Une démarche collective pour gérer l’azote par objectifs de résultats : le projet GAZELLE
Marion Delesalle1, Justine Chauvin1, Aïcha Ronceux1, Marie-Hélène Jeuffroy2
1 Agro-Transfert Ressources et Territoires, 80200 Estrées-Mons
2 INRAE – UMR Agronomie – Campus Agro Paris-Saclay , 91120 Palaiseau
Email contact auteurs : m.delesalle@agro-transfert-rt.org
Résumé
Le projet GAZELLE vise à concevoir une démarche d’accompagnement des agriculteurs pour améliorer le volet nitrate de la qualité de l’eau, et plus largement la gestion de l’azote des exploitations agricoles dans la région des Hauts-de-France, à travers un raisonnement orienté vers des objectifs de résultats. Cette démarche mobilise des référentiels et des indicateurs de suivi, adaptables aux agriculteurs mobilisés et à leur territoire, et structurés sous forme de tableau de bord. Elle est actuellement expérimentée sur quatre groupes d’agriculteurs pilotes dans la région des Hauts-de-France. Cette démarche d’accompagnement est associée à une boîte à outils d’animation, facilitant le déploiement de chaque étape pour l’animateur. Applicable à d’autres thématiques, elle est fondée sur un raisonnement plus fédérateur, plus motivant, plus souple et plus approprié pour atteindre effectivement les résultats attendus sur un territoire.
Mots-clés : accompagnement ; tableau de bord ; qualité de l’eau ; références locales ; Hauts-de-France
Abstract
A collective approach to managing nitrogen towards results objectives : the GAZELLE project
The GAZELLE project aims to design an approach to support farmers to improve water quality, for nitrate issue and more broadly the management of nitrogen on farms in the Hauts-de-France region, through reasoning result-oriented activities. This approach uses references and monitoring indicators, adaptable to the farmers involved and their territory, and structured in the form of a dashboard. It is currently tested on four groups of pilot farmers in the Hauts-de-France region. This support approach is associated with an animation toolbox, making it easier for the facilitator to deploy each step. Applicable to other themes, it is based on a more unifying, more motivating, more flexible and more appropriate reasoning to actually achieve the expected results in a territory.
Introduction
Malgré les moyens mobilisés par la profession agricole pour améliorer la qualité de l’eau en Hauts-de-France depuis le lancement de la directive Nitrates (décembre 1991), les concentrations en nitrate restent problématiques (AESN, 2022; Comité de Bassin Artois Picardie, 2016). En effet, sur les 35 masses d’eau souterraine régionales, 25 sont en mauvais état chimique dont 14 ont été déclassées à cause des nitrates (DREAL,2018). Les problématiques de pollutions azotées perdurent sur le territoire malgré les applications de la directive nitrate (quasi-totalité du territoire en zone vulnérable). Des pistes d’amélioration sont donc à identifier pour atteindre les résultats attendus sur la qualité de l’eau.
Les mesures déjà mises en place reposent principalement sur une obligation de moyens, plus simples à contrôler. Néanmoins, ces obligations ne permettent pas de s’adapter à la diversité des systèmes de production, des situations culturales et pédologiques des exploitations agricoles. Par ailleurs, elles brident les agriculteurs dans leur capacité à innover, entre autres, car elles limitent les possibilités de diversifier leurs pratiques. Plusieurs initiatives et projets ont expérimenté un changement de logique pour améliorer la qualité de l’eau, orienté vers des objectifs de résultats à atteindre (Barataud et al., 2014 ; Ferrané et al., 2020 ; Morel, 2020). L’accompagnement sur la base d’un objectif de résultats permet à l’agriculteur de trouver la stratégie qui correspond le mieux à son système de production, à son pédoclimat, à ses projets. Ces retours d’expériences ont pu mettre en évidence certaines clés de réussite : (1) un engagement des agriculteurs et autres parties prenantes sur le temps long pour obtenir des résultats positifs ; (2) un engagement volontaire de ces acteurs dans ces démarches ; (3) la souplesse et l’adaptation de la démarche aux spécificités du groupe ; (4) une échelle d’action restreinte (locale, Aires d’Alimentation de Captages (AAC) par ex.) est plus favorable à la mobilisation des agriculteurs qu’une échelle large (régionale par ex.). Ces retours d’expérience ont également mis en exergue certains points faibles : (1) le manque de ressources concrètes pour aider les animateurs à mettre en œuvre de telles démarches ; (2) ces démarches sont chronophages, notamment pour l’animateur ; (3) le besoin d’être innovant et motivant sur le temps long pour maintenir la mobilisation des agriculteurs. De plus, la phase de concertation lors de l’élaboration du 6ème Programme d’Action Régional (PAR)[1] de la « Directive Nitrates » a mis en évidence le besoin d’associer au volet réglementaire existant un volet accompagnement, qui marque une prise de conscience partagée sur la nécessité d’un meilleur accompagnement des agriculteurs vers cet objectif d’améliorer la qualité de l’eau.
Par ailleurs, une enquête réalisée en 2020 auprès d’une diversité d’acteurs agricoles en Hauts-de-France a souligné un manque de connaissances sur les processus de pertes azotées, chez les agriculteurs comme chez les acteurs du développement agricole (Delesalle, 2021). Ces acteurs mentionnent une volonté d’améliorer leurs connaissances sur ces pertes azotées, à travers notamment l'acquisition de références plus contextualisées aux systèmes de culture (SdC) et aux types de sol régionaux (notion de référentiel local). D’autre part, les formes de conseil prodigué par les animateurs et acteurs de l’accompagnement rencontrés sont principalement individuelles, alors qu’une volonté manifeste de partage entre pairs et d’actions plus collectives et locales a été soulignée par les agriculteurs et conseillers, la participation à ces groupes d’échanges favorisant le changement de pratiques et la montée en compétences (Cnudde, 2021). Enfin, passer d’une logique de moyens à une logique de résultats fait l’unanimité auprès des acteurs rencontrés (fatigue face aux nombreuses mesures réglementaires, plus de cohérence vis-à-vis des systèmes de production, etc). Cette logique nécessite néanmoins d’acquérir des connaissances solides sur les facteurs influençant les résultats visés (Cerf et al., 2019 ; Ferrané et al., 2020 ; Paravano et al., 2016 ; Quinio et al., 2021).
Ces éléments ont conduit plusieurs structures de R&D agricole en Hauts-de-France à se réunir autour d’un projet piloté par Agro-Transfert RT pour expérimenter ce changement de logique orienté vers des objectifs de résultats afin d’accompagner le changement de pratiques agricoles nécessaire à l’amélioration de la qualité de l’eau, et plus largement la gestion de l’azote en Hauts-de-France. Le projet GAZELLE[2] (Gestion de l’AZote par objectifs de rEsultats, dont l’azote potentieLlement Lessivable) vise ainsi à acquérir des références et proposer, en la mettant en œuvre, une démarche collective et des outils pour accompagner les acteurs régionaux vers une meilleure gestion de l’azote à partir d’objectifs de résultats à atteindre. Cet article présente la démarche d’accompagnement conçue, déployée et testée pendant trois ans (2022-2024) auprès de quatre groupes pilotes, pour s’assurer de sa pertinence et de son efficacité, en vue de l’améliorer et de la déployer plus largement.
Une démarche d’accompagnement adaptée aux spécificités de chaque groupe
La démarche d’accompagnement s’inspire de travaux sur la conception collective et les processus participatifs (Gisclard et al.,2015 ; Luyet et al.,2012 ; Reau et al.,2012,2018) ainsi que de retours d’expérience sur la mobilisation d’agriculteurs en collectifs (projet Auto’N, Guillier et al., 2020 ; projet ABC’Terre, Leclercq et al.,2021). Elle est donc construite pour être mise en œuvre pour des agriculteurs individuels, organisés en collectifs. C’est une démarche innovante et motivante permettant un accompagnement structuré des agriculteurs en tenant compte de leur propre situation. Elle s’inspire de la gestion dynamique des AAC (Ferrané et al., 2020) qui a pu tester l’accompagnement à partir d’une logique de résultats pour améliorer la qualité de l’eau sur les AAC.
La démarche d’accompagnement proposée dans le projet GAZELLE se structure en 4 étapes (Figure 1) : (1) caractérisation agroenvironnementale et sociotechnique du territoire (vis-à-vis de cette démarche innovante) en plus d’un diagnostic des pertes azotées sur une sélection de parcelles des agriculteurs suivis, partagé et analysé collectivement avec eux ; (2) construction collective d’un « projet de groupe » mettant en évidence les objectifs de résultats visés et explorant les leviers d’action à tester ; (3) structuration de ce projet de groupe sous forme d’un tableau de bord pour suivre et adapter l’évolution des actions et des résultats obtenus ; (4) observations et prélèvements au champ, intervention d’experts et ateliers d’échanges autour des résultats observés, base de l’évolution des pratiques en vue de l’atteinte du résultat.
Cette démarche a été pensée pour fournir un cadre suffisamment souple pour s’appliquer à tout type de territoires, de systèmes de production, de pédoclimats et d’acteurs. Pour tester cette adaptativité, elle est actuellement mise à l’épreuve auprès de quatre groupes d’agriculteurs pilotes répartis dans la région des Hauts-de-France, dans le cadre du projet GAZELLE (Figure 2).
Les quatre groupes ont été choisis par les partenaires du projet de manière à couvrir une diversité de caractéristiques agricoles et pédologiques, vis-à-vis de la qualité de l’eau, du profil des agriculteurs comme des animateurs (Tableau 1). Trois groupes sont situés sur une ou plusieurs AAC avec un enjeu nitrate et un groupe n’est pas situé sur un territoire à enjeu eau, afin de tester la généricité de la démarche d’accompagnement. Les agriculteurs constituant les groupes et les animateurs déployant la démarche sont volontaires, motivés par le collectif et prêts à tester une nouvelle approche. Pour deux groupes, les agriculteurs ont été sollicités par un agriculteur moteur ; pour les deux autres, c’est l’animateur du collectif déjà existant qui a sollicité des agriculteurs motivés.
La démarche d’accompagnement a été pensée pour être déployée au sein d’un petit groupe d’agriculteurs pour favoriser la conception collective participative. Elle ne vise pas la représentativité statistique à l’échelle d’un territoire mais repose sur un groupe pionnier d’agriculteurs volontaires et moteurs, en faisant l’hypothèse que par la suite ils pourront être vitrine de ce qu’il est possible de réaliser pour le territoire, et ainsi motiver d’autres agriculteurs.
Tableau 1 : principales caractéristiques des quatre groupes pilotes du projet GAZELLE
Groupes pilotes | GIEE ”Agr’eau-Logic“ (59) | Bassin d’Alimentation de Captage (BAC) de Lesquielles (02) | Zone d’Actions Renforcées (ZAR) de Caix (80) | BAC de Sacy et de la Plaine d’Estrées (60) |
Profils des animateurs | Conseiller en Agriculture de Conservation des Sols à la chambre d'agriculture du Nord-Pas de Calais, animateur de 3 GIEE | Conseiller fertilisation azotée (et suivi problématique nitrate) à la chambre d’agriculture de l’Aisne | Conseillère production végétale à la chambre d’agriculture de la Somme | Animatrice des BAC (Liancourtois Vallée dorée et Plaine d’Estrées et Sacy-le Grand) ; poste partagé entre deux collectivités |
Nombre agriculteurs | 7 | 7 | 6 | 10 |
Profils des agriculteurs | Sept polyculteurs ; agriculteurs présentant un intérêt pour l’ACS. | Deux polyculteurs et cinq polyculteurs-éleveurs ; beaucoup d’élevage sur le territoire ; dont 3 agriculteurs associés dans des unités de méthanisation | Cinq polyculteurs et un polyculteur-éleveur ; beaucoup de cultures industrielles et peu d’élevage sur le territoire | Huit polyculteurs, un polyculteur-éleveur et un producteur de légumes plein champ ; cultures assez diversifiées |
Succession culturale dominante | Betterave-Blé-Pomme de terre-Blé-Pois/Haricot-Blé | Betterave -Blé-Colza-Blé (+/- pomme de terre, maïs, escourgeon) | Betterave-Blé-Pomme de Terre- Blé – Légumes industries-Blé | Betterave-Blé- Colza -Blé – Blé/Escourgeon/Orge de printemps (+/- maïs, pois de conserve ou d’hiver et légumes de plein champ) |
Types de sol majoritaires | Limons argileux profonds | Limon argileux profonds et limons moyens profonds | Limons profonds battants | Limons profonds |
Apport de produits organiques | Pas d’apport pour deux agriculteurs ; apport 1 fois tous les 3 ans en moyenne : fientes de volaille majoritairement | Apport 1 fois tous les 2-3 ans en moyenne avec doses assez importantes : fumier de bovins, lisier de porc et digestat de méthanisation majoritairement | Apport 1 fois tous les 3 ans en moyenne : fumiers de bovins, fientes de volailles, compost de déchets verts majoritairement | Apport 1 fois tous les 3-4 ans en moyenne : vinasse, compost de déchets verts, fientes de volailles ; pas d’apport pour deux agriculteurs |
Enjeu eau | Peu de pression nitrate | Forte pression nitrate | Très forte pression nitrate | Forte pression nitrate |
Groupe positionné sur une AAC | Non | Oui | Oui | Oui |
Diagnostics initiaux
Le déploiement de la démarche d’accompagnement imaginée dans GAZELLE démarre par deux phases de diagnostic. La première consiste à réaliser une caractérisation agroenvironnementale et sociotechnique du territoire sur lequel la démarche se déploie, dans le but d’identifier les freins et leviers à l’adoption de pratiques vertueuses et d’adapter les solutions proposées aux spécificités du territoire et de ses acteurs (Casagrande et al., 2023). Elle consiste à caractériser d’une part les spécificités agronomiques (assolement, rotations types, sols majoritaires, systèmes de production, etc.), environnementales (zones naturelles, humides, tampons, captages, problématiques d’érosion, de ruissellement, etc.) en faisant un zoom sur la qualité de l’eau (état de masses d’eaux, évolution des teneurs en nitrate, etc.), et d’autre part les spécificités sociotechniques (acteurs présents sur le territoire, positionnement et attentes vis-à-vis de la démarche, les modalités d’implication de chacun dans la démarche, etc.)
Cette première phase de caractérisation conduit à la réalisation de fiches synthétiques (Figure 3). Elles résument les principales informations à prendre en considération dans chaque groupe pilote (constitué d’un petit groupe d’agriculteurs volontaires) pour (1) que les animateurs et l’ensemble des parties prenantes s’approprient leur territoire, (2) interpréter les résultats à venir et (3) en faciliter la communication.
La deuxième phase de diagnostic consiste à évaluer les pertes azotées et les situations à risques sur les parcelles suivies au sein des agriculteurs du groupe pilote (identifiées au préalable). Il représente un point de départ essentiel pour évaluer les évolutions de pertes et de pratiques sur les groupes. Pour cela, nous avons sélectionné, dans le cadre du projet GAZELLE, l’outil Syst’N®[3]. C'est un outil intégrateur des connaissances scientifiques et qui mobilise différents modèles (STICS, NOE, ...). Il simule les flux d'azote à l'échelle de la parcelle, dans un sol et sur un pas de temps journalier. Celui-ci permet une évaluation 1) à l’échelle spatiale de la parcelle et temporelle de la rotation culturale (temps long), 2) des flux d’azote dans le sol, la plante, vers l’atmosphère ou encore au-delà du système racinaire et 3) avec des sorties pédagogiques qui permettent aux agriculteurs et utilisateurs de se réapproprier le cycle de l’azote et les processus à l’origine de pertes azotées (Bedu et al.,2023 ; Delesalle et al.,2023). Ces connaissances sont essentielles pour comprendre les origines et facteurs pertes puis par la suite pour raisonner par objectifs de résultats et déterminer les solutions adaptées aux parcelles suivies.
Ce diagnostic des pertes azotées est réalisé au tout début de la démarche puis mis à jour annuellement. Pour réaliser ce diagnostic, il est nécessaire de collecter les données des années précédentes (systèmes de culture et sols) des agriculteurs du groupe et de simuler avec l’outil Syst’N® les flux d’azote correspondants. Il permet d’identifier avec les agriculteurs les situations de fortes pertes et de déterminer les facteurs à l’origine de ces pertes). Ces facteurs sont très dépendants de l’orientation technico-économique du territoire et du contexte agronomique et pédoclimatique (présence d’élevage ou non, de cultures industrielles ou non, sols superficiels ou profonds, etc.). Par ailleurs, le diagnostic permet d’identifier les situations de faibles pertes au sein du groupe, illustrant des pratiques permettant une gestion atypique et inspirante de l’azote au sein du collectif.
La précision du diagnostic et le nombre de simulations par groupe diffèrent selon la disponibilité et le profil de l’animateur. Par exemple, sur le groupe de Lesquielles, les simulations ont été réalisées à partir de données collectées précisément auprès des agriculteurs sur les 14 parcelles suivies, alors que sur le groupe de Caix, les simulations ont été réalisées sur 7 situations culturales représentatives des agriculteurs, à partir de données issues de l’expertise de l’animatrice (conseillère par ailleurs des agriculteurs suivis) en complément d’informations demandées aux agriculteurs. Ce diagnostic est ensuite mis à jour chaque année, avec les données collectées sur le terrain, pour être au plus proche de la réalité (pratiques culturales, climat, …).
Projet de groupe
Le projet de groupe est le fil conducteur de la démarche. Il est centré sur la co-construction des objectifs de résultats, fixés collectivement par les agriculteurs et l’animateur du groupe et intègre les actions que les agriculteurs envisagent pour atteindre les résultats visés. Chaque projet de groupe est ainsi spécifique au collectif d’agriculteurs qui le porte.
Pour construire ce projet de groupe, il est essentiel de commencer par une phase d’échanges avec l’ensemble des agriculteurs du groupe pour recenser et discuter de la vision de chacun sur : le territoire, la qualité de l’eau, le rôle de l’agriculture dans le territoire et pour la qualité de l’eau, les enjeux environnementaux mais aussi agronomiques, économiques et sociaux auxquels les agriculteurs doivent faire face (Barataud et al., 2015). Cet échange permet à chacun d’exprimer librement ses craintes, ses motivations et les enjeux qui l’animent sur son exploitation comme sur le territoire.
Les enjeux ainsi définis et approfondis avec les agriculteurs du groupe constituent un socle précieux pour fixer les objectifs de résultats, socle qui motivera et guidera le groupe tout au long de la démarche. Pour formuler ces objectifs de résultats, l’animateur approfondit avec les agriculteurs (1) les services attendus par une meilleure gestion de l’azote, (2) les motivations des agriculteurs vis-à-vis des enjeux identifiés et retenus comme prioritaires, ainsi que (3) les critères de réussite a priori (les indicateurs leur permettant de vérifier selon eux que le service attendu serait rempli). Par exemple pour un objectif de résultat sur la qualité de l’eau concernant le volet nitrate, il conviendra d’approfondir avec les agriculteurs la concentration en nitrate sous-racinaire qu’ils choisissent de ne pas dépasser pour répondre à l’enjeu qualité de l’eau au captage du territoire, grâce aux éléments de connaissances apportés et aux discussions.
Le projet de groupe inclura aussi l’identification des leviers mobilisables à mettre en place pour répondre aux objectifs de résultats fixés, à partir notamment de l’analyse collective du diagnostic initial des pertes azotées. Dans une logique d’objectifs de résultats, l’idée n’est pas d’imposer les pratiques à mettre en œuvre mais de fournir et de discuter les pistes de solutions avec les agriculteurs, adaptées à leurs contextes, et de les laisser sélectionner, voire concevoir, celles qu'ils souhaitent tester l’année suivante (Prost et al., 2018 ; Quinio et al., 2021 ; Toffolini et al., 2016).
Objectifs de résultats sur les groupes pilotes
Différents types d’objectifs de résultats ont été fixés avec les groupes d’agriculteurs pilotes. La qualité de l’eau est un enjeu partagé par les trois groupes qui ont une pression nitrate importante sur les captages (Caix, Lesquielles et Sacy - Plaine d’Estrées). Ces trois groupes ont donc défini un objectif de résultat centré sur la concentration nitrique sous racinaire. Le groupe Agr’eau-Logic ne se situe pas sur un territoire à enjeu eau, mais les agriculteurs sont intéressés pour limiter leurs pertes azotées par lixiviation et volatilisation. Un objectif de résultat centré sur la réduction de pertes azotées a été défini et décliné en objectifs intermédiaires de pertes par lixiviation et par volatilisation à ne pas dépasser, sans que l’une ne compense l’autre.
Chaque groupe a défini et validé des objectifs de résultats chiffrés. Pour cela, différentes méthodes ont été utilisées : (1) la méthode de Burns[4] pour les groupes de Lesquielles et Sacy-Plaines d’Estrées (Burns, 1976) ; (2) pour Caix, l’objectif a été défini à partir de la concentration en nitrate que les agriculteurs ne voulaient pas dépasser sous leurs champs en vérifiant, avec les simulations Syst’N® que les leviers proposés par les agriculteurs permettaient bien d’atteindre cette concentration ; (3) des cas-types régionaux (définis dans le cadre du projet GAZELLE), simulés pour évaluer l’impact de leviers d’actions sur les pertes azotées, ont été utilisés sur le groupe Agr’eau-Logic pour estimer le potentiel de réduction des pertes dans les SdC et sols du groupe.
Couplé à l’objectif de résultat relatif aux pertes azotées, un autre objectif de résultat a été approfondi avec chaque groupe pour s’adapter aux motivations et enjeux du groupe, maintenir leur mobilisation et répondre à leurs attentes (Tableau 2).
Ces objectifs de résultats stratégiques sont déclinés en objectifs de résultats dits intermédiaires, permettant de suivre l’évolution des résultats dans le temps plus facilement et concrètement (par exemple, l’objectif de Reliquat Début Drainage (RDD) à ne pas dépasser est plus simple à mesurer et suivre que l’objectif de concentration en nitrate sous racinaire. Ils sont ensuite déclinés en objectifs dits opérationnels, associés aux pratiques permettant de répondre a priori à l’objectif de résultat).
Tableau 2 : synthèse des projets de groupe sur les groupes pilotes
Groupes pilotes | Agr’eau-Logic | Lesquielles | Caix | Sacy et Plaine d’Estrées |
Objectif de résultat stratégique (qualité de l’eau) |
| [NO3-] au captage < 40 mg/L |
| [NO3-] au captage < 35 mg/L |
Réduire les pertes azotées de 30 % | [NO3-] sous racinaire < 45 mg/L | [NO3-] sous racinaire | [NO3-] sous racinaire < 42 mg/L | |
Objectif de résultat stratégique couplé | Amélioration de la dynamique de stockage C dans nos sols | Autonomie azotée | Pas d’impact sur le revenu des agriculteurs | A fixer via des ateliers de co-conception |
Objectifs de résultats intermédiaires (qualité de l’eau) | Pertes par lixiviation < 16 kg N/ha et pertes par volatilisation < 4 kg N/ha | Pertes par lixiviation < 25 kg N/ha | Pertes par lixiviation | Pertes par lixiviation < 8 kg N/ha |
RDD < 50 kg N/ha | RDD < 50 kg N/ha | RDD < 40 kg N/ha | RDD < 50 kg N/ha | |
Exemples d’objectifs opérationnels | Apporter l’azote dans des conditions favorables ; Augmenter les entrées de carbone | Avoir un faible enrichissement d’azote minéral entre la récolte et le début drainage : optimiser la gestion des produits organiques & maximiser absorption des couverts avant le drainage | Piéger l’azote minéral laissé par les cultures de printemps | Piéger un maximum d’azote minéral avant le drainage : adapter sa succession de culture & maximiser absorption par les intercultures
|
Exemples d’actions | Implantation d’un trèfle sous couvert en avril dans le blé | Adaptation du choix des espèces dans le mélange de couverts | Mise en place d’une interculture courte après pomme de terre | Test de 4 modalités différentes de mélanges de couverts derrière pois de conserve |
Tableau de bord
Le tableau de bord (TdB) est l’outil central de la démarche et est spécifique à chaque groupe (Figure 4, 5, 6). Il est construit de novo avec chaque nouveau collectif d’agriculteurs. Il structure, sous forme d’arborescence, les liens de cause à effet entre les résultats attendus et les actions (pratiques culturales ou animations) permettant de les atteindre, en mettant en évidence les processus intermédiaires de l’agroécosystème qui lient les résultats aux actions, et des indicateurs intermédiaires mesurables permettant de suivre l’atteinte des résultats ou états intermédiaires (par ex. le RDD pour lier les concentrations en nitrate sous-racinaires et les pratiques).
En mettant en lumière les pratiques innovantes adaptées aux spécificités agronomiques, pédologiques, environnementales ou sociotechniques du groupe, et en l’alimentant année après année par les valeurs observées des indicateurs de suivi, le TdB fournit un cadre de références personnalisé, adapté au territoire dans lequel le groupe s’insère.
Le TdB est utilisé de manière itérative sur le temps long pour pouvoir en dégager des conclusions pertinentes et indépendantes des facteurs sur lesquels les agriculteurs n’ont pas de prise (aléas climatiques, conjoncture économique, etc). L’appliquer au moins sur le temps d’une rotation culturale (environ 6 ans dans les Hauts-de-France) permet ainsi de consolider les références produites au sein du collectif. Cette capitalisation permet de faire évoluer le TdB dans le temps, en fonction des résultats obtenus par le groupe et capitalisés au fil des années (Prost et al., 2018). Par exemple, si au bout de plusieurs années, les résultats attendus ne sont toujours pas au rendez-vous malgré les actions mises en œuvre, ou a contrario les résultats sont atteints mais une action fléchée dans le TdB comme efficace n’est jamais réalisée et ne participe donc pas à l’atteinte du résultat, il est alors nécessaire de mettre à jour le TdB en adaptant les dites actions, car inefficaces, insuffisantes ou inutiles pour atteindre le résultat.
Exemples de tableaux de bord sur les groupes pilotes
Les TdB ont été construits progressivement par les animateurs des groupes avec les agriculteurs, en (1) reliant les éléments du projet de groupe par des liens de cause à effet pour arriver à une arborescence cohérente, (2) reformulant les objectifs et les actions, (3) allant à l’essentiel pour être lisible et compréhensible par tous les acteurs du territoire et surtout (4) associant les indicateurs de suivi et seuils correspondant à chaque étape du TdB.
Les indicateurs de suivis choisis par les animateurs en concertation avec les agriculteurs orientent les animations à mener dans le groupe et reflètent les profils des différents animateurs : indicateurs simulés et calculés sur le groupe de Lesquielles, proposés par un animateur à l’aise avec la modélisation (Figure 4) ; indicateurs avec des seuils plus ambitieux que les seuils réglementaires proposés par une animatrice qui conseille par ailleurs ces agriculteurs sur la réglementation (Figure 5), etc.
Les indicateurs des objectifs de résultats stratégiques (en rouge) et intermédiaires (en jaune) n’évoluent pas dans le temps. Contrairement aux objectifs opérationnels (en vert) et aux actions (en bleu) qui peuvent être modifiés ou dont les indicateurs peuvent être affinés d’une année à l’autre en fonction des apprentissages réalisés. Par exemple sur le groupe de Caix (Figure 5), les seuils de l'indicateur “quantité d’azote absorbé en kg N/ha” sont volontairement génériques pour une première année de suivi ; ils seront affinés au fil des années de simulations avec Syst’N® et des pesées de biomasse réalisées. Les indicateurs et leurs seuils associés permettent de créer un référentiel local et adapté au groupe, en intégrant le climat de l’année comme variable explicative parmi d’autres.
Les indicateurs reflètent également les motivations des agriculteurs. Par exemple, pour le groupe Agr’eau-Logic, l’intérêt collectif pour le stockage de carbone a conduit à utiliser le TdB pour fixer des objectifs combinant réduction des pertes azotées et stockage de carbone dans le sol (Figure 6).
Outre une personnalisation indispensable aux spécificités du groupe, la co-construction des tableaux de bord permet une meilleure appropriation par les agriculteurs. L’intérêt pédagogique du TdB réside dans la liberté qu'ils ont de choisir les actions qu'ils vont tester et de mettre en évidence eux-mêmes l’impact de leurs actions sur les résultats, en s’appuyant sur les connaissances du fonctionnement de l’agroécosystème.
Animations
Cette étape permet d’accompagner les agriculteurs dans la mise en œuvre des actions évoquées en ateliers et de les aider à prendre leurs décisions. Pour aider les agriculteurs à passer à l’action, l’animateur organise des tours de plaine, des ateliers d’échanges de pratiques ou d'apports de connaissances et toutes autres actions (visites de fermes, interventions d’experts, démonstrations, etc.) qui donneront l’impulsion nécessaire aux agriculteurs pour mettre en place les leviers identifiés visant à atteindre le résultat escompté. L’ensemble de ces actions d’animation sont à adapter à chaque groupe et animateur.
Cette étape s’appuie sur des mesures au champ pour alimenter les indicateurs du TdB (RDD, pesées de biomasse, etc). D’année en année, les agriculteurs acquièrent les ordres de grandeur pour leurs parcelles, leur permettant de se repérer par rapport aux années et aux agriculteurs du groupe, de mieux connaître leur agroécosystème et de les inciter à améliorer leurs pratiques.
La démarche s’appuie aussi sur l’observation des parcelles à certains moments clés de l’année pour fournir des indicateurs et référentiels visuels aux agriculteurs. Cette étape est fondamentale pour que les agriculteurs s’approprient le raisonnement par objectifs de résultats et observent l’état de leurs parcelles par le prisme de la qualité de l’eau (Ferrané et al., 2020 ; Paravano et al., 2016).
Les animations proposées au groupe devront naturellement s’adapter aux calendriers agricoles et aux spécificités du groupe. La Figure 7 ci-dessous illustre un calendrier type d’animation à organiser sur un groupe appliquant la démarche.
Animations sur les groupes pilotes
Une simulation Syst’N® personnalisée a été réalisée et discutée avec chaque agriculteur des groupes pilotes lors des réunions collectives ou individuelles. Ces ateliers autour des résultats de simulations se sont révélées phares pour la mobilisation des agriculteurs, leur appropriation des mécanismes à l’origine des pertes azotées sur leurs parcelles et l’émergence d’idées d’actions pour construire le projet de groupe et in fine le TdB.
Pour les objectifs couplés, différents ateliers ont été réalisés avec les agriculteurs. Le groupe Agr'eau-Logic souhaitait travailler sur la réduction des pertes azotées tout en visant une dynamique de stockage de carbone dans les sols. De ce fait, trois ateliers ont été organisés en hiver 2022-2023 : le premier autour les leviers pour limiter les pertes azotées, le deuxième autour des leviers pour stocker plus de carbone dans les sols, un troisième pour échanger sur les synergies et antagonismes entre ces deux familles de leviers. En plus des simulations Syst’N®, des simulations avec l’outil Simeos-AMG[5], évaluant l’évolution des stocks de carbone dans les sols, ont été réalisées. Pour le groupe de Caix, en écho à leur objectif de performance économique, une évaluation économique des gains et coûts générés par les pratiques mises en place a été réalisée. Sur le groupe de Sacy - Plaine d’Estrées, les objectifs personnels des agriculteurs sont variés. Des ateliers de co-conception sont ainsi organisés sur les exploitations de chacun pour répondre à l’objectif couplé de chaque agriculteur. Pour les groupes de Lesquielles et de Caix, face aux nombreuses questions soulevées sur les cultures intermédiaires (CI), un intervenant extérieur a été convié dans ces deux groupes pour les former aux multiservices des CI.
Il est primordial d’associer à ces ateliers en salle, plutôt l’hiver, des sorties au champ (Figure 8). Plusieurs tours de plaine sont ainsi organisés pendant l’interculture, période clé d’absorption de l’azote disponible dans le sol et susceptible de se lixivier au drainage. En septembre-octobre, il s’agit de visualiser l’évolution des couverts, discuter de l’implantation, des réussites et difficultés des uns et des autres. Au début du drainage, peu avant de réaliser les prélèvements de RDD et de biomasse des couverts, un nouveau tour de plaine est organisé pour « prendre les paris » sur les niveaux de RDD et biomasse produite par les couverts. Les agriculteurs sont invités à évaluer leur couvert sous le prisme de la qualité de l’eau en estimant l’azote qu’ont piégé les CI en positionnant la parcelle par rapport à l’objectif de RDD. Ce sont de précieux échanges pour s’approprier le raisonnement par objectifs de résultats, pour associer des indicateurs visuels aux indicateurs qui seront mesurés (azote absorbé par les pesées de biomasse, RDD) et ainsi, affuter les repères des agriculteurs en rendant plus concrets les référentiels de résultats capitalisés dans le TdB. Une photothèque propre à chaque groupe est en cours d’élaboration pour associer ces repères visuels aux résultats obtenus.
Démarche itérative
La démarche (illustrée en Figure 1) est itérative et se met en place sur le temps long pour porter ses fruits. Chaque année, le TdB est complété par les observations au champ, les mesures et les simulations, qui permettent de monitorer, voire de mettre à jour le projet de groupe. L’analyse du TdB met en évidence les actions qui ont été efficaces, non concluantes ou insuffisantes pour atteindre les objectifs de résultats. Si certains agriculteurs atteignent les résultats attendus avec des pratiques différentes de celles mentionnées dans le projet de groupe, ce n’est pas un problème, au contraire, il sera intéressant de les étudier pour inspirer les autres agriculteurs du groupe ; a contrario, si les objectifs de résultats ne sont pas atteints, il conviendra d’en analyser les raisons et potentiellement de tester d’autres actions. Ainsi, les dites actions composant le projet de groupe sont mises à jour, tout comme le TdB correspondant (avec de nouveaux indicateurs de suivis) et le programme d’animation qui en découle. Une nouvelle boucle d’animation visant à renseigner les indicateurs de suivi du TdB est alors enclenchée. Cette actualisation du projet de groupe, du TdB et de la boucle d’animation rejoint la notion de gestion dynamique des AAC de Ferrané et al. (2020), ainsi que la gestion adaptative développée par Plantureux et de Sainte-Marie (2010) où l’adaptation des pratiques ne repose pas sur des préconisations de sachants mais sur l’observation des parcelles au fil du temps.
Des ressources adaptables et des référentiels contextualisés pour outiller les animateurs dans la mise en œuvre de cette démarche
La boîte à outils créée donne accès à diverses ressources, destinées avant tout aux animateurs de groupes d’agriculteurs pour mettre en œuvre les étapes de la démarche (Figure 9). Ces ressources ont été pensées pour être adaptables aux spécificités de chaque groupe. Par exemple, les fiches “set de table” pour caractériser initialement le territoire (Figure 3) ou la fiche d’aide à la fixation des objectifs de résultats, sont des trames guidées mais vides à renseigner de novo avec chaque groupe. Le guide associé à la démarche ainsi que l’application de ces ressources sur les groupes pilotes donnent des pistes et des exemples pour en faciliter le déploiement et l'adaptation au cas de chaque groupe.
En plus des guides, supports pédagogiques et aides à l’interprétation (des pertes, des reliquats, etc) et à l’émergence d’idées (arbres exploratoires, grille d’indicateurs, etc), des fiches pédagogiques représentant des cas-types régionaux[6] ont été construits à partir de simulations avec l’outil Syst’N®.
L'identification des cas-types a été réalisée avec l’ensemble des partenaires techniques impliqués dans le projet et s'est construite autour d’une typologie de SdC par type de sol représentative des Hauts-de-France, en s’appuyant sur des travaux antérieurs (Projets PERSYST, OPTABIOM, CONSYST) et des expertises locales. La typologie part des types d’exploitation majoritaires (céréaliers diversifiés, patatiers spécialisés, polyculteurs-éleveurs, etc), déclinés en rotation(s) majoritaire(s), par type(s) de sol, puis par des pratiques culturales propres à chaque “type d’exploitation x rotation x type de sol” (Figure 10).
Chaque cas-type a été simulé avec Syst’N® pour analyser les dynamiques d’azote dans le sol tout au long de la rotation et pour évaluer les pertes azotées associées. Pour chacun de ces cas-types, les leviers mobilisables pour atténuer les pertes ont été identifiés puis le potentiel de réduction des pertes de chaque levier et par cas-type a été simulé. Le tout a été formalisé sous forme de fiches pédagogiques pour permettre aux acteurs du conseil de disposer de ressources clés en main afin de sensibiliser les agriculteurs. Ces fiches constituent un nouveau référentiel de pertes azotées et de leviers mobilisables pour les réduire, adapté aux SdC et aux types de sol des Hauts-de-France.
Cette boîte à outils d’animation permet de combler les manques identifiés dans les initiatives expérimentant ce raisonnement par objectif de résultats en (1) fournissant des ressources concrètes et pédagogiques pour aider les animateurs, (2) faisant gagner du temps à l’animateur à travers des ressources prêtes à l’emploi ; (3) proposant des ressources innovantes permettant au groupe de renouveler les thématiques abordées et de maintenir la mobilisation des agriculteurs dans le temps.
Enseignements et perspectives
Premiers retours des agriculteurs et animateurs sur la démarche
Les retours des animateurs des groupes pilotes vis-à-vis de la démarche sont positifs. Même si le manque de temps pour les animateurs des groupes, aux multiples casquettes, est souvent cité comme frein, ils mentionnent qu’il s’agit “de l’animation comme on devrait la faire systématiquement”. Ils apprécient notamment la boîte à outils qui alimente les apports de connaissances attendus par les agriculteurs et qui accompagne l’animateur dans la manipulation de Syst’N®, très apprécié par les agriculteurs. Ils apprécient également l’outil TdB, qui ressort chez les animateurs comme une « bonne méthode pour structurer le conseil » : « je l’ai déjà testé, ils ont mis en place des actions dès 2022 », « c’estnotre outil de cheminement collectif ».
Ce TdB a également été très bien reçu par les agriculteurs. Ils apprécient le fait qu’il donne une image complète et synthétique des résultats obtenus sur la qualité de l’eau et les efforts fournis pour les atteindre, ainsi que l’illustration des pratiques adaptées au contexte de leurs systèmes et leurs sols qui ont un effet réel sur la qualité de l’eau. Aussi, ils soulignent le fait qu’il est basé sur une logique vertueuse : mise en relief de leurs initiatives et des marges de progrès accessibles. Comme l’a également souligné un agriculteur du groupe de Sacy et la Plaine d’Estrées, il met en avant le raisonnement par objectifs de résultats en n’imposant aucun moyen mais en repérant les pratiques connues pour atteindre le résultat visé « ce qui est bien avec ce TdB, c’est qu’il n’y a pas de dates obligatoires, c’est plus souple et plus cohérent, il conseille plus globalement d’implanter un couvert le plus tôt possible après récolte ».
Plus largement, on observe une très bonne mobilisation des agriculteurs depuis le début des déploiements-tests de la démarche (début 2022). Ils apprécient les apports techniques, les échanges entre pairs et les interventions d’experts organisés pour alimenter le TdB et passer à l’action. Les animateurs observent que les agriculteurs s’approprient peu à peu le raisonnement par objectifs de résultats : « ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui observent les couverts sous le prisme qualité de l’eau, je n’ai pas besoin de les recentrer ». En déployant la démarche pas à pas, ils n’ont aucune difficulté à interpréter leurs résultats et identifier par eux-mêmes les leviers pour atteindre le résultat visé : « on les a laissé parler et ça coulait tout seul ».
Actuellement la démarche est déployée avec un petit nombre d’agriculteurs du territoire ; le déploiement de ce test à plus grande échelle sera une réflexion importante dans la suite de ce projet. Il est prévu que les quatre groupes pilotes communiquent sur leurs avancées auprès des autres agriculteurs du territoire. La 1ère étape d’extrapolation de la démarche sera un évènement porte ouverte, organisé par chaque groupe pilote, avec la présentation de résultats concrets obtenus. Les AAC sont des cas d’étude particulièrement intéressants car elles constituent des niches où promouvoir l’innovation (Meynard, 2016).
Une démarche clinique au service de la transition agroécologique
Cette démarche correspond à une démarche clinique dans le sens où ce sont les observations au champ combinées à la mobilisation des connaissances venant des agriculteurs eux-mêmes, des intervenants extérieurs et de l’animateur, qui permettent d’identifier des solutions adaptées aux parcelles sur lesquelles la démarche s’applique (Kockmann et al., 2019 ; Prévost et al., 2017). Basée sur l’accompagnement, elle se veut souple et adaptable : les problématiques approfondies évoluent au rythme des intérêts des agriculteurs et des transitions auxquelles ils doivent faire face. Dans le cadre du projet GAZELLE, elle est éprouvée pour le volet nitrate de la qualité de l’eau (en lien avec le contexte des Hauts-de-France), souvent en couplage avec d’autres sujets (performance économique, stockage de carbone dans les sols, autonomie azotée, etc.) mais est applicable à toute thématique, permettant de la déployer plus largement dans le cadre de la transition agroécologique. La démarche d’accompagnement a été éprouvée sur le volet azote et nitrate, il est envisagé de l’adapter sur le volet phytosanitaire, sachant que les processus qui affectent le devenir des pesticides sont beaucoup plus parcellaires, et très dépendants de chaque molécule. Il n’y a pas de connaissances aussi solides sur ce volet par rapport au nitrate. Des tableaux de bord phytosanitaire sont en cours de réflexion mais plus complexes à construire (approche systémique renforcée, résultats visibles sur le long terme).
Des travaux en appui aux politiques publiques en lien avec la qualité de l’eau
Les premiers résultats sur les groupes pilotes du projet GAZELLE fournissent des enseignements inspirants pour les prochaines politiques publiques en lien avec la qualité de l’eau.
Cette expérimentation appuie l’intérêt d’une démarche guidée par des objectifs de résultats plutôt que par des obligations de moyens. Cette logique est plus motivante pour les agriculteurs et semble plus pertinente pour obtenir des résultats en matière de qualité de l’eau puisque l’itération de la démarche vise à identifier les leviers les plus efficaces pour atteindre les résultats escomptés sur un territoire donné (Plantureux & de Sainte-Marie, 2010). Cette expérimentation appuie dans cette continuité la nécessité de créer des référentiels adaptés au territoire du groupe mobilisé, sans chercher à généraliser les objectifs ou leviers mis en place. Le raisonnement par objectifs de résultats est indissociable d’une personnalisation auprès du groupe sur lequel on la met en place.
Une telle démarche centrée sur l’accompagnement des agriculteurs vers l’atteinte des résultats rejoint la notion d’innovation institutionnelle telle que la définissent De Sainte Marie et al. (2010). Ce changement de paradigme, passant d’une logique de moyen à une logique de résultat, nécessite également une mobilisation des agriculteurs ainsi que des acteurs politiques et institutionnels pour qu’une application effective soit possible. L’ensemble de ces acteurs doivent comprendre que ce type de démarche implique (1) du temps d’animation et de formation des acteurs et (2) plus de complexité : les objectifs de résultats sont plus complexes à définir, mais plus pertinents, qu’une série de mesures génériques à appliquer. Un objectif qui n’est pas co-construit avec les acteurs concernés et adaptés à l’ensemble des spécificités locales évoquées dans cet article, ne portera ses fruits.
Cela dit, la démarche telle que décrite dans cet article a été pensée pour optimiser le temps de déploiement. Il s’agit en effet d’une démarche structurée, qui permet à l’animateur de s’organiser et en se concentrant sur l’objectif visé. Par ailleurs, la boîte à outils d’animation, présentée également dans cet article, permet de gagner du temps à chaque étape. Les cas-types régionaux peuvent par exemple être utilisés auprès des agriculteurs au lieu de réaliser des simulations individuelles avec l’outil Syst’N®.
Par ailleurs, une large diffusion de l’outil permettrait un gain de temps effectif pour les animateurs. Le premier déploiement demande un temps d’appropriation des étapes de la démarche, de la boîte à outils et du raisonnement par objectif de résultats, mais une fois appropriés, les futurs déploiements par un même animateur n’en sont que plus efficaces. Aussi, plus cette démarche sera déployée, plus les retours d’expérience seront nombreux et inspirants pour les nouveaux animateurs qui pourront appliquer les méthodes et astuces des expériences passées qui leur semblent plus adaptées à leur situation. Par ailleurs, un gain de temps et de mobilisation peut être envisagé en allégeant la démarche d’accompagnement, sans impacter les résultats attendus sur le territoire. L’exemple du groupe pilote de Sacy – Plaine d’Estrées illustre qu’il est possible de mener certaines animations de la démarche avec un groupe restreint et moteur d’agriculteurs. Nous faisons l’hypothèse que ces acteurs seront les premiers acteurs de la diffusion auprès des autres agriculteurs du territoire en partageant les résultats de leurs avancées à des moments clés de la démarche. Cette démarche se veut ainsi souple et adaptable à bien des égards, garantissant la mobilisation des acteurs d’un territoire, clés de réussite pour atteindre les résultats visés.
[2] Projet piloté par Agro-Transfert RT, en partenariat avec les chambres d’agriculture des Hauts-de-France, l’INRAE, JUNIA ISA, le LDAR, l’APEF et l’ITB, et financé par l’Agence de l’eau Artois Picardie, l’Agence de l’eau Seine Normandie, la DREAL et la Région Hauts-de-France : http://www.agro-transfert-rt.org/projets/gazelle/
[3] http://www.rmt-fertilisationetenvironnement.org/moodle/course/view.php?id=8
[4] Le modèle de lixiviation de Burns permet d’estimer la part de la quantité de nitrate du sol qui est lixivié. La lixiviation est alors exprimée en fraction de l’azote restant dans le sol en début de période de drainage (Burns 1976).
[5] http://www.simeos-amg.org/
[6] https://view.genial.ly/63c15a480dfc67001353fef9/presentation-cas-types-gazelle
Remerciements
Le projet GAZELLE a pu être déployé grâce au soutien financier de :
- la Région Hauts-de-France
- l’Agence de l’Eau Artois-Picardie
- l’Agence de l’Eau Seine-Normandie
- la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement
Nous remercions les agriculteurs et les animateurs des groupes pilotes pour leurs investissements et leur participation au déploiement de la démarche d’accompagnement.
Nous remercions nos partenaires techniques pour leurs contributions riches et constructives : les Chambres Régionales d’Agriculture (Aisne, Somme, Nord-Pas-de-Calais, Oise), le Laboratoire Départemental d’Analyses et de recherche, Junia, l’INRAE, l’Association des Producteurs d’Endives de France et ITB. Ainsi que nos partenaires associés : la Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt, la Coopération agricole Hauts-de-France et Terres Inovia.
Enfin, nous remercions le RMT Bouclage pour l’adoption du projet GAZELLE, participant au travers de son animation et ses activités au partage de nos travaux.
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