Eau, sol et changement climatique – Présentation synthétique du contexte -
Yves Coquet*
* Professeur de science du sol et d’hydrologie, AgroParisTech
Email contact auteur : yves.coquet@agroparistech.fr
Résumé
Cet article présente quelques éléments de contexte proposés lors du débat agronomique de mars 2022, co-organisé par l’AFA, l’Association Française d’Agronomie, et l’AFES, l’Association Française pour l’Etude du Sol, sur la thématique « eau, sol et changement climatique : quelles implications pour les pédologues et les agronomes ? ». Les données sur l’évolution des surfaces agricoles et des ressources en eau, en France et dans le monde, montrent que la ressource en eau est déjà sous tension. L’augmentation brutale de la température, expérience inédite pour l’humanité, se traduira par des épisodes intenses pluvieux et de sécheresse plus fréquents. La gestion de l’état de surface des sols va être amenée à jouer un rôle de plus en plus important, du fait de l’intensification des précipitations et de l’augmentation des températures dues au changement climatique. En ce qui concerne l’adaptation au changement climatique, les solutions de stockage de l’eau dans des réservoirs de surface apparaissent comme une solution de court terme qui n’améliore pas l’efficience de l’eau. Un changement profond des systèmes de production est à engager pour maintenir la durabilité de nos systèmes agricoles.
Abstract
This article presents the background information provided at the March 2022 agronomy debate, co-organised by AFA, the French Association of Agronomy, and AFES, the French Association for Soil Studies, on the topic "Water, soil and climate change: what implications for soil scientists and agronomists?” Data on changes in agricultural land and water resources in France and worldwide indicate that resources are already under pressure. The drastic rise in temperature, an unprecedented experience for mankind, will result in more frequent episodes of intense rainfall and drought. Soil surface management will play an increasingly important role as a result of more intense rainfall and higher temperatures due to climate change. As far as adapting to climate change is concerned, surface water storage solutions seem to be a short-term solution that does not improve water efficiency, while a profound change in production systems is needed to maintain the sustainability of our farming systems.
Introduction
Le 17 mars 2022 a eu lieu un débat agronomique, co-organisé par l’AFA, l’Association Française d’Agronomie, et l’AFES, l’Association Française pour l’Etude du Sol, sur la thématique « eau, sol et changement climatique : quelles implications pour les pédologues et les agronomes ? ». Cet article a pour objectif de donner quelques éléments de contexte, mais surtout de stimuler la réflexion quant aux implications des impacts du changement climatique.
La première partie présentera quelques données sur l’évolution des surfaces agricoles et des ressources en eau, en France et dans le monde. Puis, dans une seconde partie, quelques éléments de base seront donnés afin de mieux cerner la nature du changement climatique et ses implications, notamment hydrologiques. Dans la troisième partie de cet article, nous aborderons les relations entre le sol et l’eau. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, nous nous interrogerons sur les possibilités de résilience face aux impacts futurs du changement climatique.
1/ Eau et agriculture : une ressource déjà sous tension
L’eau est indissociable de la production agricole. C’est une évidence pour l’agronome, mais il est important de le réaffirmer : la biomasse issue de la photosynthèse végétale est directement reliée à la transpiration de la plante (Robelin et Collier, 1958). Augmenter cette biomasse implique nécessairement plus d’eau prélevée et transpirée par le couvert végétal. A l’échelle mondiale, l’agriculture est le premier poste d’utilisation de l’eau prélevée par les sociétés humaines (72 % des prélèvements, soit 2950 (km)3, en 2018 – FAO, 2022a). Cette proportion varie selon les régions du monde. Si seulement 30 % des prélèvements sont utilisés pour l’agriculture en Europe, ce taux monte à 91 % en Asie.
Evolution des surfaces cultivées
En 2020, les surfaces agricoles dans le monde représentaient 4.740 millions d’ha, un nombre assez stable depuis l’an 2000 (- 3 %, soit -130 millions d’ha – FAO, 2022b). Les deux tiers de ces surfaces sont des prairies permanentes ou des pâturages (3.180 millions d’ha ; -200 millions d’ha (-6 %) par rapport à l’an 2000) et l’autre tiers, des surfaces cultivées (1.560 millions d’ha ; + 70 millions d’ha (+5 %) par rapport à l’an 2000). En France, l’évolution des surfaces en prairies permanentes et pâturages, sur la même période 2000-2020, est similaire, avec une diminution de 7 % (de 10,3 à 9,6 millions d’ha), tandis que les surfaces cultivées diminuent aussi, mais de manière moins marquée (de 19,5 à 19,0 millions d’ha, soit une baisse de 2,7 %).
Dans le même temps, la production mondiale des principales cultures s’est accrue de 52 %, pour atteindre 9,3 milliards de tonnes, à un rythme supérieur à l’accroissement de la population (de 6,1 à 7,8 milliards d’individus, soit + 27 %). Cette augmentation de la production végétale, supérieure à celle des surfaces cultivées (5 %), implique une augmentation très significative des rendements (de l’ordre de 45 % en moyenne).
Le développement de l’irrigation, à l’échelle mondiale, a joué un grand rôle dans l’accroissement de la production végétale. Si l’ensemble des surfaces cultivées mondiales ont augmenté de 15 % entre 1961 et 2019 (pour atteindre 1.556 millions d’ha cette année-là), les surfaces irriguées se sont accrues de 110 %, passant de 152 à 345 millions d’ha. Tandis que les surfaces non irriguées n’ont, elles, crues que de 2,6 % (FAO, 2022a). Entre 2000 et 2020, les surfaces agricoles équipées pour l’irrigation sont passées de 289 à 348 millions d’ha, soit un accroissement de 20 % (70 % en Asie, 8 % en Europe). En 2020, les surfaces irrigables dans le monde représentaient 7,3 % de la surface agricole, contre 5,9 % en 2000 (FAO, 2022b). En France, sur la même période, les surfaces équipés pour l’irrigation ont légèrement augmenté, passant de 2,6 à 2,7 millions d’ha, soit de 8,8 à 9,4 % de la SAU.
Les ressources en eau
Les ressources en eau douce renouvelables (cours d’eau, lacs, aquifères superficiels) représentent, à l’échelle mondiale, 44.211 (km)3 mobilisables chaque année (FAO, 2022a). Environ 10 % de cette ressource était utilisée en 2018 (4.000 (km)3/an). Un indicateur de stress hydrique a été défini par les Nations-Unies, à l’occasion de la mise en place des objectifs de développement durable (ODD). Cet indicateur est défini par le rapport entre la quantité d’eau douce prélevée chaque année pour les activités humaines et la quantité d’eau douce renouvelable annuellement (FAO, 2022b). A l’échelle mondiale, la valeur de cet indicateur n’était que de 18,6 % en 2018. Mais cette valeur globale masque une très grande disparité entre les pays (et sans doute aussi entre les régions d’un même pays). Ainsi, cet indicateur est supérieur à 100 % pour la plupart des pays d’Afrique du Nord (138 % en Algérie, 141 % en Egypte), jusqu’à 169 % en Ouzbékistan, sans parler des pays de la péninsule arabique qui ont un indice de stress hydrique de plusieurs centaines de pourcents (record pour le Koweït avec 3850 % !).
Si ces derniers ont largement développé des techniques de désalinisation de l’eau de mer pour subvenir à leurs besoins, les pays du Maghreb, quant à eux, font appel à des ressources en eau non renouvelables (aquifères non ou peu réalimentés). De manière assez générale, on peut dire que la baisse tendancielle du niveau des nappes souterraines est le premier signe d’une situation de pénurie d’eau et de prélèvements excessifs. En moyenne dans le monde, 30 % de l’eau d’irrigation est issue de des nappes souterraines et 70 % de l’eau souterraine prélevée est utilisée pour l’agriculture (FAO, 2022a). Le niveau global de stress hydrique a peu évolué entre 2000 (17,5 %) et 2019 (18,6 %). Mais qu’en sera-t-il dans le futur, compte-tenu du changement climatique ?
2/ Le changement climatique – une « expérience » inédite
Le changement du climat est aujourd’hui une réalité ressentie par toutes les populations à travers la planète : aggravation des sécheresses et des inondations, canicules, étiages sévères des cours d’eau et des aquifères, fonte des glaciers continentaux et des inlandsis, élévation du niveau des mers, augmentation de la température des océans… Tout un chacun a pu faire l’expérience, à des degrés divers, du changement climatique à travers ses impacts, qu’ils concernent notre bioclimat personnel (rappelons-nous la canicule de 2003 en France, avec près de 15.000 victimes, dont 5000 rien qu’à Paris, pour des températures ne dépassant pas les 40-42 °C !) ou le raccourcissement des cycles de végétation (Menzel et al., 2006 ; Seguin, 2010). Mais cette perception « locale » du changement climatique déjà à l’œuvre ne doit pas nous faire oublier que certaines populations, dans d’autres endroits de la planète, ont à faire face à une évolution bien plus dramatique que la nôtre. La vague de chaleur qui a atteint l’Inde et le Pakistan d’avril à juin 2015 avait fait 2500 et 1100 morts dans chacun de ces deux pays, pour une température de 49 °C (la barre symbolique des 50°C a été franchie en 2017 dans la région du Sindh, au sud du Pakistan). On pourrait attribuer ce relativement faible impact (comparé à la canicule de 2003 en France) à la structure de la population (globalement plus jeune), mais la vague de chaleur de 2022 au Pakistan n’a fait « que » 90 morts, ce qui n’a pas manqué d’étonner nombre de commentateurs. De fait, une part non négligeable de la population mondiale est déjà en cours d’adaptation au changement climatique. Mora et al. (2017) estiment que 30 % de la population mondiale est d’ores et déjà soumise à des conditions climatiques (température et humidité de l’air) létales au moins 20 jours par an. Dans le pire des scénarios de changement climatique (scénario RCP 8.5, soit + 4°C en 2100 par rapport à la période 1986-2005), cette proportion atteindrait 74 % en 2100 (essentiellement en Amérique du Sud, Afrique et Asie). Certes, le terrible séisme de 2023 en Turquie et ses plus de 50.000 morts nous rappelle que d’autres risques « naturels » existent et ont un impact tout aussi dévastateur que celui du changement climatique. Mais la grande différence est que le changement climatique, que nous vivons actuellement et allons vivre dans les décennies à venir, trouve son origine dans l’activité humaine et son accroissement. Cette responsabilité directe détermine aussi une possibilité d’action.
La température de la Terre
Les températures attendues à la surface du globe, suite au changement climatique, ne sont pas inédites à l’échelle des temps géologiques. La figure ci-dessous, due à Glen Fergus, synthétise notre connaissance de la température de notre planète, avec des résolutions temporelles de plus en plus grandes au fur et à mesure que l’on se rapproche du temps présent (en allant vers la droite de la figure).
La température moyenne de la Terre a ainsi oscillé, au cours des périodes géologiques, entre +15 et -5 °C, du Cambrien au Carbonifère, par rapport à la température de référence de la période 1960-1990 (14 °C). Le début du Cénozoïque (vers -50 millions d’années) montre une planète relativement chaude, mais qui va progressivement se refroidir jusqu’au milieu du Pléistocène (- 1 million d’années). Les oscillations visibles sur la période « Pléistocène » de la figure, de l’ordre de 4 à 6°C d’amplitude, correspondent aux fameux cycles glaciaires-interglaciaires. Nous étions jusqu’à tout récemment dans l’époque Holocène (depuis 11700 ans avant le présent), et sommes encore, en phase interglaciaire. Les projections climatiques (scenario RCP 8.5) pour 2050 et 2100 apparaissent « collées » à l’axe des températures de droite (points rouges). Cet accroissement subit de la température du globe est à mettre en regard de la phase de réchauffement entre la dernière glaciation du Wûrm et l’Holocène, qui a duré une dizaine de milliers d’années, pour une amplitude de température similaire (de l’ordre de 8 °C). Sauf que nous parlons ici d’un accroissement en un peu plus d’un siècle… On comprend dès lors le sens du terme « choc climatique » utilisé par les climatologues pour décrire ce que nous faisons subir actuellement à notre planète. De fait, un tel accroissement de température en aussi peu de temps n’a jamais existé dans l’histoire de la Terre. On peut donc légitimement parler d’« expérience » (plus ou moins involontaire) réalisée par l’Homme avec sa planète d’habitation, expérience dont l’issue est plus ou moins prévisible. Cet état de fait a conduit certains géologues à proposer le terme d’« Anthropocène » pour désigner la nouvelle période géologique qui s’ouvre avec cette « expérience ».
L’eau dans l’air
Les accroissements de température attendus vont se traduire par une augmentation de la pression de vapeur d’eau saturante de l’atmosphère (cf. figure ci-dessous), c’est-à-dire de sa capacité à se charger en molécules d’eau sous forme gazeuse. Cette pression de vapeur d’eau saturante peut facilement se calculer à partir de la formule de l’ISO :
Psat=610,5∙exp17,269∙T237,3+T
avec T en °C et Psat en Pa. On s’aperçoit ainsi que chaque degré de température accroît la pression de vapeur saturante de l’air d’environ 7 %. Autrement dit, la capacité de charge en vapeur d’eau de l’atmosphère est une fonction non linéaire de la température. Appliqué aux températures actuelle et futures (cf. tableau ci-dessous), ce calcul montre que la capacité de charge de l’atmosphère terrestre en vapeur d’eau a déjà augmenté de l’ordre de 7 % et pourrait augmenter de plus de 40 % d’ici 2050.
Température (°C) | Pression de vapeur saturante (hPa) | Variation |
13,7 | 15,67 |
|
14,76 | 16,75 | + 7 % |
16,5 | 18,76 | + 20 % |
19,3 (2050 – limite haute) | 22,38 | + 43 % |
Source des températures : climate.gov.
Figure 4 : variation de la pression de vapeur saturante selon la température de l’air
Une telle augmentation de la capacité de charge en vapeur d’eau implique une capacité à générer des précipitations beaucoup plus importantes, tant en volume qu’en intensité, mais aussi des possibilités de sécheresse plus marquée (cf. flèches pointillées dans la figure ci-dessous : pour une même pression de vapeur d’eau (non saturante, ici 10 hPa), le déficit hydrique est plus grand si la température de l’air est plus élevée).
Pour mémoire, l’eau dans l’atmosphère est essentiellement sous forme gazeuse (vapeur d’eau). Les gouttes d’eau et cristaux de glace contenus dans les nuages (qui constitue la partie « visible » de l’eau atmosphérique) représentent moins de 0,5 % du stock d’eau de l’atmosphère terrestre (Brustaert, 2005). L’eau est donc déplacée sous forme de vapeur par les masses d’air, qui, lorsqu’elles entrent en conflit génèrent des systèmes précipitants (fronts chauds, froids, etc.). L’intensité de fonctionnement de ces systèmes précipitants est appelée à s’accroître avec l’augmentation de la température du globe.
Les impacts hydrologiques du changement climatique
Le premier exercice national d’étude des impacts hydrologiques liés au changement climatique a été réalisé dans le cadre du projet Explore 2070 (https://professionnels.ofb.fr/fr/node/44), entre 2010 et 2012. Ce projet comportait un volet « eaux de surface » et un autre sur les « eaux souterraines », mais aussi des études sur les impacts sur les écosystèmes aquatiques, les milieux côtiers, les impacts socioéconomiques, ainsi que sur les stratégies d’adaptation. Le projet Explore 2070 est en cours de réactualisation, dans le cadre du projet Explore 2, qui permettra à la communauté scientifique d’avoir des scénarios régionalisés d’évolution des systèmes hydrologiques, utilisables pour la définition de stratégies d’adaptation à l’échelle locale.
Les hydrologues utilisent 2 approches complémentaires pour appréhender les effets du changement climatique sur le fonctionnement des systèmes hydrologiques :
- l’observation et la mesure, qui permettent de détecter des tendances,
- la modélisation et la simulation, qui permettent de prédire des changements.
Ces deux approches sont complémentaires, puisqu’il faut des observations pour pourvoir caler ou vérifier les modèles et que les modèles, de par leur pouvoir explicatif, permettent d’attribuer des causes aux changements observés. Une limite importante de la première approche est qu’elle nécessite d’avoir suffisamment de données pour pouvoir détecter des évolutions de manière statistiquement significative. Les systèmes hydrologiques fonctionnant de manière fortement non-linéaire, il en résulte une grande variabilité intrinsèque des grandeurs qui les caractérisent (débits, hauteurs de nappe…). Cette variabilité implique de recueillir un très grand nombre de données avant d’avoir une puissance statistique suffisante pour pouvoir trancher sur l’existence ou non d’une évolution. Compte-tenu de l’inertie gigantesque du système Terre, il sera bien trop tard pour agir contre le changement climatique, si l’on attend d’avoir des tests statistiquement significatifs. Ceci dit, le GIEC, dans son 6ème rapport (GIEC, 2021), indique, avec un niveau de confiance « élevé », que la fréquence et l'intensité des épisodes de fortes précipitations ont augmenté depuis les années 1950 sur la plupart des terres, là où les données d'observation sont suffisantes pour une analyse des tendances (par exemple, en Europe de Nord). Il indique aussi une augmentation des sécheresses agricoles dans certaines régions, en raison de l'augmentation de l'évapotranspiration (niveau de confiance « moyen »). A l’échelle du territoire national, l’analyse des débits annuels des cours d’eau sur la période 1968-2018 (Vincente-Serano et al., 2019) montre des diminutions significatives au sud d’une diagonale Bordeaux-Strasbourg.
L’exercice de modélisation prospective mené dans le cadre du projet Explore 2070 montre, quant à lui, une diminution globale du débit moyen annuel (ce que les hydrologues appellent le « module » du cours d’eau) de 10 à 40 % à l’horizon 2050, avec des réductions particulièrement marquées dans le sud-ouest.
Le volet d’Explore 2070 consacré aux eaux souterraines montre une diminution généralisée de la recharge des nappes, de l’ordre 10 à 25 % à l’horizon 2050, avec une tendance un peu plus marquée dans le bassin de la Loire (avec une diminution de 25 à 30 % de la recharge) et surtout dans le sud-ouest (diminution de 30 à 50 % de la recharge). Cette diminution de la recharge est surtout le fait d’une augmentation de la demande climatique en eau (l’évapotranspiration potentielle). Une telle évolution se traduira par une diminution du niveau des nappes, par rapport à la période 1961-1990, pouvant atteindre 10 mètres dans les aquifères sédimentaires en condition de plateau.
Quant à la teneur en eau des sols, celle-ci devrait diminuer. Le graphique ci-dessous présente l’évolution de l’index d’humidité du sol (pourcentage du réservoir en eau utilisable) au cours de l’année. La moyenne observée pour la période 1961-1990 est tracée en orange, les années les plus humides en bleu et les années les plus sèches en gris. Les prévisions pour la période 2071-2100 (équivalent au RCP 8.5 du GIEC) donnent un état moyen hydrique des sols équivalant aux pires années de la période 1961-1990.
L’eau du sol va donc devenir un enjeu crucial dans le cadre de l’adaptation au changement climatique.
3/ Les services écosystémiques liés à l’eau fournis par les sols : un réservoir et une régulation
Les sols remplissent deux grandes fonctions relatives à l’eau :
- Les sols et leur état de surface déterminent la partition des précipitations entre ruissellement et infiltration. Cette partition est essentielle, puisqu’elle détermine le partage entre eaux de surface et eaux souterraines, c’est-à-dire entre la composante « rapide » du cycle de l’eau, celle qui utilise les cours d’eau des surfaces continentales, avec des temps de séjour de l’eau de quelques jours à quelques dizaines de jours, et la composante « lente » du cycle de l’eau, celle qui utilise les roches aquifères, avec des temps de séjour de l’eau de quelques années à quelques siècles.
- Les sols stockent (temporairement) de l’eau, utilisable par les êtres vivants qui vivent dans et sur les sols. Cette fonction de stockage est essentielle, puisqu’elle détermine la réserve d’eau utilisable par les plantes et donc, comme nous l’avons évoqué au début de cet article, la quantité de biomasse végétale qu’il est possible de produire.
Ces deux grandes fonctions des sols, partage infiltration/ruissellement et stockage, sont liées, puisque la première détermine la quantité d’eau qui s’infiltre dans le sol et qui va donc modifier la seconde.
L’état de surface du sol joue un rôle essentiel dans le déterminisme des relations entre l’eau et le sol. Un sol nu, battu par les précipitations ou tassé par la circulation des animaux ou des engins agricoles, favorisera le ruissellement, au détriment de l’infiltration. A l’opposé, un sol avec une forte rugosité, créée par un travail superficiel du sol, par exemple, avec un mulch de végétaux vivants ou morts à sa surface, limitera le ruissellement et favorisera l’infiltration. Si l’état de surface du sol détermine les conditions d’entrée de l’eau dans celui-ci, il en contrôle aussi la sortie, via l’évaporation. Tout ce qui va permettre de rompre la capillarité entre le sol et sa surface, par exemple, par la présence d’un mulch de résidus de culture ou par un état structural composé de gros agrégats (comme l’indique le dicton jardinier « un binage vaut deux arrosages »), limitera l’évaporation de l’eau du sol et donc favorisera le maintien du stock d’eau du sol.
La gestion de l’état de surface des sols va être amenée à jouer un rôle de plus en plus important, du fait de l’intensification des précipitations et de l’augmentation des températures dues au changement climatique. De ce point de vue, la présence de mulch en surface du sol apparaît comme une solution très intéressante, puisqu’elle permet aussi de tamponner les variations de température à la surface du sol. Cependant, ce mulch, en créant des conditions favorables de température et d’humidité, peut faciliter le développement de maladies telluriques impactantes pour la production végétale. Trouver le bon équilibre entre le maintien d’un état de surface du sol favorable à l’infiltration et limitant l’évaporation du sol, d’une part, et la maîtrise des maladies et ravageurs des cultures, d’autre part, le tout sans recourir à des produits pesticides, relève de la gageure et constitue un défi majeur pour l’agronomie du futur.
Quelle résilience face au changement climatique ?
Il ne fait pas de doute que les impacts les plus importants du changement climatique sur les ressources en eau sont encore à venir. Les résultats obtenus dans le cadre du projet Explore 2070, et qui seront actualisés en 2024 dans le cadre du projet Explore 2, sont utiles pour donner des ordres de grandeur des changements attendus en matière de débits dans les cours d’eau ou de niveau des nappes souterraines. Face à ces situations de diminution des ressources en eau, l’agriculture devra, comme toutes les activités humaines, s’adapter.
L’indicateur de stress hydrique est relativement faible en France (23 % en 2019), ce qui laisse à penser qu’il existe un potentiel d’augmentation des prélèvements, à l’échelle nationale. Cependant, tout comme l’indicateur de stress hydrique à l’échelle mondiale apparaît favorable (18,6 % en 2019) mais masque des pays où cet indice passe largement au-dessus de 100 % (cf. plus haut), il est susceptible de masquer de très fortes inégalités de situation selon les régions. La région méditerranéenne apparaît déjà comme une zone géographique sous tension hydrique, dont la situation devrait largement s’aggraver dans les décennies à venir.
Comme pour l’exemple des températures, diverses populations à travers le monde sont déjà en cours d’adaptation ou ont déjà dû s’adapter à une ressource en eau limitée. Le cas d’Israël est exemplaire de ce point de vue. Ce pays est, en effet, à l’origine de nombreuses innovations, telles que les techniques d’irrigation localisées (le « goutte-à-goutte ») ou encore le recyclage des eaux usées (85 % des eaux usées recyclées en 2016). Aujourd’hui, en France, moins de 1 % des eaux usées sont recyclées pour l’irrigation et l’irrigation localisée représente de l’ordre de 5 % des surfaces irriguées.
Une stratégie d’adaptation pourrait être de développer les prélèvements d’eau, là où le stress hydrique est faible, et donc la ressource disponible a priori. Une telle stratégie nécessite une évaluation très précise du fonctionnement du bassin hydrologique concerné, une capacité à prévoir (notamment par une modélisation robuste), les impacts des prélèvements envisagés et une gestion anticipée à l’aide d’autorisations de prélèvement. Des prélèvements trop importants dans une nappe souterraine qui soutient un cours d’eau ou des capacités de stockage de surface trop importantes en amont peuvent réduire le débit de base du cours d’eau et/ou provoquer une aggravation des étiages. En revanche, les techniques de ralentissement dynamique, qui permettent de lutter efficacement contre le ruissellement, peuvent jouer un rôle positif en écrêtant les crues sans affecter significativement le débit de base du cours d’eau. L’installation de retenues d’eau alimentées par pompage de l’eau souterraine (les fameuses « bassines ») apparaît, a priori, comme un cas typique de mal-adaptation. Ces retenues accroissent significativement les pertes d’eau par évaporation (par rapport à une situation où l’eau demeure stockée dans l’aquifère ; Craig, 2005 ; Zhao et Gao, 2019 ; Tian et al., 2021) et contribuent donc à une diminution de l’efficience[1] de l’eau, à l’heure où il s’agit de l’augmenter. Cependant, le raisonnement de la gestion de l’eau, à l’échelle d’un territoire, ne peut se faire sans prendre en compte la finalité de la production végétale, c’est-à-dire sans examiner aussi l’efficience du système alimentaire, dans sa globalité.
Il apparaît de toute façon indispensable d’aider les agriculteurs à adapter leur système de production à une ressource qui se raréfie. A l’échelle globale, cela implique de localiser la production végétale là où la ressource hydrique est abondante. De ce point de vue, l’importation de produits agricoles de pays en état de stress hydrique vers des pays où ce stress est (pour l’instant) peu important est un non-sens écologique. Il demeure plus que jamais nécessaire de s’interroger sur le sens d’activités humaines qui vont à l’opposé du concept de durabilité.
Conclusion
L’eau, et en particulier l’eau du sol, va devenir une denrée de plus en plus précieuse pour les sociétés humaines, y compris dans les régions du globe où cette ressource semblait suffisamment abondante. Les projections hydrologiques montrent que l’ensemble du territoire national sera concerné. L’anticipation de cette évolution est essentielle et la gestion des sols doit faire partie des stratégies d’adaptation de l’agriculture. De ce point de vue, la gestion des états de surface des sols constitue un levier d’action essentiel. L’agriculture, parce qu’elle est un utilisateur majeur de la ressource en eau, a un rôle à jouer dans la régulation des interactions entre l’eau et les sols. Ce rôle doit être replacé dans un cadre de compréhension systémique, afin d’éviter que les stratégies envisagées ne fassent qu’aggraver les effets à plus ou moins long terme du changement climatique. Autrement dit, éviter la mal-adaptation.
[1] L’ « efficience » de l’eau, du point de vue agronomique, se définit comme le rapport entre le volume d’eau effectivement transpirée par la culture et le volume d’eau prélevé dans la ressource pour l’irrigation.
Remerciements
Eric Sauquet, directeur de recherches à INRAE, Vincent Bustillo, maître de conférences à l’Université Paul Sabatier de Toulouse, Laetitia Carbonell, directrice du vignoble du Pays d’Ensérune, et Joël Lorgeoux, directeur développement et innovations à la SCAEL, ont bien voulu participer à la préparation du débat agronomique « Eau, sol et changement climatique » sous la forme de webinaires, accessibles sur le site de l’AFA. Ils en sont vivement remerciés.
Ces webinaires sont consultables sur le lien https://agronomie.asso.fr/debat2022-1
Références bibliographiques
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