Éditorial
Philippe PRÉVOST1 - Adeline MICHEL2 - Pierre-Yves LE GAL3- Gérard CATTIN4 (coordonnateurs du numéro)
1 Institut agronomique, vétérinaire et forestier de France (Agreenium) - Chercheur associé à Agrosup/Eduter, Développement professionnel et formation philippe.prevost@agreenium.fr
2 CER France - Co-animatrice des ateliers de terrain de l’Afa
3 Cirad - UMR Innovation
4 Retraité de la chambre d’agriculture de la Marne - Co-animateur des ateliers de terrain de l’Afa
Lors de l’édition des Entretiens du Pradel de 2015, dédiée aux savoirs agronomiques pour l’action, un débat intense a porté sur l’origine, la circulation et la mise en pratique des savoirs. Une conférence invitée d’un historien en sciences médicales nous a interpellés sur les similitudes entre la médecine et l’agronomie, qui ont en commun d’accompagner le fonctionnement des systèmes vivants complexes (l’être humain pour la médecine, l’écosystème cultivé pour l’agronomie). Les approches de la recherche (expérimentale, clinique) ou les modalités d’action du médecin et de l’agronome (observations du terrain, mobilisation des connaissances d’origine différentes, diagnostic, prescription), si elles se situent dans des contextes institutionnels et professionnels très différents, sont au cœur des deux disciplines, qui peuvent chacune se nourrir d’une approche.
De cet évènement a émergé la notion d’agronomie clinique [1], que l’Association française d’agronomie a souhaité approfondir à travers la valorisation de l’agronomie de terrain, mise en œuvre au sein de l’Afa par les «ateliers agronomiques de terrain», appelés désormais «ateliers Terrain». L’Afa fait depuis 2012 de l’agronomie clinique sans le savoir, en proposant à des agronomes des différents métiers d’un territoire (agriculteurs, conseillers agricoles, enseignants, chercheurs) d’échanger leurs savoirs sur une problématique agronomique précise dans une situation concrète d’exploitation agricole. A partir de cet échange, des pistes émergent pour aider l’agriculteur à l’évolution de ses pratiques, et servent d’exemples pour d’autres agriculteurs dans d’autres territoires où la problématique agronomique et les situations pédoclimatiques sont similaires. Ce numéro rend compte de ces différentes expériences vécues par les agronomes en situation de partage de savoirs dans un atelier Terrain. Il va même au-delà, en proposant des synthèses sur les évolutions des pratiques, des enjeux et des connaissances sur quelques thématiques agronomiques. Le numéro est organisé en quatre parties. La première partie, intitulée « Les ateliers Terrain: pour une agronomie en situation», présente cette approche concrète d’agronomie clinique. M. Benoît et M. Knittel rappellent que l’agronomie de terrain a toujours existé et soutiennent que de la conférence agricole de Mathieu de Dombasle en 1882 aux ateliers Terrain en passant par le tour de plaine, les agronomes ont toujours eu besoin d’observations d’une situation agronomique donnée pour élaborer un diagnostic sur la situation avant d’envisager des propositions d’actions concrètes. A. Michel et G. Cattin présentent ensuite les ateliers Terrain, une activité de l’Afa qui permet la mise en situation concrète d’un groupe d’agronomes des différents métiers pour échanger, débattre et faire des propositions à propos d’une situation agronomique locale d’une exploitation agricole ou d’une station expérimentale. Les trois parties suivantes correspondent à des thématiques agronomiques qui ont fait l’objet d’ateliers Terrain ces dernières années. Ainsi, en sus de la thématique centrale pour l’agronomie de l’évolution des techniques culturales et des systèmes de culture, nous avons distingué deux autres thématiques particulières : la gestion des ressources naturelles et la relation agricultures-territoires. Ces deux parties mettent en avant des sujets agronomiques qui prennent de plus en plus d’importance dans les métiers des agronomes mais sont encore mal perçus, et pour lesquels les savoirs agronomiques manquent cruellement pour accompagner l’évolution des pratiques agricoles. Nous avons choisi de proposer pour chaque thématique des textes rendant compte de l’expérience vécue dans un ou plusieurs ateliers Terrain, et des textes de spécialistes permettant d’éclairer de manière synthétique les évolutions récentes sur les sujets abordés. Ces deux types de textes, complémentaires dans le format et le contenu, fournissent une mise à jour des connaissances sur chacune des thématiques traitées.
La gestion des ressources naturelles
Les deux types de ressources qui sont traitées dans cette partie sont la biodiversité et l’eau, qui ont fait l’objet d’ateliers Terrain se penchant spécifiquement sur ces ressources. Pour ce qui concerne la biodiversité, deux retours d’expérience ont été proposés pour cette thématique. J.R. Moronval a animé un atelier Terrain visant à relier la biodiversité tellurique et les techniques culturales en zone céréalière de l’Eure. Et P. Prévost a, de son côté, rendu compte des travaux de l’atelier qui a traité de la gestion de l’activité biologique des sols viticoles, à partir de l’analyse des pratiques de deux exploitations viticoles, l’une en viticulture raisonnée, l’autre en biodynamie. Quant à la ressource en eau, l’atelier Terrain qui a été proposé concerne la mesure de la qualité des eaux dans les parcelles agricoles, et M. Benoît et al. nous partagent le compte-rendu de leurs travaux de l’atelier.
10Pources deux types de ressources, deux spécialistes nous proposent une synthèse des connaissances et des enjeux sur la préservation de ces ressources. Pour la thématique de la biodiversité, H. Gross fait le point sur la prise en compte de la biodiversité dans les pratiques agricoles et discute des savoirs utiles pour l’action. Si elle met en évidence que de nombreuses connaissances écologiques et agronomiques ont été produites ces dernières décennies, elle pointe également tous les manques de connaissance qui nécessitent des recherches et des expérimentations pour produire des références nécessaires aux évolutions des pratiques agricoles. Et pour l’eau, S. Bouarfa fait le point sur l’évolution des enjeux et des défis pour la gestion de l’eau en agriculture, avec les conséquences attendues pour le drainage et l’irrigation.
L’évolution des techniques culturales et des systèmes de culture
Cette thématique couvre plusieurs problématiques abordées dans les ateliers Terrain, d’une part, l’évolution de certaines techniques, comme les techniques d’implantation des cultures, la fertilisation, la protection phytosanitaire, d’autre part, l’évolution plus globale des systèmes de culture. L’évolution des techniques d’implantation des cultures est illustrée par P. Pointereau, qui a organisé un atelier Terrain sur le semis sous couvert végétal en région toulousaine, et qui propose une synthèse spécifique sur ce sujet. Ce retour d’expérience est complété par un texte de synthèse de C. Leclercq et V. Corfdir, qui font un point complet sur les évolutions récentes des techniques d’implantation des cultures. Deux ateliers ont été organisés pour discuter de la fertilisation azotée, l’un dans un contexte de grande culture en région champenoise pour identifier les possibilités de diminution des engrais de synthèse (G. Cattin), l’autre dans un contexte de polyculture-élevage pour aborder la question de l’autonomie azotée (M. Benoît). Un atelier tenu en région péri-urbaine de Bordeaux rend compte de l’évolution des méthodes de protection phytosanitaire en production viticole dans le contexte Ecophyto, compte tenu des enjeux environnementaux et de santé publique, désormais au cœur de la problématique de la réduction de l’impact des pesticides (F. Macary). Trois retours d’expérience abordent la question de l’évaluation et de la re-conception des systèmes de culture. J.L. Fort et S. Minette ont traité cette question à partir de l’observation de profils culturaux dans deux exploitations agricoles du sud de la Vienne (86) pour interroger les pratiques de travail du sol, irrigation et gestion de la matière organique, et questionner les rotations pratiquées. Ils témoignent en particulier de l’intérêt de ce travail en atelier Terrain pour redynamiser les collectifs d’agriculteurs. P. Prévost rend compte d’un atelier organisé à la demande d’un jeune arboriculteur en Ardèche méridionale, s’interrogeant sur son système de production et souhaitant évoluer vers des pratiques agroécologiques. Enfin, Boiffin et al. discutent les intérêts agronomiques de l’association productions végétales-productions animales à partir des échanges au cours d’un atelier Terrain tenu dans une exploitation en polyculture-élevage dans l’Ouest de la France. Cette partie se conclut par une synthèse proposée par Reau et al. des évolutions récentes des principales techniques culturales et des systèmes de culture en France métropolitaine. Ils nous offrent une vision globale de la dynamique en cours des changements dans les raisonnements agronomiques, et par suite, dans les pratiques agricoles.
La relation agricultures-territoires
Les enjeux liés aux relations entre l’activité agricole et le développement des territoires alimentent la troisième partie de ce numéro. Les retours d’expériences de deux ateliers Terrain illustrent, d’une part, la problématique de la préservation du foncier agricole, de l’autre, celle de l’usage des outils du paysagiste dans la réflexion sur l’évolution des schémas de développement territorial. A. Gosselin fait le point sur les enjeux de la prise en compte des potentialités agronomiques des terres agricoles face aux enjeux d’urbanisation à partir d’un atelier Terrain organisé dans le territoire d’une communauté de communes de l’Eure (27). Il discute l’importance de la mobilisation de tous les acteurs face à la disparition des bonnes terres agricoles. Laumond et Ambroise rendent compte d’un atelier organisé dans la vallée de la Bruche, dans les Vosges (88), où les relations entre le fonctionnement agroécologique d’un territoire, l’organisation spatiale des activités agricoles et les pratiques agricoles sont questionnées dans une perspective de développement territorial. S. Lardon conclut cette partie par une synthèse des évolutions récentes des liens entre agricultures et territoires, de la prise en compte de l’environnement dans la relation production-consommation au sein de systèmes alimentaires locaux. Elle interpelle les agronomes en leur proposant un véritable engagement pour le développement de l’agronomie des territoires, en complétant le triptyque «Pays, Paysans, Paysages» par de nouvelles fonctions «Participation, Prospective, Politiques publiques». Par la gamme de ses thématiques et des expériences d’ateliers de terrain, ce numéro illustre la panoplie des formes de mobilisation des agronomes, de leurs concepts et de leurs méthodes, pour accompagner la diversité des agricultures. Mais il montre également la capacité des agronomes à capitaliser les connaissances issues de la recherche et du terrain pour partager les nouveaux savoirs utiles à une action évolutive, prenant en compte les nouveaux contextes sociétal et professionnel. A l’issue de ce numéro, nous espérons que le lecteur aura acquis deux convictions: (i) que la démarche participative des ateliers Terrain est une formidable occasion de co-construire un savoir utile pour l’action intégrant chacun des métiers des agronomes, et (ii) que l’activité des agronomes est aujourd’hui utile et nécessaire bien au-delà de l’interface milieu-plante cultivée-technique agricole, compte tenu de l’évolution de la place et du rôle de la production agricole dans la société actuelle.
Nous vous souhaitons une bonne lecture !
[1] L’agronomie clinique n’a pas encore de définition stabilisée. Mais dans ce numéro, nous l’entendons comme l’agronomie qui étudie l’agroécosystème en vue d’établir un diagnostic agronomique de son fonctionnement pour proposer des améliorations correspondant aux compromis souhaités par l’agriculteur (intégrant les objectifs écologiques, économiques et sociaux).