Une écologie de l’alimentation
Note de lecture de l’ouvrage
Guy Trébuil*
* Cirad
Ouvrage Sous la direction de Nicola Bricas, Damien Conaré, Marie Walser. Éditions Quae, Paris, 2021, 312p. DOI : 10.35690/978-2-7592-3353-3
« As-tu mangé du riz ou pas encore ? » (« Kin khao lêou reu yang ») est la salutation matinale thaïe pouvant illustrer le propos central de cet ouvrage qui considère l’alimentation comme un vecteur de relations et d’engagement dans la société. Les trois auteurs principaux, chercheur socio-économiste et ingénieurs agronomes, y partagent leur vision de l’alimentation à l’occasion du dixième anniversaire de la Chaire Unesco Alimentations du Monde à l’Institut Agro Montpellier. Dans ce point d’étape au riche contenu, ils nous incitent à repenser nos alimentations dans toutes leurs dimensions (biologique et nutritive, sanitaire, sociale, environnementale, économique, culturelle et hédonique), mais aussi nos liens aux autres et donc nos sociétés.
L’argument central des auteurs est qu’une écologie de l’alimentation qui « s’ancre dans le double registre d’une science des relations et d’un engagement politique » permet de revisiter de manière originale « les mots d’ordre » de l’alimentation durable, tout en nourrissant les démarches citoyennes engagées pour la transformation des systèmes alimentaires. L’étude de l’alimentation est « nécessairement écologique », rappelle Claude Fischler dans la préface, et l’ouvrage arrive à point nommé pour éclairer le lecteur sur un sujet situé au cœur de plusieurs grands enjeux et bouleversements contemporains et qui, étant éminemment intersectoriel et transdisciplinaire, permet de relier les connaissances (notamment agronomiques) entre disciplines. Face à l’urgence d’agir, le lecteur agronome pourra notamment réfléchir à son rôle, ses pratiques et ses interactions afin de promouvoir l’émergence de la « nutrition bio-sociale » agro-écosystémique durable proposée ici.
L’ouvrage est structuré en cinq parties composées d’une succession de courts essais d’experts (avec plusieurs dizaines d’auteurs et de nombreux renvois de l’un à l’autre), illustrés par des exemples du monde entier et quelques figures ajoutant peu de contenu au texte. Ce livre intéressera nombre d’étudiants ainsi qu’un large public curieux des questions d’alimentation durable. Certains chapitres sont de courtes synthèses des connaissances acquises puisées dans la littérature, notamment les publications antérieures de la Chaire alimentations du monde. Ce format ne permet pas d’approfondir l’argumentation interdisciplinaire, mais le lecteur trouvera une riche bibliographie à la fin de chacun des thèmes abordés. Un travail d’édition plus rigoureux, améliorant la concision du style et éliminant les répétitions, aurait certainement rendu la lecture de l’ouvrage encore plus agréable.
La première partie traite de l’alimentation vue comme relations, à soi (préservation de la santé, expériences sensorielles, construction d’identités, « optimisation de soi » entre normes, injonctions et préférences individuelles), puis aux autres (pour s’inscrire dans un collectif, comme moyen de médiation et de différenciation entre groupes) dans le second chapitre, et enfin à la biosphère (humains partie prenante de la nature, liens à l’espace et au vivant, artificialisation des paysages et des agroécosystèmes façonnés par les types de besoins alimentaires) au chapitre 3.
La seconde partie propose un recul historique sur les grands enjeux du système alimentaire contemporain pour souligner les limites des systèmes alimentaires industrialisés en matière de durabilité, d’effets sur l’environnement, la santé, les cultures et les inégalités sociales dans un contexte d’individualisation croissante (au chapitre 7). Pour les auteurs, bien que très productif, ce système en crise accentue une « rupture de liens » dans le réseau complexe d’interactions et interdépendances alimentaires. L’agro-industrialisation de la production agricole décrite au chapitre 4 aurait notamment pu fournir plus de données clés sur les effets négatifs des produits transformés sur la santé (obésité, maladies liées aux pesticides, etc. Voir à ce sujet le témoignage de P. Pointereau dans ce numéro). À partir de la thèse d’un livre récent sur la biomasse chez le même éditeur, ce chapitre décrit au cours des deux derniers siècles le passage d’un régime métabolique solaire à un régime minier. La production agricole devenant surtout une production alimentaire de plus en plus marchande au siècle dernier suite à l’approfondissement de la division du travail, la spécialisation, la standardisation des matières premières agricoles, l’explosion de la consommation d’énergie fossile et des échanges permise par la diminution des coûts de transport. Avec pour conséquence des mises en concurrence très inégales entre producteurs d’aliments.
Le chapitre suivant aborde l’évolution de l’offre alimentaire distribuée (évolutions technologiques, et économiques, essor du numérique, mondialisation et concentrations dans le secteur agroalimentaire), tandis que le chapitre 6 qui analyse l’évolution des habitudes de consommation, nuance l’uniformisation des styles alimentaires mais souligne notre « distanciation » croissante à l’alimentaire.
La troisième partie développe l’argument central du livre en considérant la complexité de l’alimentation au prisme de l’écologie, science carrefour pour l’étude des relations (chapitre 8), afin de relier les connaissances sur ses différentes dimensions et décloisonner les savoirs (chapitre 9). Le chapitre 10 décrit comment ce prisme permet aussi de penser les formes d’engagement politique en faveur de systèmes alimentaires durables, inclusifs et résilients, valorisant la diversité et la co-viabilité des sous-systèmes biophysiques et sociaux. Compte tenu de l’importance de cette partie dans l’ouvrage, il aurait été souhaitable d’y ajouter un exposé sur les atouts et limites des principaux cadres théoriques mobilisables, tels que les systèmes socio-écologiques, l’écologie politique, les systèmes d’innovation agricole et alimentaire, l’agroécologie, etc., ainsi que de leurs possibles dialogues, articulations, voire synergies à propos des problèmes concrets liés à l’alimentation.
Un aperçu historique de l’écologie amenant à relier crises écologiques et inégalités sociales est proposé au chapitre 8 pour souligner la pertinence de l’approche holistique de la co-viabilité afin d’accroître le dialogue interdisciplinaire pour des diagnostics partagés, intégrer les savoirs et connaissances encore largement en silos, ainsi que repenser nos interactions dans des systèmes socio-écologiques imbriqués et plus viables. Mais « croiser les regards » ne suffit pas et les auteurs soulignent la nécessité d’engagements pour la transformation des systèmes alimentaires face aux verrouillages sociotechniques et aux résistances politiques à surmonter afin d’imposer de nouveaux rapports au vivant et aux milieux. Les approches holistiques en agronomie sont brièvement mentionnées (p.142) ainsi que l’agroécologie vue, après Francis et al. (2003) comme l’étude intégrative de l’écologie des systèmes alimentaires. Le lecteur agronome regrettera de ne pas voir ce sujet plus approfondi, notamment du point de vue méthodologique pour prendre en compte l’ensemble du système alimentaire et de ses acteurs, ainsi que l’absence d’un exemple concret d’expérience alternative convaincante.
La quatrième partie propose de revisiter huit « mots d’ordre » ou injonctions courantes incontournables de l’alimentation durable à l’aune de l’écologie de l’alimentation (voir à ce sujet le témoignage de P. Pointereau dans ce numéro). Le chapitre 11 traite de l’augmentation de la production alimentaire mondiale pour faire face à la croissance démographique d’ici 2050 telle que prônée par nombre d’institutions (notamment les Centres de recherche agronomique internationale les plus concernés), mais aussi les grands pays exportateurs et les acteurs de la fourniture d’intrants. Après A. Sen, les auteurs constatent ici que le problème de l’insécurité alimentaire est surtout lié à la pauvreté et au manque d’accès aux moyens de production ou/et d’achat des aliments. Une meilleure coordination intersectorielle est donc nécessaire pour faciliter l’accès des producteurs défavorisés au progrès technologique. Mais celui-ci ne peut plus se limiter à une intensification classique basée sur la variété cultivée et son paquet d’intrants associé face aux problèmes environnementaux aigus actuels (émissions de gaz à effet de serre, dégradation des terres, usages de l’eau et pollutions diverses). À l’heure de la crise énergétique, la concurrence entre les usages alimentaires et non alimentaires (biocarburants, fertilisants, nouveaux matériaux, etc.) des terres et de la biomasse produite n’est qu’effleurée (p.172). La place a sans doute fait défaut pour discuter les usages actuels des productions végétales (notamment en alimentation animale et agrocarburants) et leur possible changement afin de privilégier la consommation alimentaire humaine pour augmenter les disponibilités en calories, jusqu’à 70% selon certains auteurs.
Le chapitre 12 aborde la fortification des aliments pour lutter contre les carences en micronutriments au moyen de la diversification des régimes alimentaires locaux. Sur cet aspect, au-delà des solutions techniques de biofortification impulsées par des acteurs industriels et commerciaux, les agronomes peuvent jouer un rôle important dans la réallocation des terres entre différents systèmes de culture et de production. Les relations entre sols et nutrition, ainsi que l’élaboration de la qualité des aliments au champ ne sont qu’effleurées (p.178).
Le chapitre suivant traite de la consommation de protéines végétales, du changement de statut de l’animal et de la diminution souhaitable de la consommation alimentaire (ration calorique et part des produits animaux) dans les pays industrialisés. Le chapitre 14 souligne que le gaspillage alimentaire provient surtout d’une surproduction qui a dévalorisé le statut de l’aliment. Lutter contre la précarité par l’aide alimentaire, mais aussi d’autres formes de solidarités et de démocratie alimentaire adaptées aux contextes locaux, est l’objet du chapitre suivant. Le chapitre 16 analyse la promotion du fait maison, pour ses atouts culturels et en lien avec la santé, mais avec une faible valorisation des tâches fastidieuses en cuisine, il doit dorénavant affronter de nouvelles formes de marchandisation des préparations culinaires dites « maison ». Le chapitre 17 est une invitation à « prendre ses distances avec le local », pourtant restaurateur de liens de confiance, quand il reproduit localement les dysfonctionnements constatés à d’autres échelles. Les auteurs nous incitent ici à construire des hybridations entre approvisionnements locaux et plus lointains porteurs d’ancrages territoriaux ici et là-bas. Enfin le pouvoir des « consom’acteurs » est abordé au chapitre 18 comme un des moteurs des transformations désirées, mais dont la puissance est bridée par les contraintes matérielles, socio-économiques et politiques limitant les changements de comportement chez certains groupes sociaux.
La cinquième partie traite des initiatives citoyennes qui inventent de nouvelles façons d’organiser l’alimentation et reposent sur un système de valeurs renouvelé (chapitre 19). Les modèles alternatifs d’entreprises, alliant économie sociale et solidaire coopérative et responsabilité, qui expérimentent le « monde d’après » de l’alimentation sont décrits au chapitre 20. Tandis que les auteurs relèvent ici le défi de leur nécessaire changement d’échelle, le lecteur agronome aurait souhaité lire une présentation plus détaillée du type de nouveau partenariat avec les acteurs de la production agricole que ces projets alternatifs territorialisés impliquent. Les rôles de la (trans-)formation et d’une « recherche reliante » et finalisée (où l’on retrouve le motto « comprendre pour agir » cher aux agronomes) faisant la part belle aux sciences de la complexité et à la durabilité, sont rapidement abordés dans le chapitre 21. Un ultime chapitre examine la prise en compte de l’alimentation en politiques locales ou nationales. Des exemples canadien et brésilien illustrent ici les défis de l’intersectorialité et de la participation dans la construction de nouveaux rapports de force ainsi que le changement des structures de gouvernance, avec en point de mire l’émergence souhaitée d’une véritable « sécurité sociale de l’alimentation ».
À Erik Orsenna qui disait qu’en traitant d’un produit agricole il est possible de faire le tour du monde, les auteurs de ce livre ajoutent en conclusion que « l’alimentation est une rencontre avec le monde … tout le monde ». À la suite de cet intéressant jalon, au contenu largement « européo-centré », il serait souhaitable que la Chaire alimentations du monde produise d’autres ouvrages de synthèse, permettant l’approfondissement interdisciplinaire de l’argumentation ainsi que l’analyse comparée, à propos des transformations en cours de quelques grands systèmes alimentaires géolocalisés sous d’autres latitudes. Par exemple les rizi-cultures, premier employeur mondial qui nourrissent la moitié de la planète pour qui elle est une « ligne de vie » suite à dix mille ans de coévolution entre l’humain et cette céréale essentielle. Et qui sont aujourd’hui très exposées sur les fronts de l’adaptation et de l’atténuation du changement climatique, ainsi que de la surexploitation et dégradation des ressources naturelles renouvelables.
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