Le métabolisme agri-alimentaire pour une contribution de l’agronomie aux approches socio-métaboliques
Caroline PETIT*
*Agronome des territoires, Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech, UMR SAD-APT, 16 rue Claude Bernard, 75231 Paris Cedex 05
0144087254 caroline.petit@inrae.fr
https://doi.org/10.54800/maa431
Résumé
Depuis plusieurs années, les approches socio-métaboliques explorent les aspects biophysiques des sociétés, ses impacts sur l’environnement et ses stratégies d’adaptation. Le métabolisme agri-alimentaire, défini comme l’ensemble des processus de prélèvement et de transformation de matières et d’énergie en vue de la consommation alimentaire, incluant les déchets qui en résultent, constitue un cadre renouvelé pour les agronomes s’intéressant aux transitions alimentaire, agricole et énergétique à l’échelle territoriale. Dans cet article, nous résumons les fondements des approches socio-métaboliques puis synthétisons des travaux réalisés à l’échelle d’un territoire périurbain situé au sud-ouest de l’agglomération parisienne, portant sur le diagnostic des flux et la prospective territoriale. Nous dressons enfin des perspectives de travaux en agronomie visant à approfondir les connaissances sur les systèmes agricoles impliqués dans les métabolismes agri-alimentaires. Ces connaissances forment également une base de réflexion pour les acteurs locaux afin de limiter l’impact des activités anthropiques sur la biosphère et participent ainsi d’une gestion collective des territoires.
Mots-clés : approche métabolique, transition, diagnostic, diversité, périurbain
Abstract Agri-food metabolism for a contribution of agronomy to socio-metabolic approaches
For several years, socio-metabolic approaches have been exploring the biophysical aspects of societies, their impacts on the environment and their adaptation strategies. Agri-food metabolism, defined as all processes of material and energy extraction and transformation for food consumption, including the resulting waste, constitutes a renewed framework for agronomists interested in food, agricultural and energy transitions at the territorial scale. In this article, we summarize the foundations of socio-metabolic approaches and then summarize work carried out on the scale of a peri-urban territory located in the south-west of the Paris conurbation, concerning the diagnosis of flows and territorial prospective. Finally, we draw up perspectives for work in agronomy aiming to deepen our knowledge of the agricultural systems involved in agri-food metabolisms. This knowledge also forms a basis for reflection for local actors in order to limit the impact of human activities on the biosphere and thus participate in the collective management of territories.
Keywords : metabolic approach, transition, diagnosis, diversity, peri-urban
Introduction
En matière d’agriculture et d’alimentation, de nombreuses voix appellent de leurs vœux une reterritorialisation alimentaire, qui viendrait contrecarrer les effets délétères des chaînes alimentaires mondialisées, dominant aujourd’hui, à des degrés divers, le système d’approvisionnement des sociétés humaines (Rastoin et Meynard, 2020). Il est désormais démontré que les activités dédiées à la fourniture de l’alimentation entretiennent des liens étroits et complexes avec la crise écologique. Pris dans leur ensemble, de la production d’engrais jusqu’au stade de la consommation finale, les systèmes alimentaires pèsent pour environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale (Crippa et al., 2021). Et à cet indicateur pertinent au regard du réchauffement global s’ajoutent les autres impacts des modes de production agro-industriels sur la biodiversité, la qualité des écosystèmes, le bien-être animal, la santé humaine, etc. Les interrelations complexes entre différents domaines impliqués dans les problématiques environnementales nécessitent d’adopter une approche systémique et non plus seulement sectorielle. Cette idée, qui n’est pas nouvelle puisqu’elle était sous-jacente aux notions de développement durable et de gestion intégrée des ressources, prend une importance croissante dans la perspective du changement climatique et plus globalement dans ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui les limites planétaires. Dans la lignée des travaux sur les systèmes socio-écologiques, une communauté scientifique s’est constituée autour de la recherche socio-métabolique, pour examiner les relations entre les sociétés humaines et la biosphère, considérant les aspects biophysiques des sociétés, ses impacts sur l’environnement et ses stratégies d’adaptation (Haberl et al., 2019). Pauliuk et Hertwich (2015) définissent le métabolisme socio-économique comme “l’auto-reproduction et l’évolution des structures biophysiques de la société humaine, ce qui intègre les processus de transformation, de distribution et les flux biophysiques contrôlés par les humains”. Autrement dit, le métabolisme des sociétés - aujourd’hui largement urbaines - traduit la façon dont les sociétés humaines prélèvent des ressources dans leur environnement, les transforment, les utilisent et les rejettent (Barles, 2020). En tant que besoin fondamental, l’alimentation constitue une pierre angulaire du métabolisme des sociétés. En lien avec la définition de métabolisme socio-économique, le métabolisme agri-alimentaire désigne à notre sens un ensemble de processus mis en œuvre par les sociétés humaines dans le but de s’alimenter. Ces processus concernent le prélèvement et la transformation de matières et d’énergie en vue de la consommation alimentaire et le traitement des déchets qui en résulte. Il s’agit de mettre l’accent sur les flux biophysiques, à la fois dans leur dimension quantitative et dans les dispositifs qui les gouvernent (acteurs, politiques, institutions, techniques), à l’échelle des sous-ensembles constitutifs du système alimentaire (Rastoin et Ghersi, 2010) : agrofourniture, production agricole, industrie alimentaire, distribution, consommation, auxquels on peut adjoindre l’assainissement et la gestion des déchets, dont les excréta humains, résultant de l’alimentation.
La complexité des systèmes alimentaires actuels, qui concernent à des degrés divers toutes les régions du monde, reflète le régime socio-métabolique industriel dans lequel évoluent les sociétés, caractérisé par une utilisation intense de ressources et une linéarité[1] des flux de matières et d’énergie. La façon dont les secteurs de l’agriculture et de l'approvisionnement alimentaire doivent et peuvent s’adapter face à ces enjeux est une question cruciale. Au-delà de la prise de conscience de la crise écologique globale, traduite dans des initiatives individuelles qui se structurent encore marginalement au travers de collectifs, plusieurs cadres de politiques publiques portent des objectifs généraux de reconfiguration des liens entre l'agriculture et l'alimentation dans la perspective d’une transition écologique et énergétique[2]. La succession de règlements et d’engagements de collectivités publiques va dans le sens d’une reterritorialisation agri-alimentaire et comme le soulignaient déjà Bonnefoy et Brand (2014), d’une “potentielle transversalité entre actions agricoles et alimentaires et d’un maillage éventuel à d’autres problématiques territoriales”.
Il s’agit de repenser l’agriculture dans ses liens au territoire, de relocaliser la production mais aussi les ressources productives (intrants agricoles, aliments du bétail, main d'œuvre, eau, etc.). Certains agronomes s’intéressent depuis de nombreuses années aux stratégies d’exploitations agricoles en matière de changement de pratiques, d'inscription dans des circuits courts de commercialisation et leurs relations aux modes de production, de synergies entre productions végétales et animales ou d’utilisation de produits résiduaires organiques. Le cadre analytique du métabolisme des sociétés apparaît comme une nouvelle opportunité renforçant la transversalité entre différents domaines, en particulier dans des territoires sous influence urbaine dont les caractéristiques s’avèrent judicieuses à examiner au regard de leur matérialité (forte densité de population, potentiel de relocalisation alimentaire, gisement de matières organiques de natures très diverses, etc.). L’objectif de cet article est de synthétiser l’approche et les résultats d’une recherche sur le métabolisme agri-alimentaire réalisée à l’échelle d’un territoire périurbain francilien et de dresser des pistes d’approfondissement et des perspectives pour des travaux en agronomie sur le métabolisme agri-alimentaire. Dans la section suivante, nous présentons de façon synthétique les fondements des approches socio-métaboliques pour y situer quelques travaux récents en agronomie. Puis nous présentons les résultats d’une recherche sur le métabolisme agri-alimentaire du territoire périurbain situé au sud-ouest de l’agglomération parisienne. Enfin, nous dressons des perspectives d’approfondissement en explicitant des enjeux plus larges pour la communauté des agronomes.
Le métabolisme territorial : une opportunité pour développer une vision intégrative du système agri-alimentaire
Métabolisme social, socio-économique ou territorial, ces notions tendent à gagner du terrain dans la sphère scientifique et publique. Le métabolisme territorial est une des notions centrales du courant émergent de l’écologie territoriale. Nous proposons de rappeler ses fondements épistémiques ainsi que les développements scientifiques afférents.
Assurant différentes fonctions (se maintenir en vie, se reproduire, croître, communiquer, etc.), le métabolisme correspond à l’ensemble des réactions chimiques internes aux êtres vivants et implique le prélèvement de ressources externes et le rejet de produits à l’issue de ces réactions. L’intérêt pour le métabolisme apparaît au cours du 19e siècle, en biologie, en chimie et plus tard en écologie. Dans un contexte où les idées circulaient davantage entre disciplines, cette notion s’est diffusée très vite au-delà des sciences du vivant et certains théoriciens au 19e siècle ont commencé à l’employer au sujet de processus sociaux. Le métabolisme faisait notamment partie des réflexions de Karl Marx comme une façon d’envisager la coévolution entre nature et société et le rapport des sociétés humaines à la biosphère (Haribey, 2012). L’introduction du terme de rupture métabolique[3] va ainsi paver la voie à une compréhension des relations matérielles et énergétiques de l’homme aux ressources naturelles, à l’émergence de travaux sur le métabolisme des sociétés humaines, aujourd’hui plutôt dénommé métabolisme territorial.
La reconnaissance progressive de l’importance des relations humaines à la biosphère pour toute une série d’enjeux a fondé l’approche de l’écologie territoriale qui dérive de différents courants théoriques. Sa généalogie scientifique a été retracée dans plusieurs écrits (Barles, 2010 ; Bognon, 2014 ; Jambou et al., 2018) et emprunte autant aux travaux de l’écologue Eugene Odum dans les années 1970 (considérant la ville comme un système hétérotrophe parasite ; Odum, 1989), qu’à ceux d’Abel Wolman (ingénieur spécialisé dans le génie sanitaire qui en publiant “Le métabolisme des villes”, mit en évidence les problèmes métaboliques urbains résultant des flux entrants et sortants ; Wolman, 1965). Ces principes ont par la suite été repris dans le champ de la biogéochimie territoriale qui met l’accent sur le degré d’ouverture des cycles d’éléments et ses répercussions environnementales (Billen et al., 2012).
Les inquiétudes sur les conditions de vie sur Terre et sur la finitude des ressources naturelles qui émergent dans les années 1960, documentées notamment par le rapport Meadows en 1972, vont marquer un tournant dans la conception même de croissance économique. S’ensuivront des débats contradictoires entre deux positions relativement opposées : la croissance verte (Allenby, 1992) et le courant bioéconomique proche de la décroissance (travaux de N. Georgescu-Roegen dans les années 70, dont A. Missemer (2015) propose une synthèse). Depuis la fin des années 1980, l’industrie décline des stratégies d’écologie industrielle, notamment par la création de symbioses industrielles (le cas de Kalundborg au Danemark est souvent cité comme emblématique ; Jacobsen, 2006), en visant un objectif de “bouclage des cycles”, c’est-à-dire de faire des déchets des uns les ressources des autres. Par extension, ces stratégies participent dans une certaine mesure de l’économie circulaire[4]. L’élargissement, au-delà du secteur industriel, pour inclure notamment les activités agricoles, a fait apparaître le terme d’écologie industrielle et territoriale - EIT - et de systèmes bioéconomiques territoriaux (Buclet, 2011 ; Brullot et al., 2017 ; Wohlfahrt et al., 2019), sous-tendant des stratégies tournées vers l’action dans les territoires, appuyées en France notamment par l’Ademe et l’Institut de l’économie circulaire.
L’écologie territoriale apparaît ainsi dans cette constellation scientifique et opérationnelle sur les relations entre sociétés humaines et biosphère. Elle met l’accent sur l’ensemble des activités anthropiques d’un territoire et, à ce titre, s’apparente au courant de l’EIT mais a une visée épistémique plus prononcée. L’écologie territoriale mobilise des approches de comptabilité matérielle et énergétique des flux (analyse de flux de matières - AFM, telle qu’elle a été initiée par Ayres & Kneese, 1969), mais ne s’y cantonne pas dans la mesure où elle considère de façon conjointe la dimension sociale du métabolisme, à savoir les acteurs impliqués, les systèmes techniques en place et la gouvernance sous-jacente à cette matérialité[5]. Le métabolisme territorial désigne ainsi la façon dont des sociétés humaines, inscrites dans un territoire, consomment et transforment matières et énergie, en quantité (de flux de matériaux, de produits manufacturés, d’eau, d’aliments, d’énergie, etc.) et en qualité (nature des flux), en fonction des dispositifs socio-techniques en place (infrastructures, techniques, organisations des acteurs, gouvernance). Le métabolisme territorial propose une vision intégrative des enjeux qui entourent la consommation et l’usage de ressources par les sociétés, avec une lecture selon le degré de linéarité et de circularité du système. Le constat sous-jacent étant que les sociétés actuelles, majoritairement urbaines, sont caractérisées par un métabolisme ouvert, linéaire et très intense en matières et énergie avec nombre de conséquences socio-économiques et environnementales : externalisation du métabolisme, dépendance à des territoires éloignés, empreinte environnementale (voir notamment Barles, 2015 ; Esculier et al., 2019 ; Tanguy et al., 2020).
Dans ces approches socio-métaboliques, l’agriculture est considérée le plus souvent comme un secteur à intégrer dans les comptabilités matérielles (les structures biophysiques, la terre, le bétail, etc. générant des flux agricoles ; Fischer-Kowalski, 1998). L’agriculture est également abordée à travers son rôle d’approvisionnement des villes (Barles, 2007), au regard des performances agronomiques et environnementales de grands systèmes agricoles (Le Noë et al., 2017) ou encore dans une perspective historique comme le font Güldner & Krausmann (2017) au sujet de la gestion des nutriments dans des systèmes anciens. La communauté des agronomes est de fait peu représentée, même si des travaux récents tendent à montrer un intérêt croissant, en particulier dans le domaine de la gestion des nutriments avec des approches de modélisation des cycles dans les systèmes agro-industriels ou à l'échelle de territoires dans l’optique de favoriser le recyclage de la matière organique (Nesme et al., 2016 ; Fernandez-Mena et al., 2016 ; Fernandez-Mena et al., 2020 ; Moinard et al., 2021). En parallèle, des travaux s’intéressent à analyser les flux de substances N, P, K et l’efficacité d’utilisation dans les systèmes d’élevage (Gameiro et al., 2019). Enfin, à l’échelle des territoires et des organisations, on retiendra des apports sur les interactions culture-élevage (Moraine et al., 2017), les contributions d’agronomes sur les notions d’empreinte alimentaire et de bassin d’approvisionnement (Benoit et al., 2011) et les travaux portant sur les interactions entre filières agricoles et territoires (Madelrieux et al., 2017).
Dans la section suivante, au travers d’un cas d’étude, nous illustrons plus particulièrement l’analyse des flux d’interactions entre acteurs[6]. Les travaux que nous proposons de restituer s’inscrivent en effet dans une volonté de caractériser plus finement les interactions entre acteurs au sein d’un système agricole territorial présentant une certaine diversité.
Retour d’expérience d’une recherche menée sur le territoire des plateaux de Saclay, de Magny et de leurs vallées attenantes
Entre 2013 et 2016, le LabEx BASC a soutenu un projet dédié à la compréhension de la dynamique des agro-écosystèmes périurbains[7]. Les territoires périurbains constituent des systèmes complexes avec des dispositions spatiales d'enchevêtrement entre les secteurs bâtis et non bâtis, des répercussions sur les fonctionnalités écologiques et une coexistence d’acteurs aux intérêts variés. La situation périurbaine et l'évolution urbanistique questionnent directement la gestion des ressources. Du point de vue des cycles biogéochimiques, l’écosystème périurbain est très analogue à l’écosystème urbain avec des flux de matières et d’énergie nécessaires au fonctionnement des activités humaines qui contribuent à une importation et à une accumulation de nutriments (carbone, azote, phosphore) et, du fait de l’organisation des réseaux, à des rejets et pertes d’une partie de ces nutriments dans l’environnement (Zhu et al., 2017). A la différence de l’urbain toutefois, le système périubain dispose d’un compartiment dédié à la production agricole relativement plus important que dans le système urbain, soutenant l’idée d’un métabolisme périurbain spécifique dont les propriétés permettraient des formes de réinternalisation des flux de matières et d’énergie. L’enjeu est ainsi de caractériser le fonctionnement métabolique périurbain et d’envisager des voies de transformation de son métabolisme, en vue de la transition écologique qui s’impose.
Avec ces considérations, le projet a initié une démarche s’inscrivant en écologie territoriale visant à analyser le métabolisme d’un territoire situé au sud-ouest de l’agglomération parisienne, composé des plateaux de Saclay et de Magny, environnés des vallées de l’Yvette, de la Bièvre et de la Mérantaise. Le territoire est caractéristique des secteurs situés aux marges des grandes agglomérations tout en présentant des spécificités liées à des dynamiques locales qu’on peut résumer selon deux polarités : l’une concerne les projets d’aménagement urbain (articulés principalement autour de l’Opération d’Intérêt National Paris-Saclay), l’autre est relative à des volontés locales de préservation et de valorisation des espaces agricoles et naturels (fédérées par l’association agri-urbaine Terre et Cité depuis 2001).
Diagnostic du métabolisme agri-alimentaire “à un instant t”
Sur ce territoire d’étude, notre démarche a consisté tout d’abord à réaliser un diagnostic des flux transitant au sein du système agri-alimentaire[8]. Conformément à la définition du système présenté en introduction, nous avons considéré l’ensemble des matières agricoles (à destination de l’alimentation des hommes comme des animaux, ainsi que les matières organiques issues des processus productifs), les flux en amont de la production agricole liés à l’agro-fourniture, mais aussi les flux en aval correspondant à la gestion des déchets. Tenir compte de la diversité des systèmes agricoles locaux a constitué un préalable à l’analyse afin d’envisager l’agriculture non pas comme un sous-système homogène, mais bien comme un ensemble composé d’entités en interaction. Étant donné le nombre relativement limité de structures agricoles (une vingtaine), il n’était pas nécessaire, pour réduire la diversité autour de plusieurs catégories de systèmes agricoles, de mobiliser une procédure standard de classification. Notre démarche typologique s’inscrit davantage dans l’identification préalable de l’évolution des structures agricoles, au travers d'entretiens approfondis avec les agriculteurs, qui nous ont permis d’identifier des modèles contrastés de systèmes techniques au regard de leurs caractéristiques fonctionnelles (modes de production agricole, diversité des ateliers) et de leurs rapports entretenus avec l’environnement social. En cela, la typologie de systèmes agricoles s’inscrit davantage dans les propositions méthodologiques de Hubert Cochet (2011) qui visent notamment à identifier les systèmes de production au regard d’une reconstitution de la trajectoire historique.
Trois types de systèmes agricoles ont été définis, couvrant ainsi l’ensemble des professionnels qui s'inscrivent dans le champ agricole, tous statuts confondus. Le diagnostic des flux de matières mis en jeu par chaque type de système, l’analyse des relations matérielles entre types, de leur contribution respective à l’approvisionnement alimentaire local a permis de fournir une image objectivée des relations, qualifiées de symbiotiques, entre l’agriculture et son territoire (Petit et al., 2018).
Dans cette analyse, nous nous sommes attachés à dimensionner les flux qui s’établissaient d’une part entre les trois types de systèmes agricoles et d’autre part, entre ces systèmes et la population présente, c’est-à-dire l’ensemble des individus qui consomment de l’alimentation au sein de ce territoire (population résidente mais aussi population de passage comme les travailleurs, les touristes, etc.) (fig. 1). Nous avons également cherché à comprendre les déterminants de ces flux relevant du fonctionnement des structures agricoles et des logiques des acteurs impliqués. Rétrospectivement, ces travaux ont favorisé une reconnaissance de la réalité des contributions matérielles de ces trois types de systèmes agricoles au métabolisme territorial. Les structures du premier type, en grandes cultures conventionnelles, héritières de la modernisation agricole, s’inscrivent dans un modèle linéaire des flux, en ayant recours majoritairement à des intrants minéraux importés et en commercialisant auprès d’opérateurs agissant sur des marchés nationaux et internationaux. Même s’ils occupent une large part des surfaces agricoles, et en cela, produisent le paysage local, ces systèmes agricoles sont des marqueurs d’une certaine déconnexion matérielle à leur territoire. Les systèmes qualifiés de diversifiés s’inscrivent dans des stratégies de changement (des activités comme des modes de production puisque certaines fermes se sont converties en agriculture biologique) qui s’accompagnent de formes de réancrage des flux de matières à l’échelle du territoire, tout en maintenant en partie d’importants flux entrants (intrants agricoles) et sortants (production alimentaire exportée). Enfin, les systèmes sur des petites surfaces, bien qu’ils bénéficient d’une certaine attention médiatique et citoyenne, ne contribuent en termes de flux de matières que marginalement au métabolisme du territoire. Les systèmes dits diversifiés ont un degré de contribution plus important - mais qui se restreint à certains produits (fruits et légumes, produits laitiers, comme l’ont montré Tedesco et al., 2017) - et qui se situe dans des proportions très nettement inférieures aux besoins alimentaires de la population. En effet, au sein du système agri-alimentaire, la population joue un rôle central en définissant les besoins alimentaires à satisfaire. Dans le territoire d’étude, ces derniers apparaissent considérables au regard des capacités productives des systèmes agricoles et génèrent un important flux entrant, correspondant aux chaînes d’approvisionnement alimentaire classiques, et un important flux sortant, désignant l’évacuation des eaux usées et des déchets des ménages. En résumé, la valeur de l’exercice réside dans le fait de fournir des ordres de grandeur de la contribution de chacun des systèmes agricoles au métabolisme agri-alimentaire et réciproquement de la place des importations pour satisfaire les besoins alimentaires. Parce qu’il désigne des processus, ce métabolisme est par nature évolutif. La représentation proposée correspond donc à la situation au moment des investigations de terrain (2016) et a nécessairement évolué depuis. On note plusieurs conversions d’exploitations en agriculture biologique (ces structures passeraient ainsi du premier au second type) et des fermetures et créations de structures sur des petites surfaces (affiliées au troisième type). Nous reviendrons en discussion sur les pistes d’approfondissement pour ce volet diagnostic.
Figure 1 : Représentation simplifiée du métabolisme agri-alimentaire des plateaux de Saclay, de Magny et de leurs vallées. Le schéma met l’accent sur les échanges de matières (exprimées en tonnes d’azote par an) entre trois types de systèmes agricoles, la population locale et l’extérieur du territoire.
Figure 1: Simplified representation of the agri-food metabolism of the Saclay and Magny plateaus and their valleys. The diagram emphasizes the exchange of materials (expressed in tons of nitrogen per year) between three types of agricultural systems, the local population and outside the territory.
Concevoir des évolutions contrastées du métabolisme agri-alimentaire
De façon complémentaire à la démarche de diagnostic que nous venons de restituer, un événement a été organisé en 2016 par le LabEx BASC, Terre et Cité et la Fédération Île-de-France de Recherche sur l’Environnement (FIRE), réunissant un collectif de chercheurs représentant une diversité disciplinaire. Les Ateliers de Saclay ont permis d’initier une démarche inspirée de la prospective. Ils ont débouché sur la formulation d’images du futur possible pour le territoire, suffisamment contrastées pour susciter un débat et alimenter les réflexions sur les stratégies d’aménagement. Trois fictions territoriales (fig. 2) ont ainsi été mises en débat à l'issue des ateliers auprès d’un panel d’acteurs locaux (agriculteurs, élus de collectivités territoriales, représentants des services de l’État, responsables d’associations, etc.) qui ont pu exprimer les points de convergence et de divergence avec la trajectoire qu’ils imaginent pour le territoire[9].
Figure 2: Représentations schématiques du métabolisme agri-alimentaire actuel (A) et associées aux trois fictions territoriales (B-D). Illustrations Emilie Bonnet ©
Figure 2: Schematic representations of current agri-food metabolism (A) and associated with the three territorial fictions (B-D). Illustrations Emilie Bonnet ©
Les trois fictions sont à comparer avec la situation telle qu’elle a été décrite au cours du projet (fig 2.A). La fiction 1, autonomie et synergies rurales et urbaines (fig 2.B), pousse à l’extrême les tendances localistes en augmentant très nettement la fourniture alimentaire par les systèmes agricoles locaux sans viser une autonomie complète, en intensifiant les échanges matériels entre différentes composantes du système (entre des systèmes agricoles de production végétale et animale, de nouveaux espaces cultivés comme l’agriculture urbaine, des sites de compostage) et en redirigeant une partie des excréta humains pour un usage agricole (par la conception préalable au sein de nouveaux bâtiments de toilettes séparatives). La fiction 2, spécialisation des espaces et innovation technologique (fig 2.C), favorise des systèmes agricoles fondés sur l’exportation, avec une intégration plus poussée dans des échanges mondialisés, un recours accru à des moyens technologiques pour maîtriser les processus productifs, entraînant une déconnexion complète entre producteurs et consommateurs qui deviennent encore plus dépendants de l’extérieur pour l’approvisionnement et la gestion des déchets. La fiction 3, parc scientifique et récréatif (fig 3.D), repose sur l’expansion de l’influence de l’urbain sur le monde agricole qui s’organise pour répondre aux demandes d’aménités des citadins, en renforçant les rapports marchands entre agriculteurs et citoyens (parcs de loisirs, location de carrés potagers, fermes pédagogiques, cueillettes, etc.) tout en organisant la récupération d’une partie des excréta depuis des lieux de loisirs (via des toilettes sèches).
Les Ateliers de Saclay se sont déroulés dans un contexte où le dialogue entre chercheurs et acteurs locaux était déjà engagé depuis plusieurs années. Ils ont contribué à renforcer ces interactions qui se sont par la suite organisées autour d’un dispositif de type living-lab. Le territoire dispose donc d’un cadre favorable pour expérimenter le formalisme du métabolisme agri-alimentaire comme objet intermédiaire dans un processus de conception participative, comme le suggèrent Madelrieux et al. (2017). Les enseignements que nous dégageons à ce stade sont de trois ordres : (i) les schémas d’organisation du métabolisme agri-alimentaire ont fourni des ordres de grandeur des flux mis en jeu par différentes entités (par ex. importance des flux correspondant aux engrais agricoles importés, à l’assainissement des eaux usées; caractère marginal des flux correspondant aux circuits courts locaux) ; (ii) ils ont ainsi confirmé le potentiel de différentes actions qui reconfigureraient le métabolisme; certaines voies ont un potentiel limité comme le renforcement de l’autonomie alimentaire du territoire ou l’intensification des échanges entre culture et élevage, quand d’autres stratégies apparaissent, du point de vue des synergies matérielles potentielles, plus prometteuses comme la valorisation de la matière organique ou le développement de l’urino-fertilisation (Martin et al., 2020) ; (iii) les fictions territoriales représentées sous la forme de schémas de flux, bien que complexes à saisir pour les non-initiés, ont joué un rôle d’objet intermédiaire entre les chercheurs et les praticiens pour concevoir de nouvelles organisations territoriales de gestion des ressources. La première fiction territoriale sert aujourd’hui d’archétype dans la conception et l’expérimentation de stratégies techniques allant dans le sens de la relocalisation des flux, par le soutien renouvelé à l’approvisionnement en produits locaux, par l’exploration des possibilités de valorisation énergétique de la matière organique, et par l’expérimentation de l’usage de l’urine en fertilisation agricole après collecte séparative et évaluation de son innocuité. En la matière, l’association Terre et Cité joue un rôle central en mobilisant les forces vives du territoire, chercheurs mais aussi acteurs locaux, autour d’actions de recherche coordonnées[10].
Discussion : pistes d’approfondissement et perspectives de travaux en agronomie
Dans cette dernière section, nous proposons de discuter des opportunités d’approfondissement des travaux résumés précédemment, et de la façon dont l’approche du métabolisme agri-alimentaire peut constituer de nouveaux pans de travaux en agronomie en lien avec les approches socio-métaboliques, en complément de ceux déjà engagés.
Des approches socio-métaboliques à mener à l’échelle de territoires de projet
Comme nous l’avons vu précédemment, la recherche socio-métabolique, fondamentalement systémique, ne met pas au cœur de l’analyse les questions agricoles. Elle l’aborde en tant que secteur de la société en interaction avec d’autres (notamment dans les bilans de flux de matières), ou encore pour mettre en évidence les mécanismes sous-jacents à la transformation des régimes socio-écologiques. Les travaux en biogéochimie territoriale considèrent plus directement les systèmes agricoles, avec une échelle d’analyse qui est toutefois souvent assez large (voir par exemple l’analyse récente de Billen et al. (2021) à l’échelle de l’Europe). Parce qu’ils mobilisent nécessairement des données statistiques à large échelle, ces travaux envisagent l’agriculture selon de grandes catégories (par ex. agriculture conventionnelle versus biologique) ou par grandes filières (céréalière, laitière, légumière, etc.). Ce faisant, ils agrègent des systèmes agricoles aux propriétés différentes en termes de structures, de fonctions et de motivations. Cela n’enlève cependant rien à la rigueur et à l’intérêt de l’exercice qui réside dans le fait d’explorer le champ des possibles en matière de reconfiguration de système et de donner des ordres de grandeur pour orienter l’action. En complément, nous pensons qu’il est important que soient conduites des approches à des échelles beaucoup plus locales qui considèrent la diversité des systèmes agricoles en place, en particulier au sein de territoires de projet, en tant que portion d’espace où un système d'acteurs en réseau va mettre en œuvre un projet collectif (par ex. les territoires Leader ou ceux des PAT et PCAET). Les agronomes et en particulier ceux qui travaillent à l’échelle du territoire sont particulièrement concernés. Les travaux à mener concernent tout aussi bien le diagnostic des interactions matérielles entre acteurs, la conception de scénarios prospectifs ou bien les modalités de mise en place de symbioses territoriales. L’échelle locale est également pertinente pour questionner la qualité des matières circulant entre entités. En effet, les matières organiques employées en agriculture (fumiers, composts, produits résiduaires urbains, etc.) ne font pas toujours l’objet d’une normalisation, comme c’est souvent le cas dans le domaine purement industriel, et leurs caractéristiques peuvent être variables dans le temps et l’espace. Dans l’optique de favoriser le réancrage de flux de matières à l’échelle territoriale par des formes de coopération entre agriculteurs, entreprises et collectivités, il apparaît essentiel de prendre en compte ces variabilités et les contraintes organisationnelles et logistiques de ces acteurs. Si les approches socio-métaboliques à large échelle peuvent produire de façon cohérente des résultats sous forme de bilans (comparaison entre entrée/sortie ou offre/demande), cette démarche peut se révéler insuffisante à l’échelle d’un territoire vécu. La prise en compte de la complexité, notamment en termes de système d’acteurs en amont et en aval de la production agricole, est déterminante pour une bonne insertion dans des dispositifs de développement territorial. Le temps long est aussi nécessaire aussi bien du côté de l’agronome, qui doit couvrir un panel d’activités pour décrypter le métabolisme agri-alimentaire local, que du côté des acteurs locaux qui ont souvent besoin d’un temps d’appropriation de ces démarches.
Rendre compte de la diversité intrinsèque de l’agriculture
La caractérisation de la dynamique des stocks et des flux liés à l’agriculture dans les approches socio-métaboliques à large échelle passe nécessairement par un recours à des statistiques publiques (FAO, Agreste, etc.) informant sur les surfaces et rendements agricoles. Travailler à l’échelle locale représente une opportunité pour les agronomes afin d’approfondir la connaissance des systèmes d’exploitation agricole impliqués dans les métabolismes territoriaux, sur les deux volets traditionnels de l’agronomie que sont le diagnostic et la conception. En effet, les approches globales considèrent peu les propriétés des systèmes agricoles (en termes de pratiques techniques, que l’agronomie analyse au travers des objets classiques d’itinéraire technique et de système de culture par exemple) et la diversité intrinsèque de l’agriculture. Nous identifions un enjeu de caractérisation des systèmes techniques qui contribuent au métabolisme agri-alimentaire (participant ainsi du renouvellement d’approches typologiques en agronomie), par exemple pour décliner les flux agricoles selon différentes catégories de systèmes d’exploitation et leurs interactions mutuelles. Cette caractérisation pourrait idéalement tenir compte de systèmes émergents ou plus rarement considérés comme l’agriculture urbaine ou les productions potagères domestiques. L’exploration du potentiel de ces différents systèmes à couvrir une demande alimentaire locale et/ou à s’inscrire dans une gestion circulaire des matières organiques (e.g. Edmondson et al., 2020 ; Bahers et Giacchè, 2018) constitue un nouveau champ pour l’agronomie sous l’angle des propriétés des systèmes et de leurs performances agronomiques et environnementales.
Concernant les approches de conception de systèmes, le métabolisme agri-alimentaire constitue un objet qui relance de notre point de vue le débat sur les stratégies de substitution et de reconception, formalisées au travers du cadre ESR (Efficience-Substitution-Reconception) par Hill et MacRae (1996). En effet, dans la lignée des expériences de symbioses industrielles, des travaux de conception portent sur la façon de remplacer au moins en partie les engrais minéraux par des produits résiduaires organiques (notamment urbains). Là encore, du point de vue des pratiques techniques, des connaissances sont nécessaires pour définir des systèmes de culture et itinéraires techniques adaptés, ainsi que les organisations ad-hoc à l’échelle des exploitations agricoles et des organisations émettrices de déchets organiques. On peut aussi s’interroger sur la transformation des systèmes agricoles, au-delà de la gestion des apports fertilisants et amendants. Par exemple, la substitution d’engrais de synthèse s’accompagne-t-elle d’une réduction de l’usage des pesticides, ou autrement dit, la mise en regard des besoins agricoles en éléments fertilisants et des ressources disponibles dans un territoire va-t-elle dans le sens d’une reconception de système ? Cette stratégie pourrait-elle être compatible avec l’enjeu de sortir d’une économie carbonée et portant sur la réduction de l’intensité matérielle au sein des métabolismes[11], qui selon certains serait nécessaire sinon inévitable avec la crise écologique ? Les approches socio-métaboliques impliquent une “considération systémique globale”, comme le souligne M. Fischer-Kowalski (1998), forçant dès lors à élargir le champ d’investigation habituel de l’agronomie.
Pour une vision systémique de l’ensemble des acteurs impliqués dans le métabolisme agri alimentaire
Les travaux menés dans le sud-ouest de l’agglomération parisienne et synthétisés dans la section précédente, ont insisté sur la diversité des systèmes agricoles internes au territoire étudié et sur leurs relations avec la consommation alimentaire finale. En revanche, ils n’ont pas encore appréhendé finement certains maillons intermédiaires, comme les opérateurs des filières, de la transformation et de la distribution. Le recensement des acteurs impliqués dans le métabolisme, des flux qu’ils génèrent et des stratégies qu’ils élaborent revient à décrypter ce que Haberl et al. (2004) dénomment les structures biophysiques de la société. L’ensemble des structures impliquées dans le métabolisme agri-alimentaire couvrent un champ très vaste: agrofourniture (coopératives, semenciers, fabricants d’engrais, etc.), production agricole (exploitations agricoles professionnelles ou non), collecte et transformation, structures de la distribution (plateformes logistiques, grossistes, commerces alimentaires dont grande distribution, marchés, commerces spécialisés, e-commerce), lieux de consommation (restauration à domicile, restauration hors foyer) sans oublier les structures de l’assainissement et de la gestion des déchets (stations d’épuration, plateformes de compostage de biodéchets, méthaniseurs, etc.). Leur identification est incontournable dans les approches prospectives afin de repérer les verrous aux changements et ainsi, mieux articuler la dimension matérielle du métabolisme à sa dimension socio-économique. Un des enjeux porte sur l’identification des données qui informent sur ces structures et permettent de les localiser spatialement. En fonction de l’échelle d’analyse, les méthodes d’acquisition de ces données diffèrent (bases de données, enquêtes de terrain, etc.). Dans le domaine, le projet BOAT[12] a réalisé de solides avancées dans l’identification et la structuration de bases de données pertinentes permettant de générer le proto-métabolisme[13] d’un territoire donné (Grillot et al., 2021). La consommation alimentaire finale reste toutefois un domaine à approfondir pour le rôle qu’elle joue dans le métabolisme, tant en matière de demande alimentaire qu’en termes d’émissions de déchets. Tout ceci milite pour un élargissement du spectre d’investigation de l’agronome, avec un renforcement des collaborations avec d’autres disciplines et des acteurs territoriaux impliqués à différents niveaux du système agri-alimentaire. Enfin, un des défis de cette approche, qui peut constituer une limite forte, réside dans la volonté de tenir ensemble l’analyse de la dimension matérielle et celle de la dimension sociale, qui nécessite de considérer des déterminants émanant d’autres échelles territoriales (par exemple les politiques publiques françaises et européennes).
Conclusion
Raisonner en termes de métabolisme agri-alimentaire permet de situer les flux de matières impliqués par les pratiques des acteurs, de la production agricole au traitement des déchets dans un système territorial global. Il permet de représenter le poids relatif des différentes contributions matérielles, de montrer l’importance des liens entre sous-systèmes et opérateurs, en d’autres termes, de les relativiser au sens propre. Cette approche, plus intégrée et transversale, implique pour l’agronome la formulation de diagnostics sur les flux de matières circulant entre les différentes composantes du système territorial, des interactions avec des acteurs territoriaux très divers pour recenser les matières en circulation et des approches prospectives pour tester des changements de métabolisme agri-alimentaire dans les territoires.
Nous avons résumé dans cet article des travaux sur le métabolisme agri-alimentaire, menés à l’échelle d’un territoire périurbain situé au sud-ouest de l’agglomération parisienne. Comme le souligne A. Allen (2003), les caractéristiques périurbaines tant sur le plan physique qu’économique et social justifient la conception et la mise en œuvre d’une gouvernance spécifique. Notre expérience montre un intérêt à développer une approche métabolique qui vient nourrir les réflexions des acteurs locaux et participe d’une gestion collective du territoire. Les travaux réalisés s’inscrivent dans une problématique générale de renforcement de l’autonomie alimentaire conjointement à la réinternalisation des flux de matières et d’énergie à l’échelle territoriale. Le métabolisme agri-alimentaire apparaît ainsi comme un nouvel objet pour les agronomes, s’inscrivant par ailleurs dans la lignée des propositions de Benoit et al. (2011) et Madelrieux et al. (2017) qui mettent davantage l’accent sur les formes de dépendance et d’empreinte des systèmes agricoles par rapport à des territoires distants. Doré et al. (2011) relevaient le manque de familiarité des agronomes avec le concept de système alimentaire et identifiaient des perspectives de travaux pour décrypter les propriétés des systèmes agricoles (aptitude à la multifonctionnalité, diversité, capacité adaptative, résilience) profilant ainsi de futurs métiers d’agronomes. En la matière, le métabolisme agri-alimentaire constitue une voie d’exploration et un cadre prometteur dans la perspective des grands défis environnementaux et sociétaux actuels.
Remerciements
Ce travail a bénéficié d'une aide de l’Etat gérée par l'Agence Nationale de la Recherche au titre du programme Investissements d’Avenir (LabEx BASC ; ANR-11-LABX-0034).
Nous remercions également les deux relecteurs de la revue ainsi que Barbara Redlingshöfer pour leurs conseils avisés sur la version préliminaire de l’article.
Notes
[1] La linéarité du métabolisme fait référence à la domination des stratégies de prélèvement de ressources primaires, couplé au rejet de déchets, sur les stratégies de réduction de prélèvement, de réemploi et de recirculation de matières.
[2] Depuis le début des années 2000 en France, plusieurs réglementations ont été adoptées pour soutenir des transformations à plusieurs niveaux du système alimentaire : les lois Grenelle en 2009 et 2010 (mesures portant sur le tri, la collecte et la valorisation des biodéchets), le plan énergie méthanisation autonomie azote en 2013 (mesures pour faire évoluer la gestion de l’azote en agriculture), la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt en 2014 (qui institue les projets alimentaires territoriaux - PAT) ou encore la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte en 2015 (qui institue les plans climat air énergie territoriaux - PCAET).
[3] La rupture métabolique, largement théorisée par le sociologue John Bellamy Foster, revient à envisager les liens entre l’expansion du capitalisme et les rapports de la société à la nature en particulier au prisme de la production (déconnexion entre les villes et leurs campagnes qui s’incarne dans la perte de fertilité des sols agricoles et dans la restitution limitée des nutriments).
[4] À ce propos, les historiens F. Jarrige et T. Le Roux (2016) font remarquer que “les industriels et chimistes construisent (...) de fascinants diagrammes de l’économie circulaire, dont des résidus sont le point de départ, propres à participer à l’interdépendance des filières et des produits. Cela leur permet de justifier la légitimité de leurs productions et de leurs résidus. Il est par ailleurs intéressant de noter que les théories du recyclage correspondent aux grandes phases de production des déchets, comme si les occurrences des débats étaient finalement corrélées à l’insolubilité du problème.”
[5] Cet intérêt pour l’organisation des acteurs constitue d’ailleurs un point commun avec les travaux de l’institut d’écologie sociale de Vienne, qui mettent l’accent sur le métabolisme des sociétés et les changements de régimes socio-écologiques sur le temps long (Kraussmann et al., 2008).
[6] L’analyse des flux d’interactions entre acteurs est une approche qui “vise à faire dialoguer les méthodes quantitatives du métabolisme territorial avec les enjeux des acteurs impliqués dans une démarche de développement territorial” (Buclet et al., 2015).
[7] Laboratoire d’Excellence Biodiversité, Agroécosystèmes, Société, Climat https://www6.inrae.fr/basc/Recherche/Projets-phares-Phase-2013-2016/4-Agroecosystemes-peri-urbains
[8] L’analyse générale du métabolisme agri-alimentaire de ce territoire en termes de flux d’éléments figure dans Verger et al. (2018).
[9] L’ensemble de la démarche ainsi que les points de vue des acteurs a été restituée dans Petit et al. (2019) et accessible en ligne https://www.federation-fire.fr/sites/default/files/actu_fire/plaquette_saclay_2019_BDEF.pdf
[10] Depuis janvier 2021, le projet Flux-local, financé par la Fondation de France dans le cadre de l’appel à projets « Transitions alimentaires et agro-écologiques : projets de recherche-action et d’innovation 2020 » est coordonné par Terre et Cité et implique plusieurs laboratoires de l’université Paris Saclay. Le projet porte sur le réancrage des flux alimentaires et le bouclage des flux de matière organique à l’échelle locale pour contribuer à la durabilité territoriale.
[11] L’enjeu de réduire l’intensité des flux matériels et énergétiques, c'est-à-dire diminuer dans l’absolu les quantités de matières et d’énergie utilisées, apparaît aussi importante, sinon encore plus stratégique que celle de la mise en circulation des flux.
[12] L’enjeu de réduire l’intensité des flux matériels et énergétiques, c'est-à-dire diminuer dans l’absolu les quantités de matières et d’énergie utilisées, apparaît aussi importante, sinon encore plus stratégique que celle de la mise en circulation des flux.
[13] Entendu par les auteurs comme “la construction d’un métabolisme primitif des filières de production et de valorisation des biomasses d’origine agricole d’un territoire”.
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