Concevoir des systèmes techniques agroécologiques
Quel métier pour les agronomes, entre diagnostic, évaluation/conception et accompagnement ?
Sylvaine Simon1, Pierre Clerc2, Dominique Jonville3, Olivier Rechauchere4, Antoine Messéan4
1 INRAE UERI Gotheron ; 2 Ferme Le Mas des Grands Cyprès ;
3 BASF ; 4 INRAE Paris-Saclay UMR Agronomie
Contact sylvaine.simon@inrae.fr
Introduction
Dans un contexte de transitions en agriculture, la (re)conception des systèmes techniques est essentielle pour répondre aux multiples enjeux actuels, en particulier : atténuer et s’adapter au changement climatique, enrayer l’érosion de la biodiversité, produire et assurer la sécurité alimentaire tout en réduisant fortement les intrants tels que les engrais et les produits phytopharmaceutiques mais également l’eau et les énergies fossiles pour limiter les impacts environnementaux. Les objectifs de chaque agriculteur ou groupe d’agriculteurs dans un territoire donné peuvent également être divers : vivre de sa production et maintenir cette capacité de production mais également contribuer au maintien de la biodiversité cultivée et sauvage, créer du lien social, contribuer à une alimentation locale et à une transition agroécologique du territoire...
Le métier d’agronome est ainsi questionné par cette évolution des systèmes de culture et de production, de manière très variable selon les situations et les niveaux d’organisation considérés (exploitation agricole, filière, territoire) (Boiffin et al., 2022). Comment l’activité de conception de systèmes techniques adaptés localement et répondant aux enjeux globaux actuels peut-elle s’envisager dans un contexte de transitions agricoles ? Quelles connaissances et compétences sont mobilisées et comment le sont-elles ? Quelles interactions sont nécessaires et comment se mettent-elles en place ? Nous faisons l’hypothèse que de nouvelles situations professionnelles se rencontrent actuellement ou sont en train d’émerger, qui questionnent l’agronome et son métier pour concevoir les systèmes agroécologiques de demain.
Cet article présente les réflexions autour de ces questions débattues lors d’un atelier organisé dans le cadre des Entretiens agronomiques Olivier de Serres 2021-2022 au Pradel (Ardèche) les 30 juin et 1er juillet 2022. Plus largement, il questionne le type de connaissances et d’expériences sur lesquels s’appuyer et la façon de les intégrer dans des démarches de conception innovante vers des systèmes plus résilients. Il questionne également l’organisation de la recherche et du développement (R&D) en proposant de reconsidérer une approche parfois normative du conseil au profit d’une démarche de co-construction et de co-développement dans laquelle l’agronome est l’un des interlocuteurs de l’agriculteur. Nous avons ici essayé de définir le rôle et les compétences attendues de ces agronomes.
Une diversité de compétences attendues, et un besoin de compétences transversales
L’atelier a utilisé comme support de discussion la présentation de sa ferme par Pierre Clerc, agriculteur dans le Vaucluse (cf. encadré), pour identifier les compétences et qualités attendues chez un agronome pour concevoir, piloter, évaluer et faire évoluer des systèmes diversifiés complexes et résilients.
Le Mas des Grands Cyprès, ferme diversifiée innovante de Pierre Clerc
La ferme de Pierre Clerc, située dans le Vaucluse, a pour origine une exploitation familiale en viticulture et arboriculture (pommiers) qui s’est progressivement agrandie (de 14 ha à 45 ha) et diversifiée. Elle est conduite en AB depuis 1999. Reprise en 2001 en co-gérance avec son père par Pierre Clerc alors qu’il exerçait un métier de pharmacien, elle est actuellement un site innovant du fait de sa diversification et de la démarche globale mise en place.
La diversification inclut d’autres espèces fruitières (prunes, pêches, cerises, grenades...) mais également du raisin de cuve et de l’élevage, introduit pour l’équilibre et l’autonomie de l’exploitation agricole. Cette transformation progressive de la ferme s’est également accompagnée de changement de circuit de commercialisation, avec une volonté de vente locale (circuit Biocoop) et de la vente directe via un point de vente collectif de producteurs.
Deux innovations complexes qui ont été mises en place pas à pas par Pierre Clerc sur sa ferme ont servi plus particulièrement de support pour la discussion de l’atelier :
-Le verger de pommiers
Son objectif est de produire des pommes à potentiel gustatif mais également de conserver la diversité végétale cultivée, avec la culture de 26 variétés, et un choix de porte-greffe ancien plus vigoureux pour garder les vergers plus longtemps (certaines parcelles ont plus de 50 ans !). Le type de verger est particulier, avec une taille des arbres non systématique et qui est fonction des effets recherchés, un couvert du sol enherbé qui est broyé uniquement pour la récolte, et un palissage en hauteur en lien avec le pâturage par les moutons qui consomment les branches basses et pour permettre de circuler dans tous les sens durant les premières années du verger. Ces variétés, obtenues pour la plupart auprès d’un pépiniériste local ayant de vieilles variétés, ont été testées sur l’exploitation par Pierre Clerc, qui est par ailleurs actif dans une association locale de défense du patrimoine paysan et des fruits oubliés. Les variétés d’intérêt ont été implantées en verger, et font l’objet d’une gestion différenciée : chaque variété de chaque parcelle (26 variétés, 33 parcelles) est gérée individuellement grâce à de l’observation et une évaluation fine de l’état des plantes et des conditions du milieu acquise par l’expérience.
-L’élevage
L’introduction des moutons avait initialement pour but de contribuer à la gestion du carpocapse (ver de la pomme, principal ravageur du pommier) en consommant les pommes véreuses tombées au sol. Les débuts (2003-2005) ont été faits en lien avec un herbassier (un berger sans terre faisant pâturer ses moutons sur d’autres exploitations agricoles), puis un petit troupeau a été constitué à partir de quelques brebis. Si la gestion du carpocapse n’est pas au rendez-vous comme espéré, la présence de moutons permet de contrôler les campagnols (ravageurs du pommier qui consomment racines et collet de l’arbre), très probablement du fait du piétinement. La présence de moutons s’accompagne également d’un changement de flore et d’une augmentation de sa diversité, de la présence de nombreux insectes et donc de prédateurs et d’auxiliaires. Et le plaisir de la présence animale dans les parcelles constitue également un aspect important. Les moutons ne sont pas présents en permanence dans les vergers, seulement de la récolte au redémarrage de la végétation au printemps : le reste du temps (période estivale), ils sont dans des prairies. En verger, une gestion des parcours avec des rotations courtes permet de ne pas avoir de dégâts sévères sur les arbres (écorçage des troncs) même si des branches basses peuvent être grignotées, sans conséquences majeures.
La mise au point pas à pas de cette association animaux-cultures a ainsi contribué à l’autonomie de la ferme, avec des bénéfices réciproques pour les animaux (pâturage des inter-rangs des vergers) et pour le verger et les cultures (fertilisation et compost ; consommation des feuilles et fruits tombés au sol, ce qui contribue à la prophylaxie du verger ; gain de biodiversité).
Le témoignage de Pierre Clerc qui a mis au point pas à pas la sélection et la conduite de ses variétés anciennes, ou encore la présence de moutons et l’organisation du pâturage sur la ferme, ainsi que la discussion qu’il a suscitée ont permis d’identifier les compétences attendues pour des agronomes en situation d’accompagnement d’agriculteurs sur des fermes qui se diversifient et innovent. Leur ordre de présentation n’est pas un rang d’importance : l’ensemble de ces compétences est indispensable pour accompagner l’action dans des systèmes agricoles en transition agroécologique.
Une vision globale de l’exploitation agricole dans son environnement, pour considérer une diversité d’objectifs, de composantes et d’échelles
Ce sont la diversité des objectifs de l’agriculteur (ou du groupe d’agriculteurs), des espèces, des variétés et des plantes associées à implanter et conduire, ainsi que celle des ateliers sur la ferme et des circuits de commercialisation qui sont à considérer. Cette diversité permet d’être plus résilient (‘on ne met pas tous ses œufs dans le même panier’) mais également d’organiser des synergies via des associations d’ateliers ou de productions : par exemple, l’introduction d’animaux dans le verger vise plusieurs objectifs tels que l’amélioration globale de la fertilité du sol et la gestion de certains bio-agresseurs au-delà de l’installation d’un autre atelier de production sur la ferme.
Penser global inclut de considérer l’exploitation agricole et son environnement (physique, socio-technique, économique) au-delà de la parcelle en culture, ainsi que les interactions aux différentes échelles et entre échelles. Une vision globale, systémique, est donc nécessaire pour considérer ces échelles et les interactions qu’elles embarquent, et pour évaluer l’effet du changement de certaines pratiques ou de certaines composantes du système de production sur le système d’entreprise dans sa globalité. Dit autrement, cela consiste à accepter et à travailler avec la complexité.
Travailler ‘sur mesure’ est intense en connaissances
Comme illustré sur la ferme de Pierre Clerc, c’est la connaissance fine des vergers, de leur historique et de leur état présent qui oriente et supporte les décisions, par exemple d’intervenir ou non en protection contre une maladie. La décision et l’action sont donc ‘situées’ c’est-à-dire qu’elles ne s’appliquent qu’à telle situation à tel moment. Egalement, pour la conception de systèmes de culture, le contexte local, les objectifs et les besoins vont constituer un cadre de conception voire de contraintes (ex. pouvoir circuler dans tous les sens dans les vergers et pas uniquement dans les inter-rangs). Ce n’est pas un modèle standard de verger ou de décision qui est mis en œuvre mais le produit d’une connaissance fine du milieu (au sens large), et d’un raisonnement systémique intégrant des objectifs spécifiques. Dit autrement, il s’agit de ‘contextualiser les systèmes techniques’.
Ceci s’accompagne d’une mobilisation de nombreuses connaissances sur différentes manières de produire, différentes productions et filières, sur diverses pratiques et leurs combinaisons. Ces connaissances englobent également une connaissance critique, par exemple pour être capable d’identifier les limites d’une pratique donnée, voire de la remettre en question et/ou de l’adapter selon le contexte. Ces connaissances peuvent par ailleurs être de source et de nature très diverses (scientifiques, techniques, issues de l’expérience...) : il s’agira donc d’identifier, d’évaluer l’intérêt et le cas échéant d’intégrer voire d’hybrider ces connaissances (Prost et al., 2017) pour faire des propositions en vue d’alimenter et d’accompagner la conception. En outre, une capacité réflexive est nécessaire pour contextualiser les connaissances et passer d’une proposition générique au contexte spécifique de l’exploitation agricole considérée (et réciproquement).
Cultiver sa capacité à innover
Les systèmes agroécologiques diversifiés, complexes, sont des systèmes évolutifs qui vont demander une ‘veille’ voire une traque à l’innovation (Salembier et al., 2021). Ils peuvent s’accompagner de formation sur les nouvelles techniques, les nouvelles associations ; il s’agit pour l’agronome de continuer à se former et à s’informer via différents médias pour mobiliser et intégrer un ensemble de connaissances de nature et d’origine différentes, mais également d’échanger dans des réseaux et des collectifs, d’explorer, de (se) poser des questions... Une incursion dans un autre domaine professionnel que l’agronomie est très certainement un atout : la curiosité est bienvenue, ainsi que la capacité à douter et à se remettre en question ! L’ouverture vers de nouvelles pratiques nécessite également une résistance à l’échec et beaucoup d’humilité : les retours ne seront peut-être pas à la hauteur des espérances ou de l’investissement. A contrario, comme illustré par l’exemple de l’introduction de moutons en verger, le ‘bénéfice’ n’a pas été là où il était attendu (gestion du carpocapse) mais il est trouvé dans plusieurs autres registres : gestion du campagnol, diversité floristique et faunistique, présence animale...
Travailler et décider dans un contexte incertain
Il s’agira d’être capable de faire des choix techniques (ou d’accompagner vers la décision) dans un environnement de plus en plus soumis aux aléas (ex. dérèglements climatiques, bioagresseurs, marchés et prix de vente) et pour des systèmes qui évoluent eux-mêmes pas à pas. La capacité à réaliser une gestion adaptative et évolutive, tout en ayant conscience de la prise de risques associée à ces décisions pour l’agriculteur, est importante : elle peut s’acquérir par l’expérience, par des échanges avec des personnes expérimentées, par un travail en collectif et peut être supportée par l’utilisation d’outils d’aide à la décision. Cela suppose une capacité d’analyse pour évaluer ce risque (cf supra-vision globale) et anticiper, de la flexibilité pour s’adapter et remettre en question certaines options, mais également de la confiance en soi et dans les autres pour avancer. Les pratiques agroécologiques ne sont pas intrinsèquement risquées : la mise en place de pratiques ‘multi-fonctions’ telles que l’implantation d’un couvert du sol diversifié permet même de gagner sur plusieurs tableaux (fertilité du sol, passage des engins, biodiversité, microclimat...), mais des réajustements ou des adaptations régulières sont à considérer.
Echanger et co-construire avec une diversité d’acteurs du territoire et des filières
Il n’est pas possible qu’un agronome soit présent en permanence pour accompagner les choix sur une exploitation agricole. Ce sera dans le cadre de diverses actions, souvent en lien avec un collectif, que se situerait le rôle d’un futur agronome : organiser et animer des visites pour illustrer des thématiques innovantes ; animer des collectifs d’agriculteurs ou multi-acteurs sur le territoire ; accompagner l’expérimentation réalisée par des agriculteurs sur leur ferme en grandes parcelles avec les contraintes propres à chaque exploitation (Catalogna et al., 2018) ; accompagner des collectifs engagés dans de la co-conception ; savoir transmettre mais également apprendre à apprendre etc.
Evaluer les performances des systèmes techniques conçus ou en place
Au début d’une transition, il est nécessaire de savoir évaluer la situation initiale, de poser un diagnostic pour identifier ou comprendre le contexte, les enjeux, les objectifs ainsi que les verrous potentiels (Meynard et al., 2018). Chemin faisant ou a posteriori, les performances, ainsi que l’évolution et la trajectoire de transition de la ferme ou de systèmes de culture sont également à évaluer : ceci suppose la maîtrise d’outils de diagnostic et d’évaluation, qu’ils soient techniques, économiques et/ou socio-techniques, à différentes échelles. Des ‘grands écarts’ sont parfois au rendez-vous, avec des fermes très innovantes dans des registres très différents, qu’ils soient ‘high tech’ ou ‘low tech’, voire ‘wild tech’ (Grimaud et al., 2017).
En synthèse, ces différentes compétences et qualités attendues chez un agronome (Figure 1) relèvent des disciplines de l’agronomie (au sens large, incluant l’agronomie système), l’agroécologie, l’ergonomie et l’organisation du travail, la protection agroécologique des cultures... La connaissance des filières et des circuits de commercialisation, de la règlementation, des systèmes de production et systèmes d’élevage, de l’économie de l’exploitation agricole, des territoires et de l’accompagnement financier des régions sont également des atouts.
Des qualités d’organisation, d’animation et d’intermédiation ainsi que de la rigueur et du pragmatisme sont attendus. Les transitions, c’est également du temps long, pour prendre le temps de connaître les personnes et leurs attentes, le milieu, le territoire, les exploitations agricoles... et des changements d’échelles entre parcelle, ferme, territoire et filière.
Un changement de paradigme dans le métier d’agronome et dans la R&D
Dans un contexte de diversification et d’adaptation ‘sur mesure’ des systèmes de production ainsi que d’incertitudes accrues, l’agronome sera ainsi tour à tour personne ressource, évaluateur, concepteur, ‘designer’, animateur et accompagnateur, pour concevoir des systèmes agroécologiques innovants avec et pour les agriculteurs. Ces derniers, au centre de la démarche de conception, sont également des personnes ressource, des évaluateurs et des concepteurs etc. La démarche de conception repose sur l’identification d’un ensemble d’objectifs et de contraintes des agriculteurs (Navarrete et al., 2017), la sollicitation des personnes à même de proposer des idées et/ou d’apporter certaines connaissances pour construire et analyser les propositions en regard du cadre de travail, et de multiples allers-retours entre vision idéale et réalité (Prost et al., 2018 ; Penvern et al., 2018).
La co-conception de systèmes agroécologiques innovants résulte de l’interaction entre agriculteurs et autres parties prenantes, par exemple dans le cadre d’ateliers (Jeuffroy et al., 2022) : lors de sessions d’ateliers, un collectif d’agriculteurs, de personnes ressource et de parties prenantes peut travailler des propositions pour l’un des systèmes de culture ou l’une des fermes du groupe, propositions que l’agriculteur concerné reprendra (ou pas) et/ou adaptera sur sa ferme. Des collectifs multi-acteurs peuvent également être amenés à discuter à l’échelle de leur territoire en regard d’enjeux particuliers (l’eau, la biodiversité, le partage de l’espace entre usagers...). L’agronome impliqué sera alors amené à faire dialoguer des personnes ayant différentes visions vers un compromis ou une proposition satisfaisante pour tou.te.s. Des compétences biotechniques mais également ‘sociales et communicationnelles’ sont ainsi indispensables (Cardona et al., 2018). Cette démarche itérative embarque un nombre important et une diversité d’interlocuteurs, ce qui amène Cardona et al. (2021) à identifier le rôle clé de l’intermédiation pour engager des transitions fortes telles que la réduction de l’utilisation des pesticides.
Il est clair qu’il est difficile de réunir toutes les compétences et qualités évoquées ci-dessus chez une même personne ! Au-delà des connaissances et méthodes –parfois originales ou inhabituelles- à acquérir lors des formations initiale et continue, et des expériences professionnelles permettant de comprendre les interactions en jeu à différents niveaux, un changement de posture de l’agronome est crucial (Messéan et al., 2020) : la production de connaissances est de fait hétérogène, distribuée, multi-acteurs et le rôle de l’agronome n’est plus du tout celui de prescripteur ni de ‘sachant’ mais d’interlocuteur et d’accompagnateur (parmi d’autres) des agriculteurs dans la démarche. Ceci demande en particulier de :
-Etre au fait du métier d’agriculteur dans ses différentes dimensions (chef d’entreprise, technicien, agronome, commercial, gestionnaire de personnel et de budget…) pour contribuer à évaluer la pertinence des options envisagées et la prise de risques ou les contraintes qu’elles génèrent. Ce métier évolue lui aussi, avec en particulier une augmentation d’agriculteurs associés sur la même ferme pour se répartir le travail et/ou gérer plusieurs ateliers.
-Etre capable d’amener une posture réflexive du point de vue des agriculteurs : quelles envies ? quels objectifs et quelles priorités ? quelles ressources sont mobilisables ? quelles innovations peuvent y répondre et/ou quelles connaissances sont nécessaires pour construire ces innovations ? comment les mettre en oeuvre ? qu’est-ce qui peut limiter ou renforcer chacune de d’entre elles ? quels sont les risques à court et long termes ? quelles possibilités de revenir en arrière ou d’infléchir les choix ? ... dans une ‘maïeutique agroécologique’.
-Identifier et savoir mobiliser des connaissances de nature diverse, issues de différents types d’expérimentations, en particulier d’expérimentations système (plus proches des conditions de production), mais également issues de l’expérience d’agriculteurs, de conseillers, de naturalistes... pour co-construire des propositions ou évaluer des possibles. Ceci suppose bien sûr d’interagir avec, voire d’impliquer, les personnes porteuses de ces savoirs.
-S’appuyer sur des méthodes, des guides, des outils pour accompagner la réflexion, en structurant et outillant la démarche, que ce soit pour structurer et tracer la démarche, évaluer la pertinence des choix, acquérir des données pour aider à la décision ou encore partager plus largement l’approche en capitalisant à partir des expériences rencontrées (Messéan et al., 2020) ; de nouveaux outils d’accompagnement existent ou se développeront, dont les outils numériques : la digitalisation de l’agriculture est un des accélérateurs des évolutions et contribue à un partage plus large des connaissances et des compétences.
-Permettre des apprentissages, une mise en réseau et une montée en compétences des participants à la démarche de conception, afin de contribuer à leur autonomisation, par exemple en travaillant en co-développement (Richard et al., 2020).
Une telle posture demande du recul et de l’expérience. Dans le cas d’un agronome exerçant son activité en solo, des personnes avec une expérience professionnelle limitée n’auraient généralement pas le profil adéquat. Mais d’autres formes de travail peuvent s’envisager : compagnonnage avec une personne expérimentée, formation continue sur divers modules thématiques et méthodologiques, travail au sein de réseaux ou de communautés d’agronomes et d’accompagnants de la transition agroécologique pour mutualiser compétences et expérience.
Ainsi, si un agronome expert d’un domaine donné peut contribuer ponctuellement à la conception, l’accompagnement dans la durée est une composante essentielle de la conception pas à pas ou de novo de systèmes agroécologiques innovants. Il est fortement probable que les agronomes nouvellement formés exerceront plusieurs métiers lors de leur carrière professionnelle, mais la construction de la transition agroécologique d’une ferme et sa mise en œuvre requièrent des temps longs, des allers-retours dans la démarche et des adaptations chemin faisant : ce travail d’accompagnement sera donc efficace dans la durée, avec des interactions plus ou moins importantes selon les périodes mais un investissement conséquent au départ pour de l’interconnaissance et la compréhension des attentes. Comme mentionné ci-dessus, la capitalisation sur la démarche et l’autonomisation des agriculteurs sont indispensables pour garantir la pérennité du travail, ce qui se construit également dans la durée. Ceci milite à la fois pour des postes ouverts dans la durée (plusieurs années) et la possibilité à moyen terme de changer de territoire ou de groupe à accompagner pour se renouveler sans changer de profil dans son métier.
Conclusion
Le métier d’agronome, et plus particulièrement d’agronome impliqué dans la conception de novo ou pas à pas de systèmes agroécologiques demande ainsi des compétences transversales pour agir avec une vision systémique, s’adapter en permanence face à l’accroissement des incertitudes (dérèglement climatique, marchés, etc.), faire des propositions au cas par cas, en fonction du contexte, ainsi que pour accompagner des collectifs et susciter de l’intelligence collective. Dans ce cadre de conception innovante en situation, incluant évaluation multicritère et multi-échelle, des compétences transversales et des approches transdisciplinaires sont indispensables, demandant d’élargir encore plus la formation biotechnique d’agronome vers les sciences humaines et sociales, le design, la géographie, la didactique... et/ou de reconsidérer les conditions d’exercice du métier, non plus en accompagnant unique (par exemple, conseiller d’une structure) mais comme membre d’un collectif d’accompagnants pouvant partager expérience, connaissances et compétences.
Remerciements
Merci à Rémi Jay-Rayon (LEGTA-Aubenas), Morgan Meyer (Mines ParisTech) et Isabelle Michel (L’institut Agro Montpellier) pour leurs contributions aux échanges lors de l’atelier du Pradel.
Références bibliographiques
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