Quels impacts et conséquences pour les enseignants en agronomie des transformations du travail en agriculture sur la formation en agronomie pour et sur la transition agroécologique ?
Chantal Loyce*, Marianne le Bail**
* AgroParisTech, UMR Agronomie INRAE/AgroParisTech/Université Paris-Saclay, chantal.loyce@agroparistech.fr
** Association Française d’Agronomie
Ce texte s’appuie sur le travail de groupe mené sous forme d’atelier lors du séminaire conclusif des Entretiens agronomiques Olivier de Serres, le 12 juin 2024. L’objectif de l’atelier était d’analyser collectivement[1] les enjeux et les conséquences, pour les agronomes enseignants et formateurs, des évolutions du travail en agriculture dans le contexte de la transition agroécologique.
Introduction, problématique et organisation de l’atelier
Les agriculteurs qui opèrent une transition agroécologique dans leurs fermes modifient leurs pratiques, leurs façons de faire : ils ont par exemple recours au désherbage manuel et/ou mécanique et diversifient le choix de leurs cultures. Cette transition impacte plus largement diverses dimensions du travail en agriculture (notamment celle relative au sens du métier).
Par ailleurs, le souhait d'un équilibre entre vie privée et vie professionnelle, l'adaptation des fermes au changement climatique (incertitude sur la disponibilité en eau, risques de gel, émergence de nouveaux bioagresseurs, etc.), la diminution du nombre d’agriculteurs et le recours accru au salariat et à la sous-traitance, les conditions de marché des intrants (ex : augmentation du coût de l’engrais azoté minéral) et des produits agricoles (ex : développement des circuits courts) ou encore les politiques publiques (Politique Agricole Commune, loi Egalim, etc.) transforment aussi le travail des agriculteurs, ce qui conditionne en partie leur capacité, et celle des acteurs du développement et des filières, à aller vers la transition agroécologique ou à l’accompagner.
Ces évolutions du travail en agriculture impactent enfin les activités de formation en agronomie pour et sur la transition agroécologique : il est nécessaire de les caractériser pour mieux les intégrer dans les enseignements en agronomie.
Ainsi, même si la transition agroécologique fait l’objet de nombreux travaux de didactique et de pédagogie[1] dans l’enseignement agricole, dont le plan national « Enseigner à produire autrement »[2] est fédérateur, la relation entre évolutions du travail en agriculture et transition agroécologique a encore été peu étudiée en formation. Dans le cadre de cette édition des Entretiens agronomiques Olivier de Serres, un travail spécifique a été mené en partenariat avec des lycées agricoles et certaines écoles de l’enseignement supérieur agronomique, et a permis d’accumuler des expériences qui vont permettre de proposer un ensemble de dispositifs de formation favorisant la prise en compte du travail en agriculture dans la formation en agronomie. Ces différentes activités feront l’objet d’un numéro spécial d’Agronomie, environnement & sociétés (AE&S) à destination des enseignants et des formateurs. Ce texte représente ainsi une contribution particulière aux réflexions et aux propositions issus de l’ensemble de nos travaux, qui sera complétée par le numéro dédié d’AE&S à paraître en décembre 2024.
L’atelier a été mené en format world café, avec trois sessions de discussions où trois groupes se sont succédés (avec des participants divers : enseignants en lycée agricole ou en école d’ingénieur agronome, chercheurs INRAE, agents du développement agricole, ingénieurs d’institut technique, etc.). Pour chaque session, après un rappel du contexte de l’atelier, deux questions ont été formulées à destination des participants de l’atelier :
1 – Quels sont les impacts des transformations du travail des agriculteurs sur la formation en agronomie pour et sur la transition agroécologique (compétences, préparation aux métiers – agriculteur, agent de développement en agronomie, ingénieur d’institut technique, responsable d’approvisionnement d’unités de collecte ou de transformation, chargé de mission « agriculture » dans un Parc Naturel Régional, animateur d’un Projet Alimentaire Territorial, etc.-, attractivité de ces métiers) ?
2 – Quelles seraient lesactions utiles à mettre en place par les enseignants en agronomie pour prendre en compte ce nouveau contexte ?
Nous avons proposé aux participants d’apporter leur contribution par binôme, en leur suggérant de travailler par « couples » de post-it : un post-it présentant un impact -post-it de couleur rose- et un post-it présentant une action qui pourrait être mise en œuvre pour prendre en charge cet impact – post it de couleur verte- (Figure 1).
L’animation a consisté à faire expliciter aux binômes leurs idées, et à commencer à structurer la réflexion en vue des restitutions à venir, en organisant un métaplan. A chaque nouvelle session, l’une des animatrices a présenté l’état des réflexions du(es) groupes précédent(s) et a invité les participants à apporter des idées complémentaires. La seconde animatrice a plus particulièrement veillé à enregistrer les échanges, puis à les retranscrire. Elle a aussi pris des notes au moment des débats et des restitutions.
Il en résulte une synthèse en trois points, qui sont présentés dans les parties suivantes.
Transition agroécologique et évolutions du travail en agriculture : un sujet complexe, fait de différentes temporalités
Propositions formulées pour prendre en charge la complexité des relations entre transition agroécologique et évolutions du travail en agriculture
- transmettre des méthodes et outils d’analyse systémique pour rendre compte des différentes composantes en jeu et des relations qu’elles entretiennent : cela peut se traduire par la mobilisation de méthodes de reconception (plutôt que de demander aux apprenants d’identifier une solution) ;
- proposer une approche pluridisciplinaire pour faire dialoguer différentes disciplines (agronomie, sciences de gestion, ergonomie, sociologie, etc.) autour du travail en agriculture, notamment pour aborder la question de la reconfiguration des métiers à l’œuvre quand par exemple un agriculteur développe de nouvelles activités (transformation, vente directe, etc.). Une démarche « projet », où les apprenants sont acteurs et forces de propositions et peuvent mobiliser des connaissances diversifiées, pourrait être mise en œuvre ;
- revoir l’approche globale de l’exploitation agricole, en la décloisonnant : par exemple, les contours de l’objet étudié seraient à redéfinir du fait de la place occupée par la délégation de certaines activités (ex. chantiers de récolte) à des entreprises de travaux agricoles. Cette approche globale peut aussi être revue et réinterrogée pour appréhender la complexité en terme de rapport au vivant, ou de processus en jeu relatifs au fonctionnement des agroécosystèmes.
Temporalités à l’œuvre et propositions pour en tenir compte
Le temps long de la transition agroécologique
De nombreuses composantes des agroécosystèmes qui font l’objet de la transition agroécologique évoluent lentement : c’est le cas du stock semencier d’adventices dans les sols et de la flore adventice lors de l’allongement des successions de cultures, ou du taux de matières organiques dans les sols agricoles. Les changements mis en œuvre seront opérants à moyen terme : par exemple, les infrastructures agroécologiques demandent de trois à cinq ans pour être effectives.
Des temps successifs d’exercice de métiers divers en agriculture
Le temps d’exercice du métier d’agriculteur ne sera pas systématiquement un temps « à vie » : cela peut consister en une succession de différents métiers (comme par ex. un début de parcours dans l’accompagnement avant de s’installer comme agriculteur, puis une nouvelle expérience dans le salariat (filières, conseils, ou hors agriculture), avec également des participations à des collectifs variés.
Pour prendre en compte ces temporalités, les participants ont proposé de développer les capacités des apprenants (souvent un public jeune, qui n’a peut-être pas en tête d’emblée cette dimension du temps long) à mettre en perspective, en leur donnant à voir des trajectoires de fermes sur le temps long, où les agriculteurs et les collectifs dans lesquels ils travaillent énoncent des objectifs intermédiaires, des visées, se démarquant ainsi de la mise en œuvre de stratégies plus à court terme, consistant par exemple à se saisir d’opportunités de marché
Quelles formations en lien avec quels acteurs et/ou métiers ?
Une diversité d’activités dans les métiers d’agriculteurs
Pour prendre en charge cette diversité, les participants ont proposé de s’appuyer dans les formations sur des témoignages variés de travailleurs agricoles, comme cela a été le cas cette année lors de la restitution du groupe d’étudiants à Moulins à l’occasion des entretiens Olivier de Serres juniors. A la fin de la discussion, les étudiants devaient dire ce qu’ils avaient retenu. Ils ont déclaré qu’ils avaient vu des choses complétement différentes, dont ils ignoraient l’existence pour certaines fermes. Cela permet de décaler les étudiants de leur propre vision du travail « bien fait », de leur ouvrir l’esprit en leur montrant la richesse de cette diversité.
D’autres participants ont proposé de mettre en œuvre des études comparatives via des typologies d’exploitations agricoles.
Ces propositions ont donné lieu à de nouveaux échanges sur le sujet : il est apparu que l’agriculteur témoin est le plus crédible pour parler de sa ferme, tandis que pouvoir identifier ce qui peut être reproductible ou non dans les situations observées (quelle adaptation à une autre situation ?) demande de prendre du recul et de créer une distance critique avec des outils d’analyse des exploitations agricoles, en allant au-delà des procédés de comparaison.
Un recours accru à une diversité de salariés dans les exploitations agricoles
En formation initiale, une idée formulée consiste à donner à voir aux étudiants cette diversité de salariés, en terme de statuts notamment (saisonniers, employés en CDD/CDI, etc.). Cette transmission pourrait se faire pendant la période de préparation au stage en exploitation agricole car les étudiants vont être eux-mêmes plus ou moins en position de salariés (tout comme les étudiants en apprentissage), ce qui leur donne une posture intéressante pour questionner ces relations.
En formation continue, il a été suggéré de former les agriculteurs à la gestion des ressources humaines : comment recruter, gérer du personnel, distribuer des responsabilités ?
Le constat a été fait que le niveau de qualification des salariés en agriculture peut être faible et que leur implication dans la prise de décision est souvent négligée. Il a été proposé de former les salariés intervenant dans les parcelles ou les ateliers animaux à faire des retours sur des observations de terrain et de former les futurs agriculteurs à s’aider de ces collectifs de travail pour prendre des décisions. Il s’agit ici de questionner les savoirs agronomiques à coordonner entre plusieurs acteurs pour atteindre un objectif donné. On pourrait aussi faire observer une journée de travail d’un salarié à des agriculteurs pour faire réfléchir à ces interactions et au fait que les décisions sont distribuées (on sort du modèle « classique » de l’agriculteur unique pilote de sa ferme).
Emergence d’une diversité d’organisations collectives (associés, CUMA , etc.)
On assiste à des reconfigurations des métiers de l’agriculture, avec de nombreuses organisations collectives qui se mettent en place : agriculteurs associés avec un assolement partagé, CUMA pour le matériel agricole mais aussi pour une unité de conditionnement de légumes, groupement d’employeurs géré par et pour un collectif d’agriculteurs. L’enjeu est de donner à voir aux étudiants cette diversité de situations.
Prendre en compte le travail dans la formation aux métiers de l’accompagnement
Les propositions formulées par les participants se sont ici centrées sur la formation continue. Deux points ont été abordés : (i) l’accompagnement à l’installation en agriculture, où il a été suggéré d’adapter la formation à l’installation au public en reconversion professionnelle et non issu du milieu agricole (par ex. en faisant intervenir pour ces formations des organismes comme Terres de Liens, en valorisant les espaces tests agricoles portés notamment par des collectivités locales, en tenant compte des parcours professionnels antérieurs qui peuvent être une ressource de connaissances et de compétences en vue de l’installation), (ii) la transmission d’une ferme, en proposant de former à l’accompagnement psycho-social des agriculteurs pour les aider à préparer/anticiper ce moment, notamment si la reprise se fait en dehors du cadre familial.
Au-delà de ces deux moments, l’accompagnement peut aussi s’opérer au sein des organisations collectives évoquées plus haut (ex. accompagner des agriculteurs associés dans leurs choix stratégiques, ou, en cas de restructuration, appui à la recherche de nouveaux associés ; développer la capacité des agriculteurs à mobiliser des collectifs -entraide pour gérer des risques, échange entre pairs pour éviter l’isolement, etc.-).
Plus généralement, il serait intéressant de faire apparaître les différentes dimensions du travail dans les formations visant les métiers de l’accompagnement en agriculture.
Former les enseignants
En changeant les paradigmes
Le constat a été formulé qu’il y avait un changement de paradigme pas toujours bien intégré par les formateurs, qui sont habitués à voir des agriculteurs en surcharge de travail et à considérer cela comme une norme (par ex. en maraichage). Il serait intéressant de donner à voir aux formateurs (et aux personnes en formation) des exemples inspirants d’agriculteurs qui s’attachent à préserver une base de temps de travail raisonnable.
En modifiant la relation avec les apprenants
Les formateurs ne sont plus uniquement en position de sachants. Il est important qu’ils acceptent d’animer des travaux de groupe, pour aborder des sujets complexes et/ou controversés. L’enseignement en mode design thinking a été suggéré pour favoriser ces interactions. Il s’agit d’une méthode d’intelligence collective utilisée pour relever des défis complexes et stimuler l’innovation. Elle repose notamment sur la génération d’idées créatives et la création de prototypes. Elle encourage enfin à repenser les problèmes de manière holistique et à adopter une approche itérative et adaptative.
Ces propositions, dont certaines ont été déclinées en formation initiale et en formation continue, sont résumées sur la figure 2 ci-dessous :
Quels contenus des enseignements pour aborder les différentes dimensions du travail ?
Un métier d’agriculteur et/ou une mécanisation/automatisation idéalisées
Beaucoup de personnes se font une image idéalisée du métier d’agriculteur (en maraîchage et en élevage notamment) au travers de vidéos YouTube qui circulent sur internet, qui peuvent véhiculer l’idée que l’on ne va trop travailler, qu’on va se reconnecter à la nature, que l’installation va bien se passer, ce qui peut ensuite conduire à des désillusions au moment de l’installation, voire des situations de crise ou d’impasse. En réponse à ce risque, les participants ont proposé que les porteurs de projet aillent pratiquer (par ex. le désherbage, le paillage) et plus largement qu’ils expérimentent par eux-mêmes l’exercice du métier avant de s’installer.
Pour de jeunes apprenants du métier d’agriculteur, les questions de mécanisation ou de robotisation/automatisation peuvent aussi être idéalisées (en particulier pour les grandes cultures et pour l’élevage) : l’idée souvent mise en avant est que les « grosses machines », les GPS vont résoudre tous les problèmes, alors que d’importants investissements financiers sont en jeu et que des compétences techniques/informatiques sont à acquérir. Ces outils sont rarement utilisés d’emblée de manière optimale (il faut souvent deux à trois ans pour bien comprendre leur fonctionnement) et il reste nécessaire de surveiller leur bon fonctionnement et d’identifier dans quelles conditions leur usage est approprié. De ce fait, il peut être intéressant de mettre les apprenants à l’épreuve du réel en les faisant expérimenter (dans des espaces tests agricoles par ex.) ou en leur faisant rencontrer des utilisateurs de matériel agricole pour en tirer une vision critique (en particulier pour s’interroger sur la taille du matériel agricole requise en fonction de l’utilisation prévue et le type de compétences nécessaires pour leur entretien).
Par ailleurs, il est important de développer la capacité des apprenants à analyser les risques, à éclairer les choix, notamment dans des collectifs, pour ce qui relève de l’organisation du travail (achat d’une ou de plusieurs bineuses dans une CUMA pour pouvoir mieux intervenir dans des fenêtres de jours disponibles ? quel partage des risques sur les jours disponibles pour travailler quand on est dans une CUMA ? comment raisonner la mise en commun, entre plusieurs agriculteurs, du parcellaire, d’un assolement, ou de salariés ?). Enfin, certains outils demandent des compétences spécialisées : si la personne qui les détient s’en va, cela peut fragiliser la ferme ou le collectif. Cette question de la dépendance vis-à-vis d’outils très techniques peut être débattue, en montrant aux étudiants l’éventail de ce qui existe (allant d’outils « high tech » à l’auto-construction de matériel agricole).
Des valeurs et attentes nouvelles des porteurs de projet/élèves
Il est apparu nécessaire de discuter un peu plus explicitement avec les apprenants de leurs valeurs et de leurs attentes (sur le temps de travail – sujet parfois non abordé par les nouveaux installés-, sur la place accordée au sensible par rapport aux approches technico-économiques, etc.). Les participants ont également proposé de faire rencontrer aux apprenants des agriculteurs qui ont dégagé du temps libre, et plus généralement de les outiller pour questionner les agriculteurs sur des dimensions peu traitées (par ex. comment l’agriculteur vit le fait de passer une journée sur un tracteur). Enfin, il a été suggéré de mobiliser des outils pour aider les apprenants à construire leur propre vision (par ex. en mobilisant des outils de conseil qui se développent pour aider à concilier vie personnelle et professionnelle).
La question du sens du métier
En complément des points évoqués dans la partie précédente, il a été suggéré de former les apprenants à penser la place de l’agriculture dans la société, le lien entre l’activité agricole et les autres acteurs des filières et des territoires.
Et la santé au travail ?
Cette question a été « mise sur la table » par les animatrices à la fin de la dernière session car elle avait été peu évoquée jusqu’ici.
Un premier point a été fait par les participants sur ce qui existe en matière de prévention et des connaissances des normes de sécurité, qui sont enseignées en formation initiale dans l’enseignement technique agricole (ex. analyse des accidents par l’arbre des causes).
Il a été proposé de se donner les moyens de discuter avec les apprenants de la santé physique et mentale, de la diversité des conditions de travail (seul, en collectif) et des risques associés pour les agriculteurs, mais aussi pour les travailleurs salariés, (permanents, temporaires, saisonniers, etc.), tout en ayant conscience que certains sujets sont difficiles à évoquer car ils renvoient à des postures, des normes professionnelles ou sont considérés comme des sujets tabous.
La formation continue peut être un endroit intéressant pour aborder ces points car les agriculteurs ont pu être confrontés à des situations spécifiques dans le cadre de leur activité (accidents, maladies professionnelles, etc.).
Finalement, si les propositions de l’atelier appellent sans doute à ajouter quelques heures de formation consacrées spécifiquement au sujet du travail en agriculture, elles suggèrent surtout de rendre les questions de travail plus visibles dans les enseignements, comme partie prenante des transitions en cours.
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