Références et référentiels techniques en agronomie : de quoi s’agit-il, que faut-il faire ?
Jean Boiffin*, François Kockmann**, Rémi Koller***, André Pouzet****
*Inrae (retraité)
**Chambre d’agriculture de Saône et Loire (retraité)
*** Association pour la Relance Agronomique en Alsace (retraité)
**** Terres Inovia (retraité)
Auteur correspondant : jean.boiffin.pro@gmail.com
Résumé
Cet article vise à relancer une dynamique d’échanges et de réflexion prospective sur les références techniques en agronomie (RTA) et référentiels correspondants, en lui donnant un socle conceptuel et méthodologique commun. La démarche proposée est empirique. À partir de quatre cas, on identifie les aspects fondamentaux du contenu et de la structure d’une RTA. Cette approche, étendue à une collection d’exemples plus large, permet de valider un schéma général de caractérisation des RTA. On précise quelques-unes des problématiques qui découlent de cette analyse, face à la nécessité de renouvellement qu’induisent les transitions en agriculture. Sont également discutés les critères permettant d’établir un état des lieux et les modalités d’usage des RTA et des référentiels. La conclusion insiste sur la nécessité d’identifier l’élaboration des RTA et des référentiels comme défi méthodologique transversal pour le système de recherche-développement agronomique.
Mots clés : références techniques ; référentiels ; agronomie ; étude de cas ; contenu et démarche d'élaboration ; diversité ; transitions.
Abstract
In agriculture, technical decisions and support to decision making need to be supplied with adequate references. In this paper, we define a technical reference in agronomy (TRA) as information that can be used (i) to take a decision in a given agricultural context, by choosing an operating process suited to the situation and objectives of the farmer (and, more broadly, of the stakeholder(s) concerned), or (ii) to formulate a diagnosis of a past action. A reference repository is the database resulting from the collection and grouping of TRAs relating to one or more technical fields, so as to make them accessible to, and usable by, different types of stakeholders, first and foremost farmers. Agricultural transitions imply a large and deep renewal of existing TRAs and corresponding repositories.
The aim of this article is a preliminary contribution to this renewal, by providing a common conceptual and methodological framework, following from an empirical approach. Based on 4 case studies, the fundamental aspects of the content and structure of a TRA are identified. This first step is extended to a wider collection of examples (see appendix). This enables us to validate a general scheme for characterizing TRAs, and also to highlight the wide diversity of forms taken by this general scheme.
In the second section of the paper, some of the issues arising from this analysis are identified, in view of the renewal required by transitions. Criteria for establishing the state of the art are discussed, as are the ways in which RTAs and reference repositories can be used. The conclusion stresses the need to identify the development of TRAs and reference repositories as a major issue, subject of exchange, and field of methodological research, for the agronomic system of research and development.
Keywords: technical reference in agronomy (TRA); reference repositories; agronomy; case studies; content and development of TRAs; diversity of TRAs; renewal of TRAs.
Introduction
La modernisation de l’agriculture, et les multiples transitions qui en ont pris la suite, se sont accompagnées d’un considérable élargissement des sources d’information à partir desquelles l’agriculteur fait ses choix et prépare ses interventions techniques. Les principes de raisonnement et règles de décision qu’il met en œuvre sont pour partie élaborés et mis en forme au sein d’un système de recherche-développement agronomique qui s’est fortement développé depuis 1945 (Evrard et Vedel, 2003 ; Rémy et al, 2006). Ils ne proviennent plus seulement de sa propre expérience, ou de celle de ses parents et voisins, mais sont importés de l’extérieur de l’exploitation, par l’intermédiaire de divers canaux – conseillers agricoles, agents commerciaux, presse technique, groupes d’échanges au sein desquels la mutualisation des expériences n’a désormais plus de limite géographique, grâce à Internet. Ils sont aussi de plus en plus étayés sur des connaissances agronomiques de portée générale, non contingentes de leur contexte d’acquisition ou d’application.
Devenues pour partie exogènes et génériques, les procédures de raisonnement technique doivent, dans le même temps, être appliquées à une infinité de situations particulières, dans le temps et dans l’espace. C’est par l’intermédiaire des références et référentiels techniques, que s’opère cette articulation. Alors même que toutes les disciplines agronomiques autres que l’agronomie sensu stricto sont utilisatrices et productrices de références techniques[1], la variabilité des contextes de production végétale confère à ces données, à leur obtention et à leur traitement, une spécificité propre à l’agronomie sensu stricto. On parlera donc ici de références techniquesen agronomie (RTA).
La réflexion présentée dans cet article part d’une définition large de cette notion, très proche de celles proposée par d’autres auteurs (Mouchet et al, 2011 ; Petit et al, 2012 ; Vindras et al, 2013 ; Schaub, 2021) : information qui permet de prendre une décision technique dans un contexte donné, en choisissant une modalité opérationnelle adaptée à la situation et aux objectifs de l’agriculteur (et plus largement du ou des acteurs concernés), ou de formuler un diagnostic sur une action passée. On entend par référentiel la base de données qui résulte de la collecte et du regroupement de RTA relatives à un ou plusieurs domaines techniques, de façon à les rendre accessibles à, et utilisables par, différents types d’acteurs, au premier rang desquels les agriculteurs.
L’élaboration des références techniques, l’établissement et l’actualisation des référentiels et leur valorisation constituent depuis longtemps une activité majeure du système de recherche-développement agronomique (Kockmann et Pouzet, 2022). Mais les transitions agricoles[2] font apparaître des enjeux qui dépassent de loin l’actualisation et l’extension des RTA et référentiels existants pour les adapter à de nouveaux contextes climatiques, écologiques et socio-économiques. Le défi est à la fois quantitatif - accroissement de plusieurs ordres de grandeur du volume de RTA à produire -, et qualitatif - élaboration de nouveaux types de références, portant sur des sujets et niveaux d’organisation inédits, et utilisables de façon beaucoup plus flexible, dans le cadre d’un régime d’innovation participative (Meynard et al, 2022). Pour relever ce défi, et limiter le risque d’éparpillement, il faut se donner des repères quant aux objectifs à atteindre, non seulement vis-à-vis des thèmes à couvrir, mais aussi et surtout vis-à-vis des démarches à suivre pour élaborer les RTA et référentiels correspondants. À la base, cela implique une vision claire de ce en quoi consiste une RTA, au-delà de sa définition terminologique.
Dans la période de construction de l’agronomie en tant que discipline, une réflexion sur les références a été amorcée (Sebillotte, 1978), et s’est concrétisée par des propositions de démarches adaptées à différents thèmes (Lachaud, 1960 ; Dürr et al, 1979 a et b ; Capillon, 1985 ; Limaux et Meynard, 1992 ; Tirel, 1993 ; Aubry, 1994 ; Urbano, 1996). Au début des années 1980, un des trois grands axes du programme de Relance agronomique, visant à redynamiser le Développement Agricole, était explicitement consacré à l’élaboration des références agronomiques au niveau régional[3]. Mais la réflexion transversale semble par la suite avoir été délaissée, alors même que le caractère crucial des RTA était souligné en de nombreuses occasions (Hopquin et al, 1996 ; Urbano et al, 1996 ; Collectif, 1996), et que les revues techniques majeures leur consacraient une place de plus en plus importante[4]. L’article qui suit vise à relancer une dynamique d’échanges et de réflexion prospective sur les RTA et référentiels, en lui donnant une esquisse de socle conceptuel et méthodologique commun.
La démarche mise en œuvre est empirique, consistant en l’analyse comparative de différents exemples. Dans une première étape, à partir d’un petit nombre de cas-types contrastés, on cherchera à identifier les aspects fondamentaux du contenu et de la structure d’une référence technique en agronomie. Les hypothèses issues de cette première approche sont confrontées à une collection d’exemples plus large présentée en annexe. Cette extension permet non seulement de conforter le cadre d’analyse proposé, mais aussi de caractériser la diversité des référentiels. Dans une deuxième étape, on mettra en évidence quelques-unes des problématiques qui découlent de cette analyse, face à la nécessité de renouvellement qu’induisent les transitions. La réflexion aboutit à une recommandation d’ensemble consistant à mieux identifier les références et référentiels techniques, comme enjeu stratégique, sujet d’échanges et domaine d’activité, au sein du système de recherche-développement agronomique.
Structure et contenu des références et référentiels techniques en agronomie
Le choix des exemples de RTA et référentiels examinés ci-dessous répond à une double exigence de mise en œuvre effective à relativement grande échelle, et de diversité des domaines agronomiques concernés. Leur ordre de présentation correspond non seulement à une complexité croissante de la structure et du contenu des référentiels, mais aussi à un parcours progressif dans l’établissement d’un cadre d’analyse : à partir d’un ensemble de présomptions empiriques partagées par les auteurs, le premier exemple permet de formaliser des conjectures. Mises à l’épreuve et confortées par l’analyse des exemples suivants, ces conjectures deviennent un cadre d’analyse hypothétique, qui peut être appliqué à un ensemble de cas beaucoup plus large.
Premier exemple : les conseils de densité de semis pour la culture de tournesol
Le tableau 1 présente un référentiel récent, particulièrement concis puisqu’il ne contient que huit références élémentaires, qui sont les valeurs de densité de semis recommandées en fonction de la situation où a lieu le semis : d’une part, le degré de contrainte hydrique prévisible (colonne 1) et l’objectif de densité de levée correspondant (colonne 2), d’autre part les conditions de germination-levée plus ou moins favorables (colonnes 3 & 4).
Tableau 1 : Conseil de densité de semis pour la culture du tournesol (Debaeke et al, 2020)
Codes couleurs des surlignages : modalité technique de l’action ; contexte ; résultat recherché
Degré de contrainte Hydrique (1) |
Objectif de densité de levée (2) |
Cas général (3) |
Conditions optimales (4) |
Taux de levée indicatif | |||
75 % | 85 % | ||
Conditions très contraignantes en eau (sols superficiels et sols intermédiaires en région méditerranéenne) |
50 000 plantes/ha |
65 000 graines/ha |
60 000 graines/ha |
Conditions moyennement contraintes en eau (sols intermédiaires hors région méditerranéenne, tournesol irrigué en sol superficiel) |
55 000 plantes/ha |
70 000 graines/ha |
65 000 graines/ha |
Conditions faiblement contraintes en eau (sols profonds, tournesol irrigué en sol intermédiaire ou profond) Et zones fraiches et/ou à fin de cycle humide |
60 000 plantes/ha si écartement entre rangs < 60 cm |
75 000 à 80 000 graines/ha si écartement entre rangs < 60 cm |
70 000 graines/ha si écartement entre rangs < 60 cm |
0 000 à 55 000 plantes/ha si écartement large |
65 000 à 70 000 graines/ha si écartement large |
60 000 graines /ha si écartement large
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On y repère trois séries d’éléments, surlignés respectivement en vert, jaune et bleu, ayant trait (i) à la ou les modalité(s) technique(s) de l’action concernée (ici la densité de semis) ; (ii) au contexte écologique et socio-économique dans lequel cette ou ces modalité(s) est ou sont mise(s) en œuvre (contrainte hydrique et conditions de levée) ; (iii) au(x) résultat(s) obtenus ou recherchés, suite à la mise en œuvre de cette ou ces modalité(s) : ici les densités de levée escomptées, qui découlent plus ou moins directement des rendements visés. L’ordre de lecture logique du tableau consiste à y « entrer » par le contexte, et à en « sortir » par les modalités techniques recommandées (densités de semis) ; les résultats visés (densités de peuplement et rendements) étant des données intermédiaires utilisées dans les calculs qui aboutissent aux densités de semis recommandées.
Dans son apparente simplicité, ce tableau est en fait l’expression d’une relation complexe entre rendement et densité de semis, modulée par les conditions d’implantation de la culture ainsi que par l’intensité et la durée du déficit hydrique subi au cours du cycle cultural. Il a été obtenu à l’issue d’une démarche de grande ampleur (Casadebaig et al, 2016), combinant l’analyse de données réelles issues de 38 expérimentations menées par l’institut technique Terres Inovia, et l’analyse de données virtuelles issues de simulations avec le modèle de culture SUNFLO (Pinochet et al, 2020).
Deuxième exemple : systèmes de culture et conservation des sols aux USA
Il s’agit dans ce cas d’un exemple historique de notoriété internationale, qui est l’un des référentiels associés à la célèbre « équation universelle des pertes en terre »[5] (Smith & Wischmeier, 1962 ; Wischmeier & Smith, 1965). Cette équation et les référentiels associés résultent de l’important effort de recherche fondamentale et appliquée entrepris aux USA à la suite des graves crises érosives apparues à partir de la fin des années 1920. Au cours de ces travaux, il est apparu que les systèmes de culture pratiqués engendraient, toutes choses égales par ailleurs, une considérable variabilité des pertes en terre, et pouvaient constituer selon les cas soit un facteur d’aggravation des risques, soit un levier de protection, avec dans les deux cas un très fort impact. D’où l’investissement consacré au développement d’un référentiel dédié au « facteur C » (crop management), dont le tableau 2 présente un extrait.
Ce référentiel vise à évaluer le niveau de risque d’érosion auquel expose une succession de cultures déterminée. La donnée fournie est le rapport des pertes en terre entre la culture pratiquée et une jachère nue continue, en fonction de la séquence de cultures précédente, du mode de gestion des résidus de récolte, des niveaux de productivité et de la phase du cycle cultural.
Nous y retrouvons les trois éléments mentionnés à propos de l’exemple précédent, mais sous une forme et selon une disposition différente. Le choix technique concerné porte sur la succession culturale et le type de gestion des résidus de récolte. Le contexte est peu présent dans le tableau lui-même (il n’y apparaît que via la distinction entre différents niveaux de productivité des cultures), mais il est en revanche très finement caractérisé par les facteurs de l’équation autres que le facteur C. Quant au résultat escompté (ou performance), il est relatif non plus à la production végétale mais au risque d’érosion. Enfin, la RTA fournie à l’utilisateur n’est pas une recommandation mais une évaluation comparative des performances obtenues selon diverses options. En corollaire, le référentiel complet est beaucoup plus volumineux que dans le cas précédent. D’une part, les pertes en terre sont fournies non pas sous forme d’une donnée unique pour chaque couple culture-succession de culture, mais en distinguant cinq étapes du cycle cultural (les cinq colonnes de droite du tableau 2). D’autre part, les modalités techniques à considérer (c’est-à-dire les lignes du tableau) sont potentiellement très nombreuses puisqu’elles correspondent théoriquement à l’ensemble des couples culture-succession de culture présents dans l’aire d’application du référentiel[6].
Tableau 2 : Rapport des pertes en terre (facteur C) entre un couvert végétal et une jachère nue continue, en fonction de la séquence de cultures précédente, du mode de gestion des résidus de récolte, des niveaux de productivité et de la phase du cycle cultural
(Repris de Smith et Wischmeier, 1962)
Codes couleurs des surlignages : cf. tableau 1 | Facteur C (%) | ||||||
Couvert végétal, succession des cultures et gestion des résidus de récolte (a) |
Niveaux de productivité (b) |
Phases du cycle cultural (c) | |||||
Prairie | Maïs | Interculture précédente | 1 | 2 | 3 | 4 | |
Maïs répété 3 ans ou plus, résidus enfouis | Sans objet | F | 36 | 63 | 50 | 26 | 30 |
Maïs répété 3 ans ou plus, résidus enlevés | Sans objet | M | 80 | 85 | 60 | 30 | 70 |
Coton (1ère année) sur prairie, résidus enfouis | M | M | 15 | 34 | 45 | 35 | 30 |
Coton (2ème année) sur prairie, résidus enfouis | M | M | 35 | 65 | 68 | 46 | 42 |
Prairie permanente mixte (graminées-légumineuses) | M | f | Sans objet | 0 | 0 | 0 | 0 |
… |
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- Dans une version un peu plus tardive (Wischmeier et Smith, 1965), le référentiel complet comporte 128 combinaisons succession-gestion des résidus - type de travail du sol (non illustré ici) - niveau de productivité.
- F : élevé ; M : moyen ; f : faible
- 1 : 1er mois après semis ; 2 : 2ème mois après semis ; 3 : de la fin de 2 à la récolte ; 4 : Interculture suivante
Comme dans le cas précédent, le référentiel est sous-tendu par un important background de connaissances, concernant ici les processus de détachement et transport des particules terreuses. La couverture du sol par la culture et/ou les résidus de récolte y ont un rôle déterminant, à travers l’interception des gouttes de pluie et le ralentissement du ruissellement. Les données telles que celles figurant dans le tableau 2 sont obtenues de façon empirique à partir d’un vaste réseau expérimental pluriannuel et multilocal[7]. Pour autant, la relation système de culture-perte en terre que traduit ce tableau n’est pas de type « boîte noire », dès lors que les résultats expérimentaux sont obtenus, interprétés et validés sur la base d’un modèle explicatif global, dont l’« équation universelle » est un résumé synthétique.
Troisième exemple : la fertilisation azotée du maïs en Alsace
La mise en évidence de l’augmentation des teneurs en nitrates des eaux souterraines en Alsace, dans la seconde moitié des années 1970, a conduit à remettre en cause les principes de prescription en vigueur jusque dans les années 80[8], et à leur substituer une adaptation régionale de la méthode du bilan prévisionnel (Collectif, 2015). On considère alors que l’azote à apporter par les engrais minéraux n’est qu’un complément de l’offre d’azote assurée par le sol et les apports organiques, qu’il faut pouvoir estimer pour mettre en œuvre l’équation du bilan permettant le calcul d’une dose recommandée.
Dans ce cas, on a donc affaire non plus à un référentiel unique, mais à une « grappe » de référentiels, correspondant aux différentes sources d’azote autres que l’engrais, agrégés autour de l’équation (figure 1). Dans chacun de ces référentiels on retrouve les 3 éléments constitutifs déjà repérés : modalités techniques (précédent, culture intermédiaire, apports organiques, etc.), données de contexte (type de sol principalement, mais aussi de façon implicite climat régional), performances escomptées (quantités d’azote minéral fournies à la culture, et permettant des économies d’engrais, ou rendement-objectif dont découlent les besoins totaux). Selon les cas, les « entrées » des tableaux (choix des lignes ou colonnes) se font par l’un ou l’autre de ces éléments ; en revanche les « sorties » (données fournies dans les cases des tableaux) correspondent toujours à des performances, en l’occurrence à des fournitures d’azote minéral.
Le socle de connaissances sur lequel repose cette grappe de référentiels correspond à l’« état de l’art » sur le cycle de l’azote, tel qu’il était formulé au plus fort de la diffusion de la méthode du bilan prévisionnel (COMIFER, 1996). Tout en donnant une base explicative générale[9] au raisonnement de la fertilisation, cet état de l’art devait être complété par l’acquisition de références locales pour préciser les valeurs des différents termes du bilan. Dans le cas de l’Alsace, cette démarche a été initiée à partir de la fin des années 80 par la mise en place d’essais doses d’azote et de témoins non fertilisés, et poursuivie à partir de 1990 dans le cadre des opérations locales Ferti-Mieux[10] avec la constitution d’un réseau d’enquête élargi et structuré. On peut donc dire que, par rapport aux deux cas précédents, ce troisième exemple illustre une autre combinaison de démarches pour élaborer les références : la combinaison enquête-expérimentation
Quatrième exemple : le chaulage en Bresse
Dans cette région caractérisée par une prédominance de limons battants hydromorphes, la valorisation de l’investissement très coûteux que constitue le drainage est apparue variable selon le degré d’acidification des sols. Ce constat a conduit la chambre d’agriculture de Saône et Loire à entreprendre une démarche de diagnostic sur les interactions entre chaulage, drainage et travail du sol (Fabre et Kockmann, 1987). Cette démarche débouche sur un schéma de préconisation du chaulage (Kockmann, 1990) qui, comme dans le cas précédent, met en œuvre une grappe de référentiels (figure 2). On y retrouve là encore les constituants déjà repérés dans le contenu des RTA précédentes : les modalités techniques concernent les doses et formes des apports d’amendement préconisées, ainsi que leur échelonnement dans le temps ; le contexte se réfère aux caractéristiques du sol et du climat influant sur le ressuyage et le degré d’hydromorphie qui en résulte ; les performances sont relatives aux différentes composantes de la fertilité - physique, chimique et biologique-, caractérisées dans chaque cas par des comportements du sol appropriés.
Cet exemple se distingue par un effort de décomposition de la chaîne particulièrement complexe de processus par lesquels s’exercent les effets bénéfiques plus ou moins sensibles du chaulage, en évitant de recourir à un raccourci « chaulage-rendement ». En lien avec ce parti-pris on note :
- Une caractérisation pluridimensionnelle des éléments constitutifs de la RTA : évaluation multicritère des effets escomptés sur la fertilité du milieu, prise en compte des différents aspects de l’action technique exercée ; prise en compte des différents aspects du contexte influant sur le degré d’hydromorphie (climat et sol) ;
- La mise en œuvre de modèles de connaissance différents selon les branches du référentiel correspondant aux trois types de fertilité. En découle le caractère polymorphe, tantôt quantitatif, tantôt qualitatif, mais toujours explicite[1], des relations établies entre ces trois types de constituants ;
- La pluralité des démarches d’élaboration des différents référentiels, avec en particulier un recours intensif aux enquêtes de terrain pour documenter le volet « fertilité physique » (Fournet et Ortscheit,1985) ;
- La combinaison de référentiels issus de démarches de niveaux différents (national et régional) pour établir un système de préconisation complet et adapté au contexte local. Il est d’ailleurs à noter que le niveau national seul n’aurait pas permis de documenter avec la précision requise la composante « performances » du référentiel.
Structure et contenu des références et référentiels techniques en agronomie : proposition d’un cadre d’analyse
Au-delà de finalités et présentations très différentes, les quatre exemples décrits ci-dessus répondent de façon convergente aux principes suivants :
- Une RTA n’est pas une donnée naturellement préexistante et qu’il suffit de « collecter » ou « acquérir ». C’est l’expression de la relation établie entre trois éléments constitutifs, ayant trait respectivement aux modalités de l’action engagée, au contexte dans lequel elle a lieu, et aux performances escomptées suite à sa mise en œuvre. Cette expression correspond à l’application de la relation en question à une situation particulière, et aux valeurs que prennent chacun des trois éléments constitutifs dans cette situation.
- La relation tripolaire repose elle-même sur un modèle de connaissance agronomique (MDCA) propre à chaque cas, c’est-à-dire sur une représentation plus ou moins explicative et détaillée du fonctionnement de l’agroécosystème et de sa réponse aux actions techniques concernées. Cette représentation se rapproche de la notion de modèle de connaissance de l’ingénierie cognitive (Paquette, 2002).
- Les modalités d’élaboration des référentiels dépendent du caractère plus ou moins explicatif et formalisé des modèles de connaissance sous-jacents. Elles font appel aux différents types de méthodes d’acquisition et de traitement des données agronomiques. La dimension et la complexité apparentes du référentiel mis à disposition des utilisateurs ne reflètent pas l’importance de l’investissement requis : des référentiels en apparence simples et succincts peuvent résulter de combinaisons de démarches très sophistiquées, et d’un effort considérable d’acquisition de données.
Le cadre d’analyse hypothétique que forment ces principes a été mis à l’épreuve en l’appliquant à une collection d’exemples beaucoup plus large du point de vue thématique (cf. annexe), et comprenant des référentiels de création plus récente, explicitement liés aux transitions agroécologique et énergétique. Cet examen confirme que la structure tripolaire des RTA et leur lien avec un MDCA sous-jacent s’appliquent à chacun des 61 nouveaux cas étudiés, tout en prenant une très grande diversité de formes selon les problématiques concernées, et selon les démarches d’élaboration des référentiels. Bien que partielle, puisque l’élargissement de l’éventail d’exemples reste borné et orienté par l’expérience professionnelle des auteurs, cette approche aboutit à une première « validation par l’usage » du cadre d’analyse proposé.
Renouveler les références et référentiels : comment s’y prendre ?
L’« équipement » de l’agriculture française en RTA et référentiels lui permet-il d’affronter les transitions en cours et à venir ? Au contraire, est-il un facteur du « verrouillage » de l’innovation (Meynard et Messéan, 2014) ? Quelles sont les évolutions nécessaires pour affronter les transitions ? Compte tenu de l’ampleur du sujet, qui tient non seulement à la multiplicité des transitions concernant l’agriculture, mais aussi à la radicalité des changements que certaines d’entre elles impliquent[1], il convient d’emblée de restreindre la portée du propos à une réflexion préliminaire, visant à susciter et préparer la vaste réflexion prospective nécessaire pour répondre à ces questions. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, on se bornera donc à considérer trois aspects à prendre en compte dans cette réflexion : le caractère à la fois contradictoire et dynamique du lien entre transition et référence, l’effet stimulant que peut avoir un état des lieux s’il est bien orienté, et la dimension collective, voire sociale, que revêt le processus de référencement.
La dialectique transition-référencement et ses différentes traductions
Si on s’en tient à la terminologie, il y a de prime abord une certaine antinomie entre transition et références. Dans son acception la plus radicale, la transition débute par une phase initiale d’exploration, ce qui veut dire en l’absence de références. Inversement, les références ne peuvent émerger qu’à partir d’un certain degré de stabilisation des pratiques, autrement dit, à la limite, à partir du moment où la transition n’a plus cours. Bien entendu, l’évolution technique agricole n’est pas aussi saccadée. Dès le début des transitions, émergent des formes embryonnaires de références, et dès lors que certaines transitions sont engagées à grande échelle, le travail de référencement se met en route. C’est d’ailleurs ce qu’illustre la collection d’exemples présentée en annexe : certains référentiels récents sont explicitement liés aux enjeux des transitions climatique, agroécologique et énergétique.
Tout en admettant que les innovations de rupture se font en l’absence, au moins partielle, de références préalables puisqu’elles correspondent à des leviers techniques non ou peu utilisés en situation conventionnelle, on doit aussi considérer que, s’il persiste, ce déficit peut à terme compromettre la consolidation des innovations et ralentir leur extension : par exemple la gestion de l’azote, cruciale en Agriculture (AB) car elle conditionne fortement les rendements obtenus, s’appuie sur la présence des légumineuses ou autres espèces fixatrices dans les successions de culture et/ou les prairies. Or les flux d’azote liés à la fixation symbiotique sont peu documentés en regard de l’extrême variabilité inhérente aux multiples facteurs dont elle dépend. Il en résulte une imprécision qui pénalise la mise en œuvre de l’AB, tout particulièrement en situation de conversion. Plus globalement, l’adoption d’une innovation non référencée implique pour l’agriculteur une prise de risque, qui peut être dissuasive même si l’innovation est pertinente dans son cas. Entre autres illustrations de l’obstacle ou du frein aux transitions, que peut constituer le déficit de références, un cas emblématique nous semble être l’agroforesterie : on observe un fort contraste entre son évocation très fréquente comme forme d’agriculture innovante répondant au défi de la transition agroécologique, et le faible niveau de documentation disponible, que ce soit pour choisir entre les innombrables modalités qu’elle peut prendre selon le contexte et les objectifs (Torquebiau, 2022), ou pour déterminer les itinéraires techniques adéquats. Ce décalage résulte certes de la place limitée accordée à l’agroforesterie dans les politiques publiques comme force d’appel à l’établissement de RTA, mais aussi d’un retard à l’établissement d’un cadre d’analyse agronomique permettant d’identifier les différentes rubriques à référencer[2]. Au total, il y a lieu de chercher à réduire le décalage temporel incontournable, qui s’instaure entre transition et référencement.
Les transitions entraînent un considérable élargissement des enjeux à assumer, et donc des thématiques à référencer. De surcroît, elles ont pour corollaire une modification plus ou moins forte de chacun des trois éléments constitutifs de la RTA : contexte (notamment climatique, et plus globalement écologique) dans lequel sont prises les décisions techniques ; critères et échelles d’évaluation des objectifs ou résultats ; modalités techniques à mettre en œuvre. De surcroît, les transitions, et tout particulièrement la transition agroécologique, qui implique un moindre recours aux intrants industriels, si ce n’est leur abandon, ont pour corollaire une montée en complexité des leviers et procédures de raisonnement technique, et par suite des références et référentiels associés. Un des aspects les plus notables de cette montée en complexité est le fait que les actions à référencer s’appliquent à des niveaux d’organisation et/ou à des échelles spatiales de plus en plus englobants. Ainsi la protection intégrée des cultures met en jeu l’ensemble du système de culture, et s’étend jusqu’à la gestion du paysage (Ricci et al, 2011). Au-delà de recommandations très globales sur la diversité des espèces dans les successions, ou à l’inverse de réussites remarquables mais ponctuelles (Deguine et al, 2016), on ne peut que constater le décalage qui existe entre les référentiels disponibles sur l’impact à moyen-long terme des stratégies phytosanitaires et l’emploi de ces leviers complexes, par rapport à ceux relatifs à l’usage de leviers « élémentaires » tels que choix variétal ou produits phytopharmaceutiques. Ce décalage ne se réduit pas à un problème de nombre ou d’accessibilité des référentiels, il est aussi lié aux différences de modalités d’utilisation et de contraintes qui en découlent : ainsi les référentiels visant à réduire de façon radicale l’usage des pesticides, élaborés dans le cadre des réseaux DEPHY du plan Ecophyto, ne sont pleinement valorisables que dans le cadre de travaux de groupe bien organisés. Ils se présentent en outre sous des formes beaucoup plus globales et moins schématiques que les référentiels « classiques » portant sur des interventions techniques élémentaires. Plus globalement, le référencement du levier agronomique multifonctionnel que constituent les systèmes de culture est un champ d’investissement prioritaire, y compris du point de vue méthodologique[3].
Quelles formes peut prendre le renouvellement plus ou moins poussé des RTA et référentiels, qu’impliquent les transitions agricoles ? On peut schématiquement distinguer plusieurs cas de figure, correspondant à des niveaux d’investissement plus ou moins importants, et surtout à des démarches d’élaboration différentes[4] :
- Adéquation en l’état : les référentiels existants permettent de prendre en charge les nouvelles situations induites par les transitions, ces dernières se traduisant pour l’utilisateur par de simples déplacements au sein du référentiel : par exemple, dans le tableau 1, la prise en compte de contraintes hydriques plus sévères amène l’utilisateur à se situer sur une ligne plus élevée du tableau.
- Adaptation modérée (ou re-paramétrage) : la structure du référentiel n’a pas à être modifiée - en d’autres termes, le modèle de connaissance sous-jacent reste valide -, mais il faut réactualiser les valeurs fournies dans le référentiel (par exemple, dans le cas de la fertilisation azotée du maïs, réévaluer les minéralisations compte tenu du changement climatique), voire référencer de nouvelles modalités (dans ce même exemple, introduire les résidus de méthanisation, et plus classiquement, référencer une variété nouvellement inscrite). Bien que ne portant pas sur les fondements de la RTA et du référentiel, ce re-paramétrage peut être laborieux et coûteux, par exemple s’il faut réitérer plusieurs années les acquisitions de données nécessaires.
- Révision structurelle : sur un thème donné – qui préexiste et pour lequel les actions techniques gardent la même définition, avec les mêmes critères d’évaluation - la situation nouvelle, et/ou les avancées dans la connaissance, disqualifient en tout ou partie le modèle de connaissance sous-jacent. Un nouveau modèle de connaissance est, à terme plus ou moins proche, substituable à l’ancien. À la suite de cette substitution, le référentiel est à reconstruire plus ou moins complètement, avec là encore un investissement nécessaire qui peut être important. Cela a été le cas dans le passé suite à la remise en question des principes de fertilisation raisonnée pour P et K, donnant désormais un rôle prioritaire à l’espèce végétale et à sa sensibilité aux carences minérales, alors que la richesse du sol était jusque-là prépondérante (Gachon, 1988). De nos jours, ce cas de figure pourrait correspondre à la remise en cause du bilan prévisionnel comme fondement prescriptif de la fertilisation azotée des cultures, au profit d’un suivi de la nutrition azotée (Soenen et al, 2017). Dans un futur proche, il pourrait aussi correspondre à une nouvelle approche de l’évaluation des jours disponibles pour les travaux des champs (Sillon, 1999), fondée sur une modélisation mécaniste de l’évolution du profil hydrique (Chanzy et Bruckler, 1993) et des propriétés mécaniques du sol en fonction du climat (Keller et al, 2007) ; ou encore à l’élaboration de référentiels sur les rendements-objectifs à partir du modèle de culture STICS (Brisson et al, 1998 ; Brisson et Levrault, 2010), plutôt que sur la transposition de rendements constatés par enquête plus ou moins sommaire.
- Création d’un nouveau référentiel, dans un domaine technique et sur un sujet proche de ceux déjà référencés : par exemple gestion d’un nouveau bioagresseur, ou d’un bioagresseur connu selon une stratégie alternative (typiquement désherbage mécanique au lieu du désherbage chimique), prise en compte de nouveaux critères d’évaluation variétale…La condition initiale est qu’un nouveau modèle de connaissance ait été formalisé, mettant en relation action, contexte et performances. Sur cette base, la structure du référentiel est à concevoir de novo, et les différentes catégories de variables susmentionnées doivent faire l’objet d’un travail de définition et caractérisation lui aussi inédit. Cependant, la démarche n’est pas totalement exploratoire car certaines des variables d’ « entrée » et/ou de « sortie » du MDCA sont héritables de référentiels préexistants : ainsi l’évaluation variétale multicritère reste axée sur une notion de variété inchangée, et n’implique pas nécessairement de recréer une nouvelle typologie des contextes d’évaluation ; de même certains traits de caractérisation des adventices restent pertinents pour raisonner les désherbages mécanique aussi bien que chimique.
- Invention d’un référentiel, sur un sujet inédit, tel qu’ont pu l’être dans les dernières décennies, la maîtrise des émissions de GES et/ou la gestion de la qualité de l’air à l’échelle dite « territoriale », ou encore la réduction drastique de l’usage des pesticides chimiques impliquant une reconception des systèmes de culture, et par suite une réorientation plus ou moins poussée des systèmes de production. Dans un futur proche, ce pourrait être le cas d’une gestion de la fertilité biologique du sol reposant sur les récentes avancées de l’écologie du sol (Lemanceau et al, 2009). Comme précédemment, la condition nécessaire est que le MDCA support ait été mis en forme, mais dans ce cas de figure le travail de recherche nécessaire est encore en cours, et cet objectif de formalisation n’est le plus souvent pas encore atteint, ou ne l’a été que tout récemment. Selon l’état des connaissances, un éventail plus ou moins large de stratégies d’élaboration des RTA et référentiels peut se présenter, avec un équilibre variable dans la combinaison entre démarches empiriques et modélisation explicative du fonctionnement des agroécosystèmes. Les exemples cités ci-dessus illustrent à cet égard des options contrastées : utilisation intensive de modèles numériques à fondement mécaniste pour évaluer les « empreintes carbone » territoriales, alors que pour la réduction d’usage des pesticides, la complexité du sujet amène à recourir à une démarche empirique-holistique : enquêtes sur des réseaux d’exploitations-tests et expérimentations-système dans le cadre des réseaux DEPHY. Le cas de la biologie des sols pourrait constituer un cas d’école puisque beaucoup reste à faire en matière de références et référentiels dans ce domaine (Chaussod et Nouaïm, 2019).
Examiner le présent pour préparer l’avenir
Dès lors qu’il y a un besoin de renouvellement important de la vaste panoplie de référentiels ayant cours aujourd’hui dans l’agriculture française -sans doute plusieurs centaines si ce n’est plus -, et que ce renouvellement n’est pas une réinitialisation totale et synchronisée, la nécessité d’établir un état des lieux global et de l’actualiser régulièrement semble évidente. Sa mise en pratique à l’échelle nationale l’est beaucoup moins, en raison de la parcellisation du système de recherche-développement agronomique français, tout particulièrement au niveau des organismes les plus actifs dans l’élaboration des RTA et référentiels correspondants (Kockmann et Pouzet, 2022). A minima, et même si elle reste répartie entre différents acteurs, cette mise en œuvre doit s’appuyer sur une réflexion transversale, dont la première étape consiste à identifier les critères de caractérisation des référentiels, qui seraient pertinents vis-à-vis des problématiques de transition.
La couverture du domaine technique à référencer s’impose d’emblée comme premier critère d’examen : l’état des lieux des RTA et référentiels doit s’appuyer sur une grille d’inventaire permettant de révéler des lacunes ou déséquilibres qui à défaut risqueraient d’être ignorés. Cette grille doit inclure (et idéalement permettre de croiser) les différents types de décisions techniques, de filières et productions végétales, d’enjeux ou finalités (production, économie de l’exploitation et des filières, fertilité du milieu, environnement sous ses multiples facettes[5], alimentation-santé, etc.), et de niveaux d’organisation auxquels correspondent les décisions et actions techniques. En situation de transition, l’inventaire est obligatoirement incomplet et constamment à renouveler, puisque les problèmes à traiter apparaissent de façon plus ou moins prévisible (introduction de nouvelles cultures dans une région donnée, gestion de bioagresseurs émergents, innovations incrémentales ou de rupture…), notamment en relation avec de nouvelles fonctions à assurer (par exemple limitation des émissions de gaz à effet de serre, stockage du carbone, production d’énergies renouvelables …). Avant que ces fonctions et problèmes ne soient identifiés, les thèmes techniques correspondants sont par définition absents de la grille d’inventaire des référentiels disponibles à un moment donné. Cette grille doit donc faire l’objet d’une veille et d’une actualisation permanentes. L’existence d’outils d’aide à la décision sur un thème donné, qui peuvent être très prometteurs vis-à-vis de tel ou tel type de transition, peut d’ailleurs masquer l’éventuelle absence de référentiels accessibles et transparents sur le même thème. La vigilance à cet égard nous semble particulièrement de mise concernant les niveaux d’organisation les plus complexes et étendus et actions techniques correspondantes (bassins hydrologiques, ou espaces de gestion des émissions de gaz à effet de serre)[6].
Une deuxième catégorie de critères d’examen concerne l’opérationnalitédes RTA et référentiels, autrement dit l’efficacité qu’ils confèrent à la prise de décision et/ou à son accompagnement. Cette efficacité recouvre plusieurs aspects :
- La pertinence technique, c’est-à-dire le caractère plus ou moins explicite de la façon dont sont formulées les modalités techniques de l’action concernée : si cette formulation est évasive ou indirecte, l’utilisateur ne saura pas « quoi faire », et renoncera à utiliser la RTA et le référentiel.
- L’ergonomie, qui recoupe en partie mais pas totalement le critère précédent : au-delà des aspects évidents – et pourtant sujets à très forte variabilité - que sont l’accessibilité et la lisibilité des référentiels, ce caractère met en jeu la compatibilité entre le mode de raisonnement mis en œuvre par l’utilisateur dans sa prise de décision, et le raisonnement implicite qui sous-tend la référence et son utilisation théorique. À cet égard, l’existence et les modalités d’exercice d’un accompagnement technique sont déterminantes : l’ergonomie de RTA et référentiels portant sur des niveaux d’organisation complexes ne peut être appréciée sans savoir dans quel cadre et avec quel appui ils seront employés.
- La fiabilité, autrement dit la reproductibilité, chez l’agriculteur utilisateur de la RTA, de la relation contexte-pratique mise en œuvre- résultat « prédite » par le référentiel.
- La précision, qui concerne elle-même deux aspects : le premier relatif aux modalités techniques de l’action concernée, le deuxième à la caractérisation du contexte et à l’adéquation de la RTA à la situation de l’utilisateur. Dans chaque cas, la précision optimale ne correspond pas nécessairement au degré de résolution le plus fin : ainsi dans le tout premier exemple évoqué dans cet article (tableau 1), les classes de densités de semis et la typologie des contextes peuvent sembler grossières dans l’absolu ; alors que dans la pratique des catégories plus fines auraient été au mieux superflues, voire inutilement génératrices de complication et perplexité pour l’utilisateur.
Robustesse et portabilité constituent une troisième catégorie de critères, qui intéresse cette fois plus directement le concepteur que l’utilisateur de RTA. Ce sont deux propriétés distinctes, mais qui se rapportent toutes deux à la façon dont les références évoluent en réponse aux changements qui affectent la relation tripolaire contexte-modalité d’action-performance. La robustesse traduit de façon inverse la sensibilité des RTA à une variation d’un ou plusieurs de ses termes. Si cette sensibilité est forte, une approximation ou déviation dans la description de la situation (liée par exemple à une hétérogénéité intra-parcellaire) peut entraîner une inadéquation de la référence fournie à l’utilisateur, et une décision inappropriée. Cette instabilité peut correspondre à une imperfection du MDCA, par exemple si ce dernier décrit de façon imprécise certains effets de seuil, mais elle peut aussi résulter de la façon dont cette relation est mise en forme, et en particulier de la discrétisation en classes des variables d’« entrée » dans le référentiel. On voit dans les deux cas, que la robustesse est pour partie dépendante de la façon dont le référentiel est construit. Quant à la portabilité, elle correspond à la possibilité, et à la plus ou moins grande facilité d’adaptation d’un référentiel à des situations extérieures à son domaine d’établissement initial : si on se réfère aux cas-types de référentiels présentés dans la première section de cet article, il s’agirait par exemple de les transposer respectivement, pour les densités de semis à d’autres cultures (par exemple le soja), pour l’érosion à des successions de cultures non encore testées dans le réseau expérimental de base, pour la fertilisation azotée à des produits résiduaires organiques inédits (par exemple résidus de méthanisation). Ce caractère a bien entendu des incidences majeures du point de vue des coûts de renouvellement des référentiels. Là encore, la nature et la structure du MDCA sont au cœur du problème, et on perçoit que le caractère explicatif et formalisé de ce dernier est un atout déterminant. Si les référentiels sur les jours disponibles avaient été paramétrables en fonction des données climatiques, ils auraient pu être assez facilement réactualisés. Dans sa version quasi-originelle (tableau 2), le référentiel de Wischmeier et Smith souffre d’un déficit de portabilité face à l’introduction de nouvelles espèces végétales ou à des innovations importantes en matière d’implantation des cultures ou de gestion des résidus de récolte. Ce déficit pourrait être comblé en exprimant le facteur C comme une fonction de divers paramètres, au premier rang desquels la couverture du sol par les plantes ou les résidus. Il pourrait alors être recalibré sans avoir à réitérer de nombreuses expérimentations de terrain.
En poursuivant la réflexion, bien d’autres catégories de critères seront identifiées comme plus ou moins importantes au regard des transitions agricoles en cours et à venir, et redevables d’une analyse qui n’a pu être menée dans le cadre de cet article exploratoire. On pressent notamment l’importance de critères relatifs à la cohérence des référentiels entre eux, et en particulier à l’articulation de référentiels récents avec l’infrastructure des référentiels préexistants, y compris extérieurs à l’agronomie (notamment pédologiques ou météorologiques). L’utilité et l’efficacité pour construire des scénarios, mener des évaluations multicritères, ou appuyer la décision publique, sont d’autres exemples de pistes qui peuvent orienter l’identification de critères d’appréciation pertinents.
RTA et référentiel vus comme ressource : usage et partage
Comment les acteurs utilisent-ils les RTA et référentiels, ou les utiliseront-ils dans le futur, pour s’inscrire dans les dynamiques de changement ? La réponse est intimement liée au type de relation agronome-agriculteur et au régime d’innovation qui sous-tendent les évolutions techniques à mettre en œuvre (Boiffin et al, 2022 ; Meynard et al, 2022). Selon les cas, elle peut conditionner, orienter, favoriser ou au contraire entraver la prise en charge des enjeux de transition par les acteurs.
Une question centrale est celle de l’autonomisation des acteurs, qui implique une prise de conscience accrue du rôle que jouent et joueront les RTA dans leur processus de décision, et une meilleure capacité à exprimer leurs attentes en la matière. Les transitions entraînent un accroissement de complexité des leviers techniques mis en œuvre, et par suite des niveaux d’organisation auxquels se situent les évolutions et innovations. Cette complexité croissante tend à renforcer le rôle des acteurs dans la définition des options à prendre, car ce sont eux qui ont la meilleure connaissance du comportement global du système sur lequel, ou dans le cadre duquel, ils agissent. Dans sa relation avec l’agriculteur, l’agronome est donc amené à promouvoir une posture d’accompagnement plutôt que de prescription. En découle un recours croissant à des démarches participatives et itératives, qui reposent soit sur l’élaboration et l’évaluation de scénarios, soit sur un brain storming très ouvert au départ, amorcé par la présentation de « cas d’étude inspirants » (Berthet et al., 2018). Dans l’un et l’autre cas, des RTA et référentiels sont mobilisés, de façon plus ou moins explicite. Or dans certains cas – et tout particulièrement quand il s’agit d’élaborer et évaluer des scénarios prospectifs au niveau d’espaces de gestion environnementale ou territoriale - la complexité susmentionnée va de pair avec un degré de sophistication des référentiels qui peut les rendre très difficilement appréhendables par les non-spécialistes[7]. Cela va à l’encontre de l’autonomisation des acteurs, en les rendant dépendants d’« accompagnateurs » seuls capables de « faire tourner » les modèles et de les alimenter en références adéquates. Ainsi l’autonomisation proclamée peut avoir une face cachée d’inféodation, précisément liée aux tâches « secondaires » d’élaboration et mise en œuvre des référentiels.
On ne reviendra pas ici sur les freins ou restrictions découlant de l’absence ou l’inaccessibilité des référentiels. Certaines options innovantes peuvent être inenvisageables, ou susciter de la réticence, si elles sont beaucoup moins documentées que les options conventionnelles. En se plaçant dans le cas où des référentiels existent ou sont en cours d’élaboration, on observera que la conception des RTA et la structure des référentiels correspondants, donnent à leurs utilisateurs un rôle plus ou moins important dans le processus de décision. Trois aspects sont susceptibles de jouer un rôle à cet égard :
- Le caractère plus ou moins prescriptif (ou à l’inverse inspirant) lié à la conception et à la structure du référentiel, comme évoqué précédemment (§ 2.4) ;
- La façon dont sont formalisées et distinguées les options techniques, tout particulièrement si elles portent sur des niveaux d’organisation complexes. Elles peuvent être présentées sous forme de « paquets techniques » normatifs, ou à l’inverse d’« exemples inspirants » décrits de façon neutre, sans obligation forte d’associer les différents types d’intervention technique évoqués, et particulièrement valorisés comme supports d’apprentissage.
- La qualité de présentation, au service de la lisibilité du raisonnement sur lequel reposent la RTA et le référentiel. Si ce dernier est facile d’utilisation et reflète clairement le raisonnement sous-jacent, l’utilisateur est alors d’autant plus en mesure de s’affranchir d’un cheminement particulier dans le référentiel, ne serait-ce qu’en testant diverses variantes, et ainsi de s’en servir de support à la réflexion plutôt que comme guide vers une solution toute faite[8]. Inversement, si les référentiels se présentent sous forme de tableaux dont les entrées sont codées, annexés à des équations plus ou moins indéchiffrables par le profane, ils constituent pour l’utilisateur une « boîte noire », et ce dernier n’aura d’autre choix que d’accepter ou rejeter les résultats fournis à l’issue d’un cheminement donné.
Une deuxième question cruciale est celle de l’appropriation des RTA et référentiels, dont découlent à la fois les modalités de partage et la prise en charge des adaptations et innovations à réaliser. En première approche, le statut des référentiels est déterminé (i) par la nature et le mode de financement des organismes qui les élaborent, et plus précisément assurent la collecte des données nécessaires, ainsi que la mise en forme et la diffusion du « produit fini », sans avoir nécessairement conçu les MDCA sous-jacents et/ou les OAD associés ; (ii) et/ou par le cadre d’usage du référentiel, libre ou réglementaire, et plus ou moins largement partagé :
- Parmi les cas-types de la première partie de ce texte, le seul cas de référentiel élaboré par un organisme public est celui relatif à la conservation des sols (§1.2). Il a un statut de bien public d’accès libre et gratuit, et est utilisé dans le cadre de procédures officielles d’attribution de subventions d’état aux agriculteurs. Ce même statut est conféré- cette fois par l’usage réglementaire et non par l’origine de fabrication- aux références et référentiels associés aux méthodes de raisonnement de la fertilisation azotée retenues en application de la Directive Nitrates[9].
- Dans la grande majorité des cas aujourd’hui en France, les références et référentiels sont élaborés et diffusés dans le cadre d’organismes professionnels, et cette tâche est une des principales missions qui leur sont reconnues et financées dans le cadre d’une contractualisation avec l’État. Le statut des RTA et référentiels est alors celui d’une ressource collective mutualisée. Dans les cas qui ont servi d’illustration à cet article, cette mutualisation est large et l’accès quasi-libre, même s’il n’est pas toujours totalement gratuit[10]. Mais cette situation n’est pas absolument générale : d’une part, il a pu exister et existe encore, un grand nombre de référentiels informels, créés et utilisés dans le cadre de groupes d’agriculteurs (par exemple les CETA dans le passé) sans publication ni validation externe. D’autre part, des firmes privées ou coopératives diffusent à grande échelle des RTA et référentiels qu’elles ont élaborés en tant qu’outils complémentaires aux services qu’elles assurent à leurs adhérents ou clients, ou aux modes d’emploi des produits qu’elles commercialisent. En dehors de tout a priori sur la légitimité de tel ou tel type d’acteur à produire des RTA, le problème de l’objectivité et de la neutralité des RTA et référentiels plus ou moins directement liés à un objectif commercial ne peut être éludé[11]. Les débats actuels sur la séparation entre vente et conseil le confirment amplement.
- Enfin les RTA et les référentiels peuvent être des biens privés commercialisables. Ils pourraient en théorie être « vendus et achetés » en tant que tels puisqu’ils ont un coût de production, de diffusion et une valeur d’usage, mais en pratique ils le sont le plus souvent indirectement en étant « encapsulés » dans un service payant, lui-même souvent associé à un OAD. Ce cas est illustré par les firmes et bureaux d’étude qui proposent des services d’agrométéorologie (prévision des rendements, planification des assolements, programmation de l’irrigation) basés sur les modèles de culture. Mais de façon plus diffuse et occulte il concerne aussi le conseil privé aux agriculteurs. Qu’elle s’exerce à titre individuel ou collectif, cette forme d’accompagnement a forcément pour support un ensemble de référentiels, qui pour certains sont empruntés au pool des ressources communes accessibles, mais pour d’autres sont autoproduits à partir de l’expérience propre au conseiller et à son groupe de clients, et non plus partagés mais au contraire « protégés » comme avantage concurrentiel. Là encore sans jugement a priori, on peut s’interroger sur l’efficacité de ce mode d’élaboration des RTA et référentiels, segmenté et confiné, particulièrement en regard des transitions : comme cela a été le cas dans la phase de modernisation, c’est au contraire d’une mutualisation la plus large possible que peut être attendue l’accélération des adaptations. Le caractère collectif de ce processus n’exclut en aucun cas qu’il puisse prendre des formes diverses, le partage et la publicité des informations pouvant être mis en œuvre à différentes échelles, et dans des cercles professionnels plus ou moins restreints selon le degré de technicité requis. On pourrait concevoir que ce caractère collectif ait pour tronc commun minimal une procédure de validation et qualification officielles.
En lien avec les deux points précédents, se pose enfin la question de la transparence des démarches d’élaboration. Cette transparence peut grandement influencer l’évolution des RTA et référentiels, car elle conditionne d’une part la confiance des utilisateurs, ainsi que leur possibilité d’émettre des critiques et attentes au sujet des référentiels dont ils disposent, et d’autre part la capacité des acteurs du système de R&D agronomique à faire évoluer ces derniers, ou à en créer de nouveaux. Elle recouvre notamment trois aspects :
- L’explicitation du MDCA sous-jacent, de ses fondements cognitifs, et du degré de validation scientifique dont ils bénéficient.
- L’accès aux modalités d’élaboration, par exemple la couverture du domaine d’application du référentiel lors du recueil des données de base.
- La fourniture d’indications sur les incertitudes et imperfections des RTA qui résultent de ces modalités (en particulier du volume et de la représentativité des données expérimentales recueillies), et de la sensibilité des résultats obtenus à ces incertitudes et imperfections.
Chacun de ces aspects renvoie à une problématique de rédaction et publication, correspondant à des lecteurs et supports différents, depuis la revue scientifique jusqu’à la presse technique, en passant par le site internet. Ces différentes situations correspondent elles-mêmes à des processus de validation et certification plus ou moins consistants et explicites.
Sans entrer plus avant dans l’analyse de ce vaste sujet, on se bornera à souligner l’importance des progrès à accomplir en la matière. Tout en étant limitée et biaisée, la collection d’exemples sur laquelle s’est appuyé cet article montre à cet égard une très forte variabilité, depuis l’opacité quasi-totale jusqu’au modèle de transparence que constituent les travaux de Wischmeier et Smith, ce cas étant malheureusement minoritaire[12]. Cette situation semble due, non pas à une faiblesse méthodologique et encore moins à l’intention de la masquer, mais plutôt à une présomption généralisée qu’il est sans objet et sans intérêt de faire état des laborieuses et fastidieuses tâches qu’implique l’élaboration d’un référentiel, beaucoup moins valorisantes que celles de création d’un OAD.
Conclusion
L’élaboration de références techniques (RTA) et leur organisation sous forme de référentiels est en agronomie une activité essentielle, qui traduit sous forme opérationnelle le fondement de la discipline, c’est-à-dire l’établissement de relations entre le milieu, les techniques culturales mises en œuvre et les services assurés par les agroécosystèmes. Cette activité est au cœur de la fonction d’accompagnement exercée par le système de recherche-développement agronomique, et est indissociable de la production d’outils et méthodes d’aide à la décision. Même lorsqu’elle se concrétise par une donnée qualitative ou quantitative très concise, la RTA est beaucoup plus qu’un résultat expérimental, et les référentiels correspondants sont beaucoup plus que des synthèses de résultats expérimentaux. Au-delà de l’obtention de données, le statut de RTA et la qualification de référentiel ne s’acquièrent qu’à l’issue d’un travail d’agrégation, de tri, d’établissement de relations, de formalisation et de présentation, aboutissant à ce qu’un utilisateur puisse les intégrer à son processus de décision.
Face aux transitions et à l’extrême variabilité de trajectoire d’évolution des exploitations, qui en est le corollaire, différentes stratégies pour faire évoluer l’équipement en RTA et référentiels de l’agriculture française, sont envisageables et peuvent se combiner. Une option extrême consiste à « industrialiser » la production de références pour les transitions, en concentrant les ressources financières et humaines sur un petit nombre d’acteurs bien coordonnés, fortement liés à la recherche publique, capables d’assimiler ou engendrer par eux-mêmes les progrès méthodologiques et technologiques nécessaires. Le schéma symétrique consiste à décentraliser, et à la limite à individualiser, la production de RTA, en tirant parti de la démocratisation des capteurs et systèmes d’acquisition et gestion de données, et surtout de l’expertise des acteurs locaux. Pour chaque thème technique, une combinaison appropriée de ces deux options, ou une stratégie intermédiaire, est à déterminer.
Le constat de l’importance du volume d’activité que requiert l’élaboration des RTA et référentiels ne date pas d’hier. En revanche, la complexité et le haut niveau d’exigence méthodologique de cette tâche sont beaucoup moins couramment évoqués, et n’ont guère fait l’objet de réflexions transversales. Le corollaire de cette sous-estimation est un panorama global foisonnant et hétérogène quant à l’accessibilité et à la transparence des référentiels. En regard des enjeux de transitions de l’agriculture, et de l’accroissement exponentiel des besoins quantitatifs et qualitatifs de RTA qui en découlent, cette situation est problématique. Elle peut non seulement être un frein à l’innovation, mais aussi remettre en cause le caractère de bien commun qu’ont jusqu’à présent, en large part, les RTA. L’atomisation, se conjuguant à l’évolution technologique -IA et Big Data en particulier-, peut favoriser la marchandisation d’une part plus ou moins importante des RTA et référentiels, sans garantie que les enjeux des transitions soient pris en compte de façon coordonnée par les acteurs privés. On peut aussi entrevoir un risque de régression de la pertinence agronomique des modèles de connaissance qui sous-tendent les RTA, et par là de dégradation insidieuse de leur qualité. Inversement, les avancées de la modélisation agroécologique et agri-environnementale et les perspectives qu’elles ouvrent en matière d’expérimentation virtuelle, la généralisation de l’évaluation multicritères, la mise en place de grands dispositifs d’enquête et expérimentation pour explorer des voies agronomiques inédites, l’essor des démarches participatives pour repérer les innovations, et amorcer de façon plus précoce leur référencement, constituent des atouts pour opérer un saut qualitatif et quantitatif dans l’élaboration des RTA et référentiels.
Pour maîtriser le coût des investissements nécessaire, mais aussi pour tirer le meilleur parti du foisonnement des initiatives et de la diversification des approches, il faut instaurer une dynamique de réflexion collective permettant d’identifier les besoins prioritaires de références et référentiels liés aux transitions, et de promouvoir une exigence de qualité. Une première étape incontournable est de procéder à un état des lieux, c’est-à-dire un recensement et une caractérisation des référentiels disponibles, à croiser avec l’inventaire des besoins en RTA et référentiels qu’impliquent les transitions, pour repérer les angles morts. Une deuxième orientation consisterait à faire reconnaître l’élaboration des RTA et référentiels comme travail de recherche à part entière, d’une part comme étape de généralisation et application des connaissances acquises sur un thème donné, d’autre part comme sujet de recherche méthodologique transversal. En corollaire, on peut imaginer que des projets-pilotes soient soutenus sur certains cas d’école, choisis en raison de leur valeur heuristique et de leur portée au regard des transitions[13]. D’autres pistes à creuser seraient celles du parangonnage et d’une qualification des référentiels. Avec toutes celles qui ne manqueront pas d’apparaître si la réflexion esquissée ici se poursuit, ces différentes pistes se résument à un « mot d’ordre » : identifier les références et référentiels techniques comme sujet à part entière, pour en faire un champ de réflexion et d’échanges, non seulement entre agronomes, mais aussi entre ces derniers et les autres métiers créateurs ou utilisateurs de références en agriculture, alimentation et environnement, au premier rang desquels les économistes.
[1] Cf AE&S n°12.2, déjà cité
[2]La création en 2014 du RMT Agroforesteries vise à fédérer des acteurs du système R&D pour promouvoir la production de RTA.
[3] Ce champ d’étude est l’objet du RMT « Systèmes de culture innovants », renommé récemment « Champs et Territoires ». À titre d’illustration cf. Reau et al, 2016.
[4] En particulier quant aux implications respectives de la recherche et du développement, et à leur coopération.
[5] Avec une mention spéciale pour les interactions entre activité agricole et biodiversité, qui non seulement sont sous-documentées, mais resteront obligatoirement un domaine de référencement toujours à compléter et réactualiser.
[6] Au vu du relatif foisonnement des démarches d’aide à l’élaboration et à l’évaluation participatives de scénarios territoriaux, qui en restent au stade de la « preuve de concept » car faute de données nécessaires (i.e. de références et référentiels) elles ne peuvent être transposées ailleurs que dans le site expérimental initial.
[7] Le cas n° 58 de l’encadré 1 en est une illustration typique : il s’agit ici de « méta-référentiel » à plusieurs étages, le premier étant un recueil d’équations d’estimation des différents flux de C, N, énergie etc., le deuxième fournissant les valeurs numériques des paramètres de ces équations, etc.
[8] Par leur qualité didactique et de présentation, les référentiels mis au point par Arvalis à propos du choix des outils de travail du sol sont de ce point de vue des exemples à suivre.
[9] Cf Préfet de la Région Alsace, 2015. Annexes à l’arrêté préfectoral n° 104/2015 du 6 août 2015 établissant le référentiel régional de mise en œuvre de l’équilibre de la fertilisation azotée pour la région Alsace.
[10] Par exemple si les accès aux sites internet, ainsi que les brochures ou revues permettant de les consulter, sont payants.
[11] À cet égard l’exemple historique de la fertilisation est éclairant : jusqu’à la fin des années 1960, les firmes d’engrais ont un rôle prépondérant dans l’expérimentation et l’élaboration des références, qui est basée sur l’exploitation statistique des courbes de réponse …avec pour conséquence une surfertilisation généralisée. À partir du début des années 70, à la faveur du choc pétrolier et du renchérissement des engrais, s’imposent les principes de raisonnement issus des travaux des stations agronomiques départementales et de l’Inra, appuyés sur un ensemble de RTA et référentiels totalement différents, et dont la mutualisation sera organisée dans le cadre du COMIFER. Au cours des années 80, la publication par l’Inra des conclusions des essais de longue durée (Gachon, 1988) instaure de nouveaux paradigmes et amène une « deuxième vague » de renouvellement des OAD, RTA et référentiels.
[12] Un autre cas qui s’en approche est celui de l’évaluation variétale : en amont de la publication des référentiels, les résultats des expérimentations réalisées dans le cadre de la pré- et de la post- inscription sont publiés et commentés en détail. Sans doute est-ce imputable au caractère hautement compétitif et stratégique de l’innovation variétale, et à l’organisation très encadrée et structurée de la démarche d’évaluation qui accompagne cette innovation.
[13] Entre autres exemples on peut penser à l’agroforesterie, à la biologie des sols, au travail en agriculture, à la fertilisation azotée. Dans chacun de ces cas, les arguments de choix sont différents : référencement d’une catégorie de systèmes de production « orpheline », émergence d’un thème où il est opportun d’injecter une vision agronomique, enjeu socio-économique majeur insuffisamment étudié, renouvellement lié à de nouveaux paradigmes et principes de raisonnement technique.
Références bibliographiques
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