Des systèmes multi-espèces pour une agriculture climato-intelligente plus économes en eau
Bases biophysiques et leviers d’action
Harry Ozier-Lafontaine1 et Céline Bassette2
1. INRAE, centre Antilles-Guyane UR1321 Agrosystèmes tropicaux, Domaine Duclos, Petit-Bourg, 97170 Guadeloupe, FWI (auteur correspondant)
2. Université des Antillles, Laboratoire LARGE (EA 4539), UFR Sciences, Campus de Fouillole, 97159, Pointe-à-Pitre Cedex
Introduction
Le changement climatique est à l’œuvre sur toute la Planète, et les experts et scientifiques du GIEC s’accordent pour dire que l’ampleur et la vitesse du réchauffement planétaire est sans précédent (GIEC, 2014).
Les territoires du bassin de la Caraïbe n’échappent pas aux effets du changement climatique. L’exposition des espaces insulaires s’est même accrue. En 1994, les états caribéens ont demandé un appui financier à l’Organisation des États Américains (OEA) en vue de développer des projets régionaux d’adaptation au changement climatique. La réponse fut la création et le financement d’un programme d’adaptation au changement climatique de la Caraïbe. Supervisé par la Communauté Caribéenne (CARICOM) dès 1997, il déboucha sur la mise en place d’un Centre Communautaire de lutte contre le Changement Climatique de la Caraïbe (CCCCC). Basé à Belize et mis en service en 2002, le centre facilite la coordination des projets à l’échelle régionale.
Aux Antilles françaises, et à l’occasion du sommet « Caraïbe Climat 2015 » organisé par le Conseil Régional de Martinique (voir l’article de Perspective climat, W1), les responsables politiques des territoires du bassin caribéen se sont regroupés pour lancer un appel à la communauté internationale (Région Martinique, 2015). « L’Appel de Fort-de-France » adopté par une trentaine de signataires est une demande qui a été envoyée aux états occidentaux pour :
- Faire entendre « l’appel des pays les plus vulnérables et faire en sorte que la mobilisation internationale bénéficie au plus grand nombre sous une forme parfaitement équitable »
- Faire en sorte que soient reconnus « les problèmes spécifiques aux États insulaires et de faible altitude »
- « Apporter le soutien financier et technique nécessaire »
Les projets C3AF « Changement climatique et conséquences sur les Antilles Françaises » (W2) et EXPLORER « Développer l’agriculture climato-intelligente dans les territoires tropicaux insulaires » (W3), en sont les traductions concrètes. Les conclusions des experts du C3AF (Météo France, Université des Antilles et BRGM) pointent en particulier :
- Un fort réchauffement annuel et un assèchement important en saison humide sur les Antilles ;
- L’augmentation de vagues de chaleur et d’épisodes secs (Fig.1a), la réduction de l’abondance des précipitations (Fig. 1b), questionnant tout particulièrement la gestion des ressources hydriques et la production agricole, entre autres ;
- Une augmentation de la proportion des ouragans majeurs et des pluies cycloniques dans l’Atlantique, mais une réduction de la saison cyclonique et un déplacement de l’activité en direction des latitudes moyennes et du Cap-Vert (en particulier en septembre).
La question de l’économie de l’eau et de l’adaptation de la conduite des cultures se pose alors avec acuité et se doit d’être abordée à différentes échelles, et sous différentes formes. Aux Antilles, cela peut s’illustrer par des approches menées :
- A l’échelle territoriale : le projet INNOVA (H2020), avec sa Data Knowledge Platform (Collard et al., 2020 ; W4) propose un service climatique permettant d’optimiser le choix d’implantation des cultures les mieux adaptées aux conditions pédoclimatiques au regard des scénarios climatiques pressentis.
- A l’échelle de l’exploitation agricole : le projet EXPLORER avec sa micro-ferme expérimentale agroécologique KARUSMART (W3) a analysé les potentialités de transition vers une agriculture climato-intelligente en Guadeloupe. Il concilie les enjeux d’atténuation du changement climatique, d’adaptation au phénomène et de sécurité alimentaire. Pour cela, le projet s’est intéressé à deux moyens d’action : l’agroécologie, au niveau des systèmes de production, la bioéconomie territoriale pour la production d’aliments, de fibres, d’énergie et le recyclage de matières organiques. Pour ce faire, un diagnostic de la vulnérabilité d’espèces végétales aux évolutions pressenties du climat a été réalisé, en lien avec la conception et l’évaluation de solutions innovantes, incluant notamment l’expérimentation des solutions dans une micro-ferme agroécologique.
- A l’échelle de la parcelle (systèmes de culture et itinéraires techniques), de nombreux travaux ont été conduits aux Antilles sur les questions d’économie de l’eau, en recourant notamment aux possibilités offertes par les systèmes multiespèces (SME) (Ozier-Lafontaine et al., 1997, 1998 ; Lafolie et al., 1999 ; Sillon et al., 2000 ; Bassette and Bussière, 2008 ; Adiku et al, 2013), et c’est sur ce volet que nous nous focaliserons dans cet article.
L’objectif est de mettre en avant les possibilités d’adaptation permises par les SME au regard des évolutions attendues du climat, et celles relatives au fonctionnement hydrique (Fig. 2). Nous nous attacherons i) à présenter les modifications imposées au cycle de l’eau par les SME, et ii) à développer les possibilités de régulation mobilisables à l’échelle de la parcelle, via l’optimisation du design spatio-temporel des SME.
Interactions pour l’eau dans les SME : bases biophysiques
Aspects généraux
Le continuum sol-plante-atmosphère est un système d’échange de masse et d’énergie au niveau des couverts végétaux : il est le siège des échanges de chaleur, de vapeur d’eau et de gaz carbonique, et des transferts d’eau (Fig.3).
Le renforcement de la biodiversité dans les systèmes de production étant considéré comme un enjeu crucial pour leur durabilité (Jackson et al., 2002), à l’échelle du système de culture, cette biodiversité peut être pilotée dans le temps par des rotations et des séquences de cultures, et dans l’espace, par des combinaisons de plantes allant des associations bimodales aux systèmes agroforestiers multi-strates (Malézieux et al., 2009) (Fig. 4abc). Dans les SME, la prévision de combinaisons de plantes viables adaptées à différentes conditions environnementales nécessite la connaissance des mécanismes qui contrôlent la répartition entre espèces de facteurs tels que la lumière, l'eau et les nutriments entre les espèces (Sinoquet et al. 2000, Dwivedi et al, 2015).
Par rapport aux cultures pures, la recherche de la meilleure efficience d’utilisation des ressources du milieu par optimisation de l’occupation spatiale ou temporelle de niches de ressources constitue un enjeu majeur, dont la finalité est la maîtrise des interactions permettant la sélection et la conduite des associations d’espèces les plus complémentaires selon les contextes environnementaux.
Dans des SME, à la différence des cultures pures, entrent en jeu des règles de partage à l’origine de phénomènes de compétition ou de complémentarité entre plantes, liés à la différenciation des structures de captage et d’échanges que sont les architectures aériennes et racinaires (rapports de dominance, tropismes, surfaces, volumes), et les mécanismes de régulation physiques ou physiologiques mis en œuvre (potentiel osmotique, régulation stomatique, propriétés optiques des feuilles, plasticité racinaire, etc.).
Ceci peut être résumé par le schéma suivant (Fig. 5), illustrant les types d’interactions pouvant se produire dans une association de cultures.
Bases biophysiques
Dans les SME, le partage de l'eau est le résultat d'une colonisation dynamique par les systèmes aériens et souterrains, ainsi que des interactions entre les conditions environnementales et la croissance des plantes. Le développement de la structure du couvert détermine la part du rayonnement et de la pluie interceptée, et, dans une large mesure, la répartition de la demande d'évaporation entre les espèces en interaction et la redistribution de la pluie. En retour, la capacité de chaque composante de la culture à satisfaire sa propre demande évaporative pour la croissance dépendra de la disponibilité en eau du sol, de la distribution et de la fonctionnalité des racines, et de la régulation biophysique des transferts d’eau.
La Figure 6 illustre les modifications du cycle de l’eau dans un SME. On peut noter l’effet i) des architectures aériennes sur la redistribution hétérogène de l’eau dans le sol, ii) des propriétés physiques du sol et de sa conductivité hydraulique sur les modalités de rétention et de transfert, d’infiltration et de drainage de l’eau, iii) du partage racinaire de l’eau en lien avec l’intensité de transpiration, les modalités de colonisation et de régulation racinaires des espèces en présence, iii) de la couverture hétérogène du sol sur l’évaporation des horizons supérieurs.
Flux d’eau entrants : interception-redistribution de la pluie
Les propriétés physiques de la pluie incidente sont fortement modifiées sous le couvert, en fonction des caractéristiques des bassins versants que constituent les feuilles, du recouvrement foliaire (Bassette and Bussière, 2008 ; Sansoulet et al., 2008 ; Jeong et al., 2019) et du type d’écoulement sur les tiges ou les troncs. La redistribution de la pluie par le couvert se répartit en stemflow (écoulement sur le tronc), en throughfall (pluie non modifiée à travers le feuillage), en dripping (pluie modifiée en égouttage), en splash (éclaboussures sur les feuilles et tiges) et enfin en storage (stockage d’eau sur les feuilles).
Les flux en termes de stemflow, throughfall et dripping permettent la redistribution de la pluie nette sous les SME, alors que ceux en termes de splash et storage constituent principalement l’interception en elle-même. Dans le cas d’espèces à large feuilles érigées, le stemflow est prédominant (près de 18% de la pluie incidente en Fig.7) et varie positivement avec l’indice foliaire ou l’inclinaison foliaire (Bassette and Bussière, 2008).
Il apparaît alors que certaines zones de sol restent peu irriguées sous le couvert foliaire, celles localisées autour du tronc ou pseudotronc peuvent facilement arriver à une saturation hydraulique, entrainant un lessivage des intrants localisés aux pieds des espèces cultivées.
Ainsi, l’évapotranspiration est diminuée dans le cas d’évènements pluvieux caractérisés par des énergies cinétiques élevées (Calder, 1996), puisque qu’ils permettent une diminution du stockage foliaire et favorisent la redistribution par éclaboussures (Fig.8a). Cette tendance ne s’applique pas toujours, puisque dans le cas d’espèces végétales à larges feuilles, telles que le bananier, il a été montré que l’augmentation de l’énergie cinétique n’avait pas d’effet significatif sur le stockage (Fig.8b).
Face au changement climatique, une prise en compte des hétérogénéités de redistribution des flux d’eau au sol par le couvert végétal permettrait d’améliorer la gestion spatiale des systèmes multiespèces, dans l’objectif d’optimiser l’utilisation des ressources disponibles en eau.
Flux d’eau sortants : extraction hydrique et évapotranspiration
Le partage de l'eau dans le continuum sol-SME-atmosphère (CSSA) résulte de la colonisation dynamique des systèmes aériens et souterrains en interaction, régulés par les conditions environnementales. Le développement de la structure du couvert détermine la part du rayonnement intercepté et, dans une large mesure, la répartition de la demande d'évaporation entre les composantes de la culture. En retour, la capacité de chaque composante de la culture à satisfaire sa propre demande évaporative pour la croissance dépendra de la disponibilité en eau du sol, de la distribution et de la fonctionnalité des racines, et de la régulation biophysique des transferts d’eau.
En règle générale, il est très difficile d’évaluer expérimentalement la part de la contribution de chaque espèce dans le partage de l'eau. Le recours aux outils de modélisation fondés sur des hypothèses écophysiologiques à tester sur des situations expérimentales prend dans ce cadre tout son intérêt. Un modèle bidimensionnel (2D) (Ozier-Lafontaine et al., 1998) couplant le partage du rayonnement, de l’évapotranspiration (Ozier-Lafontaine et al., 1997) et les interactions souterraines pour l’eau dans une association bispécifique a posé un nouveau cadre conceptuel, permettant de mieux comprendre le déterminisme des processus mis en jeu dans la compétition pour l’eau au sein du CSSA.
Ce modèle (Tab. 1) a été évalué grâce à la mise en œuvre d’une expérimentation très complète permettant une analyse détaillée des flux dans le CSSA nécessitant le découplage de l’évapotranspiration (flux de sève), des paramètres microclimatiques (vitesse du vent, température, rayonnement et humidité dans le couvert), des flux d’eau dans le sol, et de la description 2D des systèmes racinaires en mélange (Ozier-Lafontaine et al., 1998).
Tableau 1. Principales hypothèses, entrées et sorties du modèle
Compartiment | Hypothèses | Entrées | Sorties |
Atmosphère | 1-Rayonnement isotrope 2-Conditions climatiques homogènes dans une couche 3-La surface du sol est un corps noir pour le rayonnement thermique
| 1-Rayonnement global 2-Rayonnement diffus 3-Rayonnement photosynthétiquement actif (PAR) 4-Température de surface du sol 5-A 2m et à 2/3 de la hauteur du couvert de chaque composante : température de l’air, déficit de saturation, vitesse du vent 6-Propriétés optiques du sol
| 1-Fractionnement du rayonnement intercepté
|
Plantes | 1-Réflectance = Transmittance 2-La surface foliaire est un corps noir pour le rayonnement thermique 3-Seuil de potentiel racinaire = -1,5 MPa 4-Le potentiel racinaire est uniformément distribué dans chaque système racinaire | 1-Conductance stomatique 2-Hauteur de chaque espèce 3-Indice foliaire de chaque espèce 4-Inclinaison foliaire 5-Indice de densité foliaire de chaque espèce 6-Impacts racinaires en 2D
| 1-Transpiration maximale pour chaque espèce 2-Transpiration réelle pour chaque espèce 3-Potentiel hydrique racinaire pour chaque espèce 4-Nombre de racines actives pour chaque espèce |
Sol | 1-Condition de flux nul à la surface du sol et au bas du profil 2-Pas de croissance racinaire 3-Résistance du xylème négligeable | 1-Propriétés hydrodynamiques 2-Potentiel hydrique initial | 1-Potentiels hydriques du sol en 2D 2-Teneurs en eau du sol en 2D 3-Potentiel hydrique racinaire |
Les deux équations principales qui régissent les transferts d’eau dans le CSSA sont les suivantes :
- La transpiration (Ti ) de chaque composant i est calculée à l'aide d'une forme modifiée de la formule de Penman-Monteith (Monteith, 1965), y compris les fractions du rayonnement incident intercepté par les cultures des composants (Wallace, 1995) :
- où l (J kg-1) est la chaleur latente de vaporisation de l'eau, D (Pa-1) est le taux de variation de la pression de vapeur saturée avec la température, Fi est la fraction du rayonnement net au-dessus du couvert Rn (Wm2) intercepté par le composant i, r (kg m3) et Cp (J kg-1 K-1) sont la densité et la chaleur spécifique à pression d'air constante, respectivement, Dia (Pa), le déficit de pression de vapeur à l'intérieur de la canopée, g est la constante psychrométrique (J kg-1), gia (m s-1) est la conductance aérodynamique pour le transfert de vapeur d'eau de la canopée vers un point de l'air autour de chaque composant i, et gis (m s-1) est la conductance stomatique de chaque composant i.
- La distribution de l'eau dans l'espace et le temps est donnée par la solution de l'équation bidimensionnelle de Richards. La hauteur de pression totale H = y - z est utilisée comme variable descriptive. A chaque pas de temps, les potentiels hydriques racinaires RWP1 et RWP2 sont estimés selon une procédure itérative aux nœuds correspondant aux racines des cultures 1 et 2, respectivement. Ainsi, le modèle conceptuel correspond au problème de minimisation non linéaire des moindres carrés suivant : trouver les potentiels d'eau racinaire à un moment donné, RWP1 et RWP2, pour des points situés aux impacts racinaires des cultures 1 et 2, respectivement, et qui minimisent la quantité suivante :
- où S est la surface verticale du sol (m2), W est le domaine d'écoulement, q est la teneur en eau du sol (m3 m-3) en fonction de l'espace (w) et du temps (t), PET1 et PET2 sont les valeurs d'évapotranspiration potentielle (m s-1) pour les cultures 1 et 2, respectivement.
Sur ces bases, des tests de scénarios contrastés croisant l’influence des propriétés physiques du sol, des modalités d’enracinement et de la répartition de la demande climatique sur le comportement d’espèces pures ou associées ont permis une évaluation quantitative visant à hiérarchiser le poids respectif des principaux paramètres mis en jeu dans la compétition pour l’eau (Lafolie et al., 1999). Inidentifiable dans des cultures pures, la complémentarité d'espèces associées pour l'exploitation de l'eau du sol a pu être mise en évidence, résidant notamment dans la modification du partage de la demande climatique et dans le développement de champs de potentiels favorables à une redistribution de l’eau (Fig. 9).
D’autres démarches de modélisation (Baumann et al., 2002 ; Meixiu et al. 2020 ; Chen et al., 2023), sont venues étayer ces travaux de modélisation en montrant l’intérêt de ces approches pour raisonner les modalités d’arrangements les plus favorables pour des couverts diversifiés.
Par ailleurs, de nombreux travaux expérimentaux conduits dans différents contextes (Mao et al., 2012 ; Yu et al., 2015 ; Chen et al., 2018 ; Jat et al., 2020 ; Yin et al., 2020 ; Brar et al., 2022), attestent de l’intérêt des SME pour améliorer l’efficience hydrique des cultures, moyennant la mobilisation de techniques culturales ad hoc (micro-irrigation de précision, usage de films ou de mulchs pour la limitation de l’évaporation du sol, application de principes de l’agriculture de conservation, etc.) associées aux performances du numérique, notamment dans le domaine de la prévision. En sus d’une meilleure efficacité hydrique, ils obtiennent des améliorations de rendement allant de 10 à 30%, conjuguées à un meilleur ratio d’utilisation des terres (Land Equivalent Ratio).
Le design spatio-temporel des SME : une piste pour l’adaptation au changement climatique
Si les systèmes multiespèces constituent une des modalités d’adaptationdes systèmes de culture du futur, il faut se doter - en sus des pratiques agricoles mises en œuvre pour l’économie de l’eau à la parcelle -, d’outils permettant d’optimiser les combinaisons spatio-temporelles entre espèces par rapport à la valorisation des ressources que sont l’eau et la lumière. La plateforme MIX-Sim a été conçue à titre de prototype (Ivanoff, 2011). Elle offre la possibilité de couplage entre une scène d’accueil développée sur OpenAleapermettant de simuler une palette de combinaisons spatiales de couverts multiples (Fig. 10), et le modèle MEWEM#2 (Adiku et al., 2012). Il devient ainsi possible de rationnaliser la faisabilité de systèmes multiples par la recherche de combinaisons spatiales et séquentielles d’espèces associées via l’optimisation de la complémentarité de niches, pour l’eau dans un premier temps.
Le Tableau 2 présente ainsi 4 scénarios de prospection racinaire et d’extraction d’eau pour une association bispécifique Plante Principale Graminée/Plante De Service (PP/PDS), simulés via le couplage des plateformes Mix-Sim et MEWEM. Ici, l’accent est mis sur la différenciation de colonisation racinaire sous deux régimes hydriques (confort hydrique/scénario 1 vs. assèchement progressif vs. différentes modalités de colonisation racinaire : scénarios 2 à 4).
Le modèle MEWEM (Adiku et al., 2012), développe une hypothèse originale de minimisation de l’énergie pour l’allocation de la densité racinaire, conférant une capacité de plasticité et de différenciation de niches au niveau souterrain. Les différents scénarios de simulation sont présentés en Figure 11.
Scénario 1 : Dans ce scénario, le graphique montre une augmentation de la teneur en eau dans la couche supérieure du sol, se stabilisant ensuite à 0,35 g.g-1 pour les autres strates. Cette augmentation est cohérente avec un apport hydrique par la pluie ou l'irrigation. La croissance des plantes n'est pas limitée par l'eau. Le graphique de la densité de longueur racinaire montre une augmentation dans les trois premières couches du sol, car les plantes développent leur système racinaire dans les couches superficielles pour l'ancrage et la nutrition. La plante principale domine la plante de service dans les couches supérieures, mais la plante de service développe un système racinaire plus profond.
Scénario 2 : Ce scénario examine l'effet de l'absence d'apport d'eau supplémentaire pendant 49 jours. Les couches superficielles ont moins d'eau, ce qui limite la croissance des plantes. Une diminution de la densité racinaire est observée dans la couche 2, car les plantes ont capté toute l'eau disponible. Une nouvelle augmentation de la densité racinaire se produit entre les couches 2 et 6, où l'eau est plus disponible en profondeur. La plante de service capture davantage d'eau dans les couches profondes. Entre les couches 13 et 27, seule la plante de service capte de l'eau, et la teneur en eau du sol reste stable. À partir de la couche 30, la teneur en eau atteint à nouveau 0,35 g.g-1 car la plante de service ne puise plus d'eau.
Scénario 3 : Dans ce scénario, la plante de service a une profondeur maximale de racine de 70 cm et un taux de descente plus élevé. Cela modifie la répartition racinaire, avec moins de compétition en profondeur. La plante principale développe son réseau racinaire dans les 7 premières couches pour mieux capter l'eau en compétition avec la plante de service. La teneur en eau diminue plus rapidement à partir de la couche 15 en raison de la compétition racinaire à une profondeur moins importante. La teneur en eau augmente à partir de la couche 23 en raison de l'absence de racines de la plante de service à cette profondeur.
Scénario 4 : Dans ce scénario, la compaction du sol augmente à partir de la 9ème couche, ce qui limite le développement racinaire et la capture d'eau. La densité de longueur racinaire diminue à partir de cette couche en raison de la difficulté accrue pour les racines à se développer et à capter l'eau. La teneur en eau augmente à partir de la 9ème couche en raison de la limitation du développement racinaire. Les plantes concentrent leur capture d'eau dans les couches superficielles en raison de la compaction du sol.
En résumé, ces scénarios illustrent l'interaction complexe entre la teneur en eau du sol, le développement racinaire et d'autres facteurs tels que la compétition entre les plantes et la compaction du sol, influençant ainsi la croissance végétale.
Ces simulations, même si elles ne se restreignent qu’au cas de figure simplifié d’une association bispécifique, montrent tout l’intérêt de ces modèles pour explorer les possibilités spatio-temporelles d’optimisation du design cultural au regard de séquences climatiques variées.
Conclusion
La problématique du changement climatique nous amène à questionner les impacts d’une diminution fréquentielle des occurrences ou d’une augmentation de leurs intensités sur les ressources en eau disponibles et leur valorisation par les SME.
Face à la complexité de fonctionnement des SME, et aux multiples combinaisons spatio-temporelles envisageables à l’échelle du système de culture, la modélisation s’impose comme un outil pertinent pour tester les scénarios d’arrangement d’espèces les plus avantageux au regard des évolutions attendues du changement climatique. On en tirerait avantage pour la conception de SME visant à la production de services écosystémiques (Gaba et al., 2015).
Pour être efficaces, ces modèles devront :
- simuler toute une gamme de scénarios d’agencements spatiaux et temporels de SME, incluant des espèces annuelles et des espèces pérennes ;
- intégrer des scénarios climatiques sur des périodes allant du cycle cultural aux successions sur des périodes longues ;
- être couplés avec des itinéraires techniques de gestion de l’eau et des fertilisants à la parcelle ;
- être modulables pour intégrer des échelles de décisions supérieures, telles que l’exploitation agricole et le territoire.
De nombreuses plateformes pourraient être candidates pour ces améliorations, au prix des adaptations requises pour le design parcellaire. A titre d’exemple, on peut citer STICS (Brisson et al., 1998), SWAP (Meriguetti Pinto et al., 2019), DERIN (Chen et al., 2023) pour les cultures annuelles, et WaNuLCAS (Van Noordwijk et al., 2011) et HiSafe (Dupraz et al. 2019) pour les systèmes agroforestiers. Des outils en ligne, tels que la plateforme Agroforestry Design Tool™ (W5) seraient eux aussi mobilisables pour une assistance à la conception 3D de SME.
Ainsi, afin d’accroître la pertinence des propositions en matière de services climatiques, la mobilisation de ces savoir-faire en lien avec ces outils numériques viendrait s’inscrire dans une chaîne logistique adaptée à diverses échelles allant de la parcelle au territoire.
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REFERENCES WEBOGRAPHIQUES
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https://www.innovaclimate.org/hubs/
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W5 : Agroforestry Design Tool™ assists you in transforming regenerative agroforestry vision into design : https://www.agroforestryx.com/
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