Les effets de la transition alimentaire sur les métiers et les compétences des agronomes
Une lecture à partir des enjeux des processus de reterritorialisation alimentaire
Mathieu Capitaine & Salma Loudiyi
Université Clermont Auvergne et associés, AgroParisTech, INRAE, UCA, UMR Territoires, F-63370 Lempdes
Contacts : mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr - salma.loudiyi@vetagro-sup.fr
Suite au webinaire sur les enjeux et impacts de la transition alimentaire pour l’agriculture[1] avec Nicolas Bricas (Cirad, UMR MoISA) et Philippe Pointereau (Solagro), la question des effets de la transition alimentaire sur les métiers et les compétences des agronomes a été travaillée au cours d’un atelier des Entretiens Olivier de Serres le 30 avril 2022 à Clermont-Ferrand. Cet atelier était organisé à et par VetAgro Sup avec le concours de l’Association française d’agronomie et de l’UMR Territoires (AgroParisTech, Inrae, VetAgro Sup, Université Clermont Auvergne). Une quinzaine de personnes y a participé : des chargés de mission de Projets alimentaires territoriaux, des porteurs d’expérience invités à témoigner, des chercheurs et doctorants de disciplines différentes (agronomie, géographie, sociologie et économie).
Au cours de cet atelier et après un cadrage général de ce dont on parle quand on parle de transition alimentaire, deux situations ont été discutées. Chacune étant une illustration d’une façon dont on peut saisir la place de l’agronomie dans les transitions alimentaires. Deux façons, deux situations, deux illustrations qui ne sont pas exhaustives mais qui permettent d’intégrer la nécessaire articulation des niveaux d’organisation des activités et qui s’appuient sur des points d’entrée différents.
La première situation qui peut paraître paradoxale lorsque l’on s’intéresse à la place de l’agronomie, repose sur le fait que la transition alimentaire n’est pas qu’un construit agricole. Ce peut être et ça devrait être l’expression d’une demande du territoire, demande informelle ou demande qui peut être construite au travers d’une politique publique. Les possibilités alimentaires dans un territoire peuvent être constituées de la somme des produits mis sur le marché à l’initiative individuelle des producteurs. Mais, construire une transition alimentaire dans un territoire sur la base de l’offre risque de se traduire par une inadéquation avec les besoins du territoire (saisonnalité des besoins, nature et qualité des produits). L’entrée choisie ici est celle de la place de l’agronomie à l’échelle d’un territoire et autour de la construction d’une politique publique visant à définir une demande alimentaire du territoire et à impulser une production en adéquation avec les besoins de ce même territoire. L’illustration choisie est une association auvergnate de planification de production légumière en vue de répondre au marché du demi-gros, Auvabio – Les producteurs bio d’Auvergne (Aulnat, 63).
La seconde situation est celle de la transition alimentaire dans sa relation à la proximité, à la production locale. Les résultats du recensement de l’agriculture 2020 l’ont montré, l’un des enjeux de l’agriculture en France est le maintien des activités de production par la reprise de structures existantes et l’installation de nouveaux entrants. L’agronomie peut-elle être partie prenante d’une réflexion autour de dispositifs permettant de favoriser l’entrée en agriculture dans une logique d’approvisionnement local ? L’entrée choisie ici est celle de la création d’activité avec une inscription dès la conception du projet dans un objectif de débouchés de proximité. Nous aurions pu mobiliser comme illustration des expériences d’espaces-test agricoles, des initiatives en lien avec les associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP). Nous avons choisi une ferme multi-acteurs récemment mise en place aux portes de Clermont-Ferrand, la Ferme de Sarliève (Cournon, 63).
La pluralité sémantique de la transition alimentaire et de ses enjeux
Le terme transition a pénétré depuis plus d’une décennie le discours commun sans qu’un consensus sur ses contenus sémantiques ne puisse être posé. Dans le sens commun, la transition renvoie au passage d’un état à un autre. Tel qu’utilisé dans les sciences traitant des systèmes, le concept de transition décrit le processus de transformation au cours duquel un système passe d’un état d’équilibre à un autre (Boulanger, 2015 ; Hinrichs, 2014). La transition est un processus « long-term, multi-dimensional and fundamental transformation processes through which established socio-technical systems shift to more sustainable modes of production and consumption » (Markard et al., 2012 : 956). Ainsi, la notion de transition, dans sa construction intellectuelle initiale, est venue donner un contenu plus fort (du moins dans l’intention) à une trajectoire de transformation, avec une ambition écologique importante, qui se caractérise par l’importance des dimensions sociales et culturelles pour enclencher des transformations profondes. Le chemin n’est pas tracé et les innovations sociales sont autant importantes que les innovations basées sur la technologie (Lawhon and Murphy, 2012). L’expérimentation sociale fait partie intégrante du processus de transition. Force est de constater que l’on se pose d’emblée la question de l’objet de cette transition. Dès que le terme est énoncé, une question sur l’objet même de la transition se pose (énergie, agriculture ou alimentation, pour rester avec les enjeux traités dans ce numéro). S’agissant de l’alimentation, de quelle transition parle-t-on ? S’agit-il de la dimension spécifique de nos pratiques alimentaires : ce que nous mangeons, comment nous mangeons ? soit le versant de la consommation alimentaire. S’agit-il d’une dimension plus systémique, autour des différents maillons du système alimentaire (depuis les espaces de production jusqu’à ceux associés à la consommation, en passant par la transformation et la distribution) : quelles transformations dans nos modes de production agricole ; nos modes de distribution et nos modes d’échanges autour de l’alimentation ?
Ce qui se loge derrière le syntagme « transition alimentaire » est, double et renvoie à deux objets à la fois distincts et interreliés : la transition des régimes alimentaires, dite « transition nutritionnelle » (sustainable diet transition) et la transition des systèmes alimentaires (sustainable food transition).
La transition vers des régimes alimentaires soutenables
Un régime alimentaire est une sélection d’aliments, consommés par un individu, choisi entre ceux mis à disposition par le système alimentaire à sa portée (Meybek et Gitz, 2016). Les régimes alimentaires sont à la fois le résultat du fonctionnement des systèmes alimentaires et des moteurs de changement systémique. Parmi les éléments du débat figure le changement des régimes alimentaires considérés aujourd’hui comme peu soutenables : régimes carnés, alimentation saturée de gras, excès de sucre, de sel, ou plus globalement importance des aliments ultra-transformés, sont autant d’éléments décrits comme portant atteinte à la fois à l’environnement et à la santé des populations. Pour être sain, un régime alimentaire devrait être composé davantage de protéines végétales, de fruits et de légumes, utiliser mois de gras et de sels, et être plus diversifié (Bozino et al., 2021). La préservation de la santé des populations contre les maladies chroniques, dites non-transmissibles (ex. maladies cardio-vasculaires, diabète de type II ou obésité, etc.) qui progressent nettement dans le monde, rejoint la nécessite de diversifier la composition des rations alimentaires. De ce point de vue, autour des régimes alimentaires, se joue aujourd’hui une convergence entre enjeux sanitaires et enjeux environnementaux. Il s’agit à la fois de baisser les émissions de GES issues de certains systèmes de production agricole (productions animales), réduire les rations alimentaires tout en les diversifiant, préserver la santé des écosystèmes et agir sur les attitudes et comportements alimentaires qui dépendent des dimensions sociales et culturelles.
A cette fin, un ensemble de politiques nutritionnelles ont été développées ces dernières décennies pour répondre aux enjeux de santé des populations, de progression des maladies non-transmissibles et des facteurs des inégalités sociales qui les activent. Ces politiques de santé publique préventive ont été déployées en France depuis les années 2000 (Programme National Nutrition-Santé). Elles sont restées longtemps assez sectorisées, ne tenant compte que de la nutrition (alimentation et activités sportives) comme déterminant de la santé (Loudiyi, 2020). La convergence avec la politique de l’environnement est visible sur les cinq dernières années, notamment à travers les nouveaux repères nutritionnels (2017) où le lien santé-environnement se traduit par des préconisations en termes de consommation renforcée de légumineuses et de produits céréaliers moins raffinés, la réduction de la consommation de protéines carnées hors volailles et de charcuteries (Loudiyi, 2020).
Par exemple, appliqué au territoire du Programme alimentaire territorial du Grand Clermont (Pôle d’équilibre territorial et rural) et du Parc naturel régional du Livradois-Forez, le diagnostic prospectif réalisé par Solagro (scénarios Afterres2050), envisage une nécessaire transition du contenu des assiettes pour tendre vers un modèle plus soutenable. Cela repose entre autres sur l’introduction dans le régime alimentaire de légumineuses et de fruits à coque, la réduction des portions de viande ou encore la consommation des produits bruts dont l’exposition aux pesticides est réduite. Cela impliquerait par exemple au niveau agricole, une diminution des cultures fourragères, l’ajout de plus de 10 000 hectares de protéagineux, la réduction du troupeau bovin qui passe de 55 000 à 32 000 vaches, une augmentation de 4 000 hectares de production de fruits et légumes pour parvenir à l’objectif des 50% d’autonomie alimentaire fixé pour le territoire à l’horizon 2050 (PNR Livradois-Forez, 2018).
La transformation des régimes alimentaires a des implications directes sur celle des systèmes alimentaires. Les premiers ne sont qu’une partie de la transition de l’ensemble des composantes des seconds.
La transition des systèmes alimentaires
La transition des systèmes alimentaires recouvre l’ensemble des transformations à activer et leurs relations : production agricole, transformation, distribution et consommation alimentaire. Les enjeux sont désormais connus et reconnus en termes d’impacts des systèmes alimentaires actuels sur la santé des populations et des environnements. Face à ces enjeux, un ensemble de travaux pointe l’importance de l’interaction entre différents processus de transition situés à différentes échelles (Bui et al., 2016 ; Loudiyi et al., 2022) et l’importance de leur gouvernance (Loorbach, 2011 ; Turnhein et al., 2015). Les processus de transition ne peuvent pas être gouvernés par une logique uniquement top-down au regard de la pluralité des acteurs parties-prenantes (Köhler et al., 2019). En particulier, les institutions ont un rôle dans la mise en politique des processus de transition, ou de définition d’espaces de gouvernance et d’arènes de ces transitions. L'association d'une pluralité d’acteurs issus de diverses sphères permet de configurer des relations de complémentarité et engage des formes d'apprentissage et de mise en réseau. Des travaux soulignent la nécessité de construire des politiques publiques intégrées capables de résoudre des problèmes complexes en engageant des démarches de décloisonnement et de désectorisation (Biesbroek and Candel, 2019 ; Candel and Biesbroek, 2016; Galli et al., 2020; Loudiyi, 2020). A cette fin, un ensemble de politiques publiques est mis en œuvre depuis les années 2010 en France, pour construire des trajectoires de transition des systèmes alimentaires. Ces politiques se présentent comme « transversales » touchant à plusieurs domaines, non seulement agricoles mais aussi environnementaux, sociaux et relatifs à la santé publique. Elles s’appuient sur des processus de territorialisation de l’agriculture et de l’alimentation engagés à l’orée des années 2000, et visent des horizons d’autonomisation alimentaire. Ces politiques publiques font le pari que la proximité des acteurs est un ingrédient incontournable pour résoudre la nouvelle équation alimentaire (Moragues-Faus and Morgan, 2015 ; Morgan, 2009).
Les territoires, un levier de transition des systèmes alimentaires
Nombre de territoires mettent aujourd’hui en œuvre des stratégies ou des politiques alimentaires qui visent à répondre, non seulement à des objectifs de sécurisation alimentaire mais aussi, de transformation et de conception de leurs systèmes agricoles et alimentaires dans une visée de transition vers le développement durable (Loudiyi, 2018, 2020 ; Loudiyi et Cerdan, 2021). Ces démarches de transition se déploient dans le secteur agricole et alimentaire à différentes échelles et induisent simultanément des transformations au niveau technique (par ex. à l’échelle des exploitations), au niveau de la reconfiguration des démarches d’action collective et d’organisation des acteurs (entre producteurs mais aussi entre acteurs des filières, ou avec la société civile) et plus globalement en termes de refonte des politiques publiques territoriales (meilleure connexion entre politiques sectorielles, nouvelles coordinations avec acteurs du marché ou de la société civile) pour répondre à la complexité des enjeux posés par les systèmes alimentaires dans les territoires. L’échelle territoriale est de plus en plus reconnue comme pertinente pour penser et activer les transitions vers des systèmes alimentaires durables par nombre d’institutions internationales, d’experts et de travaux scientifiques (Thomas et al., 2020). De plus en plus de travaux posent en effet l’hypothèse que les échelles territoriales sont pertinentes pour explorer les enjeux imbriqués de la santé, de l’environnement, de l’alimentation et de l’agriculture, au cœur des transitions, car celles-ci sont cohérentes avec la diversité des acteurs et des processus impliqués (Lamine et al., 2019). Les nouveaux cadres d’action publique sont désormais ceux des projets alimentaires territoriaux dont les objectifs génériques sont relatifs à la construction de systèmes alimentaires vertueux au sein des territoires, en agissant par exemple, sur les questions d’approvisionnement local de la restauration collective, de structuration des filières, de lutte contre le gaspillage alimentaire, d’éducation alimentaire ou de lutte contre la précarité alimentaire.
Dans ce contexte, un ensemble de questions se pose autour de la réorganisation des acteurs et des espaces, induite par l’intégration des enjeux de transition dans des actions individuelles, collectives et publiques. Au niveau territorial cela implique de penser les échelles de la diversification agricole, par exemple au sein de l’exploitation par l’articulation entre les souhaits de production et les potentialités techniques (Auricoste, 1985) ; au niveau du territoire par la complémentarité entre les systèmes de production ou la coexistence de différentes formes d’activités de transformation, de commercialisation et de distribution (Filippini, 2021) ; au niveau du consommateur par la diversification des menus et des habitudes alimentaires. Cette réorganisation implique également de s’intéresser à la transformation des métiers autour de l’agriculture (agriculteurs, agronomes) pour penser et accompagner les processus de transition alimentaire à des échelles nouvelles et pas uniquement celle de l’exploitation agricole. La transformation des métiers se joue dans l’évolution des activités entre exploitations agricoles et autres composantes organisationnelles des territoires : quels liens entre acteurs, quelles capacités de réponse aux attentes ou aux besoins alimentaires des territoires ? Cela demande-t-il de nouvelles compétences pour les agronomes ? Ces questions ont été abordées au travers des deux situations de travail choisies.
Place des agronomes dans la transition alimentaire, les acquis de l’atelier
Une demande à l’échelle du territoire
La première situation travaillée était axée autour de l’existence ou de la création d’une demande à l’échelle d’un territoire. D’abord, il a été proposé aux participants de réfléchir a priori à ce que cela signifie ou pourrait signifier pour l’activité des agronomes. Deux questions leurs ont été posées. Ensuite l’expérience d’Auvabio a été présentée comme illustration (encadré 1) avec une discussion en regard du travail fait au préalable.
Encadré 1 – Auvabio, un collectif de producteurs bio de fruits et légumes en Auvergne
Auvabio est une association de producteurs de légumes et fruits en agriculture biologique située dans le périmètre de l’ancienne région Auvergne. Elle démarre en 2018 avec 8 producteurs du département du Puy-de-Dôme. L’association réunit aujourd’hui 50 producteurs répartis sur l’ensemble de l’Auvergne et ses territoires limitrophes.
Auvabio vise à répondre à la demande alimentaire en légumes et fruits par une offre de demi-gros. L’association a été lancée suite à un double constat : (i) un déficit de production de légumes sur le territoire en quantité et diversité, (ii) une demande de la distribution spécialisée en produits biologiques locaux et sa préférence à s’adresser à un acteur collectif. L’association a mis en place des services de mutualisation pour ses adhérents : à la fois commerciale et de matériel, mais aussi un accompagnement technico-économique pour développer et structurer la filière légumes et fruits localement. Une des activités centrales de l’association est la planification collective des productions de l’année au regard des besoins alimentaires. Elle permet à la fois d’avoir une vision globale de la production et de structurer une filière biologique locale de fruits et légumes, ainsi que d’organiser la coopération entre producteurs à travers la construction d’un plan de commercialisation en commun.
A la question, pour répondre à la demande alimentaire d’un territoire, quelles seraient les connaissances nécessaires, la réponse proposée a été : être en mesure d’évaluer les effets des changements de pratiques. Trois déclinaisons ont été proposées :
- avoir des connaissances sur les effets agronomiques et économiques pour l’exploitation afin d’estimer le rapport bénéfices-risques ;
- produire des métriques en lien avec les processus agroécologiques qui permettent de poser des ordres de grandeur des effets, d’aider à la décision ;
- produire des scénarios à éviter ou à mettre en avant comme outils d’argumentation et ou de démonstration.
La question, pour répondre à la demande alimentaire d’un territoire, quels seraient les savoir-faire que l’on attendrait des agronomes, a suscité plus de propositions :
- faire reconnaitre le besoin d’une expertise agronomique y compris pour des sujets dont l’entrée est d’abord écologique – améliorer la capacité de dialogue avec d’autres disciplines et notamment l’écologie ; faciliter l’identification des questions que peuvent traiter les agronomes ; visibiliser les types d’agronomie, faire en sorte que l’agronomie ne soit plus perçue comme une boîte noire mais que les non agronomes identifient l’existence de spécialisations possibles, de la plante au territoire ;
- savoir porter un regard sur un système face à la difficulté d’isoler, en situation, une pratique seule pour en mesurer les effets, cela devient d’autant plus prégnant quand on doit réfléchir à des changements des systèmes-ferme, comme de la mixité de productions ou penser des équilibres au sein des systèmes et questionner le rapport spécialisation/diversification ;
- collecter, dans les systèmes complexes, une information scientifique et en faire soit un support d’aide à la décision, soit un élément de vulgarisation ;
- pouvoir raisonner, « designer » des assolements à l’échelle territoriale et pouvoir ensuite mobiliser ce design pour de la planification ; design pouvant intégrer des cultures moins habituelles (ex. légumes de plein champ dans des successions céréalières) et s’appuyant sur la prise en compte de la dimension des modes de commercialisation et des débouchés (verrou important en zone de moins bon potentiel commercial) ; la question de la mobilité et de l’accès physique à une offre alimentaire est également un facteur à intégrer dans la réflexion.
Enfin les dimensions d’intermédiation entre savoirs scientifiques et acteurs locaux, de co-construction de la connaissance ont été évoquées, ainsi que celles d’animation et d’accompagnement.
Création d’activité pour des marchés de proximité
Pour la seconde situation la méthode de travail a été différente. Nous avons commencé par une présentation du projet collectif et multi-acteur de la Ferme de Sarliève, ferme coopérative dans une logique d’approvisionnement local mais pas seulement (encadré 2). Le projet de la ferme vise à prendre en charge une multitude d’enjeux formalisés dans un premier temps de manière conceptuelle par une carte mentale organisée autour de sept axes ainsi intitulés : souveraineté alimentaire et territoriale, défi écologique, économie de partage, dimension citoyenne, défi paysan, repenser l’urbain et laboratoire vivant.
Encadré 2 – La Ferme de Sarliève, une ferme agro-écologique, coopérative et citoyenne
La ferme de Sarliève est une exploitation agricole installée sur 80 ha aux portes de l’agglomération clermontoise, en forme coopérative (SCIC) depuis le début de l’année 2022, après un temps d’émergence sous forme associative de plus d’un an et demi. Elle a été fondée par trois acteurs associatifs locaux : Terre de Liens Auvergne, Bio 63 (association des producteurs biologiques du département du Puy-de-Dôme) et Îlots Paysans (association d’accompagnement du test agricole). Aujourd’hui la SCIC Ferme de Sarliève est organisée en cinq collèges d’associés avec des poids différents : le collège des travailleurs, des fondateurs, des citoyens, des associations de l’économie sociale et solidaire, des collectivités et des partenaires financeurs.
Parmi les enjeux identifiés à l’origine du projet, figure la protection des terres agricoles de l’urbanisation, l’accès au métier de paysan aux nouvelles générations, la nécessité de repenser les systèmes de polyculture élevage, la renaturation des espaces agricoles, la reconnexion des citoyens avec leurs environnements agricoles et naturels et le développement de production alimentaires de proximité pour des filières locales. Outre des activités de production (cultures céréalières, production ovins viandes, pépinière forestière et fruitière, maraîchage), la ferme déploie des activités en termes de (i) renaturation d’un site initialement dédié à la culture céréalière conventionnelle, sur des champs ouverts propices à la mécanisation, par la plantation progressive de haies, (ii) de sensibilisation et d’appropriation des citoyens envers les enjeux de transition agricole et alimentaire, d’artificialisation des terres agricoles, de souveraineté alimentaire ou de biodiversité, en organisant des ateliers citoyens autour de ces enjeux et des chantiers participatifs sur la ferme et de (iii) capitalisation des expérimentations sociales in itinere, pour des fins de dissémination et de partage, en s’appuyant sur un collectif chercheurs-acteurs qui documente la trajectoire de la ferme depuis 2019 et construit ensemble des indicateurs de suivi (projet FERMENTS financé par la fondation de France en 2020 et 2023).
Il a été demandé aux participants de prendre connaissance de la carte et d’y positionner les endroits pour lesquels un agronome pourrait intervenir puis de détailler les compétences qu’il aurait à développer pour ce faire (photo 1). Face à la complexité de la carte tous les participants n’ont pas travaillé sur les mêmes axes
Si les axes repenser l’urbain et laboratoire vivant ont fait l’objet d’un plus faible positionnement de l’agronome, aucun axe n’a été identifié comme ne relevant pas des activités possibles des agronomes. Ce qui a amené certains participants à formuler l’idée que, finalement les besoins en agronomie sont diffus et pas forcément facilement repérables (« agronome partout et nulle part »).
Dans un tel projet, l’agronome est attendu bien évidemment, sur des dimensions techniques autour de l’apport de conseil relatifs à la conduite des cultures, de la mobilisation des ressources matérielles et humaines et de leur possible mutualisation en intégrant la capacité à proposer des assolements partagés, à faire de la planification.
Il est attendu autour des enjeux d’animation et d’accompagnement des acteurs y compris en collectif et en situation rassemblant des acteurs de domaines et horizons différents. La compétence en accompagnement est donc soulignée avec une déclinaison autour de l’accompagnement collectif de collectifs (comment accompagner un groupe à plusieurs ?). Elle est associée à l’acquisition de méthodes relatives à la co-construction : du « comment apprendre avec » au « savoir construire avec ».La troisième dimension à laquelle il a été beaucoup fait référence, est celle de la communication. Il est mentionné que l’agronome participe à des temps d’échange, de partage avec un public non agricole, à des temps de mise en dialogue avec d’autres acteurs et joue également un rôle d’intermédiation au sein de la profession agricole. Il est fait également mention de diffusion, de participation à de l’essaimage. Des compétences de communication et de plaidoyer sont attendues.
Enfin ont été cités : la vision stratégique, la conduite de projet, la connaissance et mobilisation du contexte réglementaire et l’analyse des jeux d’acteurs.
De cet atelier transparait clairement que la transition alimentaire ne peut relever seulement de l’initiative des producteurs. La dimension agroécologique de l’acte de production, si elle est importante n’est pas suffisante. Parler de transition nécessite forcement de dépasser l’échelle des fermes pour réfléchir à d’autres niveaux d’organisation : le pouvoir d’achat, la mobilité sont par exemple des dimensions qui ne peuvent être mises de côté. Cela pose la question de la capacité des territoires à se doter de dispositifs d’action collective (dont des politiques publiques) intégrant l’ensemble des dimensions en lien avec l’alimentation. Dans la même logique, si les changements individuels de comportement, si les engagements citoyens sont importants, ils ne peuvent suffire et être un préalable.
Pour l’agronome, autour des systèmes alimentaires, il convient de distinguer les enjeux territorialisés et a-territorialisés (ex. le recours aux légumineuses dans les habitudes alimentaires est une question qui est aujourd’hui a-territorialisée - elle pourrait trouver une piste de réponse par un travail avec les acteurs de la transformation pour augmenter la part des légumineuses dans les recettes sans forcément s’inscrire dans les gammes commerciales des produits exclusivement végétaux - ; en revanche elle gagnerait à être abordée de façon territorialisée pour lever les verrous socio-techniques dans les filières concernées).
Par ailleurs, on retrouve ici la dialectique classique de l’agronomie entre l’expression d’un besoin d’une part d’un agronome expert qui détient et apporte des connaissances scientifiques spécifiques, objectivées et pointues, et d’autre part d’un agronome avec une vision globale et systémique, facilitateur de la compréhension et fédérant différentes approches et disciplines.
Enfin, la dimension citoyenne dans les processus de transition se pose bien évidemment à l’agronome dans le cadre de son activité. Ainsi son engagement, ce qu’il porte, ses valeurs vont teinter son action et sa capacité à enrichir son bagage de compétences. L’agronome comme tout acteur n’est pas neutre. Il doit donc développer dans son activité un regard réflexif lui permettant de s’interroger autour de l’éthique de son action et d’être transparent sur les tenants et aboutissants de son action (probité).
[1] Enjeux et impacts de la transition alimentaire pour l’agriculture https://www.youtube.com/watch?v=Zluz1YswvxY
Références bibliographiques
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