ce parti pris est payant depuis quelques mois, car les agriculteurs comme les conseillers, techniciens, enseignants et formateurs s’approprient cet outil. Petit à petit, les pratiques essaiment sur le territoire.
Le lycée agricole a également reçu en 2021 un financement du Conseil Départemental de Mayotte pour travailler sur des pistes d’intensification agro-écologique de systèmes maraîchers et agroforestiers : cocoteraies associées à des cultures de niche (cacao et vanille), arboriculture fruitière, vergers-maraîchers, jardin mahorais. Ce projet offre l’opportunité de dépasser le cadre de la diffusion « passive » d’innovations car les agriculteurs sont initiés dans leurs parcelles à des pratiques agricoles alternatives et low-tech comme l’agriculture sur sol vivant et l’agroforesterie successionnelle, qui sont en parfaite adéquation avec l’agriculture de petite échelle bioéconomique et agro-écologique (APEBA).
Ainsi, nous avons l’occasion de participer activement à la volonté de la collectivité d’ouvrir une voie de professionnalisation aux agriculteurs pratiquant la polyculture associée avec couvert arboré, mais sans dénaturer le jardin mahorais, ni bouleverser les habitudes des agriculteurs. Les voies d’entrée sont : une meilleure gestion des biomasses végétales et des flux de matières organiques pour aggrader les sols et avoir une meilleure productivité ; la densification des cultures dans le respect des préférences écologiques des espèces ; et la mise en place d’infrastructures antiérosives dans les parcelles en pente. De manière un peu plus anecdotique, ce projet a également donné l’opportunité de susciter la curiosité des agriculteurs et des apprenants en intégrant dans les parcelles du lycée agricole des systèmes provenant de la permaculture, dont nous avons détourné légèrement les fonctions, comme le keyhole (jardin en trou de serrure) et le banana circle (cercle de bananiers) pour intégrer les dimensions d’esthétique, d’originalité et de plaisir en plus de celle de productivité. Les jeunes en formation au lycée, qui sont une cible prioritaire du transfert parce qu’ils représentent la relève, ont été très sensibles à cette vision différente d’entrevoir l’agriculture (https://portailcoop.educagri.fr/oyas-circles-des-concepts-agroecologiques/) et s’investissent chaque année dans de nouveaux projets.
Du transfert agricole à la diffusion à l’échelle du territoire. Le jardin mahorais comme modèle pour une transition agricole écologiquement et socialement durable ?
Depuis juillet 2020, l’association Terre et Humanisme dispense annuellement une session de formation sur la démarche agroécologique, avec un focus particulier sur le fonctionnement des sols, la gestion de leur fertilité et les pratiques associées aux jardins vivriers agroécologiques. L’agriculture de conservation fut à l’honneur à cette occasion avec la démonstration de techniques comme le compostage, le paillage, les engrais verts et le non-travail du sol en général.
Cette année, l’association Cultures Permanentes a animé une session de formation sur l’agroforesterie successionnelle, appelée encore agriculture syntropique, une démarche agroécologique poussée à l’extrême qui a été développée au Brésil (https://agendagotsch.com/en/) et qui essaime en Europe depuis quelques années.
En 2020, seuls des agriculteurs et des porteurs de projet ont assisté à la formation. Suite au déclic provoqué et aux encouragements des participants pour que le CFPPA propose de nouvelles interventions sur les thématiques de l’agroécologie et de la permaculture, la mise en place de nouvelles parcelles expérimentales comme supports de formations devenait pour nous une évidence. Nos partenaires professionnels en ont alors eu vent et s’en sont suivies des visites de ces parcelles et des discussions autour de ces pratiques innovantes. En 2021, curieux, des agents de structures comme l’ONF, la Coopac (Coopérative de maraîchers et arboriculteurs) et l’EPFAM (Établissement Public Foncier et d’Aménagement de Mayotte) ont alors assisté aux formations, à notre grande satisfaction. Dans le même temps, nous étions sollicités pour proposer des solutions techniques low-tech et low-cost d’aménagement de coteaux en pente dans le cadre de projets pilotes d’agriculture péri-urbaine à vocations vivrière, sociale et environnementale pour deux quartiers prioritaires de la commune de Mamoudzou.
Il y a un an, ce paragraphe n’aurait donc pas eu la même tonalité. Jusqu’à maintenant, le lycée agricole avait rarement l’occasion de collaborer avec des urbanistes, des paysagistes ou encore des gestionnaires d’espaces naturels. Grâce à la sensibilisation ces dernières années sur les dommages causés par la pollution et l’érosion (https://www.leselam.com/sensibilisation-de-la-population et reseaueedd976.com/maore-a-dit/campagnes-thematiques/), à l’essor de l’agriculture (péri-urbaine), mais aussi des concessions en pourtour des domaines forestiers pour leur rôle de protection physique des cœurs de forêts contre les perturbations anthropiques, l’agroécologie trouve petit à petit sa place. C’est d’autant plus important pour des territoires comme Mayotte où l’insularité, la faible superficie, les nombreux reliefs et la nature omniprésente imposent aux gestionnaires et aux aménageurs du foncier de devoir concilier une urbanisation raisonnée, pour loger la population en constante augmentation, la préservation des milieux naturels et le développement de projets agricoles individuels et collectifs permettant de nourrir cette même population.
L’originalité des formations (et la grande qualité des formateurs) et les parcelles de démonstration ont été la clé pour convaincre des urbanistes que l’agriculture de conservation et les agroforesteries (au pluriel comme aiment à le rappeler les puristes) sont sources d’inspiration pour concevoir des paysages fertiles et comestibles intégrés à l’environnement.
Formateurs du CFPPA, chargés de mission et enseignants du lycée avons ainsi à cœur de défendre et promouvoir le jardin mahorais et de travailler sur des déclinaisons possibles pour faire de ce modèle agroforestier patrimonial un couteau-suisse à destination des aménageurs et des agriculteurs en polyculture. Pourquoi partir de ce modèle et non pas d’un autre système plus simple ? Simplement parce que le jardin mahorais est un système de référence pour le territoire et qu’il est déjà productif. Et aussi parce que l’exercice de prospective participative du LESELAM2 en 2020, qui visait à construire des scénarios tranchés d’évolution de l’occupation du sol en zone agricole a montré que l’agroforesterie familiale est le scénario souhaité par 80% des participants (Rinaudo, Brillault et Said, 2020). À la lumière des enjeux sociaux et environnementaux actuels, la connexion entre paysagisme, urbanisme et agriculture devient essentielle.
En septembre 2021, la première parcelle expérimentale d’un jardin mahorais agroécologiquement intensifié a été mise en place au lycée agricole (Figure 7). Ce projet mené sur plusieurs jours, et relayé dans la presse locale (https://www.mayottehebdo.com/actualite/agriculture/agriculture-syntropique-savoir-pousse-mentalites-changent-coconi/), a permis de confronter les participants (agriculteurs et porteurs de projet) à un changement de paradigme dans la manière de gérer les matières organiques et de densifier les plantations. Associer les espèces dans des successions judicieuses et rechercher l’autonomie du système en termes de fertilisation en favorisant une production naturelle d’azote via le métabolisme carboné est loin d’être évident au premier abord. Mais cela fait son bout de chemin. Les agriculteurs formés ont constitué un groupe de travail pour appliquer les concepts abordés dans leur exploitation par l’organisation de musada, permettant à chacun de s’approprier les techniques sous le regard rassurant de leurs pairs. En janvier 2022, les intervenants de Cultures Permanentes accompagneront la mise en place d’un verger-maraîcher à forte production de biomasse pour le rendre autonome en termes de fertilisation. Cela sera l’occasion de replonger dans le monde de l’agriculture syntropique.
Un futur encourageant
En octroyant un financement pour travailler sur le maraîchage agroécologique et les systèmes agroforestiers, le Conseil Départemental de Mayotte donne les moyens de travailler sur des innovations originales, en rupture avec les modèles agricoles plus conventionnels, pour aller chercher ce qui se fait de mieux actuellement dans l’agriculture de conservation. Le message est extrêmement positif. La DAAF de Mayotte soutient également cet essor en finançant par le FEADER un plan de formation original et ambitieux dans le cadre des formations courtes du CFPPA.
Les indicateurs sont au vert concernant les enjeux agricoles. Les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à nous solliciter pour de l’information, de la formation ou du conseil à travers le RITA et les actions du plan Ecophyto. Le Conseil Départemental a également débuté son projet de création d’un centre d’application agroécologique dans le sud de l’île, ce qui accélérera sans en douter cette transition agricole écologique.
Enfin, sur le plan social, l’essor de l’agriculture urbaine et d’une agroforesterie familiale performante laisse présager la création de nombreux emplois dans l’animation et la formation pour les jeunes mahorais qui suivent actuellement une formation agricole au lycée de Coconi ou dans les MFR de l’île et qui auraient à cœur de s’investir dans le développement économique de l’île et la réhabilitation des quartiers sensibles. Pour reprendre une citation bien connue des initiés de l’agriculture bio-intensive empruntée au jardinier-maraîcher québécois Jean-Martin Fortier, « remplacer l’agriculture de masse par une masse d’agriculteurs » est la solution pour promouvoir l’agriculture de petite échelle, une agriculture qui nourrit la planète, qui est créatrice d’emploi et d’innovations et dont la résilience est un atout pour l’adaptation aux changements climatiques (Ozier-Lafontaine et al., 2018).
Remerciements
Nous remercions chaleureusement tous les agriculteurs, conseillers, enseignants, élèves, chargés de mission et stagiaires qui participent à la mise en place des parcelles expérimentales et de démonstration sur le site de l’EPNEFPA de Mayotte ; Olivier, Fred et Clément de Terre et Humanisme, Steven et Romain de Cultures Permanentes pour leur rôle moteur dans cette dynamique ; le BRGM et ses partenaires pour nous avoir permis d’intégrer le projet LESELAM 3 ; M. Christophe Bretagne, directeur de l’EPNEFPA de Mayotte pour son soutien dans ces projets ; Le Conseil Départemental de Mayotte pour son soutien financier ; et nous remercions sincèrement les relecteurs pour leurs commentaires avisés sur ce manuscrit.
Références bibliographiques
Audru, J.-C., Bitri, A., Desprats, J.-F., Mathon, C., Maurillon, N., Sabourault, P., Terrier-Sedan, M., Sedan, O., 2002. Projets risques naturels et érosion à Mayotte : résultats d’année 1. Rapport BRGM/RP-51738-FR, 2002 MAYOTTE 03, 49p.
DAAF Mayotte, 2011. L’essentiel du recensement agricole 2010.
DAAF Mayotte, 2015. Agreste 59. Evolution des systèmes de production depuis le RA 2010.
DAAF Mayotte, 2016a. Agreste 68. « Le jardin mahorais » : modèle d’agroécologie, mais quel avenir ?
DAAF Mayotte, 2016b. Agreste 69. Agriculture à Mayotte. Chiffres clés 2015. 1ère partie.
DAAF Mayotte, 2018a. Agreste 87. L’agroforesterie à Mayotte.
DAAF Mayotte, 2018b. Rapport annuel SISE/DAAF Mayotte 2017. 48p.
DAAF Mayotte, 2019. Agreste 105. Quelle autosuffisance alimentaire pour Mayotte ? 2ème partie.
Deffontaines, S., 2013. Agroécologie et agroforesterie à Mayotte. Diagnostic et lignes directrices pour l’Action. Agrisud International, Rapport de mission, 21 p.
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