La formation initiale des ingénieurs agronomes
Nouveaux enjeux, nouvelles pratiques
Isabelle Michel1, Mathieu Capitaine2, Gilles Trystram3
1L’institut Agro Montpellier ; 2VetAgro Sup ; 3AgroParisTech
isabelle.michel@supagro.fr, mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr
Introduction
Beaucoup associent étroitement l’agronome avec l’ingénieur agronome. Ce dernier n’est pas le seul à pouvoir se revendiquer agronome. Pour autant les formations ingénieurs sont importantes pour leur contribution massive au renouvellement du vivier des agronomes en France. Ces formations ne peuvent être pensées, organisées et conduites sans prendre en compte d’une part le contexte dans lequel s’insère l’activité agricole et d’autre part les nouvelles activités, nouveaux métiers et donc nouvelles compétences qui en découlent.
Les métiers d’ingénieurs se diversifient et c’est particulièrement le cas en production végétale avec le retour de la diversité des utilisations possibles des matières premières agricoles. Les formations d’ingénieurs sont par ailleurs accréditées dans un cadre piloté par la Commission du Titre de l’Ingénieur (CTI), qui met en avant dans son référentiel les approches compétences. Chaque formation est libre de son organisation en blocs de compétences, c’est la cohérence d’ensemble qui est recherchée.
Après avoir discuté des effets des transitions sur les métiers des agronomes et analysé l’évolution de leurs activités, ce papier est un retour des discussions en atelier, relatives à la formation des ingénieurs agronomes. Centré autour de deux questions, l’atelier visait à interroger (i) les évolutions actuelles et futures des cursus de formation d’ingénieur en agronomie de la production végétale pour prendre en compte les nouvelles activités dans les métiers d’agronomes et (ii) les impacts que cela a et pourrait encore avoir dans les contenus des enseignements en agronomie, leurs formes pédagogiques et leurs organisations.
Pour répondre à ces questions, il a été proposé à la dizaine de participants, après un tour de table, de compléter trois posters. Les participants étaient pour une grande part des enseignants chercheurs agronomes et non agronomes, une enseignante du supérieur en lycée agricole (BTS), un représentant des diplômés ingénieur (UniAgros) et deux chercheurs. Le tour de table en introduction a permis aux participants de se présenter ainsi que d’indiquer leur intérêt pour la thématique. Les trois posters à compléter étaient intitulés :
- quelles compétences ou capacités à acquérir pour des jeunes diplômés ?
- quelles formes pédagogiques pour y parvenir ?
- quels contenus développer dans les formations ?
Nous revenons dans ce texte sur les éléments proposés et discutés pour chacun des posters. A cela, nous ajoutons en écho des extraits d’une contribution écrite de Gilles Trystram faite en amont de l’atelier.
Quelles compétences ou capacités à acquérir pour des jeunes diplômés ?
Les participants à l’atelier se sont focalisés sur les compétences que devraient avoir les jeunes agronomes pour aborder et intégrer de façon pertinente la question des transitions dans leurs activités. Ils ne sont de fait pas revenus sur la nécessité que l’agronome ait une expertise minimale dans sa discipline et donc d’être en mesure de conduire un raisonnement agronomique en mobilisant les connaissances des sciences du sol et du climat, des productions végétales et de la prise de décision agricole. Ce faisant l’agronome doit aussi dans sa démarche être en mesure de penser et réaliser une articulation avec les sciences animales, les sciences environnementales et humaines. Même si ça n’a pas été cité au cours de l’atelier on pourrait rajouter également les sciences des aliments et les sciences économiques et de gestion. L’interdisciplinarité est posée comme une nécessité. Elle va permettre à l’agronome (i) de situer et construire son activité en intégrant les dimensions relatives au milieu biophysique, au fonctionnement des écosystèmes, aux processus de production agricole et de transformation agroalimentaire, et aux acteurs ; (ii) d’avoir les clés pour développer en parallèle de son expertise disciplinaire une capacité à agir et à accompagner en situation des acteurs ou collectifs d’acteurs.
Intégrer dans son activité d’autres dimensions et les connaissances d’autres disciplines doit permettre à l’agronome d’avoir une vision globale des systèmes dont il identifie les limites, les porosités et les interactions, de les qualifier et d’en définir les effets. Ce faisant l’agronome se voit doté d’une capacité d’approche et d’analyse systémiques.
Cependant, pour Gilles Trystam : « Mon sentiment a toujours été que dans les écoles d’agronomie […] on fait très bien le disciplinaire, très bien la première couche systémique qui face à un objet d’étude mobilise des disciplines et des approches. Je suis moins sûr, question de temps sans doute, que nous fassions bien le systémique inter objets (un espace agricole, un système de transformation, de consommation, etc.). Il me semble que ce niveau est difficile à enseigner. Des systèmes alimentaires sont souvent, par exemple, des systèmes agricoles côtoyant des systèmes transformation- consommation ». Il illustre ici le fait que si les agronomes sont effectivement équipés en matière d’analyse systémique, une réflexion doit être conduite autour des objets et situations pour laquelle on la mobilise en formation et pour laquelle on estime que les diplômés devront être en mesure de la mobiliser en situation professionnelle. Développer une approche systémique « inter objets » ou intégrant des degrés croissants de complexité, nécessite de compléter les apports de l’analyse systémique avec une bonne connaissance des niveaux d’organisation et de leurs emboîtements et une maîtrise de l’articulation des échelles.
Le contexte de transition impose également de renforcer la capacité à intégrer les dimensions temporelles et leurs associations (articulation du temps court au temps long) ainsi que de faire porter l’analyse aussi bien sur l’état des lieux (l’observable à un moment donné) que sur les dynamiques. Ainsi l’activité d’analyse au service d’un diagnostic va reposer, in situ, sur la capacité de l’ingénieur à appréhender la diversité des exploitations agricoles, à comprendre la situation avant de problématiser, à analyser les freins et leviers d’une transition, à proposer des changements en pertinence, à appréhender le temps des transitions.
Avoir les clés pour développer une capacité à agir et à accompagner en situation des acteurs ou collectifs d’acteurs demande des compétences en termes d’écoute, de communication, d’argumentation et d’animation de collectifs en mobilisant une diversité d’outils dont les jeux sérieux, la simulation, les études de cas ou les approches par résolution de problème. Les situations de transition à gérer ont pour caractéristique de s’appuyer sur des processus biologiques étroitement interdépendants et spécifiques qui rendent difficile la connaissance des effets des mécanismes en regard des objectifs recherchés. Ces manques de connaissances scientifiques et de maîtrise des phénomènes renforcent l’incertitude inhérente à l’activité agricole. Pour agir en situation complexe et incertaine, le jeune diplômé gagnera à pouvoir articuler les savoirs scientifiques et les savoirs des praticiens, se positionner dans différents référentiels, repérer et analyser les controverses.
Enfin dans sa démarche d’analyse, l’ingénieur doit être en mesure de comparer les situations agricoles et de créer/sélectionner des indicateurs pertinents pour ce faire.
Quelles formes pédagogiques pour y parvenir ?
Les formes pédagogiques mobilisées dans un dispositif de formation doivent bien évidemment se raisonner à l’échelle du formateur mais doivent aussi être pensées à l’échelle de l’équipe pédagogique. De façon analogue elles se réfléchissent au sein d’une séquence pédagogique et à l’échelle de la maquette d’une formation. L’enjeu est d’offrir et mobiliser une palette de formes pédagogiques complémentaires et adaptées aux objectifs d’apprentissage de la séquence et de la formation.
Les propositions de l’atelier mettent en avant les pédagogies actives (« mains dans le cambouis ») et parmi elles, l’approche par projet. « Je pense que l’approche projet est essentielle. Un étudiant y apprend beaucoup, y confronte beaucoup de ses savoirs. Probablement aussi, il y développe mieux son projet personnel » (G. Trystram). Si la gestion de projet est au cœur des attendus d’une formation d’ingénieur et est à ce titre abordée, l’apprentissage par projet comme forme pédagogique devrait être plus développé.
Elles insistent également sur l’ancrage au terrain. Gilles Trystram évoque : « Pour tous, quel que soit l’objectif de formation, le niveau, la force du terrain est essentielle. Je crois qu’il s’y passe deux choses : on mobilise des connaissances, on applique, on confronte. C’est formateur. Au passage on mesure sans doute la place de ce que l’on appelle le systémique (au moins en pratique, sans conceptualiser) ; on fait aussi de la transmission. Pour moi c’est un complément de la formation. L’accompagnement, parfois personnalisé, par les enseignants, par les partenaires non enseignants permet de transmettre des tas de choses. Le terrain favorise ça. Il s’y ajoute la dimension projet ». En guise d’exemple ont été cités les « stages » individuels et collectifs organisés et construits par des enseignants, les observations sur le terrain, les enquêtes auprès d’agriculteurs.
Ces activités doivent être accompagnées : (i) de controverses et de débats, (ii) de séances de prise de recul, capitalisation, réflexivité pour consolider l’apprentissage des connaissances et le développement des compétences, (iii) de travail épistémologique pour apprendre à se situer dans des référentiels, dans l’histoire des sciences et en relatif à d’autres secteurs d’activité.
Les écoles d’ingénieurs, françaises notamment, mettent en œuvre des approches de réalisation donnant une large part aux stages, mais elles ont aussi introduit l’alternance dans les cursus. Les compétences acquises doivent viser le même ensemble, que la formation soit classique ou par alternance, mais la validation des compétences est partagée entre les enseignants de l’école et les maitres d’apprentissage.
Ainsi les formes pédagogiques à favoriser doivent permettre de reconnecter : la formation et le terrain ; les modules disciplinaires entre eux ; et les différents types de savoirs.
Autour des maquettes de formation, trois propositions ont été faites :
- structurer les enseignements non par discipline mais par enjeux à relever. « Il y a une posture de génération qui est plus intéressée par les enjeux que par nos disciplines. Si on va plus loin, je crois même que beaucoup sont plus motivés pour apprendre à traiter des causes que pour apprendre tout court. A mon avis, c’est un challenge pour les enseignants » (G. Trystram).
- mobiliser les outils numériques pour échanger et apprendre au sein de communautés élargies, réaliser des simulations, intégrer le temps long. « Peut-on éviter de parler du lien au digital aujourd’hui ? Quelques convictions pour moi : (i) Il y a de plus en plus en formation la question de disposer de ressources et de les mobiliser quand on en a besoin. C’est très vrai pour le projet, mais vrai aussi dans des trajectoires de formation très personnalisées. Donc des constructions hybrides sont à imaginer et chaque discipline y aura sa réponse. (ii) Parce que ces ressources sont de plus en plus nombreuses, on doit former nos ingénieurs au recul nécessaire sur certains contenus, qui orientent, qui ne disent qu’une partie des faits. C’est à mon sens comme pour la biblio devenu un enjeu. (iii) Et dans le digital il y a de la place à faire à tous les outils numériques des sciences de la donnée. […] Je vois bien l’importance des outils, la place des décisions multi critères, mais je ne sais pas bien jusqu’où doit aller une formation qui se situe à l’interface entre usages de ces outils et développement ou contribution à leur développement » (G. Trystram).
- Favoriser la mobilité internationale des étudiants afin de diversifier leurs référentiels. Les techniques sobres de certains pays du Sud peuvent entre autres être sources d’inspiration pour les autres.
Contenus à développer dans la formation
Lorsqu’est abordée la question des contenus, bien évidement il est rappelé l’importance de traiter en termes de connaissances, le socle de l’agronomie : le fonctionnement des agroécosystèmes ; la diversité des systèmes de culture ; les systèmes fourragers ; le fonctionnement des sols, le climat, le lien aux ressources.
La formation doit également contenir des apports méthodologiques pour la réalisation de diagnostics, pour représenter de façon simple des objets complexes, pour la maîtrise de techniques d’animation et de médiation, d’accompagnement des acteurs et de co-conception avec eux de nouveaux systèmes.
Les agronomes doivent être en mesure de situer leur activité dans leur discipline. Des contenus en épistémologie, histoire des sciences et histoire du développement agricole doivent être proposés.
Enfin la formation ne doit pas être centrée exclusivement sur des thématiques agronomiques et doit aborder d’autres disciplines et d’autres secteurs d’activité.
Conclusion
Dans un contexte de changement climatique qui s’accentue d’année en année, de nécessité de prendre en compte les ressources et le fonctionnement des milieux biophysiques pour permettre la diminution au recours aux intrants et énergies fossiles, de sensibilité grandissante aux aléas par une modification des politiques économiques sectorielles, les enjeux assignés à l’activité agricole et aux productions végétales évoluent. Les systèmes agricoles et leurs combinaisons dans les territoires méritent d’être questionnés. Une réflexion commune visant à associer plus fortement systèmes alimentaires, systèmes énergétiques et systèmes écologiques devra être mise en œuvre et devra impliquer les agronomes. Ainsi, le nouvel ingénieur agronome tout juste diplômé devra être capable :
- de contextualiser son action, d’avoir l’intelligence de la situation dans laquelle il intervient, de problématiser en conséquence ;
- de maîtriser des bases méthodologiques pour aboutir à construire des solutions avec les acteurs concernés ;
- d’aller chercher et de mobiliser des références et ressources utiles à son action tout en se positionnant et en prenant du recul.
L’ingénieur agronome devra également être en capacité d’évoluer, d’intégrer de nouveaux cadres de réflexion et de mettre à jour ses connaissances et ses modèles d’action. Si la formation est en mesure de travailler et former les apprenants aux questions et sur des situations d’aujourd’hui, elle doit aussi être en mesure de les armer à affronter demain des questions et des situations qui nous sont encore inconnues.
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Avec la participation de: Alice Chauvel (INP Toulouse – Ensat), Anne Gerin (LEGTA d’Aubenas), Laurent Journaux (UniAgros), Morgan Meyer (Mines ParisTech), Nathalie Girard (Inrae), Pascale Guillermin (L’Institut Agro Rennes-Angers), Stéphane Bellon (Inrae), Stéphane De Tourdonnet (L’Institut Agro Montpellier).