Enjeux et implications de la transition alimentaire pour les métiers d’agronomes
Introduction
L’agronomie doit aujourd’hui élargir son paradigme au système alimentaire et non plus au seul système agricole. En effet le changement des pratiques alimentaires tant sur les régimes que sur modalités d’achat et de consommation offre des leviers importants pour induire et accompagner le changement des pratiques agricoles et des productions. Il s’agit d’une profonde évolution du métier d’agronome. L’agriculture de demain doit être en mesure de mieux répondre à la demande alimentaire locale tout en intégrant les enjeux sociaux et environnementaux du territoire. Les enjeux environnementaux sont nombreux et concernent la restauration de la qualité des eaux largement contaminées par les pesticides et les nitrates mais aussi la rareté de la ressource en eau, la restauration de la biodiversité ou la contribution à la production d’énergie ou de matériaux en partenariat avec les collectivités locales, l’adaptation au changement climatique. Il s’agit de prendre en compte les limites planétaires qui nous conduisent vers une réduction drastique de nos émissions de gaz à effet de serre et une sortie des énergies fossiles d’ici moins de 30 ans.
Notre alimentation peut changer le monde et va continuer de modifier nos systèmes agricoles et ses pratiques associées. Elle est bien un enjeu majeur car elle se trouve au carrefour des défis environnementaux et de santé publique que nous devons relever. Elle concerne tout le monde et la modifier est à la portée de tous. Le consommateur doit prendre davantage conscience de son pouvoir et de l’acte politique que constitue le fait de manger trois fois par jour.
Les feuilles de route existent, il faut les appliquer. Ainsi, le quatrième plan national nutrition et santé (Ministère de la santé, 2019) donne clairement la direction : manger plus végétal et des produits non contaminés par les pesticides, réduire la part des produits ultratransformés. Il fixe des repères qui concordent avec ceux de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de l’ONU concernant la surconsommation de protéines animales. Manger moins de viande mais de qualité, manger moins de poisson et plutôt les espèces herbivores, privilégier les produits biologiques qui garantissent le non usage de biocides, manger des produits de saison, cuisiner des produits bruts, privilégier le local quand cela est possible, la voie est tracée.
Pour cela, le consommateur doit s’intéresser à ce qu’il mange, aux modes de production et à la provenance de ses aliments, et l’agronome doit faciliter cette nouvelle ambition. L’agriculture et les campagnes de demain auront le visage de ce que nous mangerons.
L’alimentation, un enjeu majeur
Pour notre santé
L’OMS et la France recommandent une consommation de protéines de 50 g par jour pour un adulte en bonne santé. Or, la consommation moyenne de protéines en France des adultes a été évaluée à 83 g par jour soit une surconsommation d’environ 66% par rapport aux besoins nutritionnels recommandés. Cela fait de la France l’un des pays au monde qui consomme le plus de protéines et principalement de protéines animales. Pour autant le Haut conseil de santé publique recommande, depuis avril 2017, de limiter la consommation de viande rouge (bœuf, veau, agneau, etc.) à moins de 500 g par semaine et celle de charcuterie à moins de 150 g par semaine (celle-ci représente plus du double actuellement). Par ailleurs, un autre phénomène inquiétant lié au mode de production de viande est la montée des résistances bactériennes aux antibiotiques telle que la souche de staphylocoque doré résistante à l’antibiotique méticilline (SARM) découverte aux Pays-Bas en 2004 et ce malgré une tendance à la baisse de leur usage observée en France.
En France, on constate depuis plus de 30 ans une croissance continue des maladies chroniques que l’on peut en grande partie expliquer par notre alimentation et nos pratiques agricoles. Plusieurs études (Rebouillat, 2021 ; Sandoval-Insoti, 2022 ; Baudry, 2018 ; Lairon, 2020) montrent par exemple que l’utilisation de pesticides ou la surconsommation de protéines sont directement responsables de l’augmentation de certains cancers. En 2017, on a compté 530 000 nouveaux cas de maladies cardiovasculaires diverses, 340 000 nouveaux cas de tumeurs malignes et 260 000 nouveaux cas de diabète, soit un total de 1,1 million de nouveaux malades.
L’obésité et le surpoids sont un facteur de risque pour le diabète de type 2, les maladies cardio-vasculaires et certains cancers. C’est pourquoi l’obésité est un bon marqueur des maladies chroniques. Le pourcentage de français en excès de poids et obèses est passé de 32 à 47 % entre 1988 et 2012, et à 52% en 2017. C'est auprès des Français les plus jeunes que l'obésité a le plus progressé ces dernières années, passant de 5,4 % en 2012 à 9,2 % en 2020 chez les 18-24 ans.
Concernant les agriculteurs, la Mutualité sociale agricole n’a reconnu à ce jour que cinq maladies professionnelles liées à l’utilisation de pesticides : la maladie de Parkinson en avril 2012, le lymphome non hodgkinien en juin 2015, le myélome multiple et la leucémie lymphoïde chronique en 2019 et le cancer de la prostate en décembre 2021. Ces reconnaissances toutes récentes sont le résultat de l’expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale publiée en 2013 (Inserm, 2013) et mise à jour en 2021 (Inserm, 2021) montrant notamment un excès de risque de développer un cancer de la prostate, un myélome ou une leucémie chez les agriculteurs. L’exposition professionnelle aux pesticides n’affecterait pas uniquement l’utilisateur mais pourrait avoir un effet sur sa descendance. Il existe notamment une présomption forte d’un lien entre l’exposition parentale et l’apparition de leucémies, de tumeurs cérébrales, de malformations congénitales et de mort fœtale dans sa descendance. Les effets à long terme restent encore mal connus.
Pour le climat
L’empreinte carbone de l’alimentation humaine est l’un des facteurs clefs du dérèglement climatique. Le système alimentaire mondial est en effet directement responsable d’un rejet massif de gaz à effet de serre (GES : CO2, méthane et protoxyde d’azote) dans l’atmosphère et met en danger l’habitabilité même de notre planète pour l’espèce humaine (Springmann et al, 2018).
En 2019 et en France, l’agriculture était responsable de 19 % des émissions territoriales de GES. L’empreinte alimentaire d’un français représentait en 2012 24 % de l’empreinte carbone des ménages en France au regard de l’empreinte carbone totale (CITEPA, 2022).
La production agricole représente les 2/3 de l’empreinte carbone totale de l’alimentation, soit 109 MteqCO2. Le méthane (CH4) pèse pour 44 % et le protoxyde d’azote (N2O) 34 % des émissions du stade agricole et sont donc 2 leviers clefs sur lesquels il est nécessaire d’agir pour diminuer nos émissions de GES (Barbier, 2019). Ils renvoient directement à la part carnée et lactée de notre alimentation et mettent en lumière la non durabilité de nos pratiques agricoles.
D’après l’étude BioNutriNet piloté par l’Inrae (Baudry, 2019), l’empreinte carbone de notre assiette actuelle sortie de ferme est égale à notre « quota » total d’équivalent CO2 de 2050, soit 1,86 t eqCO2 versus 1,9 t eqCO2. Ce qui ne n’est bien sûr pas tenable, car nous devons aussi cuisiner, nous déplacer, nous chauffer ou nous vêtir.
Pour la biodiversité
Les auteurs du rapport de l’IPBES ont classé les cinq facteurs directs de changement qui affectent la nature et qui ont les plus forts impacts à l’échelle mondiale et les changements d’usage des terres et de la mer arrivent en première position.
En France comme en Europe, l'agriculture intensive est la première cause de déclin de la faune sauvage. L'absence de prise en compte de l'environnement dans les pratiques agricoles a des répercussions sur les ressources naturelles (pollution de l'eau, asséchement des rivières, dégradation des sols, banalisation des paysages) et donc des conséquences sur la biodiversité : diminution du nombre d’espèces notamment des spécialistes et modification de leurs caractéristiques fonctionnelles (MNHN, 2020).
L’augmentation significative de la consommation de poisson dans le monde a entraîné une surpêche qui menace la ressource en poisson dans nos mers et nos océans. 1/3 de la consommation mondiale de poisson n’est pas soutenable d’après la FAO. Le poisson représente 8% des apports protéiques des français avec une consommation de 33,5 kilos de poisson par habitant (la moyenne mondiale est de 20,5 kg). Le pic de production des pêches françaises a été atteint en 1968 avec 730 000 tonnes pêchées (hors algues) contre 461 000 tonnes en 2020 (Solagro, 2022). En France, les 2/3 de la consommation de poissons sont importés. La surpêche pourrait entrainer à terme une pression accrue sur la production de protéines animales terrestres. Le développement de l’aquaculture marine (saumon) ou terrestre (crevette) contribue à amplifier les menaces sur la ressource en poisson (utilisation de farine et d’huile de poisson) et sur l’usage terres (alimentation à base de soja et céréales et destruction des mangroves).
Une équation de plus en plus difficile à résoudre
Une population qui croit
D’après l’INSEE la population française va continuer de croître en moyenne entre 2020 et 2050 de 87.000 hab/an (Robert-Bobée, 2022) et ainsi augmenter les besoins alimentaires.
Une disponibilité en terres agricoles qui diminue
En France, la surface agricole disponible par habitant ne cesse de diminuer sous l’effet conjoint de l’artificialisation des sols agricoles[1] et de l’augmentation de la population. Elle est passée de 8300m2/hab en 1930, à 7 600 m2 en 1960, à 4 439 m2 en 2017 et 4400 m2 en 2020. En France, les terres agricoles perdent tous les jours du terrain et ont reculé au rythme de 73 000 ha par an sur la période 1989-2017 (Pointereau, 2019).
Cette tendance générale est un élément structurant dans la perspective d’une forte évolution de notre modèle agricole. Si le recul des terres agricoles se poursuit au même rythme que ces trente dernières années, il ne restera plus en 2050 que 3 800 m2 par habitant pour se nourrir. Mais ce qui reste bien supérieur à de nombreux pays (1300 m2 en Inde).
Des rendements agricoles qui stagnent
Après avoir connu une croissance continue depuis l’après-guerre grâce à l’arrivée massive d’intrants et au progrès génétique, on observe désormais une stagnation des rendements pour les principales cultures et une grande fluctuation interannuelle liée aux conditions climatiques.
Depuis une quinzaine d'années, les rendements du blé tendre mais également des principales cultures comme le sorgho, le colza, le tournesol, le blé dur, etc. ne montrent plus de croissance. Pour le blé, après le fameux gain d'1q/ha/ an de l'après-guerre jusque dans les années 90, la croissance devient nulle à partir de 1992 selon les régions, les impacts plus précoces concernant plutôt les zones sud de la France.
Si les aléas climatiques sont bien la principale cause de cette situation, les pratiques agronomiques renforcent cette tendance. Le coup d’arrêt porté au développement de l’irrigation, faute de ressources suffisantes en eau, a impacté la croissance du rendement du maïs liée au développement de l’irrigation. La baisse de la fertilité des sols est également en cause et est liée à la diminution du taux de matière organique et à l’épandage de pesticides qui perturbent les activités bactériennes et fongiques des sols. La baisse de l’activité des pollinisateurs sauvages et domestiques est également pointée (Garibaldi, 2016 et Perrot, 2018).
Une demande en produits agricoles non alimentaires qui va croître
Paradoxalement, alors que le besoin en surface agricole nécessaire pour produire de l’alimentation est en croissance continue, on observe également une demande croissante de productions végétales destinées à la fabrication d’agro-carburants. Il s’agit principalement de bio-éthanol et de diester pour alimenter les véhicules à moteurs thermiques (automobiles et poids lourds).
En 2017, les agrocarburants consommés en France ont nécessité 1 938 258 ha dont 1 239 935 ha importés (64%) : 972 000 ha de colza, 442 000 ha de soja, 204 000 ha de palmier à huile, 110 000 ha de blé, etc (DGEC, 2017). La situation va certainement évoluer en 2022 sachant que l’huile de palme et le soja sont maintenant interdits. En 2020-21, 3,7 % de la production céréalière française a été utilisée pour le bioéthanol, soit 2,13 millions de tonnes de céréales ou 310 000 hectares. L’allocation des terres agricoles à l’horizon 2050 est un enjeu majeur.
Par ailleurs, pour répondre aux exigences d’économie des ressources fossiles dans la construction, l’habillement ou l’industrie, il sera nécessaire d’avoir recours massivement aux matériaux dits « bio-sourcés ». Si ceux-ci ne sont pas des produits à base de bois ou des co-produits de l’agriculture comme c’est le cas de la paille de chanvre par exemple ou encore l’amidon de maïs, mais des productions dédiées, alors les surfaces destinées à la production alimentaire seront encore réduites.
Quelle priorité donnée aux terres agricoles : boire ou cuire ?
La production d’orge brassicole représentait en France en 2021 4 millions de tonnes sur les 10,4 millions de tonnes de grains d’orge produits (soit 38,4%) dont une part importante est exportée. Cela représente une surface équivalente à 1,08 millions d’ha(sans déduction d’une allocation pour les drèches). On peut se demander si la bière (33 litres consommés par an et par français) est un élément indispensable de notre alimentation. N’est-il pas plus prioritaire de disposer d’énergie pour cuire son pain ou ses pâtes ?
Les chevaux de loisir qui utilisent aussi beaucoup d’espaces agricoles (prairies, avoine) sont-ils une priorité par rapport par exemple à la production d’énergies renouvelables (agri-voltaïsme, taillis à courte rotation, cultures dédiées à l’énergie) ? En 2018, La France comptait 1,2 millions d’équidés dont 98% sont dédiés aux loisirs et on estime qu’il faut 1 ha par cheval.
Si la multifonctionnalité est un principe sur lequel s’appuyer de même que la valorisation des coproduits, la priorisation de ces différents usages devra reposer sur des schémas territoriaux pensés et portés par les acteurs du territoire.
La France, une ferme dédiée aux productions animales et à l’exportation
Des surfaces agricoles essentiellement dédiées à alimenter les élevages
Les cultures destinées aux animaux représentent environ 90 % des surfaces nécessaires à notre alimentation (Pointereau, 2019). Pour cela il suffit d’avoir en tête que les surfaces fourragères occupent déjà 49% de nos surfaces agricoles et que la majeure partie des grandes cultures (maïs, blé, orge, pois, féverole, soja) mais aussi la majorité des co-produits (tourteaux issus des oléagineux, son de blé, pulpes de betterave) sont consommés par les animaux.
Les élevages de porcs et volailles, et les élevages de ruminants les plus intensifs, consomment des quantités importantes de céréales et de tourteaux, notamment de soja[2], principalement importé du Brésil. La culture du soja précédant l’extension des pâturages est la cause majeure de la déforestation de l’Amazonie et du Cerrado, accentuant ainsi le réchauffement climatique, tant par la déforestation elle-même que par le transport de ces mêmes tourteaux.
Une production de fruits, de légumes et de légumineuses insuffisante
Les surfaces cultivées en fruits et légumes en France en 2015 représentent 376.000 ha soit 1,3% de la surface agricole utile. Il faut y ajouter 168.000 ha de pomme de terre soit 0,6% de la SAU.
La moitié des fruits et légumes consommés sont importés, notamment les agrumes, les fruits tropicaux mais aussi des fruits tempérées (pêche, amande, raisin de table, kiwi, châtaigne, noisette, olives de table), une part des tomates, des courgettes, des poivrons, des asperges, de l’ail et des melons. Mais la France exporte aussi des pommes, des prunes, des choux, du maïs doux et des endives.
Ainsi, si l’on prend en compte les produits importés en déduisant les produits exportés, l’empreinte surface des fruits et légumes peut être estimée en 2016 à 756.000 ha soit 113 m2 par habitant et par an, équivalent à 2,4% de la surface nécessaire pour nous nourrir. Si l’on raisonne en surface cultivée, La France est ainsi aujourd’hui déficitaire de 35.000 ha de légumes, excédentaire de 97.000 ha de fruits tempérés et importe pour l’équivalent de 360.000 ha d’agrumes et fruits tropicaux. Les produits végétaux[3] consommés directement par les français représentent au final moins de 10% des surfaces nécessaires pour produire notre alimentation soit environ 500 m2 par personne.
La France toujours exportatrice nette de produits agro-alimentaires mais pour combien de temps ?
Des flux d’export élevés qui masquent les flux d’import
L’excédent commercial agro-alimentaire de la France était de 6 milliards d’euros en 2020, mais ce solde positif cache d’importants flux et des déséquilibres économiques.
La France, largement exportatrice de céréales, de vins, de spiritueux, d’eaux minérales et de produits laitiers, importe en masse des fruits et légumes, du café, du cacao, du soja, de la viande et des produits de la pêche. Elle est aussi importatrice nette en produits non alimentaires comme le bois, le caoutchouc, l’huile de palme et de soja utilisées comme carburant ou le coton.
Sur la période 2010-2016, la France était exportatrice nette de 2,7 millions d’hectares (hors produits du bois), représentant 9% de notre surface agricole utile (SAU). Mais tout comme le solde net commercial, ce solde positif « cache » l’équivalent de 12,7 millions d’ha exportés et 10 millions d’ha importés. Les surfaces exportées correspondent à 44% de notre SAU et celles importées à 34%. Concernant les produits du bois, les échanges sont aussi importants et se traduisent par un déficit de 0,6 million d’ha. On importe en produits du bois l’équivalent de 24% de la production de notre surface forestière (Pointereau, 2022).
Un modèle agricole mondialisé et non soutenable
Chaque année, c’est ainsi près de 4,6 millions d’ha de céréales, soit 50% des surfaces céréalières en France qui sont destinées à l’export. Alors même que nous devons importer pour 0,5 million d’ha de fruits et légumes que nous pourrions produire en grande partie en France, en excluant les produits tropicaux et les agrumes. De nombreux produits importés pourraient être cultivés ou élevés en France, mais la mondialisation fait qu’il est souvent plus économique de les importer du fait des moindres coûts de main d’œuvre, de faibles contraintes environnementales et de frais de transport peu élevés. Il en est de même des produits du bois (pâte, papier, meubles).
Il n’est bien sûr pas possible de produire en France les produits d’origine tropicale ou semi-tropicale. Mais on peut envisager d’en consommer moins ou de les substituer, en remplaçant par exemple une partie du jus d’orange ou d’autres fruits tropicaux par du jus de pomme. La France importe chaque année l’équivalent de 127 000 ha d’orangeraies. L’orange est le premier fruit consommé en France. On peut estimer ainsi que la part importée de notre empreinte alimentaire est de 38% (Pointereau, 2022).
Notre modèle agricole « mondialisé » crée non seulement de fortes interdépendances entre pays mais il n’est surtout pas viable, compte tenu des engagements sur le climat et de l’accroissement de notre population. Nos importations génèrent des impacts colossaux dans les autres pays que l’on peine à voir : déforestation des forêts tropicales et des mangroves, assèchement des mers, des fleuves et des nappes, pollution généralisée par les pesticides.
Demain la France pourra-t-elle satisfaire à la fois ses besoins alimentaires et non alimentaires ?
Rien n’est moins sûr. On peut dire aujourd’hui que la France dispose d’une marge de manœuvre de 9% de sa SAU correspondant au solde net export-import en équivalent surface. Elle est aussi en capacité d’être autosuffisante en produits du bois. Cependant ce solde ne prend pas en compte le déficit important en produits de la pêche que l’on pourrait tenter de convertir en équivalent surface, ce qui aurait pour effet de réduire d’autant celui-ci. Ce solde est, de plus, entamé chaque année par l’artificialisation des terres agricoles et l’augmentation de la population. Si rien ne change il pourrait disparaître d’ici 2035. En outre, dans l’objectif d’une économie décarbonée, la pression et la demande concernant les ressources en biomasse agricole et forestière ne vont que croître d’autant plus si nous ne changeons pas notre modèle alimentaire et notre modèle de consommation en général. Ainsi la France pourrait devenir importatrice nette de denrées issues de l’agriculture avant 2050. La sobriété devra donc demain gouverner toutes nos actions et notamment le travail de l’agronome.
Changer notre modèle alimentaire
Commencer par appliquer les recommandations du plan National Nutrition Santé
Le quatrième PNNS qui court jusqu’en 2023 (le premier plan date de 2000), est fondé sur l’expertise rigoureuse de l’ANSES et du Haut Conseil à la Santé Publique. Il est malheureusement ignoré du monde agricole alors même qu’il devrait en être sa feuille de route. Ses objectifs ne sont de plus pas atteints[4]. Ce PNNS4 recommande d’augmenter la consommation de produits biologiquesdans la population de sorte que 100% de la population consomment au moins 20% de leurs consommations de fruits et légumes, produits céréaliers et légumineuses issues de produits biologiques par semaine. A l’agriculture de s’adapter à cette nouvelle demande ce qui évitera aux consommateurs de payer trois fois le prix de l’aliment : une fois pour rémunérer le producteur, une autre fois pour payer des coûts de pollution engendrés, et une troisième fois avec les coûts de santé induits et remboursés intégralement et uniquement par l’Assurance Maladie. A l’Etat principalement, mais aussi aux collectivités territoriales, de mettre les moyens pour l’appliquer : taux de TVA réduit pour les produits bio, paiements pour services environnementaux, taxation des pesticides et de l’azote chimique, interdiction des pesticides les plus contaminants, choix des produits locaux et bio dans la restauration collective, chèque alimentaire, sécurité sociale de l’alimentation, etc.
Relocaliser en France les productions qui peuvent l’être
Il devient nécessaire de réduire notre empreinte importée et notre empreinte en général. La réduction des émissions de gaz à effet de serre et les enjeux liés à la déforestation nous interrogent sur la pertinence d’importer d’Amérique du Sud l’équivalent de 1 millions d’ha de tourteaux de soja destinés à l’alimentation du bétail et réexporter l’équivalent de 860 000 ha de production laitière, en sachant qu’une grande partie de ce lait est produit à partir de ce soja importé.
Ce commerce international représentait en 2016 environ 130 millions de tonnes de marchandises par an pour la France, soit l’équivalent de 3,5 millions de camions de 38 tonnes entraînant l’émission de 13,2 millions de CO2 hors de son territoire.
Plusieurs leviers peuvent être mobilisés pour réduire notre empreinte importée :
- La sobriété : il s’agit de moins consommer un produit comme la viande dont la production nécessite des importations importantes de soja, mais aussi le café ou le chocolat. La réduction de l’utilisation de la voiture devrait se traduire aussi par une économie de pneus et donc de caoutchouc, mais aussi d’agrocarburants. Cette sobriété est essentielle pour réduire la consommation de ces produits tropicaux.
- L’efficience : cela peut concerner à la fois l’augmentation des rendements notamment en Afrique, en développant des pratiques agroécologiques plus performantes, mais aussi allonger la durée de vie d’un produit (meubles, vêtements), utiliser des vêtements de seconde main, l’écoconception, ou augmenter le taux de recyclage (pneus, papier, chaussures en cuir, fibres de coton). On peut aussi mettre dans cette rubrique le développement de modes de production agricole vertueux comme des systèmes laitiers tout herbe qui ne consomment plus de soja importé.
- La relocalisation : il s’agit de relocaliser en France la culture d’un produit comme de nombreux fruits et légumes importés d’Espagne ou du Maroc, des oléagineux mais aussi de la viande comme les agneaux importés de Nouvelle Zélande, sans parler de la moutarde ou du sarrasin.
- La substitution : il s’agit par exemple de remplacer le jus d’orange par du jus de pomme, ou l’huile de palme carburant par du biogaz ou de l’huile de colza, du coton par du lin.
Il est ainsi important de favoriser les labels bio et équitable garantissant pour les produits importés un faible impact sur l’environnement, une juste répartition de la valeur ajoutée et de bonnes conditions de travail.
Les quatre leviers proposés pourraient permettre une forte réduction des surfaces importées.
De notre mode d’alimentation (plus de produits végétaux, plus biologique, plus locale, plus équitable et de saison) et de notre sobriété, dépendront l’importance de ces flux demain. La mise en place d’une économie décarbonée nécessitera aussi une meilleure gestion de la biomasse. Mais cela ne pourra se faire sans une forte baisse de nos consommations quelles qu’elles soient
Passer massivement à l’agroécologie et à l’agriculture biologique
L’agriculture biologique recommandée par la Ministère de la Santé et le Ministère de l’agriculture[5] apporte bien une réponse globale à certains problèmes de santé auxquels nous devons faire face (Kesse-guyot, 2017 ; Baudry, 2017). Les grands consommateurs de produits biologiques sont en effet très alignés sur les recommandations nutritionnelles du PNNS4 (Kesse-guyot, 2013) L’agriculture biologique qui ne consomme pas d’engrais chimiques de synthèse, est bien en avance sur les enjeux environnementaux (suppression des engrais azotés chimiques d’origine fossile).
Les moindres rendements des cultures biologiques observés actuellement en France sont plus que compensés par un changement de régime alimentaire des consommateurs bio avec une baisse de leur empreinte surface de 24% (Baudry, 2019). Le scénario Afterres 2050 (Solagro, 2016) montre qu’une telle transition est possible. De plus les services environnementaux rendus sont aujourd’hui loin d’être pris en compte financièrement de même que les coûts externes de l’agriculture intensive. En témoigne le faible « bonus » de 30€/ha pour les surfaces en bio des éco-régimes, arrachés à la dernière minute lors de la finalisation de la nouvelle PAC. La massification des principes de l’agroécologie et de l’agriculture biologique, doit s’accélérer et doit mobiliser tous les acteurs : administrations, recherche, organisations agricoles, entreprises agro-alimentaires, associations de consommateurs et collectivités locales.
Face à tous ces enjeux, il faut repenser l’agronomie et le métier d’agronome
L’agriculture doit répondre à une demande (politique) alimentaire et non l’inverse. Cependant notre alimentation doit tenir compte des potentiels et spécificités de chaque terroir. Il apparaît clairement que la transition alimentaire que nous allons devoir opérer rapidement va bousculer l’approche agronomique. Les agronomes devront ajouter à la réflexion à l’échelle du système agricole, une réflexion à l’échelle du système alimentaire. Celle-ci est d’ailleurs à l’épreuve dans le cadre des plans alimentaires territorialisés (PAT) qui sont en train de se généraliser. Les productions (surfaces et répartition sur le territoire), les rotations, les systèmes d’élevage, les pratiques agricoles devront être revus en y intégrant les enjeux du changement climatique, de la production d’énergie et d’éco-matériaux, de la sortie des énergies fossiles mais aussi le renouvellement des générations.
Les agronomes devront développer une vision systémique et à long terme pour intégrer les limites planétaires en développant le principe de sobriété à tous les niveaux. Les systèmes agricoles de demain devront être plus résilients et à bas niveaux d’intrants et le recyclage des matières organiques et minérales devra être optimisés. Ils devront travailler à plusieurs échelles simultanément tout en tenant compte à la fois des spécificités alimentaires et des spécificités des systèmes de production locaux. Ils devront contribuer à faire connaître auprès des consommateurs où et comment ont été produits les denrées agricoles notamment en maitrisant et en expliquant les différents cahiers des charges existants.
Les agronomes devront élargir leur champ d’action en accompagnant les agriculteurs dans leur trajectoire de transition afin qu’elle réponde à la demande alimentaire locale, au défi d’une sortie des énergies fossiles, à l’adaptation au changement climatique, à la restauration de la biodiversité sur leur ferme ou à la production d’énergie et de matériaux. Ils devront accompagner toutes les nouvelles formes d’agricultures comme l’agriculture urbaine et ses micro-fermes (paysan-boulanger, brasseur, maraîchers diversifiés en circuits courts, etc.) et la production d’énergie sur les fermes (méthanisation, agri-voltaïsme, plaquette de bois issus des haies, etc.).
Il s’agit de redéployer une agriculture multifonctionnelle plus tournée vers les enjeux locaux et la demande alimentaire locale que vers les marchés internationaux. A côté des savoirs techniques, l’accent devra être mis aussi sur les capacités de médiation pour faire travailler ensemble tous les acteurs.
Conclusion
L’alimentation de demain constitue le cap vers lequel il faut tendre de façon désirée et non subie du fait des crises (climatiques, économiques, géopolitiques, etc.), moteurs de pénuries, d'embargos, de rationnements. Car bien évidemment il ne s’agit pas d’appliquer le même régime pour tous et d’oublier les spécificités agricoles et alimentaires locales.
L’État français et ses gouvernements successifs, mais aussi l’Europe et les Nations Unies (FAO, OMS) se sont engagés à répondre aux grands enjeux de santé, d’environnement, d’alimentation et d’énergie. Cependant la trajectoire de réduction des émissions de GES est aujourd’hui bien insuffisante pour atteindre les objectifs du facteur 4 (réduire de 75% les émissions nationales de 1990 d’ici 2050) et le « zéro émission nette ». Nous sommes encore loin d’une sortie des pesticides chimiques[6] avec une croissance de 12% entre 2009 et 2016. L’objectif de stopper la perte de biodiversité, prévu en 2010, reporté en 2020, n’est toujours pas atteint au vu du recul des espèces sauvages dans l’espace agricole lié à une intensification des pratiques agricoles toujours à l’œuvre.
La diminution de notre empreinte environnementale va globalement de pair avec une amélioration de notre santé comme par exemple la moindre consommation de protéines animales au profit de plus de protéines végétales. Ainsi, nos choix alimentaires conditionnent à la fois la santé de nos écosystèmes et celle des humains, en accord avec le concept global « One Health » (une seule santé) avancé par l’ONU. Les différents scénarios, tel qu’Afterres 2050 qui cherche à intégrer tous ces objectifs, montrent qu’ils sont atteignables à condition de développer une vision intersectorielle pour relier alimentation, santé, agriculture, énergie, biodiversité et bouleversement climatique. Pour autant un scénario ne règle pas la transition, ses moyens et sa vitesse. Le changement de comportement du consommateur et l’accompagnement de l’agronome seront bien sûr des leviers déterminants. Mais ces actions volontaires du consommateur/citoyen devront être accompagnées par des politiques publiques intégrées et engagées, et un repositionnement des acteurs de la filière alimentaire. Pour réussir, la mobilisation de tous les acteurs est nécessaire. Tous ont leur rôle à jouer pour faire de l’évolution du système alimentaire et agricole un vrai levier de la nécessaire transition vers une économie décarbonée et aussi de résilience face aux crises climatiques, économiques, énergétiques.
La France a cette chance d’être un pays où l’alimentation compte. Les français aiment acheter leur nourriture, cuisiner, manger en passant du temps à table. Et quand ils ne mangent pas, ils en parlent ! Nous sommes un pays de gastronomie. D’ailleurs les américains ne comprennent pas pourquoi en mangeant autant qu’eux, les français sont moins obèses (comparés à eux). C’est tout simplement que toutes les calories ne se valent pas et que le plaisir de manger compte beaucoup aussi, tout comme la façon dont sont produits nos aliments ou le temps partagé ensemble à table. La nourriture relie les habitants de notre bonne vieille planète qui reste la seule habitable.
[1] A laquelle s’ajoute de l’afforestation naturelle par abandon de parcelles les plus difficiles à travailler comme le montre l’extension des surfaces forestières.
[2] La France a importé, en moyenne sur la période 2010-2016, 4,3 Mt/an de soja représentant l’équivalent de 1,35 Mha. Source FAO.
[3] Blé panifiable, blé dur, fruits, légumes, légumineuses, oléagineux, vigne, betterave
[4] La consommation de sel est trop importante (seulement 22% des adultes et 40% des enfants en consommaient moins de 6gr par jour en 2015), celle de sucre est trop importante (plus d’un tiers des enfants consommaient au-delà de la recommandation d’un demi-verre de boissons sucrées par jour) tandis que la consommation de fruits et légumes (42 % des adultes et 23 % des enfants en consommaient au moins 5 par jour) et de fibres (seuls 13 % des adultes et 2 % des enfants en consommaient au moins 25gr)
[5] Le Grenelle de l’environnement prévoyait un objectif de 20% des surfaces en bio en 2020, objectif qui n’a pas été atteint. L’objectif a été ramené à 15% en 2022, objectif qui ne sera pas non plus atteint et à 25% en 2030 au niveau de l’Union européenne.
[6]L’évolution est quantifiée à partir du NODU (nombre de doses utilisées) en millions d’ha de doses utilisées.
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