Comprendre et accompagner la gestion temporelle des situations de travail d’agriculteurs en transition agroécologique
Marie Chizallet*, Valérie Zara-Meylan** et Xavier Coquil***
* Université Paris Cité and Univ Gustave Eiffel, LaPEA, F-92100 Boulogne-Billancourt, France
*Cnam – Centre d’études de l’emploi et du travail (Ceet) et CRTD, GIS Creapt,
* UMR 1273 Université Clermont Auvergne, AgroParistech, INRAE, VetAgro Sup, Territoires,
Email contact auteurs : marie.chizallet@u-paris.fr
Résumé
Cet article propose de croiser plusieurs approches de la question du temps dans le travail à partir d’analyses en ergonomie de la gestion temporelle par des agriculteurs dans leur activité. Il vise à mieux comprendre cette gestion temporelle et la façon dont elle pourrait être mieux prise en compte dans le cadre de l’accompagnement de transitions agroécologiques. Cette proposition s’appuie sur deux recherches-interventions : l’une auprès d’un chef de culture en horticulture, l’autre auprès de deux céréaliers. Leur analyse souligne le rôle de l’expérience des travailleurs dans la gestion de configurations temporelles de leur activité, en proposant des outils conceptuels pour soutenir un dialogue entre cette expérience, les objectifs qu’ils se fixent et le champ des possibles dans la conception de situations de travail en vue de pratiques plus agroécologiques.
Mots clés : temporalité, ergonomie, transition agroécologique, activité de conception, outils d’accompagnement.
Abstract
This article proposes to integrate various approaches to the question of time in work through activity-based ergonomic analyses of temporal management by farmers managing diverse crop dynamics. It aims to better understand this temporal management and explore how it might be more effectively addressed in supporting agroecological transitions. This proposal is based on two research-intervention studies: one with a crop manager in horticulture and the other with two cereal farmers. Their analysis highlights the role of workers' experience in managing the temporal configurations of their activity, proposing conceptual tools to support a dialogue between this experience, the goals they set, and the range of possibilities in designing work situations to foster more agroecological practices.
Keywords: temporality, ergonomics, agroecological transition, design activity, support tools.
Introduction
Le travail agricole est analysé depuis longtemps sous l’angle des situations dynamiques complexes que les agriculteurs ont à gérer, en particulier dans une perspective d’analyse ergonomique de l’activité (Cellier et Marquié, 1980). En tant que situation dynamique, le travail agricole est caractérisé par un environnement en évolution permanente, une multitude de situations saisonnières incertaines à gérer et une charge de travail fluctuante mises en évidence aussi en agronomie (Dedieu et al., 1993). Nombre d’autres recherches ont depuis mis en évidence une activité chargée en situations d’incertitudes concernant la conduite technique des cultures, les atteintes de ravageurs, les maladies, les aléas climatiques ou encore les variations inattendues des ventes, avec un enjeu important d’étudier l’organisation du travail, pour la soutenir (Jouve, 2010 ; Lemery, Ingrand, Dedieu & Dégrane, 2005 ; Béguin & Pueyo, 2011). Les travaux montrent en quoi les agriculteurs peuvent alors chercher à s’adapter en ajustant leurs connaissances et les actions initialement prévues à différentes échelles de temps (court, moyen et long termes) (Goulet et al., 2008). Plus encore, les agriculteurs assurent aussi une gestion dynamique de leurs situations pour les faire évoluer, en cherchant à influer sur certaines contraintes (Beguin et Pueyo, op. Cit. ; Zara-Meylan, 2013 ; Coquil, Béguin, Lusson & Dedieu, 2014). Plus largement, ils cherchent à gérer et faire évoluer les conditions temporelles variées et incertaines dans lesquelles se déroule leur activité, afin de limiter la survenue de situations difficiles du point de vue de la production et du travail, même si parfois cela implique du travail plus que prévu ou de réaliser plusieurs tâches à la fois.
Différents travaux laissent penser que s’inscrire dans une transition agroécologique (TAE) a alors pour effet de renforcer les situations d’entremêlement temporel difficiles à gérer, car les pratiques nouvelles s’appuient sur la polyculture, des rotations plus longues et l’introduction de cultures de couverture, en visant des interactions et régulations biotiques au sein de systèmes qui se trouvent alors complexifiés (Wezel & al., 2009). Les agriculteurs sont ainsi d’autant plus confrontés à des situations nouvelles pour eux et pour lesquelles ils doivent apprendre de nouvelles façons de suivre les cultures et de produire sur leurs terres (Chantre, 2013).
Des travaux en ergonomie et en agronomie ont mis en avant les transformations du travail qu’implique une telle transition en agriculture, en particulier dans un questionnement sur la démultiplication des dynamiques temporelles des transformations à engager, les ressources de l’expérience pour les gérer, et sur sa soutenabilité du travail (Coquil & al., 2014 ; Chizallet, 2019 ; Buchmann et Zara-Meylan, 2023). Ces travaux incitent à s’intéresser davantage à la complexité temporelle de ces situations nouvelles en adoptant le point de vue de l’ergonomie de l’activité, à la fois dans la production quotidienne des agriculteurs et dans la conception de nouvelles pratiques et donc de nouvelles situations de travail pour les agriculteurs. Dans de telles situations, le rôle de l’expérience est central car l’expérience est une ressource mobilisable dans les situations nouvelles, qui se construit et s’enrichit à travers une diversité d’action et d’interactions avec l’environnement, ainsi que de réflexions sur leurs conséquences (Dewey, 2010). Elle peut constituer une ressource importante dans la conception de nouvelles situations de travail intégrant des pratiques plus agroécologiques (AE). L’expérience est alors revisitée à l’aune des exigences des nouvelles pratiques, des conditions réelles de travail rencontrées par l’agriculteur dans son quotidien et de ses souhaits chemin faisant (Martin, 2000 ; Béguin, 2004 ; Daniellou, 2004 ; Béguin, 2010 ; Coquil, Béguin & Dedieu, 2017 ; Chizallet, 2019). De cette façon, nous pouvons interroger ce que cela implique pour l’agriculteur de comprendre, défaire ou composer avec cette complexité dans son travail au quotidien et dans la projection de son travail avec une perspective de changement. Dans ce sens, cet article vise à mieux comprendre la façon dont les agriculteurs gèrent la dimension temporelle de l’activité en articulant des analyses réalisées (1) en situations de travail quotidiennes et (2) en situation de conception de nouvelles situations de travail intégrant des pratiques plus AE.
Cette proposition s’appuie sur deux recherches-interventions en ergonomie distinctes. L'une est menée auprès d’horticulteurs (recherche-intervention 1), portant sur l’analyse des conditions temporelles de la production, en soulignant le rôle central de l’expérience des travailleurs dans la gestion de contraintes temporelles entremêlées ; l’autre auprès de céréaliers en conversion vers l’agriculture biologique (recherche-intervention 2), portant sur l’analyse d’un dialogue entre leur expérience, les objectifs qu’ils se fixent pour cette conversion et le champ des possibles.
Dans une première section, cet article revient sur la notion de configuration temporelle dans les situations de travail en général et sur la façon dont les travailleurs gèrent leurs situations pour composer et faire bouger ces configurations. Elle propose ensuite une approche de la dimension temporelle lors d’un processus de conception à travers la mobilisation des passé, présent et futur, en mettant en évidence la mise en dialogue de trois pôles : le réel, le concevable et le virtuel. La section 2 décrit l’approche méthodologique des deux recherches-interventions mobilisées ici. La section 3 présente ensuite leurs résultats, avec d’une part des configurations temporelles complexes à gérer dans le travail quotidien d’horticulteurs, et d’autre part la mise en œuvre par des céréaliers d’un processus de conception de nouvelles situations de travail qui intègrent des pratiques plus AE, dans un processus chargé en dynamiques temporelles parfois nouvelles et complexes à conduire. La discussion en section 4 revient sur le rôle central de l’expérience dans les transitions et sur les supports pour l’accompagnement que peuvent constituer les modélisations proposées. Elle cherche à questionner les conditions nécessaires à des configurations temporelles plus flexibles et la prise en compte de l’expérience de ces configurations, dans la mise en œuvre de la TAE, comme facteur déterminant de sa progression.
Cadrage théorique : quelle gestion temporelle des situations de travail agricole dans un contexte de transition ?
Cette section permet de croiser plusieurs manières de traiter la dimension temporelle en identifiant (i) les différentes formes de la gestion temporelle dans l’activité de travail, telle qu’elle peut se traduire dans le quotidien de travailleurs et (ii) les formes de dialogue entre les différents moments du temps qui sont mobilisées dans une visée transformative à travers l’activité de conception.
(Re)configurer la dimension temporelle dans la situation de travail
La notion de configurations temporelles peut être mobilisée pour rendre compte de dimensions temporelles entremêlées dans un système complexe. Des travaux en sociologie (Elias, 1993) soulignent que les configurations se forment entre des individus, des groupes et des sociétés. « Les configurations [sont des modèles] qui tiennent compte sans ambiguïté de la liaison mutuelle des phénomènes partiels, unités constituantes d’une unité fonctionnelle plus vaste sans laquelle ils ne sauraient se produire, ou en tout cas pas de cette manière » (ibid., p. 41). Dans un contexte de TAE, Slimi (2022) propose de parler de processus de reconfiguration en reprenant les travaux de Dewey (e.g. 1993). Elle explique alors que « lorsqu’une situation est intrinsèquement indéterminée, ambiguë ou troublée, le sujet est amené à reconfigurer ses manières d’agir, d’apprécier, de sentir, percevoir et d’interpréter son environnement pour sortir de l’indétermination » (Slimi, 2022, p3). Les configurations temporelles se construisent à travers des interdépendances entre éléments qui peuvent se jouer sur des échelles de temps et de complexité différentes (Grossin, 1996). Dans le cadre de cet article, nous comprenons les configurations temporelles comme l’articulation et l’intégration, par un (ou plusieurs) travailleur(s) dans son activité future ou en train de se faire, des différents éléments temporels déterminant une ou un ensemble de situations de travail. Nous en relevons trois, établies dans des systèmes de travail complexes agricoles.
La configuration d’agencement consiste en une construction par le travailleur d’une représentation des combinaisons et des chevauchements de différentes sources de prescriptions temporelles, telles que le planning de cultures, des composantes de leur conduite au fil des saisons, mais aussi des orientations de l’entreprise (techniques, commerciales…), et que le travailleur prend en compte pour viser l’objectif fixé par le planning (e.g. Zara-Meylan, 2012). La configuration d’organisation s’appuie sur ces agencements. Elle organise, ajuste et hiérarchise les différentes sources de prescriptions temporelles autour de tâches jugées centrales à un moment donné par le travailleur et qu’il pense ensemble afin de maintenir, dans le temps disponible et mobilisable, un travail qui ‘déborde’ toujours. Enfin, Zara-Meylan (2013) propose de parler de configuration redoutée en s’inspirant des travaux de Valot (1998), en l’appliquant au contexte agricole où des horticulteurs doivent faire face à des situations connues par eux et identifiées comme difficiles à gérer du fait de possibles pour l’action rétrécis, et menant à des conséquences auxquelles ils s’attendent mais qu’ils ne peuvent enrayer.
Nous pensons que l’identification des (re)configurations temporelles peut aider à mieux comprendre la gestion temporelle de l’activité en situation de travail dans un contexte de TAE.
(Re)concevoir des situations de travail pour instruire un changement de pratiques agricoles
Chizallet (2019) propose de considérer la TAE comme un processus de conception et montre que l’agriculteur qui s’inscrit dans une TAE conçoit de nouvelles situations de travail, relativement à ses préoccupations actuelles qui se jouent dans le présent de son travail, en remobilisant son expérience passée pour projeter des situations de travail futures. Les situations de travail, du point de vue de l’ergonomie, peuvent être comprises comme des situations singulières, « souvent complexes et multidéterminées [...]. En effet, les situations sont le plus souvent influencées par des intérêts divers [...] (socio-économiques, humains, financiers, etc.) et qui parfois sont antagonistes. Par ailleurs, […] elles sont au centre d’un ensemble de contextes divers (physique, matériel, instrumental, humain, social, économique, sociétal) dont il conviendra, plus ou moins de considérer les influences respectives » (Brangier & Valléry, 2021, p.89). Comme le soulignent des recherches en ergonomie, dans les situations de travail en évolution, l’expérience constitue un principe actif, un moteur qui permet une reconfiguration de l’activité individuelle et collective (Molinié et al., 2012). Cependant, cette ressource est conditionnelle, car il faut pour cela avoir pu la constituer et y réfléchir, seul ou avec d’autres, pour “faire expérience” des situations vécues. De plus, l’expérience doit pouvoir être mobilisée avec des transpositions de l’activité antérieure ayant du sens dans les situations nouvelles, pour les individus et des collectifs (ibidem). Dans le contexte de la TAE, l’agriculteur s’appuie sur sa propre expérience construite lors de pratiques antérieures en agriculture conventionnelle pour transformer ses pratiques et mobiliser différemment l’observation qui devient une ressource pour adapter chemin faisant ce qu’il met en place. Les transformations et adaptations qu’opère l’agriculteur posent alors la question de ses possibilités de concevoir des nouvelles situations de travail qui, en visant des pratiques plus agroécologiques, intègreraient de nouveaux repères pour anticiper les dynamiques à l’œuvre, leurs résultats, et de les relier à son activité et en particulier à son organisation du travail, tenant compte d’un certain nombre de contraintes temporelles entremêlées.
Le modèle dialogique de la conception de Béguin (e.g. 2010) permet de mieux comprendre l’activité de conception des travailleurs sous l’angle de sa dimension temporelle. En effet, il caractérise un premier pôle qui s’ancre dans le futur, celui du virtuel. Ce pôle fait référence à la volonté relative au futur des concepteurs, par leur représentation de l’objet futur à concevoir et les objectifs à atteindre. Un second pôle s’ancre principalement dans le présent, il s’agit du réel. Il correspond aux situations de travail réelles rencontrées par les travailleurs dans le présent mais peut également être remobilisé par la mise en récit de son expérience passée (e.g. Chizallet, 2019). Lors d’un processus de conception, il y a des va-et-vient entre ces deux pôles, soit des rencontres successives entre ce qui est envisagé par les concepteurs pour le futur et les conditions données par le réel, qui vont être déterminantes pour évaluer la faisabilité de la volonté relative au futur. Au fur et à mesure des confrontations entre ce qui est visé et la réalité des situations de travail, il y a un ajustement de l’objet en cours de conception. Cet espace de rencontres entre le virtuel et le réel permet alors d’explorer le champ des possibles ; Chizallet (2019) propose d’identifier ici un troisième pôle, le concevable, qui peut se caractériser à travers l’exploration de situations possibles, risquées, parfois nécessaires, décidées et prévues.
Proposition méthodologique fondée sur l’analyse de l’activité en ergonomie
Cet article s’appuie sur deux recherches-interventions qui mobilisent chacune l’une des approches de la dimension temporelle de l’activité présentées ci-dessus, pour travailler leur complémentarité :
- la première recherche est relative aux situations de travail quotidiennes au sein desquelles les agriculteurs doivent gérer différentes exigences temporelles analysées en termes d’agencements et de configurations. Cette recherche a donc plutôt pour focale la dimension temporelle de l’activité d’organisation et de réalisation du travail.
- la seconde est relative à la conception en situation de transition, au sein de laquelle les agriculteurs doivent faire dialoguer les pôles virtuel, concevable et réel. Elle porte donc plutôt sur la dimension temporelle de l’activité de conception des agriculteurs.
(1) Le cas d’un chef de culture en horticulture aux prises avec des transformations du métier
Le cas en horticulture mobilisé dans cet article ne se déroule pas spécifiquement dans le cadre d’une TAE, cependant dans ce secteur devenu très concurrentiel, des changements progressifs mais profonds déstabilisent l’organisation et l’autonomie des acteurs (cf. Encadré 1).
Dans l’entreprise étudiée ici, les situations d’incertitudes sont jugées croissantes avec une clientèle instable, des variations climatiques inattendues, ainsi que des difficultés à recruter. De plus, le contexte de règlementation environnementale est renforcé, et des plaintes des riverains concernant les pesticides, les effluents et les usages de l’eau se multiplient. Ces questions viennent s’ajouter à des inquiétudes des salariés concernant les problèmes d’exposition aux pesticides et aux exigences physiques du travail.
L’analyse présentée est issue d’entretiens semi-directifs avec le chef de culture, associés à 2 fois 2 journées de suivi auprès de lui. Les représentations des configurations ont été discutées en tant que supports de réflexion pour agir dans l’entreprise et la filière à différents niveaux : avec l’horticulteur, en comité de pilotage partenarial, et en réunion de prévention dans la MSA locale.
(2) Le cas de deux agriculteurs associés en grandes cultures, engagés dans une TAE
Ce cas revêt un caractère agroécologique lié aux changements à l’œuvre. Leur décision de passer à l’AB était alors motivée par les objectifs de (i) viser une meilleure rentabilité suite à des années économiquement très difficiles, (ii) redonner du sens à leur travail, (iii) respecter l’environnement et (iv) leur santé. Les résultats présentés dans cet article sont issus de l’analyse de :
- Des données de thèse de la première auteure (Chizallet, 2019) correspondant à 12 récits construits à partir de 6 entretiens (de 30min à 2h40) outillés par la Chronique du Changement (e.g. Chizallet, 2020), méthode conçue pour favoriser l’explicitation des difficultés, des objectifs et des ressources des agriculteurs au fil de la TAE et la projection de nouvelles situations de travail. Ces entretiens se sont déroulés sur une année (décembre 2015 – décembre 2016).
- Un récit de la suite du parcours de transition narré par les deux agriculteurs X & L, lors du webinaire “Le rapport au temps en agroécologie” (Entretiens Olivier de Serres, 2023-2024 – AFA) en novembre 2023, au cours duquel ils reprennent l’ensemble de la période de transition jusqu’au jour du séminaire, et en dégagent spontanément des enjeux, en particulier temporels, qu’ils ont eu à gérer.
Ces données ont été analysées de sorte à retracer le parcours des céréaliers au fil de leur TAE et à illustrer leur activité de conception de nouvelles situations de travail en mobilisant les pôles virtuel, réel et concevable du modèle dialogique de la conception.
Résultats : identification et remodelage des dimensions temporelles dans l’activité
Les résultats présentent dans un premier temps des configurations temporelles complexes à gérer dans le travail quotidien d’horticulteurs, et d’autre part la mise en œuvre par des céréaliers d’un processus de conception de nouvelles situations de travail vers des pratiques plus agroécologiques, qui intègrent des configurations temporelles ainsi qu’une navigation dans le temps chargée en dynamiques parfois nouvelles et complexes à conduire.
Les configurations temporelles dans l’organisation du travail d’horticulteurs
La recherche menée auprès du chef de culture a permis de modéliser les dimensions temporelles complexes de la gestion qu’il assure au quotidien dans son activité, pour comprendre les difficultés rencontrées lors de situations aux exigences temporelles particulièrement entremêlées.
La figure 1 illustre une configuration temporelle large concernant la conduite de cultures, les agencements saisonniers du planning de culture. Pour le chef de culture ici en exemple, la conduite des plantes de haie est réalisée sur six mois ou un an et vise principalement le printemps et aussi l'automne. Ces périodes présentent un enjeu important puisque la vente doit être menée parallèlement aux mises en culture. Pour faire face à ce pic d'activité, des saisonniers sont recrutés en soutien sur la période du printemps (Figure 3). Les agencements saisonniers sont issus du planning de culture de son entreprise, auquel il associe en les articulant des dynamiques liées :
(1) au travail avec des focus sur des moments et situations de travail qu'il considère plus difficiles : de mise en culture et de vente ;
(2) aux processus de croissance des plantes allant de trois mois à un an, selon le développement visé à la vente, ou du fait des invendus.
L’agencement représente des dynamiques à partir desquelles l’horticulteur cherche aussi à agir : par exemple en étalant les mises en culture, en négociant le décalage d’une livraison avec les fournisseurs de jeunes plants, en ajustant l’itinéraire technique de certains lots, ou en insistant auprès de la direction sur le recrutement des saisonniers. Sans pouvoir prendre de décisions sur le planning de culture, il tente d’influer sur les décisions concernant l'année suivante.
Cette approche permet de souligner que les agencements temporels à gérer dans une entreprise ne sont pas seulement liés à des processus biologiquement déterminés par les variétés de plantes, mais ils sont aussi liés à des choix de l'entreprise : commerciaux, techniques, de recrutements, et de gestion.
La figure 2 représente une configuration d'organisation du chef de culture de cette même entreprise, qui s'appuie sur l’agencement saisonnier présenté en figure 1. Il s'agit ici de figurer un mode d’organisation établi avec l’expérience par l’horticulteur, pour garder ouverts les possibles pour l’action lors des semaines en pleine saison au cours desquelles les cadres de ventes et de mises en culture se chevauchent.
En début de semaine il engage d’abord l’équipe dans les indispensables travaux de production, tout en guettant l'arrivée des commandes, celles-ci devant être immédiatement préparées. Le chef de culture est tenu à une réactivité pour tenir la politique commerciale mise en place par la direction, et le départ du camion du jour constitue alors une butée temporelle pour toute commande reçue. Le reste de la semaine, il répartit le travail de production dans des fenêtres temporelles cloisonnées pour essayer de consacrer une journée à chacun des travaux clés : le désherbage, la mise en culture et le tuteurage. « Il vaut mieux que tout soit un peu fait, pour limiter les risques de laisser de côté... », explique-t-il. Finalement, ce chef de culture essaie de maintenir dans les cadres temporels un travail qui en déborde toujours. Les traitements phytosanitaires ne sont pas mentionnés par l’horticulteur en tant que cadre organisant du travail, mais ils vont se surajouter aux soins à différents moments.
C’est ce que représente la modélisation suivante en figure 3, qui s'intéresse à la question des opérations qui se surajoutent dans l'organisation du travail.
La figure 3 représente une configuration redoutée par le chef de culture. Il s’agit de conditions connues de lui pour amener à un débordement, avec des conséquences pour la qualité de la production et la pénibilité du travail. En effet, le chef de culture s’inquiète : « les hivers cléments, c'est aussi pour les herbes », celles-ci étant indésirables dans les pots. La formalisation de cette configuration a permis de remonter avec lui à d’autres conditions, en amont de la pousse des herbes. Les herbes sont liées, non seulement à l’hiver doux, mais aussi à un retard dans les soins aux plantes dont le développement a été ralenti. De plus, il cite aussi une démultiplication des variétés fragiles dans des espaces réduits, l’orientation client réactive, et des saisonniers recrutés tardivement. Ainsi, dès mars au moment des ventes, alors qu'il s’agit aussi d’assurer les mises en culture, un désherbage accru, plus long et plus pénible se surajoute pour les permanents puis pour les saisonniers dès leur arrivée, et des soins avec pesticides sont démultipliés.
Comme dans cet exemple, les configurations établies avec les horticulteurs mettent plus largement en évidence qu’avec l’expérience, ils identifient les conditions qui mènent à ces configurations redoutées, et comme pour les précédentes, ils tentent de les faire évoluer de façon créative pour limiter les difficultés. Cependant ils ont peu de marges de manœuvre et encore moins de prises sur les choix techniques, commerciaux et de recrutement qui limiteraient les difficultés. Ils sont souvent plutôt amenés à s’adapter, parfois à « faire et refaire » des soins ou des déplacements de lots. Des risques qui en découlent concernent la production, la santé et aussi l'environnement.
Ce cas donne donc à voir des configurations - supports à une approche de la gestion temporelle complexe et chargée d’incertitude dans l’activité de production quotidienne.
Conduite de la transition : un remodelage non linéaire des configurations temporelles
Nous nous intéressons ici au cas des deux céréaliers X & L en conversion à l’AB (voir encadré 2). Si le cas précédent nous a permis de mieux appréhender la gestion temporelle dans l’activité de travail dans le quotidien de travailleurs, ce cas nous permet d’aller plus loin concernant les décisions et orientations de production sur lesquelles les chefs de culture étaient limités. Les agriculteurs sont ici des chefs d’exploitations décideurs, dont l’activité est tirée par un objectif de transition vers des pratiques plus AE. Nous proposons ici de reprendre les agencements saisonniers et les configurations temporelles (présentées ci-avant avec les horticulteurs), pour chercher à mieux comprendre la manière dont les céréaliers composent avec les exigences temporelles de leur activité et les remodèlent au fil de la conception de la transition, pour les faire évoluer.

La figure 4 synthétise les grandes phases de la transition dans laquelle s’inscrivent les agriculteurs X & L (Cf. Encadré 3).
Au fil du récit (cf. Encadré 3), les agriculteurs X et L évoquent des combinaisons de dimensions qui s’apparentent à des configurations d’agencements saisonniers en tant que premiers leviers pour la transition engagée : agencement initial blé/maïs ; puis agencement vers une diversification des cultures (quinze cultures) ; et enfin retour à une réduction des cultures avec un agencement en deux/deux. En effet, pour décrire les trois phases de la transition (Figure 4), ils mobilisent un agencement qui relie les nouveaux choix de cultures, leur diversité et leur calendrier, et y intègrent les périodes de semis, en articulant une dimension spatio-temporelle d’assolements et une production de semences. Il faut noter que, en tant que concepteurs-décideurs, ils soutiennent les nouveaux agencements avec des composantes financières, techniques et commerciales sur lesquelles les chefs de culture n’avaient pas de prise, en tissant même des liens hors de leur territoire habituel (pairs du Gers, nouvelles ressources pour des machines et pistes de commercialisation). Il est particulièrement intéressant de noter une autre forme d’action sur l’agencement saisonnier, avec le partenariat engagé avec une autre profession (apiculteur) pour un soutien financier à leur production de semences, mais aussi pour bénéficier d’une action aidante sur les sols durant les intercultures.
Puis ils décrivent les deux phases de TAE (AB et diversification des cultures, puis spécialisation) en faisant des liens entre ces agencements saisonniers et ce qu’on peut considérer comme des configurations liées au travail en associant leur organisation des différentes opérations de cultures et les assolements, leur échelonnement et leurs conjonctions, y compris avec les collaborations en vue de ressources en outils complémentaires. Et ils indiquent que ces configurations de travail se trouvent complexifiées lors de la diversification des cultures, y compris avec les manipulations d’outils sur-ajoutées. Ils relèvent ce qui s’apparente à une configuration redoutée durant l’hiver : cultures d’automne hiver sans pesticides sans labour et décalage en rotations, ont amené à des problèmes d’adventices croissants, conduisant à un débordement qui était inéluctable, indiquent-ils a posteriori, et à une chute de la production.
Cette configuration a été résolue suite au nouvel agencement saisonnier, dont ils décrivent les impacts plutôt positivement du point de vue des nouvelles configurations d’organisation. X & L font état d’un exemple de leur organisation à deux, possible du fait de la réduction du nombre de cultures : l’un au scalpage et l’autre suivant au semis, configuration dont l’intérêt réside dans leur choix d’un semoir de 6 mètres. Mais cette configuration n’est pas exempte de contraintes marquantes. X & L indiquent devoir désormais composer avec le fait d’intervenir dans des fenêtres météo très courtes, et incertaines : « Là, on est […] en attente de semer des cultures d'automne. On n'y arrive pas, on commence à vraiment flipper […] Mais quand la fenêtre météo va se présenter, j'espère, sur novembre, il faut qu'on soit capable de mettre en place nos cultures en 48 heures, voire trois jours. Donc en six mètres il est possible de le faire. » (Agriculteur L).
Ces nouvelles configurations permettent, de leur point de vue, une réouverture des possibles pour assurer le travail et aboutir dans la production. Cependant elles restent marquées par une incertitude et des exigences fortes, en particulier sur la survenance de certaines configurations temporelles favorables (par exemple pour le semis) qu’ils guettent et attendent, sans être sûrs qu’elles surviendront. Ils ont identifié que si elles surviennent, elles comporteront des exigences temporelles de travail en urgence et l’on peut s'interroger sur les conséquences pour la production si la fenêtre météo favorable ne survenait pas ; et pour eux, en termes de fatigue sur le plus long terme. Cependant, ils apprécient aussi le “moment calme”, une configuration moins tendue réouverte durant la période hivernale, qui leur permet de souffler et de réfléchir, seuls ou avec d‘autres interlocuteurs, aux prochaines configurations d’organisation à prévoir et à ajuster.
Un dialogue entre le réel, le concevable et le virtuel des agriculteurs, moteur dans la conception des situations de travail des agriculteurs
Dans cette section, nous proposons de nous intéresser à la dynamique de l’activité de conception des agriculteurs X & L, et aux motifs qu’ils mobilisent pour progresser d’un agencement saisonnier à un autre. Nous mobilisons pour cela le modèle dialogique de la conception qui permet d’appréhender le dialogue qu’ils engagent lors de leur activité de conception entre : le réel (R), le concevable (C) et le virtuel (V). Pour analyser ce dialogue VCR, nous proposons une entrée par trois motifs centraux qui guident l’action des agriculteurs X & L : (1) l’autonomie semencière (Figure 5), (2) l’objectif de travailler sur un sol vivant (Figure 6), et (3) viser une rotation en deux/ deux (Figure 7)
1- Le premier motif central de X et L concerne la visée d’autonomie semencière (Figure 5).
Ce motif apparaît à la fois comme un objectif en soi et comme une ressource pour répondre à leur objectif de retrouver le la rentabilité (V1). Pour cela les agriculteurs ont cherché à produire leurs semences en culture d’hiver, donc en agissant sur le réel (R1). Le fait d’avoir mené cette première production à bien les a amenés à explorer le champ des possibles (pôle concevable, C1) : lerenouvellement de la production de semences des blés et d’autonomie en soja. Le réel et le virtuel soutiennent donc ici conjointement l’exploration et l’élaboration du concevable. De plus, l’exploration du concevable semble avoir favorisé un passage à l’action qui se traduit dans le réel : la figure 5 montre que les agriculteurs ont par la suite réussi à développer leur autonomie semencière pour 100 hectares de blé (pôle réel, R1’). Avec l’exploration du concevable par les agriculteurs et suite à leur expérience dans le réel de configurations d’organisation, les agencements peuvent alors être reconduits ou questionnés et revus (V1').
2- Un deuxième motif central pour X et L est de travailler en AB sur un sol vivant (Figure 6).
L’expérience de la culture du colza en agriculture conventionnelle (R2) aide les agriculteurs à envisager de la conduire en AB (C2). En effet, l’agriculteur L explique « que le colza bio est très compliqué à faire, très recherché, très cher. Et en plus il nous apporterait de la biodiversité dans notre assolement, et ça étale le boulot ». Il semble alors que l’exploration du concevable (C2) permette aux agriculteurs de créer des liens avec plusieurs de leurs objectifs dans le virtuel : retrouver de la rentabilité (V2a), travailler sur un sol vivant (V2b) et éviter les pics de travail (V2c) parce qu’il s’agit d’un semis du mois d’août et que « c’est la seule plante qui se sème au mois d’août » (Agriculteur X). Les agriculteurs semblent alors s’orienter vers une nouvelle configuration temporelle en souhaitant inscrire dans leur planning de culture le colza « même si on n’aime pas bien bosser au mois d‘août » (Agriculteur L) puisque c’est une période plus calme pour eux où ils arrivent à prendre des congés. De cette manière, le fait de revenir sur l’expérience d’une configuration vécue dans le réel (R2) leur permet d’explorer la possibilité de mettre en place une culture de colza en AB (concevable, C2) qui leur permettrait de répondre au moins en partie à plusieurs de leurs objectifs tout en tenant compte de certains aspects contraignants relatifs à sa mise en œuvre et déjà expérimentée dans un autre contexte.
3- Un troisième motif central pour X et L concerne l’adoption d’un nouvel assolement avec deux cultures d’hiver et deux cultures de printemps (figure 7).
Lors de la troisième année de ce nouvel agencement saisonnier, les agriculteurs X & L ont détaillé une configuration de débordement et une chute de la production du fait des adventices (R3a). Cette situation, qui peut s’apparenter à une configuration redoutée a posteriori a été considérée par eux-mêmes comme un gros échec à la fin de l’année 2020, d’autant qu’elle s’est soldée par un déficit financier important dans le réel (R3b). On comprend ici que la première difficulté (R3a) a participé à la construction de la seconde (R3b). De cette façon, les agriculteurs renforcent leurs objectifs (pôle virtuel) déjà présents à la fois de lutter contre les mauvaises herbes (V3a) qui génèrent une pression sur le travail (R3a & R3b) et de retrouver de la rentabilité (V3b). De cette façon, la configuration vécue par les agriculteurs (le réel) contribue à élaborer et à renforcer le pôle du virtuel. En parallèle, l’agriculteur L découvre sur internet un témoignage d’un agriculteur américain qui utilise un assolement deux/deux (R3c).Cette découverte vient alors rencontrer leurs objectifs de réduire la pression du ray-grass (V3a), de retrouver de la rentabilité (V3b) mais aussi de réduire leur temps de travail (V3c). Cela leur permet d’explorer une autre façon de faire et d’envisager son développement sur l’exploitation (C3). La figure 9 montre alors que le réel et le virtuel agissent conjointement pour nourrir le concevable. C’est ensuite le fait d’envisager cette nouvelle technique (C3) qui amène les agriculteurs à aller rencontrer des agriculteurs qui en ont l’expérience (pôle réel, R3d). Cette rencontre permet aux agriculteurs d’aller plus loin dans l’exploration et la projection de cette technique sur leur exploitation (C3). Sa mise en œuvre (R3e) conduit à une réduction de la pression du ray-grass (R3f) et ainsi à une réponse à leur objectif (V3a) ; et par conséquent a un impact sur leur temps de travail (V3b).
Finalement, à travers ces trois exemples, nous comprenons que la mobilisation de pôles VCR favorise un dialogue entre les différents moments du temps (passé, présent et futur), nécessaire à la projection des agriculteurs dans de futures configurations de travail. Plus que ça, elle participe à la conception de nouveaux agencements saisonniers puis à leur mise en œuvre au sein de configurations d’organisation. L’expérience des agriculteurs de certaines situations de travail, relue à l’aune des préoccupations qui les animent dans le présent de leur activité de travail et des perspectives à venir, semble motrice dans le fait de concevoir de nouvelles situations de travail avec de nouvelles configurations temporelles qui tiennent compte du travail réel des agriculteurs et de leurs objectifs dans une approche globale et pas seulement focalisée sur la mise en œuvre de pratiques plus AE.
Discussions & Perspectives pour soutenir la conception de la TAE par les agriculteurs
Cet article permet d’explorer deux recherches-interventions menées dans deux contextes différents sous le prisme de la dimension temporelle de l’activité : des horticulteurs aux prises avec une activité quotidienne aux conditions temporelles denses et complexes, sur lesquelles ils ont peu de prises ; et des agriculteurs ayant engagé une TAE, qui ont connu différentes difficultés amenant des infléchissements de leurs orientations pour atteindre cet objectif. Les analyses de la gestion quotidienne assurée par les horticulteurs et les modèles d’agencements saisonniers et de configurations temporelles de travail travaillés avec eux fournissent des éléments structurants pour appréhender la conception de leur trajectoire par les exploitants céréaliers, eux-mêmes en charge du quotidien mais aussi plus largement des décisions de pilotage de leur TAE.
L’objectif de transition qui met en mouvement les céréaliers est tiré par une vision orientée vers le temps long de la transition. L’analyse du travail des agriculteurs X & L nous permet d’aborder leur gestion de la dimension temporelle à travers leur conduite de la transition, abordée sous l’angle d’un processus de conception. Les composantes de la navigation dans les configurations temporelles qu’ils expérimentent en s’appuyant sur des agencements, montrent un dialogue fécond entre virtuel, concevable et réel. L’analyse de ce dialogue nous aide à comprendre comment ils conçoivent de nouvelles situations de travail en mobilisant les différents moments du temps : le passé et le présent à travers principalement le pôle réel du modèle dialogique de la conception, et le futur à travers les pôles concevable et virtuel. Les motifs conduisant à la création de nouveaux agencements saisonniers révèlent les conditions de travail des agriculteurs X & L qui les ont amenés à questionner cette transition en faisant varier les configurations temporelles. L’objectif de transition est moteur pour gérer à la fois l’apparition de pics de travail, l’étalement de leur charge dans le temps et la frontière entre le temps de travail et celui personnel. Finalement, au moment du dernier entretien, ils indiquent effectivement pouvoir bénéficier de l’apparition de périodes plus calmes, qui sont autant de moments ouverts pour prendre du recul sur leurs façons de mettre en œuvre leur transition et d’agir sur leurs pratiques. Toutefois, ces moments calmes sont associés à des configurations temporelles denses en travail, à insérer dans des fenêtres météo étroites et incertaines. Au moment de l’entretien, plus que le pic de charge, c’est l’incertitude liée à une telle configuration temporelle dont dépendent les semis qui semble les préoccuper davantage, ce qui serait à explorer.
Les horticulteurs surtout orientés vers l’action quotidienne sont ancrés dans le réel. Pourtant, ils ont aussi de nombreuses réflexions relatives au virtuel et au concevable, lorsqu’ils envisagent d’influer sur les agencements ou sur des composantes de configurations redoutées, par exemple, en suggérant à la direction de recruter des saisonniers ou de limiter la diversité de certaines cultures. Cependant, ils ne sont pas tirés par un grand objectif de changement, qui ne relèverait pas de leurs fonctions, et ne sont pas supposés avoir un accès total au virtuel, ni au concevable, au sens où ils ne peuvent pas eux-mêmes prendre des décisions qui y sont associées, et leurs prises sur l’action se trouvent souvent cantonnées au réel. Il est alors important de noter la différence de postures avec les céréaliers qui eux sont non seulement travailleurs mais également concepteurs et décideurs. De cette façon, ils font eux-mêmes l’expérience des objectifs qu’ils se fixent et qu’ils traduisent, via l’exploration du concevable, dans leurs situations de travail réelles. Cette posture de travailleur-concepteur relève d’une posture complexe à appréhender mais qu’il s’agit à la fois de prendre en compte et de soutenir dans une démarche d’accompagnement de TAE (Chizallet, Cassim Cadjee et Veiga, 2024).
Finalement, si une transition amène parfois à des phases d’exigences temporelles accrues qui impactent fortement l’activité des agriculteurs comme c’est le cas ici, nous pensons que soutenir (1) l’identification de ces exigences, (2) et des composantes des configurations temporelles qui amènent aux difficultés, constitue une réelle ressource pour penser l’accompagnement de ces travailleurs. De plus, (3) la mobilisation de leurs expériences pour naviguer dans les pôles du virtuel, du concevable pour agir sur elles et construire des situations de travail plus soutenables, si besoin en faisant évoluer les agencements saisonniers des cultures, constitue une autre ressource pour penser l’accompagnement de ces travailleurs. On retrouve aussi l’importance des réseaux de pairs, porteurs d’expériences dans le réel, et qui constituent un espace de confiance pour envisager d’autres pistes pour le concevable et développer leur propre autonomie (Coquil, 2023).
Cependant, et pour aller plus loin, ces deux recherches-interventions invitent à faire du temps un objet de pensée pour les travailleurs et les acteurs de l’accompagnement aux transitions. Dans ces deux cas, nous mettons en évidence un besoin d'anticipation et une recherche de représentations non seulement à court, moyen et long terme. Et on peut penser que les agencements et configurations temporelles de travail pourraient constituer des supports au dialogue entre les pôles virtuel, concevable et réel, au cours de la conception des situations de TAE. Les configurations redoutées pourraient en particulier soutenir des réflexions sur les composantes temporelles entremêlées et les choix à faire lors de difficultés liées à la diversification des cultures. Les modélisations présentées ici pourraient donc amener à des outils supports pour réfléchir au soutien à apporter à des agriculteurs en TAE, dans un travail conjoint associant recherche agronomique et ergonomique. De plus, il serait intéressant et important de produire de la connaissance et des références sur les états intermédiaires des agro-écosystèmes et leurs performances, en particulier en documentant certaines configurations temporelles du travail associées à des phases de la TAE.
Pourtant, est-ce que la transition est un moment ou est ce qu'elle devient un état de changement qui se poursuit ? Dans ce sens, Coquil (2014) explique qu’il s’agit d’un état de recherche expériencielle des agriculteurs qui se nourrit des expériences des pairs et des déplacements personnels des agriculteurs face à un environnement qu'ils redécouvrent sous des angles différents et qu'ils le transforment en nouveau milieu (Canguilhem, 1965/1998). Ainsi, l'enjeu d'anticipation, de balisage de l'action, permettant des configurations organisationnelles fondées sur des exigences de rationalité de l'action (qui se comprennent aux vues des organisations en entreprise horticole et de l'histoire des agriculteurs X et L) vaut moins : ce qui vaut c'est la configuration flexible, voire la liberté créative dans l'action : les agriculteurs n'agissent pas seulement en réaction à des changements de leur environnement mais aussi sur la conduite de leur expérience et en impulsant des situations de travail nouvelles, comme ici avec le choix de passer à l'AB.
Enfin, les reconfigurations soulignées dans cet article pourraient être perçues comme des moments de pertes de repères, anxiogènes par les travailleurs et la hiérarchie. Cependant, on peut se demander à quelles conditions, les configurations plus flexibles pourraient soutenir l’activité créative des agriculteurs en TAE et constituer des ressources structurantes et rassurantes pour penser le futur seul et avec d’autres ? Cette notion de flexibilité telle que déjà travaillée en agronomie (Ingrand, Astigarraga, Chia, David, Coquil & Fiorelli, 2009) pourrait être davantage explorée en ergonomie en considérant les marges de manœuvre des agriculteurs en TAE et la façon dont ils intègrent de la flexibilité aux configurations temporelles, pour tendre vers des situations de travail plus soutenables (Buchmann & al., 2023 ; Chizallet, Barcellini, Prost, 2023). Enfin, un travail sur l’activité créative de l’agriculteur au fil du temps en lien avec l’expérience sensible (Dewey, 2010) semble aussi une piste intéressante : le sensible est alors entendu comme la capacité à faire confiance à des sensations et à leur conférer une importance dans la recherche d’options pour le futur. Comment, alors même que l'enjeu des TAE dépasse son propre travail, l’expérience de ses propres sensations et intuitions pourrait-elle participer à la conception de situations de travail plus soutenables ?
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