Dynamique agricole : quelles compétences ?
Yves Le Morvan et Bernard Valluis, Note bleue d’AgriDées d’octobre 2022
AgriDées, qui se définit comme le think tank de l’entreprise agricole[1], a publié récemment un document dans leur collection « Notes bleues » intitulé « Dynamique agricole : quelles compétences ?[2] ». L’analyse et les propositions des auteurs, qui portent principalement sur la population des actifs agricoles (chefs d’entreprise et salariés agricoles), prend en compte la dimension agronomique des compétences et à ce titre, cette note de lecture intéressera les lecteurs du dossier « Etre agronome en contexte de transitions » de notre revue.
Les travaux de cette note partent d’un triple constat :
(i) l’agriculture vit une période de défis majeurs avec, d’un côté, le besoin de poursuivre voire d’amplifier l’activité de production et, de l’autre côté, le rôle à assumer dans le renouvellement des ressources naturelles (eau, sol, biodiversité) dans un contexte de changement climatique et de perte de biodiversité ;
(ii) les transitions à engager vont créer des évolutions dans les systèmes agricoles vers une multiplicité et plus de complexité des questions à résoudre, ce qui exige de considérer le capital humain comme un facteur de production essentiel des entreprises agricoles de demain ;
(iii) la population agricole (chefs d’entreprises et salariés agricoles) n’a cessé de décroître durant ces dernières décennies et le renouvellement générationnel constitue un fort enjeu pour les années à venir.
Ce constat met en évidence que la dynamique agricole, pour se poursuivre, doit s’appuyer sur une véritable stratégie de ressources humaines, et la note d’AgriDées analyse la situation globale des compétences, dans leur diversité et leur qualité, de la « ferme France », avant d’identifier des propositions.
La note est organisée en quatre parties principales. Les trois premières parties analysent la situation en partant du contexte (« Agriculture et société, le grand décloisonnement »), pour ensuite préciser les grandes évolutions des métiers agricoles (« Spécificité des métiers agricoles, entre transition et rupture »), avant d’envisager les besoins en ressources humaines (« Capital humain, des compétences à cultiver »). La quatrième partie est l’objet de propositions d’actions pour que la dynamique agricole soit portée par les compétences.
Un contexte d’hybridation de l’agriculture avec le reste de la société
L’agriculture, désormais sous le regard de tous les acteurs de la société, fait l’objet de demandes voire d’injonctions, parfois contradictoires, que ce soit dans les manières de produire, dans les façons d’occuper l’espace et de gérer les ressources naturelles, ou dans sa contribution à régler les problèmes globaux comme le changement climatique. L’activité agricole ne peut plus s’envisager hors de ses relations à l’environnement, l’alimentation, et plus récemment la santé globale, autant de domaines qui concernent tous les citoyens.
D’un côté, la plupart des politiques publiques[3], y compris la politique agricole, engagent les entreprises agricoles dans un faisceau de transitions (écologique, technologique, bioéconomique) qui obligent les agriculteurs à des trajectoires d’évolution de leur projet d’entreprise. Cela exige des compétences de haut niveau pour développer un raisonnement systémique, mobiliser des innovations technologiques ou organisationnelles, mettre en œuvre de nouvelles pratiques voire de nouvelles fonctions au sein de l’entreprise. Ces nouvelles compétences se construisent parfois au sein de réseaux professionnels mais nécessitent très souvent des apports extérieurs, soit de nouveaux entrants dans la profession agricole issus d’autres secteurs professionnels, soit de réseaux d’acteurs de territoires locaux qui contribuent à l’élaboration de projets individuels ou collectifs en apportant leurs propres expériences et compétences.
De l’autre côté, les modèles entrepreneuriaux se diversifient pour mieux répondre à la fois aux aspirations diverses des chefs d’entreprise et aux besoins différenciés des acteurs locaux et des consommateurs, ce qui engendre une diversité de profils de compétences. Si une base de compétences techniques est nécessaire à tous les chefs d’entreprise et salariés agricoles, d’autres compétences sont requises différemment selon les structures et tailles d’entreprises : management et gestion d’entreprise, marketing, usage des outils numériques, relations clients, …, à l’instar de ce qui existe dans les autres secteurs d’activité !
Enfin, la préparation aux métiers de l’agriculture ne se limite plus aux seuls publics issus du monde agricole. Le renouvellement des générations est devenu un tel enjeu que le recrutement dans toutes les sphères de la société est d’autant plus important que les métiers de la production agricole sont en concurrence avec les autres secteurs d’activité (y compris pour les jeunes issus du monde agricole) et que ces métiers de l’agriculture sont vus par certains publics urbains comme porteurs de valeurs fortes.
Ce décloisonnement de l’agriculture avec le reste de la société doit être vu comme une opportunité, à condition de traiter trois sujets de fond : le renouvellement des générations d’agriculteurs pour garder une diversité de modèles agricoles, la poursuite de l’élévation du niveau de qualification pour maîtriser les évolutions technologiques et organisationnelles, et l’attractivité des métiers, pour attirer une diversité de profils d’apprenants motivés par l’activité agricole.
Des métiers agricoles qui vont se transformer
Le contexte dans lequel se trouve l’activité agricole suggère aux auteurs de traiter la question des ressources humaines en agriculture dans ses deux aspects quantitatifs et qualitatifs.
Sur le plan quantitatif, deux défis sont le renouvellement des générations et l’accentuation de la féminisation pour stopper l’érosion de la population active agricole. Et la diversification des modes d’organisation des entreprises agricoles, que ce soit par les nouvelles formes collectives d’association, ou par la dissociation du capital et du travail sous forme du développement de la pluriactivité et de services de délégation de travaux, modifie fortement les besoins de main d’œuvre, en particulier en salariés agricoles, dont l’effectif a fortement augmenté durant la dernière décennie.
Sur le plan qualitatif, le constat est le besoin de poursuivre l’augmentation du niveau de qualification, que ce soit pour les chefs d’entreprise ou les salariés agricoles, du fait de l’élargissement de la palette de compétences nécessaires. Dans le champ des connaissances, les auteurs considèrent que, outre une formation de base solide sur le plan scientifique et technique, les connaissances en sciences sociales (pour mieux gérer les relations humaines dans les formes sociétaires ou dans le management de personnel) et en sciences juridiques (droit du travail, droit des collectifs, droits contractuels,…) deviennent indispensables aux chefs d’entreprises agricoles. Ils insistent par ailleurs sur deux domaines de connaissances nouveaux à intégrer dans tous les cursus de formation : les connaissances sur les transitions pour mieux organiser les trajectoires d’évolution des techniques et des pratiques agricoles, et les connaissances des technologies numériques, utiles dans toutes les activités agricoles (aide à la décision, pratiques assistées, communication,…). Dans le champ des compétences, les auteurs insistent sur le besoin de renforcer le développement de compétences transversales, comme les capacités à travailler en équipe, à gérer des projets, à traiter des sujets complexes, ou à développer des approches trans-sectorielles.
Préparer et maintenir les actifs agricoles aux transitions
Si les auteurs rappellent que différentes études et appels à projets[4], en particulier dans le cadre de France Relance 2030, permettent de préparer l’avenir du monde agricole, et que, par ailleurs, l’enseignement agricole sous tutelle du Ministère de l’agriculture a une capacité à anticiper les évolutions des métiers et des compétences, via son système d’appui à la formation initiale et continue, il est indispensable de prendre en compte le besoin de nouvelles temporalités.
En effet, le temps long des générations d’actifs et des systèmes d’enseignement doit aujourd’hui s’adapter au temps court de l’adaptation continue aux variations de l’environnement, qu’il soit climatique, social ou économique, ou de l’intégration de technologies nouvelles favorisant la performance et la résilience des entreprises.
C’est donc un pilotage en temps réel des compétences qu’il convient d’opérer dans l’ensemble des dispositifs de préparation aux métiers et de formation tout au long de la vie.
Mais les auteurs précisent que cela suppose que l’approche des compétences des actifs agricoles s’insère dans la réflexion globale sur le rôle de l’agriculture dans une société en mouvement et dans un environnement incertain, car les agriculteurs et leurs salariés restent dépendants des choix de société et des conditions socio-économiques.
« La dynamique agricole portée par les compétences » (p.29)
La quatrième partie du document correspond aux propositions des auteurs pour que la dynamique agricole ait pour levier essentiel le capital humain. Ils organisent ainsi cette partie en trois catégories de propositions :
1 – « Renforcer le champ des compétences » : En dehors des domaines d’enseignement méritant un renforcement, identifiés dans le constat sur la transformation des métiers (connaissances managériales et juridiques, maîtrise du numérique, approche par projet de situations complexes), une proposition nouvelle serait de généraliser (i) l’évaluation systématique de toutes les formations (comme c’est déjà le cas en formation continue ou en formation initiale d’ingénieur) et (ii) le retour dans les formations d’une évaluation de l’efficacité de la formation dans la réussite du projet professionnel des actifs agricoles.
2 – « Focaliser sur la transition climatique » : considérant l’adaptation au changement climatique et la reconquête de la biodiversité comme « la mère des batailles » (p.31), les auteurs insistent sur le besoin que tous les actifs agricoles développent une vision systémique des relations entre leurs activités et les conditions climatiques et environnementales. Ils proposent pour cela de créer une « École nationale de l’Agro-Climat », associant les Écoles agronomiques publiques et privées, ainsi qu’INRAE, soit sous forme d’un lieu physique, soit sous forme d’un référentiel commun de compétences à décliner par niveaux de formation, mais aussi auprès des différents publics de formation continue, en particulier ceux du développement agricole. Et en complément, une deuxième proposition dans la focalisation sur la transition climatique serait la mise en place « d’une communauté de démonstrateurs territoriaux climatiques ». A l’instar du réseau des fermes DEPHY, qui expérimentent la réduction des intrants dans les systèmes de culture (plan Ecophyto), ces démonstrateurs seraient des réseaux locaux d’acteurs, de compétences et d’outils permettant de co-construire et de partager les connaissances et compétences nécessaires à l’adaptation et l’atténuation du changement climatique.
3 – « Promouvoir le capital humain » : là encore, les auteurs s’appuient sur les constats des premières parties pour affirmer deux propositions visant à rendre l’agriculture attractive pour les générations à venir.
D’une part, toute la diversité des modèles d’agriculture doit être mise en relief dans la communication pour pouvoir intéresser tous les publics, qu’ils soient ruraux ou urbains (de l’agriculture conventionnelle aux diverses formes d’agriculture urbaine), ou qu’ils s’intéressent à l’environnement ou à l’alimentation (l’exemple du Québec est mis en avant dans la capacité des agriculteurs à partager leur expérience avec le public via des émissions de télé-réalité). Mais la communication doit viser également, par l’ensemble des organisations professionnelles agricoles, une coordination des actions avec les services de formation-emploi pour attirer les publics peu familiers de l’agriculture dans chaque territoire.
D’autre part, c’est sur l’ensemble des conditions d’exercice de l’activité agricole que doit porter l’effort d’attractivité sociale et sociétale (revenu agricole, services en milieu rural, qualité de vie au travail, relation formation continue/emploi/attractivité, …). Cela suppose qu’un soutien public spécifique à l’innovation sociale et technologique soit engagé par l’Etat et les collectivités territoriales pour permettre de créer une dynamique agricole adaptée à chacun des territoires.
A l’issue de la rédaction de cette synthèse de la note bleue d’AgriDées « Dynamique agricole : quelles compétences ? », nous devons remercier les auteurs d’avoir produit une analyse de grande qualité s’appuyant sur des données quantitatives riches et de nombreuses sources bibliographiques. Et les agronomes ne peuvent qu’être satisfaits de l’analyse des auteurs sur le besoin de développement de compétences qui sont au cœur de l’identité de l’agronomie : la démarche systémique, la formation pluridisciplinaire, la construction de compétences transversales pour accompagner les individus et les collectifs agricoles dans la prise de décision et l’action, l’anticipation des transitions, qu’elles soient environnementales ou socio-techniques …Et l’analyse portant essentiellement sur les chefs d’entreprise et salariés agricoles, cela renforce la conviction qui a prévalu lors de la création de l’Association française d’agronomie, à savoir la volonté d’être un carrefour professionnel entre tous les métiers d’agronomes, les agriculteurs en faisant partie !
Mais nous pouvons en revanche regretter que ce travail se soit concentré sur le développement des compétences individuelles, alors que ce qui manque encore cruellement dans la dynamique agricole actuelle est l’affirmation de la compétence collective de la « ferme France », qu’il faut par ailleurs ne pas limiter à la production agricole, car c’est tout l’écosystème agricole et rural dans les territoires qui doit permettre d’accroître l’attractivité auprès des jeunes générations. Car si l’entreprise agricole reste bien individuelle, la dynamique agricole, elle, ne peut être que collective pour franchir les étapes d’une trajectoire d’évolution pour l’adaptation au changement climatique et la préservation de la biodiversité. Et la France a la chance d’avoir de nombreux atouts pour affirmer la force du collectif. D’un côté, les organisations professionnelles agricoles sont très présentes, du niveau local au niveau national, pour l’accompagnement des agriculteurs, de l’amont à l’aval de la production, et ont toute la puissance nécessaire pour accélérer les transitions de l’agriculture. De l’autre côté, le système de recherche-formation-développement en France est efficace et proche des praticiens. Cela facilite la production et la diffusion des connaissances et des techniques et des références qui nourriront leurs compétences évolutives, et ce d’autant plus aisément que les agriculteurs sont de plus en plus parties prenantes dans la production des connaissances. Et enfin, et peut-être surtout, la dimension culturelle de l’agriculture, gestionnaire des ressources naturelles et du vivant, et productrice de biens nourriciers, invite les agriculteurs à de nouvelles pratiques et donc de nouvelles compétences qui mobilisent les collectifs, que ce soit dans les pratiques agroécologiques, la prise en compte du bien-être animal, les ateliers de transformation, la vente directe, le lien à tous les autres acteurs locaux du développement territorial …
Et cette compétence collective reste à décloisonner, non pas avec le reste de la société, mais par une volonté partagée dans le monde agricole. Prenons deux exemples illustratifs :
- La réduction des intrants et le développement de pratiques agroécologiques a fait l’objet de nombreux travaux de recherche et recherche-développement depuis 20 ans, et l’exemple du réseau des fermes DEPHY, mis en avant par les auteurs, montre que malgré le développement de compétences individuelles d’agriculteurs du réseau DEPHY qui se sont engagés dans la transition écologique et la triple performance écologique, économique et sociale qu’ils ont réussi à démontrer, la compétence collective ne s’est pas aussi largement construite dans les territoires que ce qui était attendu par les pouvoirs publics et les citoyens !
- La diversité des modèles d’agriculture qui, chacun sait, fera la résilience de la « ferme France » à l’avenir, mais aussi son attractivité, fait l’objet d’un verrouillage à toutes les étapes de la diversification : dans l’allocation des terres à des projets d’installation dits « non conventionnels », favorisant un agrandissement allant à l’encontre de l’accroissement de la population agricole ; dans les technologies innovantes, qui sont avant tout adaptées à l’agro-industrie alors que de nombreux entrants dans l’agriculture sont à la recherche de technologies low-tech performantes ; dans les débouchés des productions, les filières ayant organisé les marchés sur la seule logique des marchés mondiaux ; dans les dynamiques territoriales où les logiques individuelles priment le plus souvent face à des logiques collectives. La compétence collective visant à faciliter la diversité des agriculteurs et des agricultures reste encore trop embryonnaire pour rendre attractive les métiers de l’agriculture. Et la condition de son développement est avant tout l’affirmation, qui va bien au-delà des discours, d’un projet unifié du monde agricole pour une agriculture écologique, résiliente et performante, à l’échelle des territoires locaux et à l’échelle nationale.
Ainsi, au-delà des propositions bienvenues de cette note bleue d’AgriDées, ne faudrait-il pas une nouvelle note qui travaillerait sur la compétence collective du monde agricole, en menant une analyse aussi rigoureuse que dans cette note, afin de rendre effectives les conditions favorables aux transitions attendues par les citoyens et les pouvoirs publics ?
[1]https://www.agridees.com/qui-sommes-nous/
[2] Note téléchargeable au format pdf sur le lien https://www.agridees.com/notes/dynamique-agricole-quelles-competences/
[3] Les exemples de la loi « Climat et résilience » en France et du Pacte vert « Green Deal » en Europe sont des exemples pris en référence de politiques publiques impactant directement l’agriculture.
[4] Pour ne citer que deux exemples : le rapport Les métiers en 2030 (https://dares.travail-emploi.gouv.fr/dossier/les-metiers-en-2030) et l’appel à manifestation d’intérêt Compétences et métiers d’avenir (https://www.gouvernement.fr/france-2030-appel-a-manifestations-d-interet-competences-et-metiers-d-avenir-informations-et-fiches )
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