Mieux appréhender les situations d’usages d’outils et indicateurs agronomiques pour mieux les concevoir
Retour d’expériences menées avec l’appui d’IDEAS
Thibault Lefeuvre1, Lorène Prost², Aude Alaphilippe3, Frédérique Angevin4, Nathalie Colbach5, Catherine Pasquier4, Wilfried Queyrel5, Jean Villerd5, Marianne Cerf²
1 AgroParisTech Innovation, Plateforme IDEAS, Agronome 2 Université Paris-Saclay, INRAE, AgroParisTech, UMR SADAPT, Ergonomes
3 INRAE, UERI Gotheron, 26320 St-Marcel-lès-Valence, Agronome 4INRAE, Info&Sols, 45075 Orléans, Agronome 5Agroécologie, INRAE, Institut Agro, Univ. Bourgogne, Dijon, Agronomes
Email - contact auteurs : thibault.lefeuvre@inrae.fr
Introduction
Lorsqu’ils conçoivent un nouvel objet (par exemple un indicateur), les agronomes y inscrivent un contenu agronomique. Mais sont-ils toujours conscients qu’ils y introduisent aussi la représentation qu’ils ont de l’usage de cet objet ? Par représentation de l’usage, nous entendons représentation de qui sont les potentiels utilisateurs -dans leur diversité- de cet objet, de leur activité -caractérisée entre autres par différents buts et contraintes- et de la façon dont l’objet conçu peut s’insérer dans cette activité. Or, ces représentations peuvent être biaisées ou incomplètes, ce qui peut limiter par la suite l’utilité et l’usage de l’objet conçu (Béguin et Cerf, 2004). A l’interface entre agronomie et ergonomie, les scientifiques du collectif IDEAS (Initiative for DEsign in Agrifood Systems[1], cf encadré 1) ont mis au point des démarches pour questionner et enrichir ces représentations : le diagnostic des situations d’usage et le test en situation d’usage (Cerf et al., 2012). Ces démarches visent à faire reconnaître les futurs utilisateurs comme des contributeurs à part entière au processus de conception. Elles permettent de donner accès à leur activité en situation et/ou de les associer au processus de conception à partir de ce qu’ils considèrent devoir, pouvoir ou souhaiter faire avec les objets conçus.
Dans ce témoignage, nous illustrons comment ces deux démarches ont contribué à la conception d’outils fondés sur des connaissances et des indicateurs agronomiques à travers l’exemple de deux projets, E-DISC et DeciFlorSys. Nous présentons ensuite les retours des agronomes-concepteurs, porteurs de ces projets, sur ces méthodes et l’accompagnement d’IDEAS.
Principes des méthodes autour des situations d’usage
Le diagnostic des situations d’usage et le test en situation d’usage sont deux démarches formalisées par le collectif IDEAS à partir de différents travaux de recherche ayant impliqué des utilisateurs potentiels dans la conception d’objets innovants (ex. outils d’aide à la conduite de cultures, d’évaluation de variétés).
Le diagnostic vise à enrichir les représentations des concepteurs quant aux futurs utilisateurs et aux usages anticipés de l’objet en cours de conception. Il s’agit, d’une part, de faire objectiver et d’élargir l’enjeu à traiter par les concepteurs afin d’ouvrir des pistes de conception prometteuses et, d’autre part, d’aider à cibler le public visé en lien avec cet enjeu, dans sa diversité. Le diagnostic prend généralement la forme d’entretiens semi-directifs, auprès d’une diversité d’utilisateurs potentiels. Ces entretiens cherchent à comprendre comment ils se représentent l’enjeu ciblé dans leur activité, la place que cet enjeu y prend et leurs façons d’y répondre, mais aussi les ressources dont ils disposent aujourd’hui et les contraintes qu’ils rencontrent dans leur activité pour mobiliser ces dernières. Cette démarche peut aussi reposer sur l’analyse de divers documents qui permettent de comprendre l’activité ciblée, sur l’observation d’actions spécifiques en conditions réelles, ou encore sur des ateliers type « focus-group » avec divers acteurs.
Le test en situation d’usage vise à aider les concepteurs à se projeter dans les activités individuelles et collectives, en y simulant l’usage de l’objet en conception. Représenter ces situations d’usage en lien avec l’objet est nécessaire pour le rendre fonctionnel et en tirer des enseignements sur la façon de faire évoluer conjointement l’objet et les activités concernées par son usage. Le test se base sur une version au moins partiellement matérialisée de l’objet, créée par les concepteurs (ex. une maquette plus ou moins manipulable, un dessin ou une image). Plusieurs itérations sont possibles[2].
Dans les deux cas, l’activité est abordée dans sa dimension collective et située : les utilisateurs potentiels ne sont pas isolés et ont déjà potentiellement une façon de traiter l’enjeu ciblé. Il s’agit donc de donner à voir la diversité des acteurs et de leurs activités en mettant en lumière les objets et ressources qu’ils mobilisent déjà, y compris des ressources immatérielles (ex. un conseiller ou un collectif de pairs peuvent être une ressource qui contribue fortement à la réflexion d’un agriculteur autour d’un changement de pratiques en lien avec un enjeu que des concepteurs souhaiteraient aussi outiller). Ces deux démarches ne sont pas toujours déployées dans un même processus de conception. L’une est parfois privilégiée à l’autre selon le niveau de maturité des idées des concepteurs. La mise en œuvre d’un test en situation d’usage nécessite, quoiqu’il en soit, une étape de diagnostic pour proposer des mises en situations simulées mais réalistes, c’est-à-dire inspirées des façons de faire existantes afin de traiter la problématique que l’objet en cours de conception doit outiller. Selon les projets, ces démarches se déroulent de façon plus ou moins collaborative entre ces différents acteurs : ceux qui portent la gouvernance du projet, ceux qui réalisent le travail de conception et les futurs utilisateurs et ce, à différents stades d’avancement du processus de conception (Fig. 1).
Deux projets dans lesquels ces démarches sont déployées
E-DISC : enjeux et représentation des situations d’usage de l’évaluation de la durabilité des systèmes de culture
Le projet E-DISC part du constat que les outils d’évaluation multicritères de la durabilité MASC (Craheix et al., 2012) et DEXi Fruits[3] (Alaphilippe et al., 2017) sont sous-utilisés en dehors des communautés de recherche et des premiers utilisateurs mobilisés lors de leur conception. Ces deux modèles reposent sur la technologie DEXi (Bohanec, 2015)[4], qui permet de décomposer la durabilité (notion complexe) selon une approche classique en trois piliers (durabilité économique, sociale et environnementale) puis en critères simples plus faciles à renseigner avec des données récupérables sur le terrain (pratiques, mesures, indicateurs). Les données d’entrée sont entièrement qualitatives, ce qui rend possible l’intégration de l’expertise de l’utilisateur (par exemple lors de l’évaluation de systèmes innovants). Pour l’utilisateur, la structuration du modèle sous forme d’un arbre de décision est didactique et facilement accessible dans le logiciel DEXi et il peut aussi voir les poids relatifs qui sont accordés aux différentes parties de l’arbre pour une complète transparence sur le fonctionnement de l’outil.
Les porteuses du projet ont pour objectif de reconcevoir ces outils pour en faciliter l’usage dans le cadre de l’évaluation de la durabilité pour des systèmes de cultures annuelles ou pérennes. Elles cherchent à les rendre plus opérationnels en levant les verrous méthodologiques identifiés par les premiers utilisateurs et en tenant compte des conditions de l’usage de ces outils. Le projet de reconception prévoit de conserver l’architecture des outils sous forme d’arbre de décision, mais s’autorise à questionner le besoin de modifications pour en améliorer leur utilisation. Différentes évolutions sont d’ores et déjà envisagées. Il est ainsi prévu de développer les branches économiques et sociales en intégrant des critères supplémentaires, ainsi qu’une aide au choix dans la base INDIC[5] qui recense les méthodes et indicateurs d’évaluation de la durabilité, de façon à pouvoir recommander les indicateurs les plus pertinents en fonction des conditions d’usage (en fonction des données facilement disponibles, par exemple). Un package R permettant des analyses de sensibilité de ce type de modèles est aussi en cours de développement. Des travaux ont aussi fourni des référentiels aux utilisateurs ainsi que l’intégration d’une méthode limitant les effets de seuils (Bockstaller et al., 2017) dans ces modèles qualitatifs. Mais les conceptrices de ces outils souhaitaient aussi explorer de nouvelles pistes. Le chargé d’innovation de la Plateforme IDEAS a conduit un diagnostic des situations d’usage des outils MASC et DEXiFruits, en ciblant trois types d’activité, y compris hors recherche, dans lesquelles les conceptrices projettent leurs modèles : le conseil agricole, l’enseignement et l’expérimentation-système.
Nous avons réalisé 21 entretiens semi-directifs avec des utilisateurs potentiels de différents organismes (ex. instituts techniques, chambres d’agriculture, lycées agricoles, écoles d’ingénieur, GAB ou CIVAM...). Ces derniers ont été identifiés grâce aux conceptrices mais aussi via la méthode dite « boule de neige » pour couvrir une diversité d’acteurs évaluant la durabilité de systèmes de culture (avec MASC ou DEXiFruits, d’autres outils mais aussi sans outil spécifique). L’objectif était d’explorer qualitativement une diversité de situations d’usage en questionnant les utilisateurs sur la place qu’a l’évaluation de la durabilité dans leur activité, sans pour autant chercher à atteindre l’exhaustivité des façons de faire. Nous avons formalisé la diversité que nous avons captée sous la forme de sept récits d’action, inspirés du système d’activité d’Engeström (2014) et incarnés par sept personae. Ces sept récits et personae regroupent des caractéristiques de plusieurs personnes enquêtées, que nous avons jugées proches, et permettent de refléter des façons contrastées de positionner l’évaluation de la durabilité dans les activités de conseil, de formation et d’expérimentation identifiées dans notre diagnostic. Chaque récit associé à une persona permet de représenter un utilisateur potentiel ancré dans un environnement. La description vise à faire ressortir différentes contraintes ou attentes liées à sa façon d’agir pour atteindre les objectifs de son activité en lien avec l’enjeu ciblé (Bornet et al., 2013).
Les paires « récit-persona » rendent compte de différentes façons de mobiliser l’évaluation multicritère pour atteindre divers buts dans leur activité, de la non-utilisation de ce type d’évaluation, ou d’une évaluation qui ne considère pas les trois piliers de la durabilité. Le tableau 1 donne un aperçu de la diversité de ces personae, de leurs activités et de leurs motivations et attentes formulées. Soulignons que des tensions sur la place de l’évaluation et des outils dans leur activité ressortent de façon commune (ex. complexité et temps de remplissage des outils ; outils jugés peu intuitifs ; manque d’interopérabilité avec d’autres outils comme des gestionnaires de parcelles). La plupart des personnes enquêtées se déclarent non-expertes de la durabilité ou des outils, même si certaines de ces personnes ont participé à leur conception. Ces récits ont été utilisés dans un atelier au cours de l’Assemblée Générale du projet du 9 déc. 2022, en impliquant les partenaires présents selon leurs capacités et compétences à développer des outils d’évaluation et/ou à incarner des utilisateurs plus ou moins initiés compte tenu d’expériences passées (« leadusers »).
En sous-groupes par catégorie d’activité (conseil, formation, expérimentation), ces partenaires ont construit des propositions principalement fonctionnelles pour l’amélioration des outils MASC et DEXiFruits en incarnant les personae et leurs récits d’action. Ces propositions ont été formulées dans un cadre très ouvert pour chercher à apporter des fonctionnalités pertinentes et utiles à ces différents personae, sans qu’une priorisation de ces propositions ne soit réalisée en atelier. Une deuxième phase du projet prévoit de tester des prototypes des nouvelles versions de ces deux outils dans une diversité de situations d’usage dont les modalités restent à définir.
DeciFlorSys : contexte du projet et développement d’un outil en interaction avec des utilisateurs potentiels.
Dans le projet DeciFlorSys, porté par l’UMR Agroécologie (Dijon), l’objectif était de concevoir une interface graphique pour un outil d’aide à la conception de systèmes de culture tenant compte des objectifs de gestion des adventices de l’agriculteur au sein d’une parcelle. Cet outil se base sur un modèle de recherche complexe déjà fonctionnel, FlorSys (Colbach et al., 2019). FlorSys est un modèle qui simule la croissance et le développement des cultures et de la flore adventice sur une parcelle virtuelle à partir du pédoclimat et des opérations culturales. Les sorties comprennent à la fois des mesures virtuelles détaillées des états des cultures, adventices et sol ainsi que des indicateurs d'impact de la flore adventice sur la production agricole, la biodiversité et l'environnement physique.
Un travail préalable (Colas et al., 2020) basé sur des enquêtes avec des conseillers et des agriculteurs avait montré un intérêt de ces utilisateurs potentiels pour les concepts du modèle, mais aussi la nécessité de les transposer sous la forme d’un nouvel outil encore à concevoir. Pour les acteurs enquêtés, ce nouvel outil devait être simplifié, accessible et réactif avec une vitesse de calcul beaucoup plus rapide que le modèle FlorSys. Ce nouvel outil vise à apporter un appui à la re-conception de systèmes de culture, notamment dans des situations de conseil agricole ou pour un agriculteur seul. Le travail de Colas et al. a conduit à construire un premier prototype (encore sous forme de maquette et de script R) de l’outil DeciFlorSys avec des arbres de décision pour guider la reconception de systèmes de culture (Fig. 3a), des grilles expliquant les effets des techniques culturales sur la flore adventice et un calculateur rapide des indicateurs de services et disservices des adventices en fonction du système.
Tout au long du développement de l’outil dans ce projet avec la Plateforme IDEAS, des tests en situation d’usage ont été mis en place avec différents utilisateurs potentiels, en lien avec les partenaires du projet (Arvalis notamment), ou des conseillers de la région Bourgogne-Franche-Comté déjà plus ou moins connus de l’équipe de concepteurs (Tab. 2). Les premières interactions (tests « gribouillage » et vocabulaire) se sont faites sur une « maquette papier », à savoir un fichier Powerpoint sur lequel les concepteurs avaient représenté ce qu’ils imaginaient être la future interface, les contenus et la succession des écrans (Fig. 3a). La maquette a été envoyée à des participants partenaires ou proches, avec quelques explications et des grilles de notation et l’objectif était de tester, dans un premier temps, comment la navigation, le contenu ou encore le vocabulaire employé pouvaient correspondre aux attentes des acteurs, en s’autorisant une expression très libre et sans être fixé par un développement informatique déjà trop abouti.
Les interactions suivantes ont eu lieu dans trois ateliers en distanciel[6] avec des conseillers ou des ingénieurs Arvalis. Ces ateliers étaient centrés sur un prototype codé dans une interface R-Shiny[7], peu fonctionnel pour les deux premiers ateliers et plus manipulable pour le troisième, le prototype évoluant donc au fil des ateliers (Fig. 3b). Ces tests ont porté sur la façon dont le prototype était compréhensible et manipulable d’après l’expertise des participants. Il s’agissait aussi lors de ces tests de les inciter à décrire dans quelles situations les participants projetaient l'usage de l'outil. Au-delà d’un simple test de l’interface et de sa praticité, l’objectif était de valider et compléter, sur la base de leur expertise, les situations d’usage d’un tel outil imaginées par les concepteurs.
Ces interactions régulières avec une diversité d’utilisateurs potentiels ont guidé le développement de l’outil. Elles ont permis d’identifier des améliorations techniques : format des onglets, de la saisie ou l’affichage de l’évaluation de la performance des systèmes de culture, par exemple. Elles ont aussi mis en lumière des idées d’évolution plus globale de l’environnement de l’outil. En effet, la façon de présenter son contenu et son contexte de construction est vite ressortie comme clé pour comprendre son fonctionnement. Ceci a fait émerger un besoin de développer une formation sur les concepts sous-jacents (ex. évolution de la perception des adventices et de leur gestion) au-delà de simples fiches techniques sur la façon d’utiliser l’interface.
Le développement de DeciFlorSys se poursuit dans d’autres projets, notamment COPRAA[8] avec des tests en situations réelles d’activité prévus, notamment lors d’ateliers de co-conception de systèmes de culture dans des collectifs d’agriculteurs. L’objectif est d’analyser (i) comment le prototype fonctionnel de l'outil s’applique à la situation d’usage testée et répond aux attentes des participants, et (ii) comment des animateurs plus ou moins expérimentés, ainsi que leurs collectifs d’agriculteurs, se saisissent d’un tel outil et de ses résultats, de façon autonome ou accompagnée.
Retour des concepteurs porteurs de ces deux projets sur l’accompagnement d’IDEAS et le déploiement de ces deux méthodes autour des situations d’usage.
Dans les deux projets accompagnés, les agronomes-concepteurs accompagnés par IDEAS ont partagé leur intérêt pour chacune de ces démarches qu’ils ne connaissaient pas en amont. Dans des entretiens que nous avons menés avec chacun d’eux pour capter leurs retours, ils pointent que ces démarches demandent une certaine acculturation sur les concepts issus de l’ergonomie, mais ils pointent aussi l’aspect « décalant » qui leur a été bénéfique.
Retour sur l’accompagnement du diagnostic des situations d’usage au sein du projet E-DISC
Le retour des porteuses du projet E-DISC a été recueilli pour écrire ce témoignage avant la fin du projet et la reconception globale des deux outils MASC et DEXi-Fruits. Ainsi, l’exploitation complète des sorties du diagnostic n’est pas encore réalisée.
D’après l’une des conceptrices, l’approche par les situations d’usage l’a notamment aidée à se détacher de sa vision initiale centrée sur les outils. Cette vision s’est trouvée élargie par les échanges avec IDEAS sur « qui cherche à utiliser ces modèles et dans quel but ». Cela lui a suggéré d’autres éléments d’amélioration plus pertinents que ceux envisagés lors de la construction du projet.
L’approche par les personae a été, pour une autre des conceptrices, particulièrement intéressante. Elle ne la connaissait pas et ne soupçonnait pas son efficacité pour restituer les sorties des enquêtes réalisées. Selon elle, il est souvent difficile de formaliser ces dernières pour permettre leur mobilisation dans la conception. La persona lui a permis d’intégrer de façon cohérente et systémique ce que disent les personnes enquêtées. Elle a favorisé une première assimilation de ces éléments et permis de nouvelles réflexions entre développeurs sur les interfaces. En effet, ces personae ont conduit l’équipe à s’interroger sur la façon dont les modifications des outils répondent ou non à des besoins ou contraintes illustrées par ces dernières. Ceci a permis aux concepteurs de prendre du recul sur leurs propres représentations des utilisateurs et de leurs besoins.
En plus de l’interface des outils destinée aux utilisateurs de résultats d’évaluation, les conceptrices envisageaient de créer dans le cadre du projet une seconde interface à destination d’une communauté de concepteurs ou développeurs d’outils de type DEXi, en ajoutant un module d’analyse de sensibilité. Le diagnostic n’a pas remis en cause l’intérêt de ce besoin, mais à travers certaines personae, nous avons mis en évidence et renforcé la représentation d’une catégorie d’acteurs qui reconstruisent des outils en sélectionnant quelques indicateurs de différents outils pour un usage simplifié. Cette troisième catégorie d’« utilisateurs-reconcepteurs », et l’instrumentalisation qu’ils font des outils d’évaluation, y compris en bricolant des calculateurs hors modèle DEXi, a questionné les conceptrices sur la qualité prédictive de ces outils dérivés ou composites. De ce constat, il est apparu nécessaire de proposer un module d’analyse de sensibilité, non seulement à destination de la communauté de concepteurs aguerris, comme prévu au début du projet, mais également pour cette nouvelle catégorie d’utilisateurs-reconcepteurs. Un module présentant une interface adaptée sera en mesure de pointer des risques de mauvaise interprétation des résultats avec, par exemple, des critères qui auraient trop ou pas assez de poids sur le résultat final sans qu’il y ait de justification avérée à cela. Ainsi, ce module pourrait soutenir les utilisateurs dans leurs actions d’évaluation de systèmes, que ce soit dans une optique d’expérimentation, de conseil agricole ou de formation à l’évaluation et à ses dimensions systémiques.
Retour sur l’accompagnement par le test de prototype en situation d’usage dans le projet DeciFlorSys
À la fin du projet DeciFlorSys-Plant2Pro, lors d’un entretien semi-directif mené pour capter leurs retours sur la démarche, les concepteurs de l'OAD de l’UMR Agroécologie ont partagé un intérêt pour la réflexion sur les acteurs et leurs situations d’usage. Les approches portées par IDEAS étaient nouvelles pour eux. D’après eux, les différents ateliers mis en place ont permis d’affiner leurs représentations des utilisateurs potentiels et de leurs situations d’usage. L’approche itérative a permis de structurer des idées et intuitions encore floues, de clarifier les différences entre des manières d’utiliser l’outil et d’extrapoler autour de nouveaux usages. De fait, le travail a surtout permis de fournir des précisions sur des situations d’usage et des utilisateurs d’ores et déjà anticipés par les concepteurs.
Une difficulté remontée par les développeurs de DeciFlorSys a été de travailler sur des objets et des directions encore flous, avec des maquettes très précoces. D’après eux, cela a eu l’avantage de laisser de côté tout ce qui concerne la dimension technique de l’objet. Néanmoins, des difficultés techniques peuvent apparaitre au fil du développement logiciel de l’outil. De plus, la pluralité des tests, à différents moments de développement, a pu faire émerger des retours de différents utilisateurs potentiels qui s’avéraient parfois contradictoires avec les précédents. Cela montre que les concepteurs sont amenés à devoir prioriser ces retours, potentiellement contradictoires, et arbitrer des décisions selon leurs objectifs (ex. sur la manière de représenter l’arbre de décision).
Une particularité de cet accompagnement a résidé dans le fait que le cœur de l’outil, issu d’interactions passées avec des utilisateurs et basé sur un méta-modèle du modèle FlorSys, ne pouvait plus être remis en question. Cela nous a amenés à surtout focaliser les échanges sur le format de l’outil, le vocabulaire qui y est inscrit, la façon de saisir ou présenter des sorties et l’environnement de mise à disposition de l’outil (support technique, formation...). Pourtant, le travail conduit a amené à clarifier les concepts sous-jacents à l’outil. Ainsi, les acteurs consultés ont souligné que la vision portée sur la gestion des adventices dans l’outil était en décalage avec les pratiques dominantes de gestion. En effet, alors que les pratiques habituelles se centrent sur une gestion de la densité et la composition de la flore, l’outil oriente vers une gestion centrée sur l’impact réel de la flore adventice (les services ou disservices qu’elle peut rendre). Ce focus sur l'impact est une volonté des concepteurs et leur semble indispensable pour faire évoluer la perception qu'ont les agriculteurs et conseillers des adventices. Pour les concepteurs, une telle évolution dans la façon de penser la gestion des adventices est indispensable pour la transition agroécologique. En effet, pour concevoir des systèmes de culture économes en herbicides et durables et termes de contrôle des adventices, il est indispensable de limiter leur nuisibilité réelle et de promouvoir leurs services, sans viser leur éradication à tout prix. Ces échanges, initiés par le test en situations d’usage ont amené les concepteurs à prendre conscience que DeciFlorSys n’est pas simplement un outil qui accompagne la gestion des adventices, mais aussi un outil qui accompagne un changement de regard sur la flore et sa gestion. Cela les a donc amenés à se questionner, certes sur l’outil en lui-même, mais également sur l’environnement et la diffusion de l’outil. Cela a abouti à la construction d’une formation préalable à l’usage de l’outil qui soit adaptée aux différentes conditions d’activités testées. Celle-ci est axée sur les concepts sous-jacents du modèle, ce qui n’était pas du tout envisagé au début du projet. La formation insiste sur cette nouvelle façon de considérer les adventices et leur gestion, pour inciter à une approche plus agroécologique et favoriser la transition et la reconception des systèmes de culture (y compris la rotation) en suggérant des changements de pratiques adaptés aux critères retenus par l’utilisateur dans ce contexte.
L’autre particularité de cet accompagnement, discutée avec les porteurs du projet, a été la présence d’une personne « relais ». Celle-ci était à la fois proche des développeurs du prototype mais aussi familière des approches de co-conception de systèmes de culture. Cela a facilité les échanges avec IDEAS et la co-animation des différents tests, leur préparation et leur analyse. Cela a permis aux concepteurs-développeurs de mieux s’approprier la démarche et de monter en compétence sur l’approche des situations d’usage. L’équipe de l’UMR qui développe FlorSys continue le travail sur le développement de DeciFlorSys et sur un nouvel outil, OptiFlorSys, en adaptant la démarche avec un accompagnement plus léger de la Plateforme IDEAS et une plus grande autonomie sur le test en situation d’usage.
Appropriation par les concepteurs
De façon plus générale, nous constatons une appropriation de ces méthodes et concepts par les agronomes-concepteurs que nous avons accompagnés dans ces deux projets, notamment en réalisant d’autres ateliers « gribouillages » sur des maquettes papiers de nouveaux outils dans un autre projet dans lequel IDEAS n’est pas impliqué. Pour la conceptrice interrogée, c’est une expérience très intéressante qui a permis aux utilisateurs de demander librement des améliorations très diverses dans les outils mais aussi aux concepteurs de capter beaucoup de besoins par rapport à un usage futur sans passer par des séries d’enquêtes. Cela fait de la maquette papier un objet intermédiaire très intéressant pour requestionner le prototype plus en profondeur qu’avec une interface déjà développée, en demandant beaucoup moins de travail pour assurer des discussions riches.
Conclusion
IDEAS a formalisé deux démarches, le diagnostic des situations d’usage et le test en situation d’usage, qui sont complémentaires dans des processus de conception. Elles incitent les agronomes-concepteurs à questionner leurs représentations des utilisateurs potentiels et les contextes dans lesquels ils pourraient être amenés à utiliser l’objet conçu. L’objectif est de déplacer le regard des concepteurs habituellement focalisé sur l’objet vers une représentation plus globale de l’activité dans laquelle l’objet prendrait place. Cette représentation de l’activité est attentive aux enjeux des acteurs ciblés, leurs contraintes et modes d’organisation collective pour traiter une problématique (évaluer des systèmes, faire évoluer des façons de gérer des adventices). Les éléments mis en évidence dans ces démarches les amènent à s’interroger sur les décalages éventuels entre leur vision de l’agroécosystème et celles que peuvent avoir les futurs utilisateurs dans leurs activités. L’accompagnement proposé par la Plateforme IDEAS, dans les deux projets pris pour exemples, a rempli cet objectif de clarification des usages potentiels. Il a permis aux concepteurs de travailler sur la pertinence des entrées et sorties proposées, de réfléchir à la façon de mettre en forme des versions adaptées tout en réfléchissant aux compromis à gérer pour s’adapter à la diversité des usages potentiels (ex. quelle flexibilité donner à l’outil pour s’adapter à la diversité ? S’il y a « cristallisation » d’un utilisateur et d’un usage, quels supports proposer pour d’autres utilisateurs ou usages ?). L’accompagnement de la plateforme IDEAS a permis de mettre en avant des enjeux de pédagogie bien au-delà de la formation à l’usage opérationnel de l’outil. Ainsi, il pointe la nécessaire formation au modèle (de gestion des adventices, de la logique d’agrégation multicritère) qui sous-tend l’outil. Dans un des deux projets, cela a orienté vers l’idée de généraliser un module d’analyse de sensibilité du modèle pour être plus transparent sur le fonctionnement de l’outil. Il s’agit ainsi d’outiller les utilisateurs dans leur « instrumentalisation » (i.e. l’adaptation de l’outil par l’utilisateur dans son appropriation pour sa situation d’usage) des indicateurs présents dans l’outil. Dans l’autre projet, cet enjeu s’est notamment traduit par le montage d’une formation sur les concepts sous-jacents, notamment pour accompagner le changement de paradigme que porte l’outil pour la transition agroécologique. Ces démarches formalisées par IDEAS sont en évolution constante. Nous les enrichissons au fil de leurs mises en œuvre dans des cas d’étude variés par les apprentissages que nous faisons de notre posture d’accompagnement en réponse à une sollicitation, ou/et par les retours de concepteurs qui s’en saisissent.
[1] https://ideas-agrifood.hub.inrae.fr/
[2] Ces itérations peuvent rappeler la méthode AGILE, mais le système d’acteurs visé n’est pas le même. Ici, on parle moins d’une réponse à un client commanditaire d’un projet ou d’interactions centrées sur l’évolution d’une interface.
[3] Les outils sont téléchargeables à cette adresse : https://means-refonte.hub.inrae.fr/outils-emc
[4] https://kt.ijs.si/MarkoBohanec/dexi.html
[6] La modalité « visioconférence » a été privilégiée pour ces ateliers à cause du contexte « covid » et maintenue puisque, en petits groupes, les interactions ont été fluides et la qualité du test n’a pas été impactée.
Remerciements
Nous remercions l’ensemble des participants à ces projets, partenaires, acteurs enquêtés et ayant participé aux ateliers de tests. Merci également aux porteurs de projets d’avoir fait confiance à IDEAS et sa plateforme pour déployer ces démarches. Enfin, merci aux financeurs de ces projets, Plant2Pro (projet DeciFlorSys, 2020-2021), et l'Office Français de Biodiversité dans le cadre du plan Ecophyto, 2021-2024 (projets COPRAA, 2021-2024 et E-DISC, 2021-2024).
Références bibliographiques
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