Être agronome dans un contexte de transitions : enjeux et impacts de la transition numérique
Gérard Memmi* et Delphine Bouttet**
*Institut Mines Telecom – Telecom Paris
**ARVALIS – Institut du végétal, Station expérimentale, 91720, Boigneville, France
Email contact auteurs : d.bouttet@arvalis.fr
Résumé
Les technologies numériques, qui transforment l’organisation et les pratiques de tous les secteurs d’activité, diffusent également en agriculture, mais à un rythme moins soutenu que dans la finance, la santé ou l’industrie. Le déploiement de ces technologies chez les agriculteurs est encore tributaire de leur preuve d’intérêt et de leur coût. Le métier d’agronome quant à lui a déjà considérablement évolué grâce au numérique, tant au niveau de la recherche, que de l’accompagnement des producteurs. Le numérique contribue et contribuera au même titre que d’autres leviers à relever les nombreux défis agricoles actuels et futurs.
Mots-clés : transition numérique – agriculture – agronomie – technologies émergentes – usages numériques
Introduction
La transition numérique, qui traverse l’ensemble des secteurs d’activité, constitue un des facteurs importants d’évolution de l’activité agricole dans les années à venir, et ce d’autant plus que de gros investissements en recherche et recherche-développement vont contribuer à des innovations technologiques. Depuis 2015, une dynamique s’est traduite par la structuration de plusieurs projets nationaux : l’institut Convergences Agriculture Numérique Digitag[1] porté par INRAE, le Réseau Mixte Technologique de l’agriculture numérique NAEXUS[2] porté par l’ACTA, et le réseau de startups La ferme digitale[3] qui regroupe des entreprises innovantes de l’AgTech en France. La transition numérique est par ailleurs considérée par le gouvernement français comme une des solutions pour accélérer la transition écologique[4].
Quelques éléments de technologie numérique
L’Agritech est encore peu visible comme segment de marché important dans la transition numérique, contrairement aux secteurs de la finance, de la santé ou de l’industrie. C’est pourquoi plusieurs organismes ont créé l’Alliance Harvest[5] en vue de contribuer à l’émergence de l’Agritech dans différentes directions :
- L’augmentation des rendements par l’exploitation de données massives à l’aide de l’intelligence artificielle,
- La généralisation de la couverture de tous les territoires agricoles pour la connectivité des réseaux et de l’internet des objets,
- La mise au point des outils d’aide à la supervision agricole prenant en compte des informations locales et globales,
- Le développement de la technologie au service de la chaîne d’acteurs agricoles-Blockchain,
- La préparation des générations futures par une offre pédagogique renouvelée pour les métiers de l’agriculture connectée.
Si on parle beaucoup de transition numérique aujourd’hui, c’est parce que la technologie évolue très vite, tant du côté du matériel (miniaturisation, longevité et capacité des batteries, diminution des prix), que des outils logiciels et architecture (virtualisation et orchestration, Edge, intelligence artificielle) ou des radiocommunications (accès et débit, ondes et antennes). Et le développement des usages engendre également un besoin de sécurisation avec des solutions de cybersécurité robustes (pour la détection, la protection et la restauration, mais aussi l’évaluation des risques et de la vulnérabilité). C’est ainsi tout le système de digitalisation qui progresse, à la fois dans une dynamique de coopération (biens communs numériques) et dans une dynamique de compétition (difficulté de convergence des standards de communication et des protocoles informatiques dont l’absence de normalisation gêne l’interopérabilité entre applications gérant des data).
Les enjeux de la transition numérique
La transition numérique va être d’autant plus rapide que certaines technologies en cours de développement vont accélérer de nouvelles possibilités d’usages.
La 5G et l’intelligence artificielle
Aujourd’hui, la 5G se veut être le couteau suisse de la communication. Même si l’objectif initial de cette technologie de remplacer tous les protocoles existants s’éloigne, la 5G va cependant permettre le dialogue entre les différents protocoles qui vont continuer à co-exister et favoriser le développement de l’intelligence artificielle. Cette approche va permettre des usages différenciés des différents protocoles, la 5G étant utilisée là où les débits de données seront les plus élevés. La 5G va permettre de développer des activités nouvelles qui ont des contraintes fortes de temps ou de fiabilité. Elle va permettre le passage à l’échelle, d’une part sur le nombre de messages à échanger, d’autre part sur la taille des messages.
L’intérêt majeur est le développement des applications fonctionnant en réseau, pour répondre à des besoins d’usagers. L’architecture qui se met en place s’organise en trois niveaux : le niveau cloud, le niveau connexion et le niveau capteur.
En agriculture, le système permettra ainsi de relier, à la ferme, les outils d’enregistrement de données (les capteurs qui peuvent être embarqués dans différents outils), le système d’analyse de données intégrant l’intelligence artificielle et le système de pilotage (d’irrigation par exemple), et au sein d’un réseau plus large dans le cadre d’organisations diverses (firmes, coopératives, …) (figure 1).
Mais l’avenir de la 5G pour les usages en agriculture reste dépendant de la couverture haut débit de l’ensemble du territoire, les zones blanches étant encore très nombreuses dans les zones rurales françaises. Le développement des objets connectés en agriculture s’appuie actuellement sur les réseaux bas débit, de faible coût et peu énergivores.
La blockchain
Cette technologie va permettre de décentraliser les décisions, car elle apporte à la fois visibilité, confiance et consensus dans un monde sans confiance au sein d’un réseau d’individus qui ne veulent pas d’un pouvoir centralisé. Il s’agit en fait d’un livre de comptes distribué et partagé où toute donnée n’est plus modifiable ou supprimable. La blockchain permet ainsi de connecter les usagers et les valeurs de manière sécurisée.
La promesse de la blockchain est de faire passer l’internet de l’âge de l’information à l’âge des valeurs et d’envisager de nouvelles applications disruptives sur le web.
Le cœur de la blockchain est un registre répliqué qui n’autorise que l’ajout irréversible de données (pas de suppression, pas de modifications). Les données contenues dans ce registre se doivent donc d’être cohérentes et sont validées avant d’entrer dans la base de données, où elles sont protégées et datées.
De nombreuses applications sont en développement et en agriculture, les applications les plus importantes sont la gestion des données sur les récoltes stockées pour permettre de minimiser les pertes après récolte et la traçabilité de la qualité des produits « de la fourche à la fourchette » (en particulier pour garder la preuve de l’origine du produit). En revanche, la blockchain a encore peu d’intérêt pour des données de production, au regard du coût monétaire et environnemental de cette technologie.
La cybersécurité
La contrepartie des nouvelles technologies numériques favorisant de nouveaux usages est l’exposition accrue aux cyberattaques. La cybersécurité représente ainsi un des enjeux majeurs de la transition numérique, car la massification de la circulation des données offre aux cybercriminels de nouvelles opportunités.
Aussi, la culture de la cybersécurité doit se développer dans toutes les organisations pour s’assurer que les protections sont mises en place face aux vulnérabilités et aux menaces.
En agriculture, ce sujet reste peu pris en compte, les données numériques dans les entreprises agricoles n’étant pas encore massives, mais le développement de l’automatisation dans les ateliers de production (chauffage dans les bâtiments d’élevage ou en serres, robots et bientôt véhicules autonomes) peut être source de chantage au sabotage. De même, la diffusion des données de récolte (volumes et qualités) en temps réel via la connexion des moissonneuses batteuses peut faire l’objet d’un piratage pour divulgation ou falsification, ce qui peut créer des accidents dans le prix des matières premières. L’agriculteur ne pourra pas assurer seul sa protection et devra s’associer des services spécialisés.
Impacts de la transition numérique sur le métier d’agronome
Le numérique : un levier pour relever les défis agricoles d’aujourd’hui et de demain
Un certain nombre d’outils numériques, comme les stations météo connectées ou le guidage GPS, sont d’ores et déjà utilisés par les agriculteurs et les agronomes pour piloter les exploitations agricoles (figure 2).
Et l’offre relevant de l’agriculture numérique est en perpétuelle évolution. Des réseaux comme celui des Digifermes® (réseau de fermes expérimentales dédiées au numérique le plus important de France) ont été mis en place pour éprouver ces technologies sur le terrain.
Les priorités R&D du réseau Digifermes® (www.digifermes.com)
Les Digifermes testent et évaluent, en partenariat avec leurs concepteurs, des technologies numériques en conditions réelles autour d’une ambition commune : faire émerger les innovations contribuant à relever les défis agricoles d’aujourd’hui et demain.
Le réseau Digifermes® a défini 4 axes de travail prioritaires :
- Le pilotage tactique de la ferme, avec tout ce qui est lié à l’agriculture de précision, et qui concerne le pilotage de la campagne annuelle,
- L’innovation dans les agroéquipements, qui embarquent de plus en plus d’outils et d’applications numériques,
- La stratégie et l’économie de l’entreprise agricole, à partir de données hétérogènes, techniques et économiques, permettant d’orienter la trajectoire de l’entreprise,
- La production et la valorisation de data, sans qu’on soit encore pour autant dans le big data en agriculture.
Certaines des technologies testées ne sont malheureusement pas développées à grande échelle car la balance coût/bénéfice n’est pas assez intéressant. Avec un coût financier minimal et une consommation en énergie faible, les réseaux bas débit (Sigfox, Lora) tirent ainsi leur épingle du jeu (réseau de communication utilisé par les stations météo connectées).
Dans un contexte de changement toujours plus rapide, les outils numériques permettent d’être plus réactifs face aux aléas climatiques, aux évolutions de prix et de réglementation.
En R&D, les outils numériques sont utilisés pour perfectionner l’acquisition de référence via la mobilisation de capteurs. Le phénotypage à haut débit dans le cadre de la sélection variétale en est un bon exemple. Des capteurs peuvent aussi servir à mesurer de la biodiversité in situ pour limiter le bouleversement de la faune lors de mesures, et ainsi fiabiliser les données obtenues.
Dans les fermes, le numérique permet d’améliorer le pilotage tactique des cultures (à l’échelle de la campagne). A terme, il permettra aussi d’améliorer le pilotage stratégique des exploitations (projection sur plusieurs années). L’objectif commun étant d’améliorer la multiperformance des entreprises agricoles, comme la viabilité économique, environnementale ou encore sociale.
Les outils d’aide à la décision (OAD) sont aujourd’hui couramment mobilisés pour accompagner les agriculteurs dans leur choix. L’agronome a aussi à disposition des simulateurs ou calculateurs pour obtenir simplement et rapidement des données sur des phénomènes complexes comme le stockage de carbone.
Le numérique n’est en aucun cas un substitut à l’agronome. C’est un outil supplémentaire dans son sac à dos pour compléter et appuyer son expertise. Dans le cas des OAD, le mot « aide » illustre parfaitement ces propos. Ces outils permettent à l’agronome d’avoir des yeux sur des phénomènes invisibles comme l’évolution de certains bioagresseurs (mildiou de la pomme de terre, septoriose du blé...). Il pourra s’aider des sorties de modèles pour réaliser ses propres conseils. L’interprétation relèvera toujours de sa responsabilité.
Le numérique contribue et contribuera au même titre que d’autres leviers à relever les nombreux défis agricoles actuels et futurs.
Les risques et freins à la transition numérique qui doivent être considérés dans le métier d’agronome
Dans certaines zones agricoles, le manque de couverture du réseau reste un frein au développement du numérique. Actuellement, il reste encore des zones dites blanches sans couverture, limitant le déploiement de certains outils.
Plus généralement, le frein à l’utilisation du numérique est l’absence d’interopérabilité. On observe sur le marché une multiplicité de technologies qui ne communiquent pas entre elles. Ce problème, déjà observé dans l’agroéquipement, s’explique par des enjeux commerciaux qui complexifient le processus d’interopérabilité. La saisie et la resaisie des données sont des étapes très chronophages, qui pourraient être surmontées par l’interopérabilité des services.
Un autre frein important au développement du numérique dans l’agriculture est le coût parfois important des innovations. Si un coût élevé est acceptable lors de la création de prototypes, une démocratisation de leurs usages passera par une baisse de prix associée ou non à des aides publiques. La connaissance de la plus-value de la technologie est une information indispensable à son positionnement sur le marché.
La R&D est plus à même d’utiliser des technologies chères car plus perfectionnées.
Enfin, une dernière résistance à la transition numérique est la propriété des données. Lorsqu’une entreprise vend un outil numérique à un agriculteur, à qui appartient les données produites ? Au fournisseur de l’outil ? Au producteur de données ? Pour que les agriculteurs ne soient pas prisonniers du système numérique qu’ils utilisent, il faut encadrer cette production et utilisation de données. Pour cela, le CASDAR MULTIPASS[6] a travaillé sur une chaîne de consentement afin de mettre à disposition des producteurs et des valorisateurs de données agricoles, un écosystème de gestion des consentements des agriculteurs. Dans le cadre d’utilisation de données numériques, il faut que l’agronome s’assure du consentement de l’agriculteur qui est le premier maillon dans la fourniture de données.
Concernant les dangers, une exploitation étant une entreprise comme une autre, elle est exposée aux cyberattaques. C’est pourquoi l’agronome doit être conscient de ce risque numérique et sensibiliser les agriculteurs. Il peut être lui-même victime de ses attaques. Et comme tout utilisateur de solutions numériques, il doit utiliser un dispositif de cybersécurité adéquat pour ses propres outils.
Un autre risque à l’emploi du numérique se trouve dans l’utilisation intensive des outils qui peut se traduire par une forme d’addiction. L’impact social de cette transition numérique n’est pas à négliger. Dans certains cas, elle a permis de sortir de l’isolement des producteurs en partageant et en communiquant plus facilement entre eux, mais dans d’autres cas, le flux quotidien et conséquent d’informations peut submerger l’utilisateur. L’agronome doit ainsi rester grandement vigilant pour que les mails reçus quotidiennement et en nombre ne prennent en aucun cas le dessus sur les activités de terrain. Il est important que le terrain reste la priorité d’un agronome via des visites, des tours de plaines, etc. L’expertise agronomique ne s’apprend pas en restant derrière un bureau !
En conclusion, il faut que l’agronome garde en tête que le numérique doit répondre à un besoin, à des objectifs précis. Dans un environnement avec des contraintes de plus en plus fortes, il faut inventer, déployer des outils utiles et utilisables pour qu’au final, ces outils soient utilisés.
[2] https://numerique.acta.asso.fr/
[3] https://www.lafermedigitale.fr/
[5] L’Alliance H@rvest regroupe Télécom Paris, AgroParistech, UniLaSalle, Terres Inovia, Agreen Tech Valley et SystemX
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