La méthode IDEA4 comme outil de réflexion pour la reconception de systèmes agricoles
Exemple de deux établissements d’enseignement engagés dans le dispositif Ecophyto’ TER
Fleur MEYNIER 1, Inês RODRIGUES 1, Christian PELTIER 1,2
1 CEZ - Bergerie nationale
2 Institut Agro Dijon
Email contact auteurs : fleur.meynier@educagri.fr
Avec les contributions de Philippe Cousinié (agronome, animateur Réso’them), Hélène Billardon (enseignante d’économie-gestion, EPLEFPA de l’Eure), Patrice Duhamel (Directeur d'Exploitation Agricole, EPLEFPAde l’Eure), Simon Rousseau (enseignant de viticulture-œnologie, EPLEFPA Tours-Fondettes), Anne-Alice Serru (DEA, EPLEFPA Tours-Fondettes) et Frédéric Zahm (chercheur en agroéconomie, INRAE- ETTIS, président du comité scientifique de la méthode IDEA).
Résumé
Ce témoignage se base sur l’expérience de deux établissements engagés dans le dispositif Ecophyto’TER, et leur utilisation de la méthode IDEA4 auprès de classes pour penser la reconception des parcelles et le suivi de la durabilité de l’exploitation, et ainsi démontrer comment des établissements (et des classes) peuvent s’approprier l’outil. Ce texte propose également une ouverture sur l’enseignement du concept de durabilité dans l’enseignement agricole.
Abstract
This account is based on the experience of two schools involved in the Ecophyto'TER scheme, and their use of the IDEA4 method with classes to redesign plots of land and monitor the sustainability of the farm, thus demonstrating how schools (and classes) can make the tool their own. This text also offers an insight into the teaching of the concept of sustainability in agricultural education.
Introduction
Depuis 2014 et la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt, la transition agroécologique est un thème majeur des politiques du ministère de l’Agriculture, notamment au travers du plan Enseigner à produire autrement (EPA), renouvelé en 2020 (« Enseigner à produire autrement pour les transitions et l’agroécologie », dit plan EPA2).
S’intégrant pleinement dans les plans EPA2 et Ecophyto II+ et faisant suite aux projets Action 16 (2009-2016) et Educ’Ecophyto (2017-2020), Écophyto’TER (2020-2023) est un dispositif national dans lequel sont engagés 31 établissements de l’enseignement agricole pour la mise en œuvre d’actions, à la fois collectives et individuelles, de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires.
Afin d’établir un état des lieux en début de projet et de dégager des pistes d’amélioration sur la réduction des produits phytosanitaires, les établissements devaient partir d’un point de référence : chaque exploitation a donc réalisé un diagnostic IDEA4 en y intégrant une dimension pédagogique.
A l’issue de la phase de tests, près de 80 établissements d’enseignement technique agricole, répartis sur tout le territoire français, ont signé les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) pour tester et utiliser la méthode. Parmi ces établissements sont comptabilisés les 31 membres du dispositif Écophyto’TER.
L’objectif de cet article sera de comprendre comment le diagnostic IDEA4, mobilisé en phase de test et développement, a pu nourrir la réflexion pour la reconception des systèmes de culture, dans deux contextes différents (cultures annuelles/cultures pérennes), en visant une réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. La question sera également de savoir à quelles conditions la conduite d’un tel diagnostic est apprenante.
Pour répondre à cette problématique, nous présenterons la méthode IDEA4 puis le dispositif Écophyto’TER et nous analyserons l’utilisation d’IDEA4 dans ce projet. Ensuite seront présentés deux témoignages sur l’usage d’IDEA4 dans deux lycées agricoles impliqués dans Écophyto’TER. En conclusion, une synthèse analytique de ces témoignages permettra de discuter l’utilisation de la méthode IDEA4 dans l’optique d’un enseignement permettant aux futurs professionnels d’appréhender le concept de durabilité forte.
La méthode IDEA4 et sa mobilisation dans le projet Écophyto’TER
Qu’est-ce que la méthode IDEA4 ?
La méthode IDEA4[3] (Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles version 4 (Zahm et al., 2019 et 2023) est une méthode d’évaluation de la durabilité des exploitations agricoles. Composée de 53 indicateurs, IDEA4 permet d’évaluer à un temps T la durabilité de l’exploitation par une méthode multicritère. Se basant sur le paradigme de la durabilité forte (pas de compensation entre les trois dimensions du développement durable) (Boutaud, 2005), IDEA4 considère que la durabilité d’une exploitation agricole renvoie finalement à sa dimension limitante parmi les trois dimensions évaluées (agroécologique, socio-territoriale et économique).
IDEA4 a abouti à une révision en profondeur de la méthode, conçue initialement à la fin des années 1990 dans l’objectif de créer « un outil d’évaluation de la durabilité des systèmes d’exploitation agricole qui soit pertinent, sensible et fiable, tout en étant accessible au plus grand nombre » (CS IDEA, 2023). Le besoin de renouvellement est venu également de la prise en compte de l’évolution des cadres réglementaires (PAC2023-2027) et des préoccupations sociétales actuelles : changement climatique, alimentation, qualité de l’air, sobriété… (Zahm et al., 2019). Alors que les premières versions d’IDEA étaient peu adaptées aux cultures spécialisées, IDEA4 s’applique désormais aux exploitations pratiquant les principaux systèmes de culture : grandes cultures, élevage, polyculture-élevage, viticulture, arboriculture et maraîchage.
Un diagnostic IDEA4 offre une lecture de la durabilité de l’exploitation agricole selon deux approches : par l’approche « traditionnelle » selon les trois dimensions du développement durable (Agroécologique, Socio-territoriale, Économique), ou selon les propriétés d’un système agricole durable (Autonomie, Ancrage territorial, Capacité productive et reproductive des biens et des services, Résilience, Robustesse) (Figure 1), grande nouveauté de la version 4 avec une vision systémique et holistique de la durabilité.
Ces deux approches complémentaires par les dimensions et par les propriétés utilisent les mêmes 53 indicateurs. Dans l’approche par les dimensions, l’évaluation se fait selon un système d’unités de durabilité (Zahm et al., 2019), tous les indicateurs ayant des seuils différents. Chaque dimension est notée sur 100 points, avec un système de plafonnement des indicateurs permettant différents chemins pour atteindre la note maximale, soulignant ainsi qu’il existe plusieurs manières “d’être durable”. Dans l’approche par les propriétés, la notation est qualitative : les indicateurs sont affectés à une classe favorable, intermédiaire ou défavorable[4], selon leur note de l’approche par dimension (voir la légende de la Figure 1). « Les propriétés permettent une lecture transversale des dimensions de la durabilité Elles permettent d’interroger les synergies et les compromis entre chacune de ces dimensions » (Zahm et al., 2019).
IDEA4 a été développée dans le cadre du projet ACTION[5], financé par un CASDAR[6] entre 2017 et 2022, qui avait parmi ses objectifs la finalisation du développement scientifique de la méthode dans ses deux approches évaluatives de la durabilité (par les trois dimensions et par les cinq propriétés) et la validation par l’usage en testant sa capacité à accompagner les changements à la transition agroécologique. La méthode a pu être testée dans différents contextes, notamment dans des démarches personnelles entamées par des exploitants agricoles, dans le conseil et l’accompagnement, dans l’action publique agro-environnementale (GIEE, MAEC, PSE, etc.) et dans l’enseignement supérieur ou technique agricoles.
Écophyto’TER : un dispositif national visant la réduction du recours aux produits phytosanitaires dans 31 établissements de l’enseignement agricole
Écophyto’TER est un dispositif national d’accompagnement de 31 établissements de l’enseignement agricole à la réduction de l’usage des produits phytopharmaceutiques. Commandité par la Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche (DGER) du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire et financé par l’Office Français de la Biodiversité (OFB), sa mise en œuvre est assurée par le CEZ - Bergerie nationale de Rambouillet. Les objectifs de ce projet sont : de démontrer localement la faisabilité de la reconception du système de production ; de renforcer la formation ; d’affirmer le rôle de l’enseignement agricole en tant qu’acteur de la dynamique territoriale. Les établissements travaillent individuellement et en collectif (géographique ou thématique) pour favoriser les échanges de pratiques.
Dans tous les établissements du dispositif, au moins un binôme, généralement composé du DEA et d’un enseignant, a été formé à la méthode IDEA4 en 2020-2021. En effet, la réalisation d’un diagnostic et son utilisation pédagogique ont été demandés en début de projet afin de servir de base de réflexion pour la reconception cohérente des systèmes de culture des établissements, en vue de suivre la réduction de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. IDEA4 devait permettre d’aborder la durabilité dans une approche systémique avec les apprenants. L’analyse d’une séquence pédagogique en lien avec IDEA4 était d’ailleurs l’un des premiers livrables demandés aux établissements.
Une utilisation hétérogène d’IDEA4 dans les établissements d’Écophyto’TER
Les établissements engagés dans Écophyto’TER ont été interrogés en février 2023 sur leur utilisation d’IDEA4 via un questionnaire en ligne (tous sauf l’EPLEFPA de l’Eure et l’EPLEFPA de Tours Fondettes, soit 29 établissements).
28 réponses ont été reçues pour 20 établissements (certains établissements ayant fourni plusieurs réponses). Près de deux tiers des répondants avaient utilisé IDEA4 comme outil d’enseignement, principalement pour répondre à la commande d’Écophyto’TER, et, en dernier lieu, pour évaluer la durabilité de l’exploitation. Parmi eux, 4 enseignants l’ayant utilisée au cours de plusieurs années scolaires.
14 répondants avaient réalisé IDEA4 avec des apprenants, dont la moitié sous la forme d’une réponse à une commande du Directeur d’Exploitation Agricole (DEA) de l’établissement. Dans seulement 4 cas, les apprenants avaient réalisé le diagnostic complet. Dans 13 cas sur 14, les apprenants avaient formulé des propositions, et dans plus de la moitié des cas (8), les propositions des jeunes ont été prises en considération par le DEA pour la conduite et la prise de décision sur l’exploitation (davantage en tant que pistes de réflexion, en particulier sur l’autonomie fourragère, plutôt que pour la mise en pratique de propositions concrètes). 3 établissements avaient utilisé IDEA4 comme outil de pilotage stratégique pour suivre l’impact de leurs décisions sur l’évolution de la durabilité de leur exploitation (représentant 15 % des EPL ayant répondu à l’enquête). 10 répondants utilisaient d’autres outils de diagnostic et d’évaluation, parfois plus adaptés à leur contexte (horticulture) ou plus rapides et réalisables sur le terrain : Diagagroéco, HVE3, RAD CIVAM, IDEA3, IBEA, IFT, Simeos, bilan carbone ou encore des indicateurs « maison ».
Pour certains formateurs, IDEA4 apparaît comme un outil dont le niveau d’exigence, en termes de compétences et de temps, n’est pas compatible avec une mise en application avec des apprenants. De nombreux enseignants n’avaient jamais utilisé la méthode IDEA4, alors que tous les établissements avaient été formés au lancement du dispositif Écophyto’TER. Les équipes ont eu parfois du mal à saisir l’intérêt de cet outil dans leurs pratiques pédagogiques au sein de leur établissement, à se l’approprier et le considèrent parfois comme une contrainte plutôt que comme un atout. Les contraintes les plus couramment identifiées étaient liées au temps de collecte et de traitement des données en amont des séquences avec les jeunes, et la manipulation du calculateur (alors encore en phase de développement), pas toujours évidente.
Pourtant, les témoignages développés ci-dessous sont deux exemples qui démontrent qu’IDEA4 peut être un puissant outil pour renforcer le lien entre pédagogie et exploitation d’un établissement d’enseignement agricole.
IDEA4 : des indicateurs pour réfléchir au projet d’exploitation de deux établissements d’enseignement agricole
Deux exemples ont été choisis pour illustrer la façon dont les équipes pédagogiques peuvent se saisir de l’outil IDEA4 pour aboutir, avec leurs apprenants, à la définition de leur stratégie d’exploitation.
En premier lieu, l’exemple de l’EPLEFPA de l’Eure, Lycée Edouard de Chambray sera évoqué, avec son exploitation en polyculture-élevage. L’équipe pédagogique a ici fait le choix de la co-conception du plan d’actions de l’exploitation entre le DEA et les étudiants du BTSA[7] ACSE[8]. En second lieu, l’EPLEFPA de Tours-Fondettes, pour son exploitation viticole du Domaine des Millarges, à Chinon, où l’équipe a laissé carte blanche aux BTSA en viticulture-œnologie pour formuler des propositions de reconversion d’une parcelle, dans le cadre de la restructuration du vignoble.
IDEA4 pour concevoir un plan d’actions pluriannuel de l’exploitation de l’EPLEFPA de l’Eure
Le diagnostic IDEA est utilisé depuis plusieurs années sur l’exploitation, tous les deux ans environ, afin que l’évolution des pratiques sur l’exploitation, et donc des indicateurs, soit assez significative. IDEA4 a été utilisée pour la première fois en 2020, à l’entrée de l’EPLEFPA dans le dispositif Écophyto’TER, puis en 2022. Pour Patrice Duhamel, le DEA, et Hélène Billardon, enseignante en gestion en BTSA ACSE, il s’agit d’un outil dont l’intérêt est double : l’objectif premier est pédagogique, il s’agit de former les apprenants au diagnostic d’une exploitation agricole et au concept de durabilité ; d’autre part, le travail des apprenants apporte une véritable plus-value pour l’exploitation dans la mesure où il permet de réaliser un suivi pluriannuel, de remettre en question les pratiques et d’établir un plan d’actions actualisé adapté à l’évolution de l’exploitation agricole.
Dans le cadre de leur curriculum, les étudiants de BTSA ACSE doivent apprendre à élaborer un diagnostic de performance globale de l’entreprise en utilisant des indicateurs d’évaluation, en interprétant les résultats et évaluant la performance au regard des stratégies déployées par l’agriculteur. IDEA4 a été réalisé avec les étudiants dans ce cadre d’apprentissage, sur l’exploitation du lycée, et a été croisé avec un autre outil, la grille de Bossel (Bossel, 1999).
Une séquence pédagogique qui profite aux étudiants et au directeur de l’exploitation
Pour la séquence réalisée en 2022, le DEA a compilé en amont les données à intégrer dans le diagnostic et a réalisé la saisie. L’enseignante de gestion a donné la consigne à ses étudiants sous la forme d’une commande passée par le DEA : « Le chef d’exploitation a besoin de nous pour faire un diagnostic et mettre à jour le plan d’actions de l’exploitation ». « Et à partir de là on part dans une démarche de projet ».
Dans un premier temps, les enseignants de gestion, d’agronomie et de zootechnie, ont présenté l’outil et les concepts qu’il développe : les 3 dimensions, les 5 propriétés et la durabilité associée. Avec le DEA, le calculateur rempli a été présenté et chaque indicateur a été décortiqué, analysé dans son mode de calcul et dans l’attribution des points. Cette étape a permis aux étudiants de pouvoir faire le lien entre les indicateurs, parfois abstraits, et les pratiques professionnelles de l’équipe de l’exploitation, bien concrètes : le DEA a alors eu l’occasion de commenter les données qui avaient été entrées dans le calculateur et a pu justifier ses choix. Les résultats des indicateurs ont été analysés collectivement. Pour le professionnel, cette séquence a permis de prendre le temps de réfléchir à ses choix, à ses pratiques, et de les passer au crible du regard des enseignants et des étudiants.
Le groupe d’étudiants avait pour objectif d’établir un diagnostic complet de l’exploitation, par propriétés, en réalisant une synthèse des indicateurs. L’objectif était de saisir une « photographie » de l’exploitation et d’alimenter un débat, avec le DEA, sur ses choix stratégiques et leurs résultats menant à la situation actuelle. Les étudiants ont produit un diaporama qui, après validation du DEA, a été présenté au conseil d’exploitation (pour la séquence réalisée en 2020) et à d’autres classes (pour la séquence réalisée en 2023).
L’enseignante a admis que la compréhension de l’outil et de ses concepts n’a pas été aisée pour les apprenants : certaines propriétés n’ont pas été suffisamment comprises et assimilées. Les propriétés sont une approche nouvelle d’IDEA4, et permettent de mettre en avant les interactions et les liens entre les indicateurs, mais également quel(s) aspect(s) de la durabilité ils évaluent. Il s’agit d’une approche visuelle et concrète pour comprendre le diagnostic de durabilité Il s’agissait donc pour les enseignants, tout au long de ce diagnostic, de reformuler, de synthétiser et de faire le lien entre les notions vues en cours et les indicateurs.
A la suite de ce diagnostic s’est engagée une deuxième phase de la séquence pédagogique : la conception du plan d’action de l’exploitation. Cette phase s’est déroulée sur 7 séances de 4 heures au cours desquelles les étudiants et le DEA, partant du diagnostic établi, ont travaillé à la conception du document stratégique. Le DEA a défini ses objectifs prioritaires puis le groupe « a pris de la hauteur ». Il revenait au DEA de bâtir la stratégie à partir de laquelle les étudiants ont rédigé le plan d’action, les jeunes intervenant ici non pas en tant qu’« experts » (ils n’ont pas amené de propositions) mais en tant qu’« accompagnateurs » de la démarche. Le plan d’action s’est présenté sous forme d’un tableau comportant les axes stratégiques (exemple : renforcer l’autonomie en consommations extérieures) ; un objectif a été défini, des leviers stratégiques identifiés, de même que les actions permettant d’y parvenir et leurs échéances. Des indicateurs stratégiques (données chiffrées simples) ont été définis pour permettre au chef d’exploitation d’évaluer très rapidement le niveau de réalisation de chaque objectif (par exemple : consommation en eau, surface de chaque culture…). Le tableau final a fait apparaître les chiffres de l’année n et les objectifs visés à n+1 ou n+2.
IDEA4… mais pas que…
Enseignante et DEA ont souligné les limites de la méthode IDEA4 : celle-ci est considérée par les apprenants comme lourde, et l’approche par les dimensions reste assez normative[9], et n’a donc pas ou peu été utilisée.
C’est pourquoi l’équipe pédagogique a choisi de croiser IDEA4 avec un outil plus simple, la grille de Bossel (1999) (Figure 2). Cette grille permet une analyse du fonctionnement d’un système ou d’une exploitation dans son environnement selon les principes du développement durable (Capitaine et Jeanneaux, 2015). Dans ce cadre, le développement durable est considéré comme une propriété d’un système viable : un système, s’il est viable dans son environnement, contribue au développement durable de ce dernier. La grille de Bossel utilisée à Chambray recense six propriétés de l’environnement d’un système (la propriété « besoins psychologiques » ayant été retirée), associées à des indicateurs de viabilité du système. Dans cette séquence, cette grille prend pour point de départ les priorités définies par l’exploitant. Celles-ci sont ensuite passées au crible de la grille, ce qui conduit l’exploitant à décortiquer ses choix et à s’interroger sur ses objectifs.
Propriétés de l’environnement | Principe | Comportement du système |
Etat « normal » actuel | Existence | Être « compatible » avec son environnement : disposer de toutes les ressources nécessaires au fonctionnement de l’exploitation |
Rareté des ressources | Efficience | Utiliser de façon efficace les ressources nécessaires au fonctionnement de l’exploitation |
Variété de l’environnement | Liberté d’action | Capacité à avoir une autonomie, une liberté d’action |
Variabilité de l’environnement | Sécurité et résilience | Capacité à faire face à des aléas |
Changement | Adaptabilité | Capacité à faire face à des changements durables de l’environnement |
Coexistence avec d’autres systèmes d’acteurs | Coexistence et responsabilité | Capacité à prendre en compte l’existence des autres acteurs de l’environnement avec lesquels l’exploitation est en interaction |
Figure 2 : Extrait de la grille de Bossel utilisée à Chambray
L’équipe pédagogique a souligné l’intérêt de pouvoir comparer ces deux méthodes de diagnostic pouvant se recouper mais également parfois différer l’une de l’autre. Par exemple, la consommation en intrants et la vente directe, qui apparaissaient comme point négatif sur le diagnostic IDEA4 de l’exploitation, ne faisaient pas partie des priorités que se donnait le DEA sur la grille de Bossel. Ainsi, la complémentarité entre IDEA4 et la grille de Bossel a permis de générer un processus stimulant pour les apprenants comme pour les membres de l’équipe pédagogique et à un résultat, au travers du plan d’action, satisfaisant pour mener à bien un pilotage stratégique.
Et ça marche…
Le travail réalisé dans ce cadre a été une réussite pour l’équipe pédagogique comme pour les étudiants. « Ça leur plait. » En effet, les jeunes ont réalisé un travail de longue haleine (sur cinq mois) et qui avait du sens : il a fallu repartir de l’ancien plan d’action pour établir le nouveau, et les étudiants ont constaté que le plan d’action antérieur avait été suivi et de quelle façon. Ils savaient que celui qu’ils étaient en train de concevoir servirait à la stratégie de l’exploitation pour les deux prochaines années. Concernant les outils à proprement parler : les étudiants seront amenés à remobiliser la grille de Bossel à l’occasion de leur stage ; ce n’est pas le cas d’IDEA4, considéré comme trop contraignant. Pour le DEA, ce travail d’analyse a permis de prendre le temps nécessaire à la réflexion sur ses pratiques, de justifier les actions mises en œuvre. « On repart des fondamentaux » : les valeurs, le rôle de l’agriculteur dans la société… La démarche a été complète et a permis, aux étudiants comme à l’équipe pédagogique, de prendre le temps de la hauteur. Le plan d’action réalisé ne servira pas uniquement aux professionnels de l’exploitation, puisqu’il sera également un outil mobilisé par une classe de BTSA APV[10] pour un travail sur la reconception de systèmes de culture.
A l’EPLEFPA de Tours-Fondettes, les étudiants contribuent à élaborer la stratégie de restructuration du vignoble
A l’EPLEFPA de Tours Fondettes, une équipe pédagogique emmenée par Simon Rousseau, enseignant en viticulture-œnologie, et Anne-Alice Serru, directrice de l’exploitation, a demandé aux étudiants en 2ème année de BTSA Viticulture-Œnologie de réaliser un diagnostic IDEA4 de l’exploitation viticole du Domaine des Millarges, en vue de formuler des propositions stratégiques pour la reconversion d’une parcelle en viticulture dans le cadre de la restructuration du vignoble.
IDEA 4 avec pour toile de fond la restructuration du vignoble
Le diagnostic IDEA4 a été réalisé une première fois en 2020 par la DEA seule, pour répondre à l’engagement pris dans Écophyto’TER. Jugé trop complexe, il n’avait pas été repris par la nouvelle DEA (arrivée en 2021), qui n’avait pas reçu la formation à la méthode. Par ailleurs, les enseignants n’ont pu être formés qu’à l’automne 2022. Ceux-ci y ont vu une opportunité, un outil répondant aux objectifs du nouveau référentiel de formation[11].
Dans un contexte de restructuration du vignoble, l’équipe pédagogique est partie du postulat que des difficultés existaient sur l’exploitation. Il était intéressant de voir dans quelle mesure IDEA4 les soulignerait, et quelles perspectives pourraient en être déduites. L’objectif fixé par l’équipe ne portait pas sur la réalisation du diagnostic en tant que tel, mais bien sur l’utilisation de ce diagnostic comme outil pour réaliser des propositions.
Des étudiants acteurs de l’avenir du vignoble
Les deux enseignants formés à la méthode (viticulture-œnologie et gestion) ont fédéré une équipe pédagogique constituée de la DEA et de 3 autres enseignants (agroéquipement, biologie-écologie et agronomie). L’enseignant de viticulture-œnologie, qui avait déjà travaillé sur les versions antérieures d’IDEA, a pris le temps de former ses collègues.
En novembre 2022, Simon Rousseau a présenté aux étudiants la commande de la DEA : il s’agissait de faire un diagnostic IDEA4 de l’exploitation avec pour objectif de définir l’utilisation d’une parcelle sur laquelle la vigne avait été arrachée dans le cadre de la restructuration du vignoble (en effet, IDEA4 ne permet pas de faire une analyse à l’échelle de la parcelle agricole mais une analyse de l’exploitation dans son ensemble). Dans un premier temps, le diagnostic a été réalisé par les étudiants à partir des données collectées par la DEA, qu’ils ont par ailleurs pu interroger. Chaque groupe a saisi la totalité des données sur le calculateur afin de réaliser un diagnostic complet : « c’est long, mais ça permet de faire des ponts », comme l’explique Simon Rousseau. En effet, pour cet enseignant, l’enjeu était de réaliser un travail de synthèse, transversal et complet, sur l’outil de production, en faisant appel à des compétences à mobiliser dans plusieurs disciplines : viticulture, œnologie, économie…
Début janvier 2023, les étudiants ont réalisé une restitution de leur travail de diagnostic devant la classe, l’équipe pédagogique et la direction de l’EPLEFPA. A ce stade, les jeunes ont déduit du diagnostic des propositions d’orientation pour la parcelle visée, qu’ils ont présentées. Par exemple, dans la dimension « agroécologique », le diagnostic a montré une faiblesse sur la composante « diversité fonctionnelle ». Les étudiants ont alors confirmé une intuition de départ de l’équipe pédagogique, qui était la nécessité de renforcer la biodiversité dans les parcelles. Les apprenants ont donc formulé des propositions allant de l’introduction de nouvelles variétés de vignes à la production de nouveaux produits, en passant par l’introduction d’infrastructures favorables aux pollinisateurs et aux auxiliaires de culture.
Dans un second temps, la démarche s’est détachée d’IDEA4 : l’équipe pédagogique a identifié, à partir des propositions des étudiants, trois thèmes correspondant à des hypothèses de travail : l’agroforesterie, l’éco-pâturage, et une nouvelle plantation de vigne. Il a été demandé aux étudiants d’enquêter (au travers de recherches bibliographiques, d’études de marché…) afin de formuler des propositions plus précises et d’en estimer la faisabilité. Les étudiants avaient carte blanche afin d’éviter toute autocensure. Le livrable a pris la forme d’un poster (Figure 3) et les jeunes ont été évalués à l’oral. Les étudiants ont également présenté leur travail dans le cadre de la journée de la biodiversité organisée au lycée le 22 mai 2023.
Comment passe-t-on des indicateurs aux propositions ?
Chacun des groupes a réalisé la totalité de la saisie des données de l’exploitation pour remplir le calculateur IDEA4 et calculer l’ensemble des indicateurs. Cette phase a été considérée fastidieuse par tous mais correspondait à un choix pédagogique : il s’agissait de sortir du scolaire pour mettre les étudiants dans une démarche proche du monde professionnel où ils devront réaliser un diagnostic complet et formuler des propositions.
A la restitution des résultats de leur travail de diagnostic, certains groupes ont privilégié une interprétation par les dimensions, et d’autres par les propriétés. Tous ont choisi de passer en revue les indicateurs un par un. Cela reflète un certain manque de recul et de prise de hauteur pour avoir une vision d’ensemble du diagnostic. Les étudiants ont ainsi eu du mal à identifier les indicateurs clefs pour leur étude et avaient peu recontextualisé les résultats, ce que l’équipe pédagogique associe à un manque de recul par rapport à l’outil IDEA4 (complexité du diagnostic, termes parfois inconnus, trop théorique, multitude de paramètres) et à un manque de connaissance de l’exploitation.
Les enseignants quant à eux ne s’étaient pas focalisés sur les indicateurs. Leur posture, tout au long de cette démarche, était de guider les étudiants sans les influencer, afin que ceux-ci puissent porter un regard neuf sur l’exploitation et que leurs propositions ne soient pas biaisées par les projections des attentes des enseignants et de la DEA. Les résultats du diagnostic ont confirmé certains ressentis (« on sait que sur certaines choses, on est bon, et pas sur d’autres »), et parfois ont été accueillis avec surprise (« parfois on pense qu’on est bon alors qu’on est moyen »). L’équipe pédagogique a souligné néanmoins la spécificité de l’exploitation viticole, rendant certains leviers plus difficiles à mobiliser.
Les étudiants ont donc formulé une proposition pour chacun des thèmes sélectionnés : éco-pâturage ovins, plantation de chênes truffiers, plantation d’un cépage résistant. Celles-ci émergeaient du diagnostic et ont été développées au regard de l’expérience du territoire, au regard d’une enquête menée auprès de différents acteurs (IFV, trufficulteur, agriculteur ayant mis en place de l’écopâturage, enseignants). A défaut d’être véritablement audacieuses, elles ont été jugées cohérentes et ont conforté la DEA dans des solutions qu’elle avait déjà identifiées. Elle les mettra en place, sous réserve de financement. Les jeunes, de leur côté, ont estimé très valorisant que ce travail, mené tout au long de l’année, trouve son aboutissement dans une réalisation concrète sur la parcelle. « C’est important pour les jeunes qu’ils voient que ce n’était pas que de la théorie, qu’on a utilisé leur travail. »
La séquence ayant abouti à des projets concrets et réalisables pour l’exploitation, la démarche dans son ensemble a été considérée comme une réussite par l’équipe pédagogique comme par les jeunes. « Même quand on connaît l’exploitation depuis longtemps, on découvre encore des choses car on se pose des questions de façon différente. »
Et la suite ?
Simon Rousseau envisage de reproduire cette séquence afin, d’une part, de capitaliser sur l’expérience, en l’améliorant pour la rendre plus performante pour les jeunes (par exemple en étalant sur les deux ans du BTSA pour faciliter l’interprétation de données techniques) ; et d’autre part, de réaliser un suivi du projet d’exploitation incluant les propositions réalisées cette année et de pouvoir le cas échéant comparer avec un autre diagnostic.
Deux choix pédagogiques forts pour un bilan gagnant-gagnant
Alors que la méthode IDEA4 est parfois identifiée comme un outil contraignant par les établissements engagés dans Écophyto’TER, qui ne parviennent pas toujours à mobiliser cette méthode dans leurs objectifs d’apprentissage, les équipes pédagogiques des EPLEFPA de l’Eure et de Tours-Fondettes ont fait le choix fort d’utiliser IDEA4 comme fil rouge pédagogique sur l’année scolaire, avec des étudiants de niveau BTSA. Cette stratégie s’est révélée « gagnant-gagnant » : pour les DEA, il s’agissait d’élaborer des outils ou propositions permettant d’améliorer la conduite de l’exploitation à partir d’un diagnostic complet de durabilité de leur exploitation ; les étudiants quant à eux, ont acquis des connaissances prévues dans les référentiels de formation en réalisant un travail porteur de sens, valorisant, et concret. Les équipes pédagogiques comme les étudiants interrogés (pour Tours) se sont révélés complètement satisfaits de cette séquence et de ce travail réalisé en équipe dans une démarche projet.
Ce choix n’est pas forcément transposable à tous les établissements, plusieurs conditions devant être réunies : implication du DEA et éventuellement projet d’exploitation se prêtant à l’exercice, classes encadrées suffisamment outillées pour comprendre le diagnostic et son intérêt (plus facile en 2ème année de BTSA, après des séances en économie/comptabilité et portant sur du vocabulaire technique), un ou plusieurs enseignants formés à la méthode pour en comprendre le fonctionnement, et l’ayant éventuellement réalisé au moins une fois… Cependant, ces deux témoignages sont des exemples de ce qu’il est possible de faire avec une classe pour travailler sur la durabilité d’un projet d’exploitation.
Des enseignements au-delà des deux situations pédagogiques proposées
Le croisement de l’enquête et des deux exemples ci-dessus avec les résultats observés plus largement auprès des 31 établissements engagés dans Écophyto’TER (Peltier et al., à paraître) interroge sur les conditions pour que la réalisation du diagnostic IDEA4 avec des jeunes soit apprenante en termes de capacité de diagnostic et de propositions d’amélioration en termes de pratiques durables. Retenons-en les plus significatives :
- L’importance du défi à la fois intellectuel et psycho-social proposé aux apprenants. En effet, la commande d’un DEA ou d’un agriculteur motive les apprenants qui se sentent investis d’une « mission » à l’égal de « réels professionnels », comme s’ils étaient des conseillers. On leur fait confiance. On a « besoin d’eux ». Ce qu’on leur propose est en quelque sorte un « jeu authentique » (Peltier, à paraître). Ils doivent rendre des comptes « pour de vrai » et sont généralement en attente du retour du professionnel. Il est ainsi possible de constater combien la qualité de leur argumentation s’en ressent positivement : leurs analyses et propositions sont pertinentes. Et en plus ce type de mise en situation, « ça leur plaît » ... parce que ça a du sens pour eux.
- La proposition pédagogique doit se situer dans la zone proximale de développement des apprenants (Vergnaud, 1989). Si ce n’est pas le cas, les apprenants répondent aux consignes, enregistrent des données dans le calculateur, reprennent les résultats mais peinent à analyser, expliquer, interpréter ces résultats en termes de durabilité plus ou moins forte des pratiques agricoles dont ils témoignent. En revanche, si des repères sont construits avec eux (leur niveau d’étude le permet), alors ils sont en capacité de produire des raisonnements qui montrent leur bonne compréhension des résultats, base d’éventuelles propositions en termes de plan d’action.
- Le rôle de l’enseignant est clé. Il ne se situe pas dans la simple position de distributeur d’informations. Il prépare le travail en s’assurant – avec le DEA ou un agriculteur – de la bonne collecte d’informations nécessaire à la réalisation du diagnostic ; pédagogique passée par le professionnel aux apprenants ; il conçoit cette situation-problème en la négociant avec le commanditaire ; il accompagne les apprenants dans les difficultés qu’ils peuvent rencontrer ; il veille à ce qu’ils réussissent ... certes, mais par eux-mêmes. Il a un rôle de médiateur entre la situation d’apprentissage, le professionnel, les savoirs en jeu et la tâche à réaliser qui présente une valeur sociale, bien au-delà d’un simple exercice scolaire.
- Dans les deux cas, une pédagogie de la question et du problème est au cœur de l’activité d’enseignement avec IDEA4. C’est bien parce qu’il y a quelque chose qui résiste, qu’il y a problème, qu’une enquête est nécessaire ; mais une enquête scientifiquement outillée – outil IDEA4, grille de Bossel, concept pragmatique de durabilité – afin de pouvoir identifier précisément ce qui « dysfonctionne » dans le système et proposer des solutions. Celles-ci peuvent être plus ou moins ambitieuses en termes de durabilité, ponctuelles ou systémiques. Ce type de pédagogie dépasse la traditionnelle pédagogie de projet car elle vise à faire problématiser (Fabre, 2016) et conceptualiser (Barth, 2013) les apprenants, tout en en gardant l’effet stimulant de la mise en activité pour des jeunes toujours enclins à « aller sur le terrain ».
- Le choix de la mobilisation des dimensions ou des propriétés découle en partie du point précédent. En effet, en fonction du niveau de formation et du positionnement dans la progression pédagogique (de l’enseignant, au sein du ruban pédagogique[12] d’une promotion), nous avons montré combien l’une ou l’autre pouvait être pertinente. Un travail avec les propriétés est plus qualitatif, il stimule la réflexion sur les critères et indicateurs ; un travail avec les dimensions est plus quantitatif (et normatif) et produit des résultats chiffrés à interpréter ensuite. Dans ce dernier cas, une segmentation du travail – un groupe d’apprenants ne s’occupant que d’une seule composante – est préjudiciable à une appropriation systémique de la démarche et à des raisonnements en faveur d’une durabilité forte (conformément au cadre de Bossel).
- La construction du concept pragmatique de durabilité (Peltier & Mayen, 2017) avec les apprenants constitue un passage obligé pour une bonne appropriation de la méthode IDEA4 dans l’enseignement. En effet, c’est à l’aune de cette bonne perception que ce qui distingue non-durabilité / durabilité faible / durabilité forte que les apprenants peuvent prendre du recul sur les données qu’ils collectent et manipulent, puis sur les résultats et les propositions.
- Enfin, c’est la capacité des apprenants à problématiser et conceptualiser qui paraît discriminante pour une bonne appropriation de la méthode IDEA4. En effet, sans ce travail de prise de hauteur, d’abstraction, comment les jeunes – accompagnés par leurs enseignants – peuvent-ils distinguer les indicateurs clés qui renseignent efficacement sur le fonctionnement et les performances d’un système en termes de durabilité, sur la stratégie développée par un agriculteur (son raisonnement et les impacts de ses pratiques) ? Si, au-delà de l’expérience accumulée par les enseignants sur de telles pratiques, lors de la préparation de la situation pédagogique, les enseignants ne se mettent pas eux-mêmes en enquête sur ces critères, alors ils rencontreront des difficultés à accompagner les jeunes dans cette tâche. Or, d’autres expériences d’accompagnement d’équipes (Peltier & Ringeval, 2018) montrent l’importance de cette enquête et les résultats dans la formation des apprenants à la problématisation des situations professionnelles (de travail) pour, ensuite, bien conceptualiser (designer) des solutions à proposer.
Conclusion
Il ressort de cette étude qu’IDEA4 peut être un outil pédagogique puissant permettant de développer le concept de durabilité appliqué à l’exploitation de l’établissement d’enseignement. Le diagnostic révèle les impacts des pratiques mises en œuvre et matérialise ce qui est souvent ressenti par les équipes. Ce diagnostic peut alors être mobilisé dans la réflexion pour concevoir des outils de pilotage, comme un plan d’action (cas de Chambray), ou pour définir une stratégie d’exploitation (cas de Tours).
Toutefois, en dépit de ces avantages, la relative complexité de mise en œuvre et le temps nécessaire pour la réalisation du diagnostic avec une classe constituent un frein à l’utilisation de la méthode pour un certain nombre d’enseignants et de DEA (ce constat serait à réviser depuis la publication officielle de la méthode en juin 2023, car ces diagnostics ont été réalisées avec une méthode en cours en développement, non finalisée). Cependant, lorsqu’une équipe enseignante s’empare de l’outil et l’intègre dans la progression pédagogique d’une classe (Peltier et al., à paraître), comme dans les deux témoignages présentés précédemment, l’intérêt de la méthode, pour les apprenants et pour le DEA, est visible. L’enjeu est donc de former les équipes pédagogiques à la méthode IDEA4 et de valoriser les expériences positives comme celles décrites dans cet article, afin qu’ils se l’approprient et l’utilisent correctement pour enseigner au mieux l’intérêt d’un diagnostic de durabilité aux apprenants : les objectifs d’un diagnostic, les méthodes possibles pour le réaliser ; la place d’IDEA4 parmi ces méthodes ; la façon d’analyser les résultats et les limites du diagnostic. Un outil d’aide à la conception de séquences pédagogiques pour l’enseignement d’IDEA4 est en finalisation (cet outil a été testé lors de la formation de 2022 à laquelle a participé Simon Rousseau) et sera mis gratuitement à disposition[13] de l’enseignement agricole, dans la perspective de faciliter la prise en main de l’outil dans les établissements.
L’évaluation par les indicateurs de la méthode IDEA4 incite à un questionnement et à une réflexion sur le système étudié, et sur les possibilités de reconception à mettre en place pour tendre vers plus de durabilité. L’intérêt d’IDEA4 prend tout son sens dans la construction avec les jeunes du concept de durabilité (faible, forte…) et l’utilisation de ce concept pour évaluer les pratiques observées sur une exploitation à la suite de la commande d’un professionnel.
Au-delà de la pratique explorée ici dans l’enseignement agricole, les deux expériences relatées interrogent la fréquence de réalisation du diagnostic IDEA4. Le comité scientifique qui a conçu IDEA4 envisage une fréquence de 3 à 5 ans pour que le plan d’action acté après le diagnostic ait le temps de donner des résultats. Une fréquence plus réduite présente moins d’intérêt en termes de pilotage stratégique ... sans ôter celui d’un exercice scolaire.
Par ailleurs, le croisement de la méthode IDEA4 avec la grille de Bossel révèle l’intérêt majeur de la prise en compte du conflit de valeurs qui peut exister entre les valeurs explicites normatives (les 12 objectifs de la durabilité) de la méthode IDEA4 (conçue dans un cadre conceptuel de durabilité forte) et les valeurs portées individuellement par un agriculteur. Si ce conflit sera géré par le plan d’action (qui peut être discuté entre l’agriculteur et le conseiller), il ne s’en pose pas moins la question de la négociation des valeurs. Comment l’agriculteur peut-il « entendre » ce que les résultats d’IDEA4 lui disent en termes de durabilité forte, ou dit autrement de « communs » relatifs à son activité quotidienne et au jeu d’opportunités/contraintes qui règle ses décisions ? Comment un système de réassurance – par le biais de démarches collectives par exemple – peut-il l’inciter à prendre des décisions au-delà de sa zone de confort habituelle, de sa zone proximale de développement ? C’est-à-dire, comment peut-il prendre en compte l’écho sociétal du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité, comme vecteur de développement de son activité et de sa personne ? Ce qui se joue ici dépasse le cadre du diagnostic IDEA4, mais cet exercice peut être considéré comme une opportunité pour ouvrir cet espace de reconsidération du couple « intérêt individuel – intérêt collectif » pour dessiner une agriculture soutenable, désirable et faisant société (un nouveau contrat social ?) pour le XXIe siècle.
[3] Site de présentation de la méthode : https://methode-idea.org/
[4] Les branches, agrégeant plusieurs indicateurs, peuvent être affectées à une classe « très favorable » ou « très défavorable ».
[5] Accompagnement au Changement vers la TransitION agro-écologique pour une performance globale des exploitations agricoles.
[6] Compte d'Affectation Spécial « Développement Agricole et Rural ».
[7] Brevet de Technicien Supérieur Agricole
[8] Analyse, Conduite et Stratégie de l'Entreprise agricole.
[9] D’après l’équipe pédagogique, certains apprenants peuvent trouver la méthode IDEA4 orientée et restrictive : certains objectifs semblent inatteignables, ce qui peut s’avérer décourageant, car même en mettant en œuvre des pratiques vertueuses, il est très difficile d’obtenir la totalité des points sans « cocher toutes les cases » (par exemple sur la consommation des intrants ou encore sur la vente directe). Cette réflexion est à relativiser compte tenu du système de compensation entre indicateurs dans chaque composante.
[10] Agronomie Production Végétale
[11] Cf. Référentiel de Diplôme Brevet de technicien supérieur agricole « Viticulture-Œnologie », Arrêté du 17 février 2021 https://chlorofil.fr/fileadmin/user_upload/02-diplomes/referentiels/secondaire/btsa/viti-2022/btsa-vo-ref-2103.pdf
Module M7 : Stratégie de production vitivinicole ; capacité 7 : Proposer une stratégie de production vitivinicole, subdivisée en deux capacités : C7.1. Evaluer une stratégie de production ; C7.2. Proposer une évolution du système de production de l’entreprise).
[12] Par ruban pédagogique (lycée) ou tableau stratégique de formation (CFA-CFPPA), il faut entendre la progression dans les apprentissages au cours généralement des deux ans d’un diplôme professionnel agricole construite en début de formation par les enseignants et/ou formateurs.
[13] L’outil sera téléchargeable sur le site Internet de la méthode.
Références bibliographiques
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Bossel, H., 1999. Indicators for sustainable development: theory, method, applications; a report to the Balaton group. Winnipeg, Etats-Unis d'Amérique, IISD.
Boutaud, A., 2005. Le développement durable : penser le changement ou changer le pansement ? Thèse, Ecole Nationale Supérieure des Mines de Saint-Etienne, Université Jean Monnet, Saint-Etienne.
Capitaine, M., & Jeanneaux, P., 2015. De l’approche globale à l’approche systémique du changement : vers la gestion stratégique de l’exploitation agricole. Structures d'Exploitation et Exercice de l'Activité Agricole : Continuités, changements ou ruptures ? (p. 15). Rennes.
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. Récupéré sur IDEA Indicateur de durabilité des exploitations agricoles : methode-idea.org/la-methode-et-ses-usages/historiquePeltier, C., 2023. Enseigner (et évaluer) avec un objet pédagogique territorialisé pour apprendre les transitions et l’agroécologie. Pour une pédagogie ancrée mobilisant des « jeux authentiques
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Peltier, C., Gafsi, M., Rodrigues, I., Zahm, F., à paraître. Accompagner les enseignants pour stimuler les apprentissages autour de la transition agroécologique : mobilisation de la méthode IDEA4 dans l’enseignement agricole,revue NOROIS.
Peltier, C., Mayen, P., 2017. Le développement durable, une notion embarrassante pour l’enseignement – concept, schème, champ conceptuel : un cadre pour penser l’enseignement du développement durable. Actes du colloque « Changements et transitions : enjeux pour les éducations à l’environnement et au développement durable », p. 149-160.
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Zahm, F., Girard, S., Alonso Ugaglia, A., Barbier, J-M., Boureau, H., Carayon, D., Cohen, S., Del’homme, B., Gafsi, M., Gasselin, P., Gestin, C., Guichard, L., Loyce, C., Manneville, V., Redlingshöfer, B. et Rodrigues, I., 2023. La Méthode IDEA4 - Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles. Principes et guide d’utilisation - Évaluer la durabilité de l’exploitation agricole, Dijon, Éducagri éditions. https://www.edued.fr/LS/IDEAV4
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