Evolution climatique, sol et résilience en Eure-et-Loir
Joël Lorgeoux*
*Directeur développement et innovation agronomique – Groupe SCAEL
La SCAEL est une coopérative de collecte, d’approvisionnement et de services à l’échelle de l’Eure et Loir et des cantons périphériques. La collecte est de 792000t en 2022 avec une cinquantaine de sites, un CA de 311 M€ et 1800 adhérents. Les données agronomiques ont été élaborées par le département agronomique SCAEL.
Contexte
Situation régionale
L’Eure-et-Loir est un département très agricole, dominé par les grandes cultures ; la part de la SAU (455200ha) représente plus de 77% du territoire. On peut distinguer trois régions autour de Chartres, identifiées de façon schématique par des sols différents :
- Le Thymerais au Nord, avec une dominante de limon à limon argileux sur argile à silex : peu d’irrigation et peu de cultures de printemps ;
- Le Perche à l’Ouest, avec des limons battants drainés et des sols très variés dans les collines : sols difficiles, sensibles au tassement et à l’hydromorphie. Une activité d’élevage reste active dans la partie la plus à l’Ouest ;
- La Beauce au Sud, avec des limons argileux sains et des argilocalcaires : sols sains souvent irrigués à partir de la nappe de Beauce.
Les caractéristiques de ces milieux expliquent l’évolution des surfaces des têtes de rotation avec une concentration des cultures industrielles dans la zone irriguée (pomme de terre, betterave) mais aussi maïs et cultures spécialisées. Depuis 20 ans, les cultures de printemps ont quitté les zones Nord et Ouest avec une spécialisation sur Blé – Orge - Colza : on peut y voir un effet attractif des cours des céréales et du colza mais aussi une forme d’adaptation face à l’augmentation de la fréquence des stress hydriques de printemps. Cette évolution ne va dans le sens ni de l’agroécologie ni de la diversification des productions.
Evolution climatique
Augmentation de l’évaporatranspiration (ETP)
Selon les données de l’Observatoire Régional sur l’Agriculture et le Changement Climatique (ORACLE mars 2019- CRA-Centre Val de Loire), on observe que l’ETP a augmenté de plus de 10% soit +73mm en 20 ans, constat illustré par la figure 1.
Il y a une forte hétérogénéité selon les années mais les quatre dernières années (non présentes dans le graphique) confirment la tendance à l’augmentation. L’évapotranspiration devient de plus en plus forte sur la période de fin de printemps et été.
Augmentation du déficit hydrique
Selon la même source Oracle, depuis 1959, le déficit hydrique (pluie - ETP) à l’échelle régionale s’est accentué en été de 40mm, soit 6,8mm par décade. En automne, la tendance est la même mais de façon moins prononcée (20mm sur la période) soit 4,2 mm par décade. Au printemps la tendance est moins nette, la variation climatique est plus hétérogène, la corrélation est moins bonne.
Les nappes d’eau de la région restent cependant assez stables, que ce soit la nappe de Beauce ou les réserves d’eau moins abondantes du cénomanien. Cependant la faiblesse des pluies de l’hiver 2022 change la donne et génère une utilisation réduite de l’irrigation avec 40% de quotas d’eau en moins pour la campagne 2023.
Les périodes sans pluie sont plus longues
Quelle que soit la saison, le climat de tendance océanique (avec 40 à 50mm d’eau tous les mois) s’atténue, pour aller vers un climat mixte avec des périodes sèches précoces et longues : on observe désormais le mois de mars plus sec qu’avril ou mai ! Le record est cette année 2023 avec 40 jours sans pluie entre février et mars. La mise à disposition des éléments minéraux et des engrais s’en trouve perturbée.
Evolution des surfaces et des productions
Face à cette évolution climatique on observe deux phénomènes majeurs.
Un tassement dans l’évolution des rendements
- En blé, après les années 1950 on constatait une évolution régulière de la production de plus d’1 quintal / ha / an, tandis que depuis les années 2000, la courbe est plate voire légèrement en déclin : l’année 2016 en est un exemple flagrant.
En maïs, le rendement progresse toujours, la part irriguée est conséquente, mais l’évolution de 1,4 q/ha/an observé entre 1951 et 1999 s’est réduite quasiment de moitié à 0,8q/ha/an.(Figure 3). Le changement des indices de maturité des variétés a maintenu la productivité à la hausse : les indices couramment utilisés dans les années 1990 étaient de 250, ils sont maintenant de 340 dans les mêmes secteurs de Beauce (voire 400 pour les plus téméraires !). Le caractère denté s’est généralisé et la génétique permet d’avoir un niveau de siccité du grain satisfaisant à la récolte.
Le recul des productions de légumineuses de printemps
En pois, la baisse progressive des surfaces est constatée depuis 30 ans, en passant de plus 100.000 ha à moins de 20.000 ha : les stress climatiques de printemps, la fréquence des contaminations telluriques d’aphanomyces et des ravageurs mal maîtrisés sont responsables de la perte de 80.000 ha en région Centre Val de Loire entre les années 1990 et aujourd’hui (Figure 4). C’est autant d’azote non fixé par les bactéries du sol ! Avec la mise en place des Ecorégimes, la Politique Agricole Commune 2023 apporte un léger regain d’intérêt, mais loin d’équilibrer la tendance.
Le colza est le grand gagnant de ces tendances en faisant de l’Eure-et-Loir le premier département français en colza avec plus de 80.000 ha. C’est aussi une culture d’hiver, soumise aux difficultés de levées en fin d’été (baisse de la fréquence des pluies), mais assez résistante aux coups de chaud de printemps. Agronomiquement, le cumul des cultures d’hiver n’est pas sans incidence sur l’accentuation des problématiques de gestion des graminées adventices résistantes aux herbicides.
Conséquences agricoles
Les récoltes sont plus précoces
Pour une même précocité des variétés de blé tendre ou d’orge, les récoltes ont avancé de 15 jours en 40 ans, on observe aussi une maturité des différentes espèces plus regroupée dans le temps, ce qui complexifie les flux logistiques à la moisson. La recherche de variétés plus tardives est surtout observée en maïs comme vu précédemment ; en céréales à paille c’est plutôt la précocité qui apporte du bonus pour échapper aux risques d’échaudage de juin.
Les hétérogénéités interannuelles plus fortes
Si le réchauffement climatique est bien identifié, c’est la variabilité du climat qui est le plus perturbant, avec les extrêmes plus fréquents, des situations plus atypiques avec par exemple un hiver doux suivi d’un gel tardif à une période où les plantes peuvent être sensibles. La fréquence de ces situations augmente.
Les besoins en eau sous tension
La diversification des productions passe par les cultures de printemps, en contrepartie l’accès à l’eau est de plus en plus sous contrainte. Cela se traduit par une augmentation du risque pris par l’agriculteur lorsqu’il veut diversifier ses productions alors qu’il existe des freins économiques à la diversification des cultures.
Dans les secteurs non irrigués de l’Eure et Loir, l’efficience économique a poussé les agriculteurs à se concentrer depuis plus de 20 ans sur les cultures les mieux rémunérées (céréales et colza), cultures d’hiver plus régulières en production que les cultures de diversification de printemps (pois, féveroles, tournesol, lin...). La résilience climatique par la diversification des cultures n’est donc pas acquise dans les conditions économiques actuelles en système non irrigué.
Il y a donc eu un double effet économique : prix de vente plus attractif en céréales et colza et meilleure régularité de production : pour éviter le risque d’une culture de printemps (sécheresse à la levée, stress à floraison, manque de traitements efficaces (bruches par ex), dégâts d’oiseaux, irrégularité des prix et des rendements, récoltes tardives, l’agriculteur a le plus souvent renforcé la part des cultures d’hiver. La comparaison des cours entre le colza et le pois nous montre qu’il y a, selon les années, 150 à 250 € d’écart à la tonne alors que les rendements sont assez proches. Les effets agronomiques positifs du pois ne compensent qu’insuffisamment cet écart.
En complément, précisons que les efforts en génétique et en recherche ont été plus importants en céréales et colza que dans les autres cultures considérées parfois comme mineures ou orphelines.
Toutefois, la diversification des cultures est plus développée dans les secteurs irrigués. Ceci explique aussi que c’est dans ces secteurs que l’agriculture biologique est la plus performante.
L’enjeu majeur est donc de trouver des cultures de diversification peu exigeantes en eau et suffisamment rémunératrices pour le producteur.
Cependant, la sécheresse n’est pas toujours le problème. En 2016 la production de blé dur chute de 75% et ce n’est pas à cause de la sécheresse ! L’effet climatique est plutôt caractérisé par un temps frais, couvert, pluvieux au mois de juin. Il en résulte un manque de radiation solaire en post floraison : perte du nombre de grains en post fécondation, développement de Microdochium nivale et réduction drastique du Poids de Mille Grains (PMG).
Le sol, facteur de résilience
Face à un climat que l’on pourrait qualifier de plus agressif vis-à-vis des plantes, la génétique peut permettre de trouver quelques réponses avec des variétés plus tolérantes aux stress mais les conduites culturales doivent aussi évoluer pour donner plus de résilience au sol et à l’environnement de la culture.
Face à un stress, le sol doit pouvoir conserver la mise à disposition d’éléments minéraux, une capacité d’échange opérationnelle qui passe par une capacité de rétention en eau maximale. On parle à la fois de porosité, de profondeur d’enracinement, de % de sol exploré, d’activité biologique et de biodiversité. On parlera bientôt d’holobionte (cortège de microbiotes entre le sol et la plante), mais à ce jour il y a encore peu d’applications pratiques de ce concept.
Diagnostic des points critiques du fonctionnement du sol
Le service agronomique de la coopérative SCAEL a une vision de l’évolution des sols à partir de sa propre base de données d’analyses de terre, mais aussi des profils culturaux et des tests « bêche » réalisés lors des tours de plaine et des animations des groupes de travail. Deux groupes d’agriculteurs participent à des échanges et des diagnostics communs sur l’agriculture de précision et l’agriculture de conservation des sols. De plus le développement de prestations de services comme BE Api[1] inclue des analyses pédologiques de profils de sols et un bilan de leur activité biologique. Ces informations permettent d’avoir une approche critique du fonctionnement des sols agricoles de la zone d’activité de la coopérative.
Points négatifs sur le fonctionnement des sols
L’accentuation des compactions profondes : les débits de chantier et le poids des machines augmentent, et provoquent parfois une compaction généralement non perçue par l’agriculteur car elle atteint les horizons 30 à 60 cm. C’est un point d’alerte majeur en particulier suite aux chantiers d’arrachage de pomme de terre ou de betterave.
La présence de semelles de labour : si les labours actuels sont moins profonds que dans les années 1970/1990, la semelle de labour ancienne est souvent présente. Il faut de gros efforts pour en venir à bout en privilégiant l’activité biologique plutôt que le décompacteur. L’enfouissement régulier de couvert performant permet d’améliorer progressivement la situation.
La présence de zones de rupture dans les horizons sous-jacents en Techniques Culturales Simplifiées (TCS) : l’absence de labour ne veut pas dire absence de discontinuité. C’est trop fréquemment le cas entre la partie finement travaillée et le reste du sol avec les outils de TCS animés.
Le manque de continuité de la porosité : cela va de pair avec les tassements ou les discontinuités mais la rupture du système de porosité freine les remontées capillaires et les capacités nutritives du sol.
Points positifs sur le fonctionnement du sol
L’entretien de la macroporosité : La gestion des apports organiques et la restitution des résidus et couverts sont la clef de l’activité biologique et du le maintien d’une macroporosité efficace ; si l’objectif d’obtenir un couvert avec une biomasse significative est bien acquise en Agriculture de Conservation des Sols (ACS), il reste beaucoup d’efforts à faire dans les systèmes intermédiaires. La progression du marché du carbone volontaire peut être un facteur favorable au développement des couverts car c’est un des leviers les plus efficaces pour améliorer le bilan carbone de l’exploitation.
L’amélioration technologique : Pneus basse pression, report de charge, guidage de précision, bandes de roulement sont autant de moyens techniques favorables pour ne pas généraliser les compactions. A contrario, en même temps le poids des tracteurs et des matériels de récolte augmente régulièrement !
Le développement des techniques simplifiées : comme précisé ci-dessus, en ACS tout repose sur la qualité du couvert et la gestion de sa destruction, en TCS, c’est plutôt d’éviter les discontinuités entre les horizons. Il ne s’agit pas ici d’opposer des systèmes de cultures, chacun doit pouvoir trouver ce qui lui convient selon le type de sol et la structure de l’exploitation. Les expertises du département agronomique de la SCAEL à partir de son réseau de parcelles et des diagnostics chez les agriculteurs permettent de hiérarchiser 4 facteurs prépondérants : (i) le comportement du sol à l’automne dès les premières pluies, (ii) l’infiltration pendant l’hiver, (iii) la portance au moment des travaux agricoles et (iv) la résistance des plantes à la sécheresse. Une cotation par une note d’évaluation qualitative « à dire d’expert » entre 0 et 5 permet de synthétiser les observations sur le terrain (Table 1).
Si l’infiltration des premières pluies est meilleure en labour, c’est en semis direct que l’on observe une meilleure infiltration des pluies hivernales. La portance s’en trouve le plus souvent améliorée. Face à la sécheresse, les cultures installées semblent mieux résister en techniques simplifiées (TCS) et en semis direct (ACS) qu’en labour. Le taux de matière organique peut aussi jouer un rôle dans la rétention en eau, surtout dans les sables et limons légers.
Conclusion : quels indicateurs de performance ?
Nous avons montré que l’évolution climatique est une réalité qui affecte directement les productions par des effets parfois positifs (plus de chaleur, plus de CO2) mais souvent négatifs par des effets de stress (excès de température, sécheresse trop longue, ou l’inverse avec un manque de lumière à floraison, gel tardif…). Le sol joue un rôle essentiel de pouvoir tampon mais nous avons du mal à bien le caractériser. Les points d’amélioration portent sur l’exploration racinaire, la capacité de rétention, le pouvoir de résistance du sol aux stress, la dynamique de la matière organique en lien avec l’activité biologique et le microbiote disponible. Les cultures permettant le développement des mycorhises sont d’un intérêt majeur, rarement quantifié en terme de valeur ajoutée. Des efforts de caractérisation sont encore nécessaires pour intégrer la valeur « carbone » dans les systèmes de culture. L’arrivée de méthodes analytiques, comme proposées par « AGRO-ECOSOL[2] », est une opportunité à saisir pour orienter les pratiques des agriculteurs.
[1] Be Api est une prestation de cartographie et de conseils en agriculture de précision.
[2] AGRO-ECO SOL permet de réaliser un diagnostic complet des composantes de la fertilité d’un sol afin de proposer des leviers de gestion agroécologique de cette fertilité (https://www.aurea.eu/agro-eco-sol-apercu-de-la-boite-a-outils/)
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