Editorial
Philippe Prévost1, Christian Bockstaller2, François Kockmann3, Aude Ripoche4, Aude Alaphilippe2, Philippe Cousinié5 et Guenaëlle Hellou6
1 Agreenium, l’Alliance de la formation et la recherche pour l’agriculture, l’alimentation, l’environnement et la santé globale, auteur correspondant : philippe.prevost@agreenium.fr,
2 Inrae, 3 Ex-directeur de la chambre d’agriculture de Saône et Loire, 4 Cirad 5 MASA-DGER, SESRI/SDRICI/BDAPI/Réso’them, 6 ESA Angers
Ce numéro de la revue Agronomie, environnement & sociétés s’inscrit dans la filiation des autres numéros dédiés à la compréhension et à la valorisation des démarches cliniques en agronomie.[1] Après avoir traité de la diversité des approches cliniques aux échelles de la parcelle et du système de culture (AES 9-2) puis à l’échelle du territoire (AES 11-2), le choix éditorial de ce numéro est de rendre compte des évolutions dans la conception et les usages des références agronomiques servant la prise de décision des agriculteurs dans leurs choix de pilotage, stratégique et/ou tactique, dans le contexte actuel de transitions agricoles. Car si la production de références agronomiques constitue depuis les années 1960 le cœur de métier des agronomes du système de développement agricole (Kockmann et Pouzet, 2022), la dynamique d’élaboration de ces références a fortement évolué depuis ces dernières décennies, avec d’une part l’enrichissement des connaissances et des méthodes et d’autre part la prise en considération des enjeux environnementaux et plus largement des exigences de la triple performance, économique, écologique et sociale. La création de référentiels agronomiques et d’indicateurs se situe en amont de la fonction de conseil-prescription-accompagnement ; c’est une ressource précieuse pour venir en appui des démarches cliniques face à la singularité et à la diversité des situations.
Que ce soit dans la compréhension du fonctionnement de l’agroécosystème ou dans la mise en œuvre de techniques culturales, les agronomes sont de fait confrontés à une diversité de plus en plus grande des situations de terrain qu’ils rencontrent dans la transition agroécologique. D’une part, la variabilité des aléas climatiques et des régulations biologiques s’accroît avec le dérèglement climatique, et interroge régulièrement la mobilisation de résultats d’expérimentation qui sont nécessairement limités en termes de diversité spatiale et temporelle des conditions de milieu. D’autre part, la nécessité des transitions agricoles, écologique et énergétique, crée une dynamique de diversification des systèmes de culture, pour laquelle les références scientifiques et techniques sont faibles (comparativement aux systèmes simplifiés qui ont bénéficié de recherche-développement ciblés sur les espèces et les pratiques dominantes) et dont la construction demande la prise en compte d’une gestion adaptative face aux aléas et à la singularité des situations agronomiques. Ainsi, de nouveaux systèmes techniques font l’objet d’un véritable engouement, alors que les références scientifiques et techniques sont en cours d’acquisition (agroforesterie, agriculture de conservation, permaculture…), ou sont même difficiles à objectiver (biodynamie…), alors qu’ils risquent par ailleurs d’être obsolètes très vite dans un contexte changeant et incertain.
Face à cela, comment les agronomes de la recherche et du développement et les praticiens agricoles s’organisent-ils pour construire des référentiels et des indicateurs adaptés à la diversité des situations agronomiques de terrain ? Quels acquis des expériences vécues ? Quelles nouvelles méthodes (démarches de réseaux, collectifs militants, recherche-intervention, innovation ouverte…) ? Quels nouveaux outils (outil d’évaluation multi-critères, spatialisation des informations…) ?
Dans ce numéro est ainsi proposée une diversité de textes que nous avons organisée en trois parties. La première partie est composée d’un ensemble d’articles qui permettent au lecteur d’avoir une vision de l’état des lieux de l’évolution, toujours en cours, des enjeux liés à la création de référentiels et d’indicateurs en agronomie. Puis les deux autres parties présentent une diversité de textes qui rendent compte de recherches et d’expériences, d’une part dans la conception de nouveaux types de références et d’autre part, dans leurs usages.
Les enjeux des référentiels et des indicateurs en agronomie
Le texte introductif de Boiffin et al., centré sur les références techniques en agronomie, couvre largement le sujet, à la fois dans son périmètre et avec le recul historique nécessaire. Il pose ainsi clairement les enjeux de la conception et des usages des références techniques en agronomie. La démarche, empirique, prenant appui sur des cas concrets, conduit à identifier un schéma de caractérisation d’une référence technique en agronomie (structure invariante, basée sur un modèle de connaissance agronomique interférant avec les méthodes d’acquisition des données). Ainsi se dessine un socle conceptuel et méthodologique commun avec des exigences dans l’élaboration des références et référentiels techniques en agronomie. Abordant leur renouvellement induit par le contexte des transitions agricoles, les auteurs amorcent une réflexion transversale notamment sur les usages et la diffusion ; ils proposent en fait une véritable ambition programmatique nécessitant d’investir à l’avenir mais surtout une organisation collective des agronomes des différents métiers.
Les deux textes suivants sont des illustrations des chantiers dans lesquels les agronomes doivent investir pour s’inscrire dans la trajectoire globale de transition agroécologique. Bockstaller, Alaphilippe et Angevin, qui s’appuient sur les propositions de la FAO de prise en compte d’une palette de critères et d’indicateurs d’évaluation des différentes dimensions de la durabilité en agriculture, définissent un cadre conceptuel et une typologie d’indicateurs pour l’évaluation des impacts environnementaux et des services écosystémiques. Cette approche permet d’évaluer le fonctionnement de l’agroécosystème et d’envisager les effets prédictifs de la transition agroécologique. Et Husson et al., à partir de l’analyse des limites des agricultures écologiques dans la production de services écosystémiques performants (agriculture biologique, agriculture de conservation, agriculture régénératrice) et des connaissances récentes sur les processus écologiques favorables aux différents services écosystémiques, proposent un référentiel pour la santé des sols qui pourrait être à la base d’indicateurs pour une approche agronomique de l’agriculture régénératrice.
Enfin, toujours dans une perspective de cadrage des enjeux des référentiels et des indicateurs, Bockstaller, Tomp et al. témoignent de la prolificité des chercheurs dans la production de méthodes d’évaluation de la durabilité et d’indicateurs associés, à travers la description de la base de données « INDIC ». Cette base de données alimentée par les chercheurs vise à informer les agronomes des méthodes existantes en vue de les aider à s’orienter dans une offre déjà pléthorique, alors que l’heure est au recul conceptuel et méthodologique.
La conception d’indicateurs pour prendre en compte les évolutions dans l’évaluation des systèmes agricoles
Cette deuxième partie est composée de quatre textes.
Morel rend compte des nouvelles connaissances scientifiques, en particulier celles sur le fonctionnement de la rhizosphère, qui amènent à proposer de nouveaux indicateurs d’évaluation du phosphore phytodisponible dans le sol, en vue d’améliorer à terme la qualité des prescriptions de la fertilisation phosphatée. Avant le déploiement à grande échelle de ces indicateurs, des travaux supplémentaires restent encore nécessaires pour généraliser leur valeur agronomique et leur transfert vers des laboratoires d’analyse de sol.
Soulé et al., dans une démarche de recherche-intervention au sein d’une coopérative agricole engagée dans une démarche de responsabilité sociale et environnementale ambitieuse, analyse la trajectoire de transition agroécologique des adhérents. Cela s’est traduit par la conception de nouveaux indicateurs environnementaux (indicateurs de cause), mais également par la conception d’indicateurs d’impacts prédictifs (indicateurs d’effets) qui, combinés, permettent de mieux cerner les conditions pour réduire les impacts et accroître les services écosystémiques.
Barnéoud témoigne d’une démarche de diagnostic-conseil et de formation auprès des agriculteurs, basée sur les rôles des différentes formes de la matière organique du sol, distinguées en quatre compartiments en interactions. La démarche s’appuie sur des indicateurs qualifiant et quantifiant chacun des quatre pools, retenus par le laboratoire Celesta-lab, qui a valorisé les connaissances scientifiques acquises sur la qualité biologique des sols. Le recueil de plusieurs points de vue (céréalier, éleveur, vigneron, agronome) confirme l’intérêt de cette démarche d’accompagnement.
Enfin, le dernier texte d’Alaphilippe et al. est d’une autre nature, puisqu’il décrit une démarche de co-conception chercheurs-praticiens et compare deux dispositifs de recherche-action au sein de systèmes horticoles très diversifiés, dont l’objectif est de réduire l’usage des produits phytosanitaires. Dans le contexte de ces systèmes, multi-fonctions, multi-services et évolutifs, le partage des connaissances et la co-construction d’indicateurs de performance au sein de collectifs ou de territoires sont une autre façon de mobiliser de nouveaux référentiels et indicateurs.
Les usages des référentiels et des indicateurs agronomiques dans diverses situations agronomiques
Cette dernière partie regroupe sept textes portant sur la diversité des usages des référentiels et des indicateurs par les praticiens.
Le premier texte de Lefeuvre et al., à destination des concepteurs d’indicateurs, témoigne d’un travail collaboratif entre des agronomes et des ergonomes dans un contexte de projets de recherche-développant visant à fournir des outils d’aide à la décision pour les praticiens. Ce travail, qui s’appuie sur la méthodologie développée par le réseau IDEAS[2], à partir d’un diagnostic de situations d’usage et de tests en situation d’usage, permet aux concepteurs d’enrichir leurs représentations sur les futurs usagers et leurs façons d’utiliser les outils, mais surtout de clarifier les usages potentiels, pour mieux adapter les outils aux utilisateurs.
Puis Vandewalle et Des Roseaux, qui présentent l’outil « Toolbox for crop diversification », produit dans le cadre du projet européen DiverIMPACTS[3], visant à faciliter la diversification des cultures, montrent l’importance d’accéder à des ressources s’appuyant sur un référentiel partagé, en vue du diagnostic et de l’accompagnement de la diversification des assolements dans les territoires.
Delesalle et al. rendent compte d’une démarche d’accompagnement collectif pour gérer l’azote par obligation de résultats dans des territoires. Cette démarche, qui s’appuie d’une part sur un diagnostic initial partagé par le groupe d’agriculteurs et sur la définition d’objectifs communs, et d’autre part sur la mise en place d’un tableau de bord pour le suivi d’un certain nombre d’indicateurs, montre toute sa pertinence, tant dans l’intégration de connaissances issues de la recherche et des praticiens que par l’intérêt pour les agriculteurs d’une vision systémique du lien milieu-pratiques fournie par le tableau de bord. L’expérience, qui illustre l’intérêt du changement de paradigme, « renoncer à un encadrement rivé sur une obligation de moyens pour un accompagnement vers des objectifs de résultats » interroge aussi les politiques publiques.
Clément analyse une démarche d’accompagnement de 13 exploitations de lycées agricoles dans l’abandon du glyphosate, consistant à préciser les problématiques communes et spécifiques, à injecter des connaissances d’experts dans le collectif et à proposer des projets d’évolution des systèmes et des pratiques dans chacune des situations pour atteindre l’objectif commun. Au-delà des indicateurs agronomiques (comme l’IFT - Indice de fréquence de traitement), ce projet permet de travailler sur des indicateurs de réussite du changement dans la ferme ou même des indicateurs d’évolution de la pédagogie.
Meynier et al. rendent compte de l’expérience de deux établissements d’enseignement agricole engagés dans un dispositif de réduction des produits phytosanitaires (Ecophyto’Ter) utilisant la méthode IDEA4[4], non plus comme méthode de diagnostic de la durabilité de l’exploitation agricole, mais en utilisant les indicateurs de la méthode pour accompagner la réflexion sur le projet de l’exploitation agricole. Même si la mobilisation de de la méthode IDEA4 présente certaines contraintes, son usage a montré de fortes potentialités pédagogiques au-delà de son intérêt pour la construction de trajectoires d’évolution du système de l’exploitation agricole.
Barbot et al., quant à eux, présentent différentes expériences menées au sein des chambres d’agriculture, le plus souvent dans le cadre de projets financés par le casDAR, finalisés sur la prise en compte de démarches agroécologiques. Les projets portent sur la mobilisation collective locale pour la compréhension et l’action au profit des propriétés biologiques des sols. Ces expériences montrent l’engouement des agriculteurs dans des recherches-formations-actions pour le partage de référentiels et d’indicateurs leur permettant de faire évoluer leurs systèmes de culture.
Enfin, Bakker et Vega-Martinez se sont intéressées aux évolutions du travail dans des exploitations agricoles, au Bénin et en Colombie, en mobilisant des indicateurs de trajectoires du travail pour acquérir une compréhension globale de l’exploitation agricole. Selon elles, cette méthodologie reste à perfectionner pour mieux répondre aux problématiques du travail en production végétale mais leur analyse encourage les agronomes à évaluer les différentes dimensions du travail en agriculture et leur évolution[5].
A l’issue de ce numéro, nous saisissons encore mieux les enjeux, affichés dans la première partie, que représente le travail collectif des agronomes à mener dans les prochaines années sur ce sujet des référentiels agronomiques et des indicateurs pour l’action. Car si l’un des atouts de l’agronome est de pouvoir combiner des connaissances (issues de la recherche et de la pratique), des échelles (spatiales et temporelles), des systèmes (de la parcelle au territoire), son rôle est de mettre ce savoir-faire au service de l’action des praticiens en rendant opérationnelles ces connaissances par l’outillage conceptuel et méthodologique le mieux adapté aux besoins des différentes parties prenantes (agriculteurs, acteurs des territoires, représentants professionnels et politiques...).
Le chantier est immense, mais il représente un beau chemin d’avenir pour les agronomes de tous les métiers !
Nous vous souhaitons une bonne lecture !
[1] Références aux revues AE&S
AES 11-2 – Quelles démarches cliniques en agronomie dans les territoires ? (décembre 2021)
[2] IDEAS (initiative for design in agri-food systems) est un réseau de chercheurs qui mène trois types d’activités : la recherche pour et sur les méthodes de conception, la formation des acteurs et étudiants pour diffuser ces méthodes, et l’accompagnement de projets de conception, via une Plateforme d'appui, en partenariat avec différents acteurs de l’innovation (développement agricole, chercheurs, industriels…).
[3] voir le site internet : https://www.diverimpacts.net/
[4] Méthode d’évaluation de la durabilité des exploitations agricoles (https://methode-idea.org/)
[5] Ce sujet sera l’objet du prochain numéro de notre revue, à paraître en juin 2024.
Références
Kockmann, F. Pouzet, A. 2022. Contribution du système de développement agricole à la dynamique de l’agronomie. In Boiffin et al., La fabrique de l’agronomie, Paris Quae, pp363-408.
Boiffin, J., Doré, T., Kockmann, F., Papy, P., Prévost, P., 2022. La fabrique de l’agronomie. Paris Quae, 496p.
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