La formation continue des enseignants en agronomie au service des nouveaux enjeux de l’enseignement agricole en matière de transitions
Fanny Chrétien*, Anne Pujos**, Christian Candalh***
* L’institut Agro Dijon, UMR FOAP
** ENSFEA
*** Inspection de l’enseignement agricole, Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire
Email contact auteurs fanny.chretien@agrosupdijon.fr
Résumé
La formation des enseignants et formateurs de l’enseignement agricole technique varie selon s’il s’agit d’agents contractuels ou titulaires, du concours interne ou externe, et si l’on s’intéresse à la formation initiale ou continue. La formation continue vise principalement à accompagner les établissements et les équipes pédagogiques dans les différentes transitions qui les concernent, avec au premier chef, la mise en place locale du programme « enseigner à produire autrement ». Or, cette mise en place doit répondre à une très grande diversité de besoins, en vue de favoriser notamment : l’appropriation des référentiels rénovés, le renouvellement et la diversification des modalités d’enseignement pour engager les apprenants dans des démarches d’enquêtes, de diagnostic, et de gestion de la diversité des agriculteurs, ou encore le montage de projet engageant plusieurs disciplines d’enseignement et des partenaires extérieurs dans le but de problématiser des enjeux territoriaux. En toile de fond, les enseignants et formateurs sont aussi appelés à contribuer à l’inclusion et l’ancrochage scolaire pour des publics présentant des difficultés scolaires parfois importantes.
Mots-clés : formation – enseignants – agronomie – enseignement technique agricole-transitions
Introduction
Enseigner l’agronomie dans l’enseignement agricole technique dans un contexte de transitions ne relève pas d’un nouveau défi. En effet, la discipline a connu des évolutions / adaptations au fil des dernières décennies en lien avec les mutations de l’agriculture, et les évolutions scientifiques et sociales. Cependant, les enjeux actuels liés au changement climatique, à la préservation des ressources naturelles et à la sécurité alimentaire, imposent de former à des trajectoires de transitions agro-écologiques. Se pose donc la question de la formation continue des enseignants et formateurs dans ce contexte. Après avoir donné des éléments de connaissance sur l’enseignement agricole et plus particulièrement sur l’enseignement de l’agronomie, et ses dernières évolutions, sont présentés dans ce texte les différents dispositifs de formation continue proposés aux enseignants / formateurs. Ensuite, quelques idées forces issues d’un atelier intitulé “formation continue des enseignants et formateurs” conduit lors des Entretiens du Pradel de 2022 sont exposées.
Formateurs et enseignants en agronomie dans l’enseignement agricole technique : quelques chiffres
A la rentrée 2022, l’Enseignement Agricole compte 804 établissements (publics et privés). Certains de ces établissements intègrent une exploitation agricole (199 exploitations agricoles) pour une surface cultivée totale de 18 951 ha dont 27% en agriculture biologique.
L’origine socioprofessionnelle des élèves de l’enseignement agricole est aujourd’hui plus diversifiée que par le passé. Alors qu’en 1990, près de quatre élèves sur dix étaient enfants d’agriculteurs ou de salariés agricoles, ce n’est actuellement le cas que d’un élève sur dix. Ce sont les enfants d’employés et d’ouvriers qui sont les plus nombreux à fréquenter les établissements de l’enseignement agricole ; ils représentent 41,4% des effectifs[1].
Le devenir des diplômés de l'enseignement agricole est l’objet d'enquêtes régulières. Trois ans après l’obtention du diplôme, le taux en insertion professionnelle se situe à 40 % pour les CAPA à 56% pour les Bac Pro. Il est à noter que les diplômés d’un BTSA poursuivent leurs études en licence professionnelle ou école d’ingénieurs à hauteur de 40 %. L’offre de formation en licence professionnelle s’est beaucoup développée depuis une dizaine d’années, avec une partie croissante des étudiants inscrits en alternance. Trois ans après l’obtention de leurs diplômes, le taux net d’emploi s’étale entre 75,8 % pour les CAPA à 92,3 % pour les BTSA[2], un taux légèrement inférieur pour les femmes que pour les hommes, très élevé pour les filières, du BTSA Génie des équipements agricoles (99 %), du BTSA Agronomie Productions Végétales (97 %)[3], et souvent supérieur à celui de l’enseignement professionnel de l’Education Nationale.
Au sein des lycées agricoles publics, les professeurs d’agronomie représentent plus de 30 % des enseignants des disciplines techniques (spécialités : productions végétales, productions animales, productions horticoles) (Figure 2).
Les enseignants et formateurs en agronomie exercent dans l’enseignement agricole sous divers statuts et dans différentes structures. Certains sont agents titulaires de l’enseignement agricole public ou privé, sous tutelle du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, d’autres sont agents contractuels soit d’Etat, soit payés sur budget d’établissement dans les Centres de Formation par Apprentissage (CFA) et Centres de Formation Professionnelle pour Adultes (CFPPA). A noter qu’il y a également des formateurs qui enseignent l'agronomie dans les Maisons Familiales Rurales (MFR), structures régies sous statut associatif, au sein desquelles les formateurs ont le statut de salariés agricoles.
Formation initiale des enseignants/ formateurs après leur recrutement
Les enseignants / formateurs bénéficient d’une formation initiale à la prise de fonction, variant selon leur mode de recrutement (concours externe, concours interne, contractuel état ou budget).
Pour les enseignants recrutés par la voie du concours externe, la formation initiale d’un an alterne des temps de formation à l’ENSFEA (10 à 12 semaines) et en lycée (24 à 26 semaines), sous la responsabilité d’un enseignant conseiller pédagogique. Les périodes au lycée permettent une mise en pratique de l’enseignement et des approfondissements dans le champ disciplinaire, en termes de savoirs et de didactique. Pour les enseignants recrutés par la voie du concours interne, la formation initiale est assurée sur une année, avec 4 semaines de formation à l’ENSFEA, intégrant des approfondissements dans le champ disciplinaire et sa didactique et 2 semaines de stage en établissement.
Pour les enseignants contractuels, une formation spécifique est proposée, intitulée TUTAC (TUTorat des Agents Contractuels), sur une durée totale de 5 jours et demi, dont 2 jours et demi d’apports disciplinaires. Ce dispositif national d'accompagnement à la prise de poste vise à faciliter l’entrée en fonction et l’opérationnalité.
Pour les enseignants d’agronomie, l’accent est porté sur le contexte professionnel et donc l’importance d’appuyer son enseignement sur le terrain. Pour cela les exploitations agricoles des lycées sont le support pédagogique essentiel pour l'observation des pratiques agricoles et leurs effets, la réalisation de séances de travaux pratiques et la mise en place d’expérimentations en lien avec les transitions et l’agroécologie.
Evolution de la pédagogie et intégration des enjeux environnementaux dans l’enseignement agricole technique
On constate une transformation assez remarquable dans les années 80 de l’enseignement de l'agronomie et des productions végétales (Doré et al., 2022). Ainsi, une approche plus systémique s’impose, reposant sur une meilleure intégration des situations professionnelles, ce qui va entraîner une évolution dans la composition des référentiels de diplôme, avec un référentiel professionnel permettant une plus grande adéquation entre les savoirs enseignés et leur contextualisation. À partir de 1990, la prise en compte des enjeux environnementaux se généralise dans toutes les filières de formation, avec notamment la création du BAC technologique STAE (aujourd’hui STAV), l’intégration du module “Agroécosystème et Environnement” en BTSA Productions Végétales. En parallèle, les compétences en agronomie des enseignants et formateurs doivent évoluer avec une intégration de la complexité, ouverte sur les sciences humaines et sociales, et une multiréférentialité des savoirs (Cancian et al., 2019).
Depuis la fin des années 2000, pour mieux prendre en compte les enjeux climatiques, environnementaux et de souveraineté, l’agriculture française se tourne vers l’agroécologie. C’est un changement profond de modèle agricole qui nécessite de nouvelles compétences pour les entreprises du secteur et crée de nouveaux métiers. Les besoins en recrutement sont importants. Un tiers des agriculteurs a plus de 60 ans ou atteindra cet âge dans les cinq années à venir, et pourra alors prétendre partir à la retraite, tandis que le nombre d’actifs agricoles, salariés permanents ou saisonniers est en augmentation constante. Il est passé en 20 ans de 282 000 à 328 000.
L’enseignement agricole, et a fortiori celui de l’agronomie, fait également écho à cet appel à la transition agroécologique. Ainsi, dans l’enseignement agricole technique, depuis 2013, une évolution des référentiels s’est imposée pour intégrer de nouveaux modes de raisonnement afin de comprendre les enjeux d’une agriculture durable, pensée “ de la fourche à la fourchette”. Des réformes assez emblématiques ont été opérées comme celle du BTSA ACSE et du Bac pro CGEA (Doré et al., 2022). Les rénovations se poursuivent actuellement, avec notamment l’intégration de capacités assez emblématiques dans plusieurs référentiels comme “Raisonner des choix techniques d’interventions en lien avec des enjeux agroécologiques" en Bac pro, ou encore “Accompagner le changement technique” en BTSA. Les clés du changement sont partagées, intégrant les controverses sur des thématiques à enjeux, ce qui questionne la posture dans l’accompagnement au changement et de fait celle de l’enseignant avec une acceptabilité de l’incertitude : le formateur en agronomie n’est plus « omniscient » et n’a pas seulement accès à des savoirs stabilisés, validés.
L’enseignement agricole anticipe les nouveaux besoins liés aux transitions et à l'agroécologie, au travers du plan Enseigner à Produire autrement (EPA 2014-2018) puis du plan EPA2 lancé en 2020 « Enseigner à Produire Autrement pour les transitions et l’agroécologie ». C’est un projet à l’image de l’identité originale de l’enseignement agricole, à la fois appareil de formation et d’éducation et outil d’application sur le terrain des politiques publiques portées par le Ministère chargé de l’agriculture, comme l’agroécologie. Ce plan est décliné en 4 grands axes, présentés ci-dessous.
Encadré 1 : Le Plan Enseigner à Produire Autrement -EPA2 (2020-2024)
Il a pour objectif d’accompagner les Transitions et de proposer un projet agroécologique pour la France. Il s’agit de porter une transformation profonde des systèmes de production au niveau des exploitations agricoles mais aussi des systèmes de transformation, distribution, et consommation, (systèmes alimentaires). Le plan EPA2 est décliné en 4 axes :
Axe 1 : Encourager la parole et l’initiative des apprenants sur les questions de Transitions et d’Agroécologie.
Axe 2 : Mobiliser la communauté éducative pour enseigner l’Agroécologie et poursuivre les Transitions.
Axe 3 : Amplifier la mobilisation des exploitations agricoles et ateliers technologiques comme support d’apprentissage, de démonstration et d’expérimentation.
Axe 4 : Développer l’animation dans les territoires et l’essaimage des pratiques innovantes.
Enfin, pour rendre plus lisible l’engagement des établissements agricoles dans l'enseignement des transitions, deux leviers sont mobilisés dans le cadre du Plan EPA2 : l’écriture d’un Plan local Enseigner à Produire Autrement (PLEPA) par chaque établissement et la mobilisation des exploitations agricoles et des ateliers technologiques sur la reconception des systèmes.
A la rentrée 2022, la plupart des établissements agricoles publics ont élaboré leur plan local Enseigner à Produire Autrement afin de valoriser les actions déjà conduites au sein des lycées et se doter d’une feuille de route pour les années futures.
Les dispositifs de formation continue, une offre diversifiée
La formation continue pour accompagner les rénovations de diplôme
Les rénovations de diplômes inhérentes aux évolutions de l’agriculture et l’intégration des enjeux de sociétés, nécessitent des temps de formation continue, pour les enseignants et formateurs, en particulier à l'occasion des rénovations de diplômes. Il est important de souligner l’approche pluridisciplinaire intégrée dans les référentiels, qui traduit une évolution de la prise en charge des questions à instruire dans un cadre scolaire. Ces sessions de formations attirent beaucoup d’enseignants car ils visent l’opérationnalité dans le respect des nouveaux référentiels, afin de former au mieux les apprenants aux exigences des diplômes et des métiers et aux réalités du monde professionnel[4].
La formation continue pour préparer les transitions
Il existe un dispositif national d’appui portés par trois établissements, l’Institut Agro, l’ENSFEA et la Bergerie Nationale, qui propose des actions thématiques prioritaires définies chaque année par la DGER, en fonction des besoins des politiques publiques, de la remontée des demandes des établissements et du niveau régional au travers des DRAAF-SRFD. Dans ce cadre-là, des stages de formation continue sont proposés pour répondre aux orientations définies dans le Plan EPA2 présenté plus haut. Cette offre de formation se décline en plan national et en plan régional de formation (PNF)4. Chaque année, ces stages de formation continue sont répertoriés dans un catalogue.
La formation continue par une pédagogie de projet, en lien avec l’exploitation agricole de l’établissement
Les enseignants en agronomie peuvent également profiter d’autres espaces de formation continue en s’intégrant à des projets portés par différents dispositifs dans les établissements agricoles.
Un des premiers supports de référence est l’exploitation agricole de l’établissement. En effet, au sein des établissements publics locaux d’enseignement et de formation professionnelle agricoles (EPLEFPA), les exploitations agricoles ont une place toute particulière. Le code rural définit les contours de leurs fonctions en précisant leur rôle primordial en matière de formation, d’animation et de développement des territoires, développement, expérimentation et innovation agricole. Ainsi, pour les domaines qui relèvent plus particulièrement du développement de l’expérimentation, de l’innovation agricole et agro-alimentaire, cela se traduit par :
- la mise en œuvre d’actions de démonstration et d’expérimentation, en particulier en matière d’agro-écologie ;
- la contribution aux liaisons entre la recherche, le développement et la formation (projets CASDAR, participation à des RMT …) ;
- la collaboration avec des groupes d’agriculteurs et d’autres acteurs du territoire notamment dans le cadre de GIEE.
Encadré 2 : Les exploitations agricoles des lycées engagées dans l’agroécologie
(données fin 2021, Source : Portrait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA)
- 28% de la SAU totale de l'enseignement agricole est certifiée en Agriculture Biologique,
- 35% des exploitations sont certifiées Haute Valeur Environnementale (HVE)
- 80 % des exploitations n’utilisent plus de glyphosate,
- 35% des exploitations sont membres d’un réseau DEPHY FERME,
68% est engagé dans une démarche reconnue de suppression ou forte diminution des intrants chimiques ou de synthèse, à travers les dispositifs ECOPHYTO déployés par le Ministère.
Le Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire déploie différents dispositifs pour accompagner les établissements et leurs exploitations pour assurer ces missions, comme : le dispositif EcophytoTER (suite de l’action 16 d’Ecophyto et d’Educ’Ecophyto), les projets CASDAR TAE "enseignement agricole au service des transitions agroécologiques", des partenariats scientifiques et techniques dans le cadre des Réseaux Mixtes technologiques (RMT).
Pour participer pleinement à la mission d’animation et de développement des territoires, des moyens humains sont également prévus comme le dispositif “Chef de projet” qui accorde des postes d’ingénieurs pour mener des projets de recherche/formation/développement pour trois ans, et le dispositif “Tiers temps” qui accorde des décharges horaires à des agents afin de participer à l’animation et au développement du territoire selon ses composantes sociales, économiques, culturelles et environnementales[5].
Enfin dans le cadre du Plan EPA2, un réseau d’environ 130 référents régionaux "Enseigner à produire autrement, pour les transitions et l’agroécologie" est constitué pour accompagner les établissements dans la mise en œuvre de leurs projets[6].
Tous ces dispositifs bénéficient de l’appui de différents acteurs comme les trois établissements d’appui, cités précédemment, un collectif d’animateurs nationaux organisé en un réseau thématique pour accompagner les transitions (Reso’them[7]), les chargés de mission ADT/ADEI, réseau de correspondants rattachés au DRAAF, pour favoriser les échanges de pratiques entre pairs (chargés de mission, partenaires régionaux, directeurs d’exploitation agricole, référents…), produire des références et échanger sur les stratégies régionales en matière de transition éducative et agro-écologique.
S'ajoute à ce tissu d’acteurs tous les partenaires impliqués dans les projets de développement, de recherche et d’innovation que sont l’INRAE, l’OFB, les instituts techniques, les chambres régionales et départementales d'agriculture…
Encadré 3 : Expérimentations Innovations Partenariats
(https://agriculture.gouv.fr/portrait-de-lenseignement-agricole-edition-2022)
Quelques chiffres pour illustrer l’engagement des établissements agricoles au niveau de l’expérimentation et les innovations techniques :
- Dispositif Ecophyto’ TER : 33 établissements agricoles impliqués,
- 7 établissement pilotes pour la protection de la biodiversité (avec OFB),
- Les établissements agricoles sont engagés dans 30 RMT différents,
- 35 % des exploitations membres d’un réseau DEPHY FERME,
- PNDAR- Appel à projet TAE - 40 établissement engagés,
- 14 chefs de projets en 2021,
64 tiers temps en 2021
Les possibilités de formation continue pour les enseignants / formateurs en agronomie sont riches et diversifiées. Si certaines s’intègrent dans le processus de rénovation de diplôme, et peuvent donc être assimilées à une demande institutionnelle, elles doivent être opérationnelles rapidement, pour la formation des apprenants. D’autres reposent davantage sur la volonté des enseignants de s’impliquer dans des projets d’expérimentation, de développement et d’innovation. Se pose alors la question de l’homogénéité des niveaux de formation selon le degré d’implication, d'engagement consenti par les enseignants / formateurs. Ainsi, favoriser une dynamique collective pluridisciplinaire au sein des établissements est un levier nécessaire pour former les futurs agronomes et agriculteurs aux transitions. Le Plan EPA2 est un dispositif portant cette ambition.
Dans ce contexte très riche et diversifié de projets, de dispositifs, les enseignants / formateurs en agronomie peuvent saisir différentes opportunités pour s’impliquer, en acceptant par exemple la mission allouée au dispositif “Tiers temps”, ou celle de référent, pour s’intégrer, animer des projets qui constituent des supports riches et innovants pour enseigner les transitions. Ces engagements constituent des occasions de développement de compétences et donc de formation continue.
Au-delà de ces évolutions, quels seraient les enjeux et besoins d’adaptation des formateurs pour former les futurs acteurs de l’agriculture dans un contexte de transitions ?
Le cadre des programmes EPA ainsi que le contexte de rénovation des référentiels, tous les cinq ans, constituent un environnement prescriptif favorable à l’émergence de nouvelles pratiques d’enseignement et d’évaluation[8]. Mais le passage de la prescription à la mise en œuvre dans les établissements, et auprès des élèves est loin d’être immédiat, et se révèle très contrasté selon les établissements concernés. Cette hétérogénéité correspond à une diversité de configurations socio-territoriales dans lesquelles pèsent à la fois la trajectoire historique des établissements, de leurs entités (notamment l’exploitation agricole) et des relations entre elles, et les ancrages territoriaux colorant les habitudes partenariales au niveau local.
Selon les configurations, les besoins portent sur des dimensions différentes, tantôt sur la question des contenus et des projets didactiques, tantôt sur le cadre pédagogique et l’implication d’élèves parfois en grande difficulté scolaire. Or, certains établissements émargent régulièrement à des dispositifs d’accompagnement (par le dispositif national d’appui, le DNA, notamment) alors que d’autres ne s’y engagent pas ou rarement.
Sont par ailleurs à explorer, les opportunités de projets, d’expérimentations, tributaires des dynamiques territoriales, des équipes et des directions d’établissement et des collaborations potentielles avec les exploitations des lycées. Des espaces sont possibles en lien avec les projets dans le cadre de dispositifs (CASDAR, RMT, etc…) avec des partenaires professionnels (territoire ou national). Il est à noter aussi que l’effet COVID a révélé une offre de webinaires (Arvalis, Terresinovia, Agreenium, Acta, etc…) donnant la possibilité de viser un public large, mais dont les leviers d’appropriation pour mener les adaptations de pratiques au niveau local, échappent complètement aux dispositifs distanciels.
L’enseignement agricole est désormais tenu d'enseigner l’agroécologie appliquée et son inscription dans un ensemble de transitions (comme par ex : professionnelle pour les agriculteurs, alimentaire pour les consommateurs, énergétique pour les filières…). Ces changements amènent les enseignants et formateurs à questionner leurs contenus et formats d’enseignement en s’appuyant sur un corpus mixte de savoirs. La multiréférentialité des savoirs (Cancian et al., 2019) exige pour les enseignants et formateurs d’assurer une veille technique et scientifique continue.
Le premier ensemble de contenus est celui qui est déjà là, stable, référencé dans des manuels et ouvrages d’agronomes, et en continuité avec ce qui s’enseigne en agronomie depuis longtemps.
Un deuxième ensemble de savoirs, moins “robustes” (Martinand, 2007), est cette fois à construire chemin faisant, en associant les avancées scientifiques sur le domaine à des références plus locales et singulières produites par les praticiens expérimentant au sein de leurs exploitations ou de leur territoire. Ces savoirs de références instables constitutifs du renouvellement des métiers de la production agricole (Chrétien et Veillard, 2021) supposent que l’enseignant construise leurs mises en scène de manière différente dans les situations d’enseignement-apprentissage dans lesquelles l'"enquête" et la problématisation prennent une place centrale (Peltier, 2021), ce qui amène à convoquer un travail d’interdisciplinarité au service des objets problématiques complexes. Les controverses deviennent un objet et un moyen d’enseignement incontournables, la Didactique des Questions Socialement Vives, contribuant à en échafauder les principes et les conditions de réalisation (Simonneaux et Simonneaux, 2009 ; Lipp et Cancian, 2022). Pour ces différentes raisons, l’enseignant ou le formateur est incité à travailler plus souvent en équipe pédagogique que d’ordinaire.
Mais la prescription, au sens du cadre global du programme EPA, n’identifie pas dans le détail le périmètre de ces savoirs et modalités de mise en enquête, ce qui crée une forme d’inconfort pour les enseignants. A cette difficulté s’ajoute le fait qu’ils ont souvent à construire une légitimité “agricole” auprès d’un public “à convaincre” et à engager dans une nouvelle démarche d’apprentissage alors même qu’une partie des apprenants arrivent dans les classes avec un déficit de mobilisation concernant les activités scolaires et qu’ils présentent des difficultés à adopter une posture d’acceptation de l’incertitude des effets d’un changement de paradigme.
Aussi, la traduction locale du cadre prescriptif global est-il un travail qui se joue à plusieurs échelles de l’enseignement, et peut être favorisé par l’implication de chargés d’ingénierie de formation issus du DNA ou des services locaux.
En guise de conclusion : quelques pistes de réflexion issues de l’atelier “formation continue des enseignants et formateurs” des entretiens du Pradel 2022
Lors du dernier séminaire des entretiens agronomiques Olivier de Serres, l’atelier sur la formation continue des enseignants et formateurs a soulevé quelques pistes de réflexion et d’amélioration, au vu des constats présentés plus haut. Il est à préciser que cet atelier regroupait une mixité de publics dont des enseignants, chercheurs, conseillers, mais a réuni peu de personnes. Ces réflexions ne sont donc ni exhaustives ni représentatives de l’ensemble des acteurs concernés par l’évolution de l’enseignement agricole.
La première idée ressortie est qu’une part importante des enseignants et formateurs ne connaissent pas l’éventail des dispositifs de formation continue existants. Si l’accompagnement aux rénovations est plébiscité par les équipes, certains droits à la formation comme le stage en entreprise sont sous-utilisés par les enseignants. Même si la disponibilité et la mobilisation des enseignants sont des facteurs importants pour expliquer la démarche d’inscription dans ces dispositifs, encore beaucoup ne le font pas parce qu’ils ne connaissent tout simplement pas leur existence. Un effort est à fournir pour améliorer la diffusion et la communication auprès des équipes et des personnes, et s’assurer que l’information se présente régulièrement jusqu’à la cible finale. Parmi les dispositifs importants, il semblerait qu’il y ait encore une sous-participation aux PNF. Une régionalisation accrue des propositions et des engagements (en PRF) pourrait pallier cette difficulté.
L’autre “idée-force” ressortie est l’importance de former (ou de continuer à former) les enseignants et formateurs pour qu’ils équipent les apprenants au diagnostic et à l’accompagnement au changement (y compris sur des temporalités longues, repérer des processus, des mouvements et pas seulement des états), en articulant l’échelle exploitation et territoire qui ont leurs propres dynamiques. Pour ce faire, la distinction parfois trop rapide des systèmes de production en “modèle conventionnel” ou “alternatif” semble délétère d’une part à la compréhension du continuum entre ces systèmes et des trajectoires de transitions, et d’autre part à l’engagement d’une partie des apprenants confrontés à des conflits identitaires propres à leurs inscriptions dans des modèles expérienciés dans leurs entourages. Finalement, il paraît opportun pour les apprenants, de partir de trajectoires plutôt que de changements techniques, notamment pour faciliter le changement d’échelle et l’augmentation des projections à réaliser avec eux. Du côté de l’enseignant, ces exigences l'amènent à devoir construire un répertoire de systèmes de production suffisant au niveau local, pour donner à voir ce continuum auprès des apprenants et de stabiliser les partenariats qui en découlent.
Une autre “idée-force” apparue centrale pour l’atelier concernait le rapport des apprenants à la diversité des collectifs d’agriculteurs et de professionnels auxquels ils auront ou pourraient se confronter dans leurs différentes fonctions (notamment de conseillers agricoles ou techniciens de production). Il semble en effet essentiel que les enseignants et formateurs soient en mesure de les former à entraîner leur capacité à interagir avec une diversité d’agriculteurs aux caractéristiques professionnelles, socio-économiques, cognitives ou psychologiques différentes. Par ailleurs, les apprenants ont besoin d’apprendre à constituer, mobiliser des collectifs en repérant les moments propices pour le faire. L’enseignant ou le formateur peut jouer un rôle important pour les aider à savoir comment les futurs conseillers ou prestataires des agriculteurs peuvent gérer les solutions qui adviennent ou qui sont à construire dans le temps. Cet aspect suppose qu’ils s’ouvrent à la diversité de ces collectifs et qu’ils évaluent la place qu’ils ont à jouer dans leurs évolutions.
Du point de vue des pratiques pédagogiques, l’enseignant ou le formateur, on l’a vu, est largement invité à travailler en interdisciplinarité. Si les rénovations de certains diplômes sont déjà en train d’intégrer les disciplines générales dans les unités d’enseignement professionnel (comme par exemple les disciplines de mathématiques et des Technologies de l’informatique et du multimédia passées du tronc commun au domaine professionnel dans le BTSA), ces changements rendent nécessaires de nouveaux accompagnements spécifiques à ces enseignants.
Enfin, l’atelier a mis en exergue l’hypothèse que les différentes transitions imposent de former les enseignants et formateurs à une diversité de modalités pédagogiques, en accompagnant les enseignants ou équipes sur leurs objets spécifiques d’enseignement. Une demande spécifique porterait sur les différents moyens de mettre en activité d’apprentissage les élèves pour aborder des problématiques de transitions (ex. classe inversée, jeux sérieux, démarche d'enquête, Q-Sort, pédagogie par projet, création d’évènements, etc.), sans oublier l’importance des temps d'institutionnalisation des savoirs. Aussi, aborder les transitions en observant la diversité des trajectoires et des voies de changement soulève le besoin dans l’enseignement de concevoir les manières de “prendre traces” de la diversité des points de vue d’acteurs (ex. photos, plateforme, échanges).
[1] “Portait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA.
[2] Source : Dossier de presse rentrée scolaire 2022 de l’enseignement agricole, Ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté Alimentaire.
[3] “Portait de l’enseignement agricole”, Édition 2022, MAA.
[4] Pour consulter les offres de formation : https://formco.agriculture.gouv.fr/trouver-une-formation/criteres#form Recherche. Pour consulter les offres de formations dans le cadre des rénovations de diplômes : https://formco.agriculture.gouv.fr/trouver-une-formation/criteres#formRecherche
[5] Consulter le site sur ces dispositifs https://adt.educagri.fr/
[6] https://chlorofil.fr/eapa/acteurs-appui/referents
[7] https://adt.educagri.fr/acteurs-et-dispositifs/acteurs/resothem-bdapi
[8] I.d. les épreuves du bac pro CGEA rénové, dont l’E5 autour de l’analyse des enjeux agronomiques pour la préservation d’une Ressource Commune, pour aborder le changement de pratiques et les transitions.
Références bibliographiques
Cancian, N., Chrétien, F., Prévost, P., Métral, J.-F., David, M., Frère, N. & Olry, P., 2019. La multiréférentialité des savoirs dans les disciplines technologiques et la question de la référence pour le savoir à enseigner : l’exemple de l’agronomie. Recherches en Didactique des Sciences et des Technologies, 20, 175‑196.
Chrétien, F., & Veillard, L., 2021. Contribution de la didactique professionnelle au projet Enseigner à Produire Autrement. Dossier des Sciences de l’Education, 46, 55-66.
Doré, T., Gailleton, J-J., & Prévost, P., 2022. Construction et déploiement de l’agronomie dans et par la formation. In J. Boiffin, Doré, T., Kockmann, F., Papy, F., & Prévost, Ph. (Dir.), La fabrique de l’agronomie (pp. 319-362). Versailles : Ed. Quae.
Gaborieau, I., Vidal, M. (coord.), 2022. Enseigner à produire autrement, Repères, démarches et outils pour former aux transitions agroécologiques. Educagri éditions.
Lipp, A., Cancian, N., 2022. Éducation citoyenne critique pour la transition agroécologique : quels repères dans les curricula pour un itinéraire éducatif ? RDST, 26, 113-134.
Martinand, J.-L., 2007. Savoirs robustes et contenus instables en éducation scientifique et technologique. Dans M. Merri (dir.), Activité humaine et conceptualisation. Questions à Gérard Vergnaud (pp. 203‑210). Toulouse : Presses universitaires du Midi.
Peltier, C., 2021. L’objet pédagogique territorialisé pour enseigner les transitions et l’agroécologie : l’exemple de l’enseignement agricole français engagé dans le plan stratégique "Enseigner à produire autrement". Thèse de doctorat, Université de Bourgogne, Dijon.
Simonneaux, J., Simonneaux, L., 2009. A la croisée des questions socialement vives et du développement durable : Étude de la relation alimentation-environnement avec des enseignant(e)s. Didaskalia, 34, 67‑104.
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