Editorial
Antoine Messéan1, Christine Rawski2, Marc Benoît3, Yves Coquet4, Isabelle Cousin5, Clément Gestin6, Agnès Gosselin7, François Laurent8, Harry Ozier-Lafontaine9, Jean Roger-Estrade10
1 Université Paris Saclay, INRAE, 2 Cirad , 3 AFA, et Centre d’Écodéveloppement de Villarceaux, 4 Université Paris Saclay, AgroParisTech 5 INRAE, Orléans, 6 Centre d’Ecodéveloppement de Villarceaux,, 7 AFES, , 8 Arvalis 9 INRAE, Guadeloupe, 10 Université Paris-Saclay, AgroParisTech
contact auteurs : antoine.messean@inrae.fr
Cette nouvelle livraison de la revue s’inscrit dans le prolongement du débat agronomique « Eau, sol et changement climatique : quelles implications pour les agronomes et les pédologues ? », organisé par l’Association Française d’Agronomie (AFA) en partenariat avec l’Association Française d’Etude du Sol (AFES) en mars 2022.
Depuis plusieurs années déjà, l’agriculture est à la fois, une des causes, et également confrontée aux conséquences du changement climatique et du dérèglement associé. Pour cette deuxième relation, outre le réchauffement moyen, ce changement se matérialise par une fréquence accrue des épisodes de sécheresse prolongés, des précipitations massives à certains moments aboutissant à des excès d’eau, rendant plus irrégulière la pluviométrie pendant la période culturale. Dans le même temps, les systèmes de culture évoluent dans un contexte de transition agroécologique, avec notamment un moindre travail du sol, une couverture végétale plus longue et une diversification des espèces cultivées et de leur assemblage dans le temps et l’espace (cultures associées, semis sous couvert, etc.). Au total, l’alimentation en eau des cultures est plus difficile à gérer et les connaissances acquises sur le fonctionnement hydrique des sols remises en cause.
Quels sont les impacts de cette double évolution du climat et des pratiques sur la disponibilité en eau des cultures et sur le fonctionnement hydrique des sols ? Sont-ils différenciés selon les zones géographiques ? Dans quelle mesure les concepts et outils utilisés jusqu’à présent, comme la réserve utile ou la notion de jours disponibles, restent-ils pertinents ou s’adaptent-ils pour faire face à cette variabilité accrue ? Comment la diversification des cultures, avec de nouvelles espèces introduites ou des associations d’espèces, impacte-t-elle le raisonnement de la gestion de l’eau ? Comment la recherche et le développement adaptent-ils leurs modèles et outils ? Comment les agriculteurs et leurs structures affrontent-ils ce double défi ?
Dans ce numéro, nous souhaitons d’une part analyser les effets du changement climatique et de la transition agroécologique sur la gestion de l’eau et d’autre part éclairer comment agronomes et pédologues font évoluer leurs concepts, approches, démarches, méthodes et outils pour aborder ces enjeux.
En ouverture de ce numéro, Yves Coquet présente une synthèse des éléments de contexte présentés lors des webinaires préalables au débat agronomique de mars 2022. Les données sur l’évolution des surfaces agricoles et des ressources en eau montrent une situation variable selon les pays et selon les régions et d’ores et déjà critiques pour nombre d’entre eux. L’augmentation brutale de la température représente une expérience inédite pour l’humanité et se traduira par des épisodes pluvieux intenses et de sécheresse plus fréquents, faisant de la gestion de l’état de surface des sols un élément de plus en plus important. Yves Coquet considère que les solutions de stockage de l’eau dans des réservoirs de surface constituent une solution de court terme qui n’améliore pas l’efficience de l’eau et qu’un changement profond des systèmes de production est à engager dès maintenant pour faire évoluer nos systèmes agricoles vers la durabilité.
L’impact du changement climatique sur les systèmes de production est ensuite illustré dans deux contextes régionaux différents. Laetitia Carbonell présente comment la coopérative viticole du pays d’Ensérune dans l’Hérault aborde la disponibilité en eau dans un contexte de double changement : le changement climatique avec excès d'eau, épisodes de sécheresse et répartition plus hétérogène des apports ; ainsi qu’une évolution des systèmes de culture avec un moindre travail du sol et une couverture végétale plus importante. La stratégie d’adaptation est double : d’une part, une maîtrise des apports en eau par une meilleure connaissance des besoins et des disponibilités, et d’autre part, la préservation de la « santé » de la plante pour lui permettre de mieux gérer les stress : nutrition optimale, qualité des sols. Le tout repose sur des instruments de monitoring durant le cycle cultural.
Joël Lorgeoux, quant à lui, témoigne de la situation d’une région de grande culture (Beauce), qui se caractérise par une augmentation de l’évapotranspiration, un déficit hydrique moyen accru et des périodes de sécheresse plus longues. Cette tendance se traduit par une stagnation des rendements, des récoltes plus précoces, une variabilité interannuelle plus forte et une tension forte sur l’alimentation en eau. Le sol est considéré comme un facteur de résilience et la coopérative analyse les avantages et inconvénients des différentes formes de travail du sol en fonction des périodes. Là aussi, les méthodes de caractérisation fine du fonctionnement du sol et des besoins en eau sont à développer à côté des innovations technologiques. Si la diversification des cultures est perçue comme un levier important d’adaptation, de nombreux freins restent à lever.
Enfin, dans cette première partie introductive d’illustrations de l’impact du changement climatique et de la transition agroécologique sur la gestion de l’eau, Cédric Berger et ses co-auteurs témoignent des actions engagées par les chambres d'agriculture dans le domaine de la gestion des sols. Tout d'abord connaître et faire connaître les sols, préalable indispensable pour les conserver et les gérer, c'est le rôle de différents réseaux et bases de données. Ensuite, rechercher des systèmes de culture plus résilients en confortant la biodiversité et explorant la composante biologique des sols. Enfin, accompagner les agriculteurs dans la prise en compte de ce levier, essentiel mais complexe, qu'est la gestion des sols pour assurer la transition agroécologique.
La deuxième partie du numéro propose des textes qui analysent l’évolution des connaissances sur le système sol-plantes-climat.
Alain Bouthier et al. abordent les avancées méthodologiques récentes pour estimer au mieux le réservoir en eau du sol utilisable par les cultures (RU) : amélioration de la prise en compte du système sol-enracinement dans le modèle de calcul, diversité des méthodes d’estimation des paramètres avec les incertitudes associées. Le recours à des fonctions de pédotransfert ou à des référentiels régionaux permet de s’affranchir des mesures locales, si indisponibles. Ces avancées devraient réduire l’incertitude liée aux estimations de la RU dans les outils d’aide à la décision ou de simulation du fonctionnement du système sol-plante-atmosphère, pour une grande diversité d’usages, de la parcelle au territoire.
Lionel Alletto et Vincent Bustillo rapportent les principaux résultats du projet BAG’AGES qui a comparé, dans différentes situations du Sud-Ouest, agriculture de conservation et système conventionnel avec labour, en termes de conductivité hydraulique, de taille du réservoir utilisable (RU) et de densité apparente. La conductivité hydraulique est supérieure en agriculture de conservation et les capacités d’infiltration moins variables dans le temps. Les modifications du fonctionnement hydrique des sols observés en agriculture de conservation semblent être liées à une profondeur d’enracinement supérieure et donc une meilleure valorisation du réservoir utile que par une augmentation de sa taille.
Harry Ozier-Lafontaine et Cécile Bassette apportent un éclairage sur les bénéfices attendus des systèmes multi-espèces (SME) pour l’économie de l’eau en zones tropicales. Après avoir rappelé les bases biophysiques des transferts d’eau entrants et sortants au sein du continuum sol-plantes-atmosphère et les modifications du cycle de l’eau imposées par l’implantation de SME, ils explorent les possibilités offertes par un déploiement spatio-temporel des SME pour une meilleure efficience de l’eau. Le rôle de la modélisation est mis en avant pour rechercher les scénarios les plus viables au regard de la complexité du fonctionnement de ces systèmes.
Ensuite, deux textes, regroupés dans une partie portant sur les outils et les systèmes d’information pour le raisonnement stratégique et tactique de l’alimentation hydrique, rendent compte de deux projets de recherche-développement.
Pascale Métais et ses co-auteurs décrivent le projet J-DISTAS, qui a pour ambition de construire un prototype de calcul des jours disponibles. En effet, la réalisation des opérations culturales en bonne condition est un enjeu majeur pour leur réussite et la préservation des sols face à l’augmentation du poids des agroéquipements. Le prototype s’appuie sur les concepts de travaillabilité (conditions favorables à l’opération) et de traficabilité (possibilité de supporter le passage des machines). En fonction des sols, des données climatiques et des systèmes de culture, l’outil permet de prévoir les jours disponibles pour réussir les opérations culturales et éviter les tassements des sols en grandes cultures et ainsi adapter les stratégies agronomiques.
Alice Valles et ses co-auteurs présentent une approche permettant de proposer et d'évaluer des scénarios d’assolement vis-à-vis de leur résilience face au changement climatique, de l’efficience de l’eau d’irrigation et de leur rentabilité économique. Des scénarios d’assolement co-construits lors d’ateliers participatifs ont été simulés à l'aide de projections climatiques passées et futures et évalués avec l'outil de comparaison d’assolements ASALEE. Si le changement climatique entraîne des baisses de rentabilité à moyen terme pour tous les scénarios étudiés, l’irrigation permet de les limiter en compensant une partie des pertes de rendement dues au stress hydrique. Ces travaux doivent accompagner les agriculteurs afin de mieux anticiper les changements d’assolement à mettre en œuvre face au changement climatique.
Puis trois autres textes nourrissent une partie portant sur les politiques publiques dans le domaine de l’eau.
Bertrand Nury et François Kockmann ont mis à jour un article produit dans un premier temps pour les Mots de l’agronomie[1], où ils analysent l’évolution des politiques publiques concernant les zones humides, et les conséquences pour l’activité agricole, particulièrement le drainage.
Marc Benoît et Héloïse Boureau analysent les implications de l’introduction des Obligations Réelles Environnementales (ORE) dans le cadre de la loi de 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. L’ORE est un nouvel outil constitutif de la stratégie foncière, valorisant les propriétaires volontaires, afin de protéger une ressource sur le très long terme (les contrats peuvent être conclus pour 99 ans). Après avoir présenté les dimensions innovantes et le contenu juridique d’une ORE, ils appellent à la nécessaire implication des experts (agronomes, pédologues, écologues...) dans la conception de politiques publiques de préservation des ressources, considérées comme des biens communs, face aux enjeux du changement climatique.
Dans un contexte de controverse autour de la mise en œuvre des méga-bassines, Franck Michel et Thierry Boudaud rappellent le contexte et la genèse du projet de territoire pour une agriculture durable dans le territoire du bassin Sèvre Niortaise-Mignon, qui a fait l’objet d’un protocole d’accord signé en décembre 2018 par la majorité des acteurs de l’eau du Marais poitevin. Ils en soulignent le caractère innovant, en termes de gouvernance collective, de redéploiement des usages et d’obligation d’engagement de résultats, tant en ce qui concerne la réduction des prélèvements d’eau que de l’évolution des systèmes. Ils présentent les premiers résultats obtenus qui sont en ligne avec les objectifs affichés. Les réserves constituent, selon eux, un des outils d’une stratégie globale, fondée sur l’articulation entre engagements individuels et collectifs des agriculteurs, une répartition ciblée et priorisée des volumes autorisés et le développement de filières alimentaires locales, et qui doit permettre la transition agroécologique, déjà bien entamée dans les systèmes irrigués, et de maintien d’activités non délocalisables en milieu rural.
Pourquoi les bassines font-elles alors autant parler d’elles ? Une des hypothèses est peut-être que le protocole d’accord initial, qui semble avoir amorcé une réelle évolution des usages et des systèmes, n’est peut-être plus à la hauteur de l’urgence climatique actuelle, et que la transformation doit être à la fois plus profonde et plus rapide. C’est ce que semble indiquer la récente motion adoptée par le comité de bassin Loire-Bretagne, qui préconise d’actualiser les travaux et références qui avaient abouti au protocole d’accord.
Dans une dernière partie, ce numéro propose un article de Michel Duru et Olivier Thérond sur la nécessité de réduire drastiquement les pertes d’azote du champ à l’assiette pour notre santé et la planète. En effet, environ 80% de l’azote apporté aux plantes est perdu avant d’arriver dans notre assiette et ces émissions massives d’azote dans l'eau et dans l'air affectent notre santé et celle de la planète. Des changements radicaux en agriculture, dans notre alimentation et dans le recyclage, permettraient de diviser par deux ces émissions mais cela nécessite de réorienter en profondeur les politiques publiques et le comportement de tous les acteurs du système alimentaire.
Enfin, Marc Benoît propose deux notes de lecture historiques, l’une sur la naissance de l’Institut agricole de Roville en 1822, qui initia la première revue agronomique en langue française, la seconde sur une thèse agricole de 1902 d’Emile Cordier qui proposa d’installer des systèmes de polyculture-élevage sur base de prairies permanentes en Lorraine, région, à l’époque entièrement couverte par l’openfield céréalier fondé sur la succession « jachère-blé-avoine/seigle ».
L’ensemble des travaux et expériences rapportés dans ce dossier illustrent la complexité des interactions existant entre sol, pratiques agricoles et alimentation en eau dans un contexte de changement climatique. Si ce numéro ne rapporte qu’une part limitée des nombreux travaux conduits dans le domaine, on observe que la dynamique actuelle des changements structurels, tant en ce qui concerne le climat que les systèmes de culture, est très forte et que la diversité et la complexité accrue des interactions à prendre en compte amènent à réviser certains des concepts établis de longue date et à en inventer de nouveaux. Il est probable qu’une plus forte incertitude dans les prévisions sera à gérer malgré les progrès des travaux de modélisation. Ces travaux invitent les agronomes et pédologues à renforcer leur collaboration pour lever, avec d’autres, ces défis majeurs.
Nul doute que la dynamique engagée par cette action conjointe doive s’intensifier. Puisse ce dossier contribuer à identifier de nouvelles voies de collaboration pour initier des modifications structurelles tant dans nos outils et méthodes, que dans les systèmes de culture d’avenir.
Bonne lecture !
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