Méthodologie d’accompagnement pour l’arrêt de l’utilisation du glyphosate dans les fermes de l’enseignement agricole technique
Corentin Clément1
avec les contributions de Roger Brouet1, Laurence Péméant1, Philippe Cousinié5,Alain Rodriguez3, Bruno Chauvel2, Maxime Moncamp4, Hervé Longy5 et Vincent Jehanno5.
1 L’institut Agro Florac, 9 Rue Célestin Freinet, 48400 Florac-Trois-Rivières
2 Agroécologie, INRAE, Institut Agro, Univ. Bourgogne Franche-Comté, F-21000 Dijon
3 Acta, 6 chemin de la côte vieille, 31400 Baziège
4 Solagro – 75 voie du Toec, 31076 Toulouse
5 Animateur Réso’them transition agroécologique de l’Enseignement Agricole
Email contact auteur : corclement@gmail.com
Introduction
En 2022, toutes les fermes de l'enseignement technique agricole ont reçu l’instruction de cesser l’utilisation du glyphosate (Note de service DGER 411 du 20 mai 2022). Fin 2022, 20% de ces fermes déclaraient toujours en utiliser pour des raisons techniques, humaines et/ou économiques (Cousinié, 2023). Les différences d’usage du glyphosate sont étroitement liées aux systèmes de production et aux contextes socio-économiques et environnementaux de ces fermes. Par conséquent, il n'y a pas de solution unique et une approche globale axée sur les combinaisons de leviers est à privilégier (Reboud et al., 2017 ; Carpentier et al., 2020). Dans ce contexte, le projet CASDAR Glycos’EPA (2022-2025) a émergé avec pour objectif d’interroger les systèmes de production et d’accompagner les équipes de lycées agricoles dans la mise en œuvre de scénarios d’évolution leur permettant de sortir des difficultés rencontrées. La méthodologie utilisée vise donc à répondre aux enjeux de transition agroécologique des fermes de lycées agricoles en intégrant la diversité agronomique, sociale et environnementale intrinsèque de chaque situation tout en maintenant, ou améliorant, la rentabilité économique. L’objectif de cet article est de présenter et de discuter la méthodologie d’accompagnement mise en place dans ce projet de recherche-action pour faire de ce sujet complexe et controversé un support d’action collective au service d’innovations agronomiques et pédagogiques. Cet article s’appuie sur les témoignages recueillis auprès des membres du comité technique de Glycos’EPA et des personnels de lycées agricoles impliqués dans le projet.
Les spécificités de la méthodologie et du projet
Une complémentarité d’approche au sein du comité technique
Afin d’accompagner les lycées agricoles dans ce projet, l’Institut Agro Florac (pilote du projet) a missionné Corentin Clément comme coordinateur de projet et a mobilisé un comité technique constitué de :
- Bruno Chauvel, chercheur INRAE spécialisé en malherbologie,
- Alain Rodriguez, spécialiste de la flore adventice à l’ACTA,
- Maxime Moncamp, chargé de projet agroécologie pour l’association SOLAGRO
- Philippe Cousinié, Hervé Longy et Vincent Jehanno, animateurs de réseau thématique de l’enseignement agricole.
Un accompagnement en plusieurs temps
Ce projet a débuté en janvier 2022 pour une durée de trois ans, permettant un accompagnement en plusieurs phases.
La première phase « d’état des lieux » a été réalisée au cours d’une visite composée d’un entretien semi-directif entre les membres du comité technique et les personnels de l’établissement, d’un tour de plaine centré sur la gestion de la flore adventice ainsi que d’une séquence de réflexion collective sur le système de culture. « Les visites avaient la capacité de balayer l’historique de la ferme, d’aller directement sur le terrain et de s’interroger collectivement sur les évolutions techniques et la place de la pédagogie sur la ferme » explique Hervé Longy. Ces visites se rapprochent, dans l’esprit, de certains types d’ateliers de co-conception dans le sens où les personnes sont centrées sur l’échange et le partage dans une approche d’évolution pas-à-pas du système de la ferme.Les Directeurs d’Exploitation Agricoles (DEA) des lycées sont unanimes, la visite par le comité technique constitue le gros temps fort du projet.
Suite à la visite, les membres du comité technique établissent un diagnostic des performances agro-économiques et environnementales de la ferme et proposent des pistes d’évolutions. Ce document récapitule toutes les composantes du système et constitue une forme de feuille de route pour le comité technique et les équipes des lycées. Pour Bruno Chauvel « ce diagnostic implique le comité technique à travers la formulation de propositions d’évolutions vis-à-vis du système de production, des problématiques et du contexte humain du lycée ». Julien Marti, DEA au lycée de Nérac, ajoute, « ce diagnostic est indispensable car il permet de savoir si les problématiques et le contexte de la ferme ont bien été compris par le comité technique ». Par la suite, ce diagnostic est présenté par l’expert référent et discuté collectivement avec les personnels du lycée ainsi que les partenaires professionnels du territoire (ex. conseiller de chambre d’agriculture, technicien de coopérative, etc.). L'objectif de ces restitutions est de favoriser le dialogue afin que le plus grand nombre d'idées possibles soient proposés et confrontés aux attentes et aux besoins de chacun, pour aboutir à une décision collective sur les actions à mener.
La deuxième phase de mise en projet commence par la mise en place d’un groupe de travail constitué de personnels intéressés et prêts à s’impliquer. S’ensuit l’élaboration d’un plan d’action. La troisième phase, plus diffuse, consiste en une évaluation en temps réel des pratiques mises en œuvre et en l'ajustement de ces pratiques en fonction des résultats obtenus. Lors de ces deux phases, le coordinateur du projet accompagne les groupes de travail en alternant temps de visite et temps à distance en fonction de leurs besoins. Les membres du comité technique sont sollicités par les groupes de travail pour des demandes spécifiques en fonction des besoins identifiés. Durant cette phase, l’expert référent assurera une seconde visite sur l’établissement permettant de réaliser un bilan intermédiaire des premiers résultats du projet et d’accompagner la suite des actions à mettre en œuvre.
La dernière phase comprendra la communication et la valorisation des résultats auprès du territoire et à l’ensemble des lycées agricoles. Un point d’étape final sera assuré lors d’une visite par le coordinateur du projet.
Une diversité de situations
Treize lycées agricoles, répartis sur le territoire français sont engagés dans le projet (figure 1). Du fait de leur répartition géographique, ces établissements présentent une diversité de systèmes de production, de contextes socio-économiques et environnementaux et, de fait, de problématiques différentes liées à l’arrêt du glyphosate.
L’état des lieux de départ a permis de mettre en évidence que toutes les fermes de polyculture-élevage et de grandes cultures ont recours au glyphosate pour le désherbage des intercultures (tableau 1). Quatre fermes ont recours au glyphosate pour la destruction de couverts végétaux et seulement deux fermes de polyculture-élevage détruisent les prairies à l’aide de glyphosate. Enfin, les trois fermes viticoles et arboricoles utilisent du glyphosate pour désherber sous le rang et seulement une pour la gestion de l’inter-rang. Sur ces fermes, les usages du glyphosate sont étroitement liés aux types de sols présents et aux stratégies de réduction du travail du sol mises en place. Ainsi, sept fermes utilisent des herbicides à base de glyphosate pour cultiver des parcelles à sol superficiel ou très caillouteuses ce qui permet de minimiser le travail du sol et l’usure des outils. Quatre fermes utilisent du glyphosate pour cultiver des sols argileux et hydromorphes présentant un nombre de jours propices au travail du sol limité. Enfin, sept fermes cherchent à minimiser le travail du sol en vue d’améliorer la structure, la fertilité et la vie du sol de leurs parcelles.
La flore adventice présente sur les fermes est indicatrice des systèmes de culture en place et constitue un point de départ essentiel à la mise en place de leviers et d’alternatives adaptés à la biologie de ces plantes (rotation des cultures, désherbage mécanique). Les adventices qui posent le plus problèmes sont 1) des graminées annuelles : les ray-grass (Lolium sp.), les bromes (Bromus sp.), le vulpin des champs (Alopecurus myosuroides) et la folle avoine (Avena fatua), 2) des dicotylédones annuelles : le géranium à feuilles rondes (Geranium rotundifolium), le pourpier maraîcher (Portulaca oleracea), le datura stramoine (Datura stramonium), le géranium disséqué (G. dissectum) et la renouée liseron (Fallopia convolvulus), et 3) des dicotylédones vivaces : le cirse des champs (Cirsium arvense), le rumex crépu (Rumex crispus) et le liseron des champs (Convolvulus arvensis).
Sur les 13 fermes du projet, l’arrêt du glyphosate pose des questions très concrètes de disponibilité en matériels et en main-d’œuvre. Parmi ces fermes, deux ne disposent pas de tracteurs adaptés (manque de puissance). Quatre fermes manquent d’outils adaptés pour le travail du sol (par ex : déchaumeur, outil intercep) et sept ne disposent pas d’outils spécifiques pour la destruction des couverts végétaux ou des prairies (par ex. : scalpeur ou rouleau hacheur). Aussi, huit de ces fermes ne disposent pas de matériel de désherbage mécanique en propre, ce qui limite leur réactivité et la capacité à intervenir au bon moment. L’augmentation du nombre de passages d’outils de travail du sol pose également la question de la disponibilité de la main-d’œuvre. Ici encore, quatre fermes manquent de personnels salariés et font face à des difficultés de recrutement. Ces difficultés de recrutement sont amplifiées sur cinq fermes par la nécessité de trouver une main-d’œuvre qualifiée pour le désherbage mécanique des cultures ou le passage d’outils intercep en arboriculture et viticulture.
Production | EPL | Système | Rotations | Problématique liée au sol | Usage du glyphosate |
Grande culture | Amiens | ACS | Tournesol / Couvert / Maïs Gr. / Blé T Hiv. / Colza / Blé T Hiv. / Couvert | Superficiel | Désherbage d'interculture Destruction des couverts |
Chambray | TCS / ACS | Colza / Blé T hiv. / Couvert / Maïs Gr. / Blé T hiv. / Couvert / Tournesol / Blé T hiv. / Orge Hiv | Superficiel et caillouteux | Désherbage d'interculture
| |
Nérac | TCS | Colza semence / Couvert mellifère / Féverole / Tournesol semence / Blé T Hiv. / Soja / Orge Hiv. | Hydromorphes | Désherbage d'interculture Destruction des couverts | |
Thuré | TCS | Luzerne (5 ans) / Maïs Gr. / Féverole / Blé T Hiv. / Tournesol |
| Désherbage d'interculture | |
Polyculture-élevage | Bourges | TCS / (ACS) | (1) Prairies temp. ( >3 ans) / Blé T Hiv. / Orge Hiv. (2) Pois Hiv. / Tournesol / Blé T Hiv. / Orge Pr. | Caillouteux et hydromorphes | Désherbage d'interculture Gestion des vivaces |
Brioude | Labour / (ACS) | (1) Prairies temporaires ( >2 ans) / Triticale Hiv. / Blé T Hiv. & (2) Maïs ensilage / Ray-grass + vesce |
| Projection en système ACS Destruction des couverts | |
Limoges | ACS | (1) Prairies temp. (5 ans) / MCPI / Maïs ensilage / Blé T Hiv. (2) Luzerne / MCPI / Maïs ensilage / Blé T Hiv. / MCPI / Maïs ensilage / Blé T Hiv. |
| Destruction de prairies Désherbage d’interculture | |
Marmilhat | Labour | Maïs ensilage ou gr. / Blé T Hiv. / Blé T Hiv. |
| Gestion des vivaces | |
Rodez | Labour / TCS | (1) Prairies temp. ( >6 ans) / Blé T Hiv. / Blé T Hiv. / Orge Hiv. (2) Prairies temp. ( >6 ans) / Orge Hiv. / Orge Hiv. | Très superficiel | Destruction de prairies Désherbage d’interculture
| |
Lavaur | TCS | Luzerne ( >3 ans) / MCPI / Maïs ensilage / MCPI / Soja / Blé T Hiv. | Hydromorphe | Désherbage d’interculture (anciennement en ACS) | |
Viticulture / arboriculture | Auxerre | Conventionnel | NA | Superficiel et caillouteux | Desherbage du cavaillon et de l'inter-rang |
Moissac - Montauban | Conventionnel | NA |
| Désherbage du cavaillon | |
Riscle | Conventionnel | NA |
| Desherbage du cavaillon et de l'inter-rang |
Tableau 1 : Caractéristiques techniques des fermes impliquées dans Glycos’EPA. ACS = Agriculture de Conservation des Sols, TCS = Technique Culturales Simplifiées, MCPI = Mélange Céréale Protéagineux Immature. () = conversion en projet.
Posture professionnelle « accompagnante » du comité technique
La complexité des situations implique une adaptation en termes de posture. L’arrivée sur une ferme commence par l’adoption d’une posture humble et respectueuse visant à ne pas porter de jugement et à se focaliser essentiellement sur la compréhension des spécificités et des capacités d’évolution de la ferme. Le comité technique a adopté une posture « d’accompagnement » qui favorise le dialogue et l’écoute de chacun, sans présupposition ni prise de position de sa part, ceci dans le but d’atteindre une mise en action collective et cohérente vis-à-vis des objectifs du projet. « On n’est pas dans un échange entre pairs mais dans le fonctionnement on s’en rapproche » explique Vincent Jehanno. La dimension d’écoute et d’échange est donc très importante car les équipes des lycées connaissent parfaitement leur ferme et les experts peuvent apporter des connaissances supplémentaires. Cette posture permet de favoriser la contextualisation, de valoriser les équipes et de s’adapter aux divergences de positionnement individuel. L’accompagnement de ces projets est donc multiforme et place les collectifs de travail au centre de leur projet. Ainsi, le comité technique joue le rôle de facilitateur avec pour objectif d’amener les membres du collectif à :
- Prendre du recul collectivement sur les problématiques en question
- Partager les regards et les expertises
- Identifier et partager les tenants et aboutissants de chaque situation singulière
- Prendre des décisions collectivement et identifier un plan d’action
- Donner du sens au projet (ex : intérêt pédagogique, d’expérimentation, enjeux territoriaux, etc.)
« Accompagner ce type de projet, c’est accompagner les porteurs de projet à identifier leurs partenaires locaux, à trouver le cadre de réflexion ainsi que les moyens d’atteindre leurs objectifs. Au final, tout le monde monte en compétences, y compris les experts » résume Hervé Longy.
Intérêt pédagogique de la démarche
L’implication des équipes éducatives, de vie scolaire et de direction dans ce type de projet est essentielle pour que les évolutions techniques apportées, ou mises à l’épreuve, sur la ferme servent aussi un objectif pédagogique. Pour Hervé Longy, « l’apport de ce type de projet c’est avant tout de replacer la ferme au centre de la pédagogie. Le sujet au final a assez peu d’importance, l’important c’est qu’est-ce que les apprenants retiennent de ça ». Les objectifs pédagogiques associés au projet favorisent la mise en place d’expérimentations et de séquences pédagogiques sur la ferme. « Le fait d’avoir des moyens financiers, un accompagnement et des engagements stimule la mise en place de séquences pédagogiques et nous oblige à collecter des données et informations qui nourrissent grandement la pédagogie » expliquent Sam Sharples et Carole Bes, enseignants d’agronomie au lycée de Rodez. À travers la recherche de pratiques innovantes (partage d’expérience, intervention d’expert extérieur, revue bibliographique, expérimentations), les apprenants impliqués se retrouvent au centre de boucles d’apprentissages du type : je mets en œuvre → j’observe ce que j’ai mis en œuvre → j’analyse ce que j’ai observé → je modifie ce que j’ai mis en œuvre suite à mon analyse (Meynard et al., 2023). Ainsi, les apprenants se retrouvent acteurs des décisions prises sur la ferme et l’enseignant accompagne l’émergence et la mise en œuvre d’action, fruit de leurs idées, ce qui est source d’apprentissage et de motivation. Ces boucles modifient la posture des enseignants, des personnels de la ferme et des apprenants qui, ensemble, cherchent des solutions. Comme le résume Agathe Bures, DEA au lycée de Thuré, « ce projet permet de prendre le temps avec les élèves, de réfléchir au système de production de la ferme et de comprendre leur représentation vis-à-vis de la ferme et de l’agriculture ».
Les résultats de cette méthodologie à ce jour
Actuellement dans la deuxième année du projet, les retours d’expériences collectés permettent d’identifier les premiers résultats de cette méthodologie.
Questionner les systèmes de production et mettre en place des actions
Cette méthodologie a permis de questionner les systèmes de production et d'envisager des leviers à l'échelle de la ferme tout en intégrant les objectifs de production et les caractéristiques des systèmes agricoles pratiqués sur les territoires. Pour Nicolas Laffargue, DEA au lycée de Riscle, « on souhaite essayer d’autres manières de produire mais on ne veut pas être à contre-courant de ce qui se fait sur le territoire ». Cela se reflète dans les réflexions des équipes des lycées. Six équipes souhaitent reconcevoir leur système de production via l’utilisation d’atelier de co-conception de système de culture. Huit équipes cherchent à diversifier leurs rotations avec pour objectif de faire baisser la pression adventice ainsi que le recours aux herbicides. Perturber les cycles des adventices grâce à l’alternance de cultures d’hiver et de printemps ou intégrer des couverts végétaux ou des cultures fourragères dans la rotation sont autant d’alternatives expérimentées sur les fermes. Aussi, dix équipes repensent également leurs stratégies de travail du sol et de désherbage mécanique (figure 3) à l’échelle de la rotation, principaux leviers agronomiques pour la gestion des adventices et un arrêt de l’usage du glyphosate. Pour Agathe Bures, « ce projet sert de support aux décisions qui sont prises sur l’exploitation et il permet de justifier les changements de pratiques ». À Vincent Jehanno d’ajouter : «le fait d’aborder les systèmes de production de manière systémique permet d’intégrer plusieurs thématiques à la fois (c’est-à-dire réduction des produits phytosanitaires, changement climatique, pédagogie, etc.) ce qui renforce l’intérêt des groupes de travail pour le projet ».
Ce projet permet également l'émergence de pratiques innovantes telles que la gestion des adventices par le pâturage, le semis direct sous-couvert vivant ou la mise en place de cultures compagnes. La mise en œuvre d'actions concrètes sur les lycées se fait pas-à-pas et les nouvelles pratiques sont souvent testées à titre expérimental afin de réduire la prise de risque et de favoriser les démarches innovantes. « On a émis pas mal d’hypothèses et mis en place quelques expérimentations avec des résultats assez concluants qui nous donnent des réponses à nos questions techniques donc c’est vraiment intéressant » explique Carole Bes. Naturellement, la mise en œuvre d'actions concrètes demande du temps et les chiffres à ce stade du projet sont modestes (figure 3). Cela s'explique par des réticences à agir en raison du risque associé à certaines pratiques (ex : agriculture de conservation des sols sans glyphosate) ou l’inertie nécessaire à la mise en projet. « La mise en place d’action est longue mais cela fait évoluer les mentalités et les pratiques à travers l’évolution du raisonnement du chef d’exploitation » résument Nicolas Laffargue et Agathe Bures.
Créer du lien au sein des personnels des lycées et sur les territoires
Les temps d’échanges, inhérents à la mise en place du projet et aux visites du comité technique, se sont révélés être des moments clés et privilégiés par les équipes des lycées. En banalisant des temps ou journée de travail en équipe, ces temps d'échanges permettent de prendre du recul, de réfléchir collectivement sur des problématiques concrètes et de sortir de la relative urgence des actions quotidiennes. « C'est au cours des rencontres sur place que nous avons réellement progressé. L’engagement dans le projet pose un cadre qui oblige à prendre le temps de se poser des questions et de se fixer des objectifs » insistent les DEA.
Cette méthodologie repose sur la création de groupes de travail au sein des lycées et sur la mobilisation de partenaires locaux. « Le projet m’a permis de renouer avec certains partenaires et de remettre l’exploitation au centre de nos discussions » explique Agathe Bures. Cela favorise la mise en place d’action à travers la construction de liens durables dans le temps. « Cela a permis de faire prendre conscience à nos partenaires techniques de nos objectifs en termes de transition agroécologique. Suite à cela, ils nous ont proposé d’intégrer un projet expérimental allant dans ce sens » explique Julien Marti.
Points fort de la méthodologie
Amener de l’expertise et favoriser les dynamiques collectives au sein des lycées
L’expertise et le regard nouveau apportés par les membres du comité technique sur les problématiques des fermes sont très appréciés des DEA et des équipes pédagogiques. « La présence des experts constitue une réelle plus-value, cela apporte du poids au projet et motive les équipes » explique Agathe Bures. Julien Marti ajoute : « ils apportent une vision différente de l’exploitation sur des sujets précis comme la malherbologie, que l’on oublie un peu lorsque l’on est sur le terrain ». Enfin, « on se sent valorisé d’avoir des experts extérieurs au territoire qui viennent discuter sur le terrain de nos difficultés » résume Nicolas Laffargue.
Les fermes de lycées agricoles sont aux centres d’enjeux techniques et pédagogiques où la prise de décision est collective. La composante humaine est donc très forte et l’évolution des systèmes de production repose sur la concertation et la dynamique collective entre les personnels. Pour Agathe Bures, « ce type de projet permet de stimuler la dynamique collective au sein de l’établissement et de nourrir les réflexions au niveau du projet d’exploitation et d’établissement ». De fait, la mise en projet repose, en grande partie, sur la capacité des porteurs de projet, en majorité des DEA, à mobiliser et à animer un collectif de travail au sein de leur établissement. Naturellement, la mise en place d’un collectif de travail est plus facile dans les établissements où le projet est explicitement partagé entre tous les acteurs et où l'intelligence collective et la recherche de consensus sont déjà au cœur du fonctionnement des équipes. Le comité technique est unanime « si le directeur d’exploitation, les équipes éducatives et les directions arrivent à se mettre d’accord, le projet est super intéressant pour les élèves et le territoire ».
Inclure des apprenants dans les collectifs de travail se révèle particulièrement intéressant car cela facilite la mise en action et l’émergence de pratiques innovantes car ils sont plus sensibles et/ou sensibilisés aux enjeux de transitions. « On aurait pu plus faciliter l’implication des apprenants dès les premières visites » insiste Bruno Chauvel.
Adaptabilité face à la diversité des situations grâce à l’intelligence collective
Cette méthodologie s’est montrée particulièrement adaptative face à chaque situation singulière en s’appuyant sur l’expertise des membres du comité technique, des personnels des lycées agricoles et du territoire. Pour Maxime Moncamp, « la diversité des compétences techniques au sein des groupes permet de répondre précisément aux questions des équipes et d’avoir à la fois une réflexion technique à la parcelle et globale à l’échelle du système de production ». L’adaptabilité de cette méthode se retrouve également dans l’accompagnement des équipes des lycées qui sont autonomes vis-à-vis de leurs actions et orientations. « On se sent libre dans notre capacité d’action, ce qui est essentiel pour nous » explique Sam Sharples. Cette adaptabilité est nécessaire car la recherche de compromis entre les pratiques de la ferme, la pédagogie et les dynamiques du territoire est parfois complexe. Pour Agathe Bures « les systèmes d'agriculture de conservation des sols sont énormément mis en avant sur le territoire mais elles ne sont pas raccord avec les politiques publiques sur la réduction des herbicides. Cela crée des incompréhensions et suscite des questions vis-à-vis du lycée ».
Coordination et animation du projet
Le comité technique et les porteurs de projet sont unanimes il faut une personne dédiée essentiellement à la coordination et à l’animation de ce type de projet. Il faut qu’elle soit disponible, joignable et si possible ait une vision transversale (technique, pédagogique et administrative). « C’est un point essentiel de réussite » insiste Hervé Longy. À Agathe Bures d’ajouter, « en plus de l’accompagnement elle a une vision globale du projet. On peut lui poser nos questions et elle nous met en contact avec les bons interlocuteurs ».
Points de vigilance de la méthodologie
Émergence des projets au sein des lycées
Au sein des lycées, la phase d’émergence des projets doit permettre de mobiliser des personnes motivées et engagées dans l’action avec des objectifs techniques et pédagogiques clairs. Pour Carole Bes, « l’implication des équipes éducatives doit se faire dès l’amont du projet car, une fois le projet lancé, obtenir l’adhésion des collègues est difficile ». La réussite de ces projets est beaucoup liée aux personnes et à leur volonté de s’impliquer et de remplir les missions de pédagogie, de production et d’expérimentation d’une ferme de lycée agricole. L’enjeu pour les groupes de travail est de parvenir à une vision commune des objectifs du projet, de la ferme et de la pédagogie, ainsi que des moyens et du plan d'action à mettre en œuvre. Comme l’explique Sam Sharples et Carole Bes « pour impliquer les collègues il faut répondre à leurs besoins. Idéalement cela aurait dû être fait en amont du projet mais le calendrier ne le permettait pas ».
Cette phase d’émergence doit également permettre d’identifier la dynamique du lycée, les contraintes associées à chaque situation et la situation socio-économique du territoire qui influe grandement sur la dynamique de la ferme ainsi que sur les capacités d’investissement du lycée. Les besoins des équipes de lycées en termes d’accompagnement technique et pédagogique doivent également être identifiés en amont du projet afin de répondre au mieux aux attentes.
Moyens et dimensionnement des projets
Les moyens financiers mis à disposition dans les projets doivent permettre l’apport d’expertise externe, d’animation et d’appui aux fermes de lycée.Pour Hervé Longy « c’est mieux que tous les lycées bénéficient de moyens, y compris financiers. Il peut y avoir des différences de répartition mais c’est une manière de valoriser le temps et l’énergie de chacun ». Bien que l’approche en termes d’accompagnement soit similaire pour les 13 établissements, le deuxième niveau (sans financement) ne donne pas entièrement satisfaction et dans plusieurs cas on se retrouve avec des équipes peu engagées.
Les équipes des lycées sont souvent en attente d’un accompagnement technique de proximité où l’on rentre dans une analyse fine de la ferme ainsi que d’être en échanges fréquents sur plusieurs campagnes. Ainsi, le temps dont dispose chaque expert du comité technique par établissement limite les capacités d’accompagnement. Le comité technique n’a pas les moyens de réaliser un suivi de proximité et son implication se rapproche du format intervention sur une journée. « Notre rôle est plus d’amorcer des réflexions que d’accompagner les équipes au changement » résume Alain Rodriguez. Inclure des partenaires locaux au sein du comité technique du projet constitue une proposition d’évolution émise par les équipes des lycées et le comité technique qui permettrait de combiner expertise globale et locale ainsi que suivi ponctuel et de proximité. Il y a un juste équilibre à trouver au niveau de la fréquence et de la proximité de l’accompagnement. Un minimum de deux visites par an semble pertinent. Pour Maxime Moncamp, « tout ceci est à remettre à l’échelle du projet où le temps d’appropriation du contexte du lycée est relativement long (~1 ans). Ainsi pouvoir accompagner une démarche expérimentale sur 2 ans, demande la mise en place de projet sur un temps plus long (~5 ans) ».
Animation des projets et dynamiques collectives au sein des lycées
Des problématiques psychosociologiques sont apparues au cours du projet et comme l’explique Maxime Moncamp, « lorsque les problématiques sont internes au lycée, le comité technique n’a pas de légitimité à intervenir et l’évolution du projet repose beaucoup sur le coordinateur de projet ». La mise en place de collectif de travail est forcément complexe car cela touche aux relations humaines et interpersonnelles. Ceci est d’autant plus vrai sur la question des produits phytosanitaires qui implique un positionnement de chacun sur le sujet et ainsi une diversité de positionnement individuel qui complexifie les démarches collectives. Au sein des lycées, l’animation du projet constitue donc un facteur essentiel de réussite qui nécessite de prévoir du temps et de la communication. « Il faut le faire vivre et surtout il faut que la méthodologie d’accompagnement et les objectifs du projet soient clairement expliqués et discutés avec les équipes du lycée » explique Agathe Bures. Pour Nicolas Laffargues, « lancer un projet c’est relativement simple, le souci c’est de le conduire en collectif et d’avoir un groupe investi du début à la fin ». Il y a de gros enjeux à faire émerger, penser et animer les projets en collectif au sein des lycées.
Indicateurs de réussite du projet
À l’échelle du projet, trois grands types d'indicateurs se dessinent, 1) des indicateurs de dynamique collective, 2) des indicateurs de changement de pratiques sur la ferme et 3) des indicateurs d’impact sur les enseignements et l’implication des apprenants.
Le premier type d’indicateur de dynamique collective est simple à évaluer par des indicateurs quantitatifs (ex : nombre de partenaires locaux impliqués dans le projet, nombre de réunions de projet, etc.) mais ils ne permettent pas d'illustrer le niveau d'engagement des équipes de l'établissement et la pertinence des temps collectifs. Ce qui est intéressant, c’est de suivre la trajectoire des équipes et l’évolution de leurs réflexions (par ex. modification des pratiques, suivi d’expérimentation, partenaires locaux impliqués, etc.).
Les indicateurs de changement sur la ferme reflètent des changements concrets de pratiques. Pour les DEA « l’indicateur évident est la réduction du volume de glyphosate utilisé ou son arrêt total. En allant plus loin la diminution des herbicides et des produits phytosanitaires ». Cela passe par un suivi des indices de fréquence des traitements, de la fréquence et intensité de travail du sol, de la consommation de gazole non-routier ou la réalisation du bilan carbone de la ferme. Des indicateurs de suivi de culture comme les rendements, la pression des adventices par mètre carré, la diversité des cultures dans la rotation ou encore la marge brute par hectare sont également suivis.
D’un point de vue pédagogique, les indicateurs peuvent être divisés en deux catégories des indicateurs de réalisation et des indicateurs de résultats (Tableau 2) :
Indicateurs de réalisation | Indicateurs de résultats |
Donner à voir une diversité de pratiques culturales | Évolution de la complexification des discours des apprenants |
Favoriser l’expression des controverses au sein du groupe-classe
| Augmentation des niveaux d’engagement des apprenants dans la formation (prise d’initiative, aspects qualitatif et quantitatif des questions posées, résultats académiques (notes, appréciations, etc.), manques de volontariat |
Prendre appui sur les réalités des situations professionnelles | Augmentation des capacités à expliciter les activités, les stratégies, les choix, etc. |
Organiser des conditions d’enseignements pluridisciplinaires | Ambiance de la classe (Nature, qualité, dynamique, etc.) |
Permettre aux apprenants de rencontrer et dialoguer avec différents acteurs de leur territoire | Qualité de la relation entre les apprenants et les professionnelle / enseignants
|
Promouvoir dans son enseignement les échanges et analyse de pratiques | Augmentation de l’autosatisfaction, joie, épanouissement |
Aménager des temps et espaces de prise de recul, réflexion pour les apprenants |
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Tableau 2 : proposition d’indicateurs pédagogiques dans la participation à l’évolution d’un système de production d’une ferme de lycée
Pour Agathe Bures, « le fait que les élèves participent et continuent de participer aux décisions de l’exploitation constitue un bon indicateur de réussite ». À Sam Sharples de conclure, « on a réussi à partir du moment où un élève rentre chez lui et dit à son père : « on a vu ça au lycée, c’est intéressant », c’est comme ça que l’on arrive à faire évoluer les pratiques ».
Conclusion
La méthodologie mise en place dans ce projet apporte des enseignements relatifs à la conduite de projet d’accompagnement des transitions agroécologiques à l’échelle des lycées agricoles. Cette méthodologie vise à prendre en compte la diversité des situations face à la question de l’arrêt de l’utilisation du glyphosate de manière systémique en abordant la complexité du processus de reconception. Elle est innovante car 1) elle s'appuie sur un comité technique aux expertises variées, 2) elle recherche la mise en place d'un collectif au sein des lycées agricoles et fonde sa réussite sur l'intelligence collective qui en découle, 3) elle est testée sur 13 lycées agricoles dans le cadre du plan de sortie du glyphosate et est donc confrontée à une diversité de situations et 4) elle constitue un support de formation pour les enseignants et élèves de lycées agricoles. Cette méthode a permis de faire émerger des réflexions importantes au sein des équipes des lycées agricoles, de faciliter la constitution d’équipe projet et la mise en action. Elle présente plusieurs atouts comme le partage d’expérience et d’expertise, la création de liens entre les acteurs et la co-construction de projet innovant. Bien que cette méthode s’adapte à la diversité des situations, elle dépend des moyens mis en place pour l’accompagnement et la mise en projet ainsi que sur la capacité des équipes de lycées agricoles à former des collectifs de travail et à se mettre en action. La phase d’émergence de ce type de projet se révèle donc être un moment clé devant permettre l’élaboration d’un collectif, d’identifier les éventuels facteurs bloquants et d’adapter les moyens et besoins d’accompagnements aux attentes des équipes de lycées.
Remerciements
L’auteur de cet article tient à remercier tout particulièrement Sam Sharples, Julien Marti, Agathe Bures, Carole Bes et Nicolas Laffargues ainsi que les équipes des lycées agricoles et les membres du comité technique impliqués dans ce projet pour leurs retours sur la méthodologie. Ce travail a été réalisé avec le soutien financier du Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire avec la contribution financière du Compte d’Affectation Spéciale Développement Agricole et Rural CASDAR. La responsabilité du Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire ne saurait être engagée.
Références bibliographiques
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Reboud X. et al, 2017. Usages et alternatives au glyphosate dans l’agriculture française. Inra à la saisine Ref TR507024, 85 pages.
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