50 ans de méthode du Bilan: progrès passés et limites actuelles
Jean-Marc Meynard* et Marie-Hélène Jeuffroy*
*INRA, Campus de Grignon, F78850 THIVERVAL-GRIGNON
Résumé
La méthode du Bilan, proposée il y a 50 ans pour raisonner la fertilisation azotée, fait aujourd’hui consensus. Le Bilan est progressivement devenu, pour un nombre croissant d’acteurs de l’agriculture et de la R&D agricole, la méthode de référence pour le calcul des doses d’engrais, recommandée pour assurer une production de qualité tout en réduisant les risques de pertes vers l’environnement. Cet article résume l’histoire du Bilan, selon trois grandes périodes : (1) L’émergence du Bilan apparaît comme une rupture bienvenue, par rapport à la méthode antérieure, où les conseils de fumure étaient élaborés à partir d’expérimentations « courbes de réponse » renouvelées chaque année; (2) Le consensus s’établit à partir des années 90, ouvrant une période de grande inventivité autour du Bilan, concernant la modélisation de ses termes, la proposition de variantes locales, ou la combinaison avec des outils de pilotage des apports tardifs ; (3) Cependant, l’inscription du bilan dans la réglementation (années 2010), en imposant son utilisation à tous, met à jour, derrière le consensus sur les principes scientifiques, des désaccords majeurs sur la manière de mettre le calcul en œuvre. L’article plaide pour une réouverture du champ d’innovation, pour l’invention de méthodes de raisonnement de la fertilisation azotée basées sur des principesrenouvelés, réconciliant, mieux que par le passé, rigueur scientifique et facilité d’usage.
Mots-clés : fertilisation, azote, histoire, blé d’hiver, innovation
Abstract
50 years with the balance-sheet method : past progress and current limits
The balance-sheet method, proposed 50 years ago to manage nitrogen fertilization, is today consensual. This method has progressively become, for a growing number of actors from agriculture and agricultural R&D, the reference method for the calculation of nitrogen rates, recommended to ensure a high-quality production, while decreasing the risks of nitrogen loss towards the environment. This paper synthesizes the history of the balance-sheet method, along three main periods: (1) the emergence of the balance-sheet method appears as a welcomed breakthrough, compared to the previous method, in which fertilization advice was formulated based on numerous « response curves » experiments, repeated each year; (2) The consensus is achieved from the 90s, opening a period of large innovativeness around the balance-sheet, concerning the modelization of its various terms, the proposal of local alternatives, or the combination with tools to pilot the late applications ; (3) However, beyond the consensus on the scientific bases, the registration of the balance-sheet method in the regulation (years 2010), imposing its use to every farmer, led to major disagreements on the way to implement the calculation. Our paper argues for a re-opening of the field of innovation to invent methods of fertilization management based on renewed principles, reconciling, better than in the past, scientific rigor and ease of use.
Key-words : fertilization, nitrogen, history, winter wheat, innovation
Introduction
La méthode du Bilan, proposée pour raisonner la fertilisation azotée du blé dans les années 1960 par Jean Hébert (Hébert, 1969), est aujourd’hui incontournable. Son principe a été étendu aux autres cultures annuelles (Comifer, 2013) ; elle est devenue, pour les étudiants en agronomie, le cœur des cours sur la fertilisation, et, pour les conseillers agricoles, la référence qui permet d’adapter, à chaque situation, la dose d’engrais à apporter. Dans les années récentes, elle est entrée dans la réglementation, fixant, dans le cadre de la « directive Nitrates », des doses de référence à ne pas dépasser.
Ce consensus autour du Bilan s’est progressivement construit, au cours des 50 dernières années. Dans son article fondateur de 1969, Hébert identifie des postes à prendre en compte pour raisonner la fertilisation du blé, et pose l’équation de base : « besoins du blé + reste en terre à la récolte = reliquat minéral en fin d’hiver + azote minéralisé des résidus organiques récents + azote minéralisé du sol + engrais ». Il faudra attendre 10 ans pour que les travaux de l’ITCF, appuyés par l’INRA de Laon et la Chaire d’Agronomie de l’INA-PG, débouchent sur l’opérationnalisation du calcul, symbolisée par une première brochure de vulgarisation (ITCF, 1978). Dans la foulée, au cours des années 80, un intense effort d’expérimentation permet de tester la méthode de calcul dans toute la France. Dans les années 90, différentes variantes locales du Bilan apparaissent, issues du travail de différents acteurs, au premier rang desquels des Chambres d’Agriculture. En 1995, le premier outil de pilotage, JUBIL®, est proposé par l’INRA et l’ITCF comme complément du Bilan, pour ajuster un dernier apport d’engrais dans les situations où le calcul est le moins précis. Les logiciels Azobil (Machet et al., 1990) puis Azofert (Machet et al., 2007), dont la conception a été coordonnée par l’INRA de Laon et le Laboratoire Départemental d’Analyse et de Recherche (LDAR) de l’Aisne, élargissent progressivement le nombre d’espèces sur lesquelles le Bilan devient opérationnel. Depuis les années 2000, de nombreux autres acteurs développent des services de calcul des doses, basés sur des variantes du bilan, et proposent, en appui au Bilan, un pilotage de la fertilisation tardive, basé sur différents indicateurs de nutrition azotée. Pendant ces 50 années, les chercheurs de l’INRA et les ingénieurs des Instituts Techniques ont travaillé à améliorer l’estimation de chacun des postes de l’équation de base. Pour résumer, le Bilan est progressivement devenu, pour un nombre croissant d’acteurs de l’agriculture et de la R&D agricole, LA méthode rationnelle de calcul des doses d’engrais, recommandée pour assurer une production de qualité tout en réduisant les risques d’apport d’engrais excessif et, de là, les pertes vers l’environnement.
Les pages qui suivent reviennent sur cette histoire, visant à mettre en valeur les innovations, les controverses et les hésitations qui ont marqué ces 50 années. En nous appuyant en particulier sur l’exemple du blé, qui a joué un rôle précurseur, nous découperons cette histoire en 3 périodes : (1) L’émergence du Bilan (années 60 à 80) ; (2) Le consensus autour du bilan (années 90 et 2000) ; (3) L’inscription du bilan dans la réglementation (années 2010).
L’émergence du bilan
Jusqu’à la diffusion de la brochure ITCF de 1978, le conseil technique concernant la fertilisation azotée était basé sur des références, déterminées sur la base d’expérimentations multi-locales de courbes de réponse à l’engrais. Sur chaque expérimentation, la dose optimale d’engrais (celle qui maximise le gain marginal) est déterminée a posteriori : la dose recommandée est alors estimée sur la base de la moyenne des doses optimales par type de situation culturale (par exemple par précédent et type de sol) dans une région donnée. Différents réseaux d’expérimentations, couvrant une très grande diversité de situations, étaient mis en place par de nombreux acteurs de la R&D. En 1968, par exemple, le Syndicat National de l’Industrie des Engrais Azotés (SPIEA) a montré, en s’appuyant sur les résultats de plus de 800 essais réalisés sur une dizaine d’années, que la dose optimale d’engrais était d’autant plus faible que le rendement d’un témoin non fertilisé était élevé (figure 1). Ces réseaux étaient reconduits chaque année, pour actualiser les références, et prendre en compte les nouvelles variétés, les nouveaux traitements phytosanitaires et, d’une manière générale, les évolutions des systèmes de culture. La figure 2 reproduit une plaquette de conseil de doses d’engrais pour le blé, diffusée au début des années 80 par la société d’engrais Cofaz, qui s’appuie explicitement sur cette démarche (Cofaz, 1982).
Figure 1 (d’après SPIEA, 1968) : Des doses recommandées pour le blé par type de situation :Ici, la dose optimale (conseil de fertilisation) est estimée en fonction du niveau de rendement du « témoin non fertilisé »: Plus le rendement sans engrais est élevé, plus la dose optimale est faible.
(Sur la figure, seules les courbes moyennes par classe de rendement sans engrais azoté sont représentées)
Cependant, les acteurs de la R&D agricole sont loin de considérer ces procédures comme satisfaisantes : d’abord, la reconduite, chaque année et dans chaque région, de ces réseaux est très coûteuse ; ensuite, il n’est pas aisé de définir les aires d’extrapolation des réseaux d’essais ; enfin, les « courbes moyennes », représentées sur les figures 1 et 2, masquent une grande variabilité. Celle-ci est illustrée sur la figure 3, qui représente les courbes de réponse du rendement du blé à la dose d’engrais dans une même région agricole (Champagne Crayeuse), sur le même type de sol (rendzine sur craie) et le même précédent (betterave sucrière), sur 5 années successives et sur plusieurs parcelles chaque année : la dose optimale varie de 0 à plus de 200 kg d’azote par hectare. En choisissant, chaque année, une dose recommandée issue de la moyenne des courbes de réponse, on risque d’appliquer tantôt une dose insuffisante qui handicapera le rendement et la marge économique, tantôt une dose excédentaire qui induira des risques de pollution des eaux par les nitrates. Vu la forme de ces courbes de réponse, pour les agriculteurs, le manque à gagner apparaît beaucoup plus élevé en cas de dose insuffisante, ce qui tend à les inciter à appliquer des doses supérieures à la moyenne recommandée par les conseillers !
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A ces difficultés s’ajoute, pour le blé, une inconnue concernant le fractionnement. Les interactions dose / fractionnement sont très couteuses à tester, et sont rarement présentes dans les essais : souvent peu précis dans les protocoles d’expérimentation, le fractionnement de la dose totale entre « tallage » et « montaison » (2 stades décrits, là-aussi peu précisément) varie dans les expérimentations de l’époque de 1/3 – 2/3 à 2/3 – 1/3, selon les propositions de Coïc (1956).
Dans ce contexte, l’émergence du Bilan a été une révolution ! Le principe proposé par Hébert (1969) consiste à estimer, indépendamment, les besoins de la culture, dépendant pour le blé du rendement accessible (3 kg/q de rendement objectif), et les fournitures du sol, résultant de l’addition de plusieurs postes, dont la minéralisation et le fameux « Reliquat de Sortie d’Hiver » (RSH). J. Hébert et J-C. Rémy (qui prend rapidement le relais pour le développement du modèle, cf. Rémy et Hébert, 1977) insistent beaucoup sur l’importance d’une mesure, sur chaque champ, de ce RSH, très variable et difficile à prévoir. On est habitué aujourd’hui à ce que chacun de ces postes (y compris parfois le RSH) soit calculé par un logiciel. En 1978, le calcul est fait « à la main », et les différents tableaux permettant d’estimer les fournitures du sol, diffusés par l’ITCF, jouent un rôle pédagogique, initiant les utilisateurs aux sources de variation de celles-ci (figure 4). Michel Sebillotte (1978) explique la nature de la rupture induite par le Bilan pour les conseillers et les expérimentateurs : les expérimentations ne sont plus là pour estimer la dose optimale, mais pour vérifier la validité du modèle, c’est-à-dire qu’on atteint bien le rendement visé à la dose calculée. Les agriculteurs peuvent ainsi vérifier eux-mêmes que le bilan « marche bien ». Les dispositifs d’essais fertilisation sont beaucoup plus simples, plus souples, moins coûteux, et se réduisent parfois à une seule dose testée, celle calculée par le Bilan (Boiffin et al., 1981).
Les années 80 voient donc la R&D agricole multiplier les dispositifs de test du Bilan, sous forme d’expérimentations en parcelles d’agriculteurs, comprenant 2 traitements expérimentaux (dose X calculée par le Bilan, et témoin non fertilisé) ou 4 (les mêmes, ainsi que les doses X-40 et X+40). Grâce à ces expérimentations, les conseillers s’approprient le calcul, et en découvrent parfois les difficultés (comment mesurer le RSH en sol très caillouteux ?). Des visites d’essais sont organisées pour des agriculteurs, et ceux-ci constatent que, dans les cas de RSH élevé et/ou de précédent légumineuse, la fourniture du sol, visualisée par le témoin non fertilisé, peut être très forte, justifiant alors des réductions de doses d’engrais. Un exemple de test du Bilan, publié en 1987, est reproduit sur la figure 5. On observe que les cas où la structure du sol de la couche arable est compacte apparaissent nettement en-dessous de l’objectif, ce qui montre que la méthode du bilan n’était pas au point pour ces situations-là.
Le « Groupe Azote » du COMIFER et des numéros spéciaux de Perspectives Agricoles (par exemple 1981, 1987) deviennent des lieux de débat sur le bilan et son adaptation régionale, des lieux de partage où chacun explique ce qu’il a fait, pour que les autres s’en inspirent. Une dynamique de développement agricole extrêmement puissante s’installe autour du test du Bilan.
Le consensus autour du Bilan et l’émergence des outils de pilotage
A partir des années 1990, le Bilan fait consensus, pour plusieurs raisons : (i) d’abord parce que c’est un outil de terrain basé sur des connaissances scientifiques indiscutables : il séduit à la fois les ingénieurs qui organisent sa validation scientifique et son amélioration, et les acteurs de terrain (agriculteurs et conseillers) qui apprécient sa relative simplicité d’usage ; (ii) une fois que l’équation et ses paramètres ont été validés dans une région, il n’y a pas besoin de mettre en place un nouveau réseau expérimental pour adapter la dose à une variété nouvelle, à un nouveau précédent cultural, ou à une évolution de la demande du marché (par exemple, une exigence nouvelle concernant la teneur en protéines des grains) : il suffit de modifier quelques paramètres (Sebillotte, 1978) ; enfin (iii), l’équation du Bilan accueille tout progrès dans la modélisation des termes de fourniture du sol ou des besoins des cultures, ce qui permet d’affiner le calcul, au gré des travaux analytiques sur, par exemple, la minéralisation ou les pertes gazeuses. L’intégration de ces progrès des connaissances a conduit à complexifier le modèle, et sa simplicité d’usage n’a été sauvegardée que par le développement de logiciels de calcul des doses (Azobil, Azofert, SCAN, etc). L’extension du calcul à de nombreuses cultures (1 en 1980, 15 dans Azobil en 1990, 36 en 1995) symbolise cette capacité du bilan à intégrer de nouvelles connaissances, grâce à son équation de base semi-mécaniste. Citons, parmi les autres avancées majeures des outils de calcul, la dynamisation des termes de minéralisation, basée sur les jours normalisés (Recous, 1995), ou l’ajout dans l’équation du Bilan de termes de pertes gazeuses (Machet et al, 2007, tableau 1). D’après Meynard et al. (1997), « l’explicitation des différents postes de pertes permet de responsabiliser l’utilisateur vis à vis des risques environnementaux liés à l’apport d’engrais ».
| Besoins de la culture | N absorbé en fin d’hiver | Reliquat N minéral récolte | Minéra-lisation | Reliquat N minéral fin d’hiver | Lessivage de nitrate | Organisation d’N liée à l’apport d’engrais | Pertes gazeuses liées à l’engrais | Dose d’engrais calculée |
Azobil | 270 | 10 | 30 | 55 | 50 | 0 | / | / | 185 |
Azofert | 270 | 10 | 30 | 95 | 50 | 0 | 30 | 10 | 185 |
Tableau 1 : comparaison du calcul de doses d’engrais au moyen d’Azobil (équation de Hébert) et d’une version évoluée du Bilan explicitant les suppléments de pertes d’azote et d’organisation liés à l’apport d’engrais (précurseur d’Azofert) Travaux de l’INRA de Laon, cités par Meynard et al. (1997)
Cette période de consensus autour du bilan a vu l’émergence de variantes, liées à des situations singulières où le Bilan ne donnait pas toute satisfaction : par exemple, en sol très caillouteux où il n’est pas possible de mesurer le RSH car la tarière ne rentre pas, ou pour les précédents légumineuses où la minéralisation est forte et difficile à prévoir. Les solutions proposées se sont appuyées sur le Bilan, et ont conforté sa domination :
· pour les sols caillouteux, une nouvelle équation de calcul de la fourniture du sol a été proposée (Plas, 1992 ; Limaux, 1999). Les réseaux de témoins non fertilisés, évoqués plus haut, ont servi de base à une modélisation de la fourniture du sol qui ne nécessitait plus de mesure de RSH (voir par exemple le modèle de prévision de l’azote absorbé par un témoin non fertilisé, Nabs T0, de Plas, 1992). Pour tenir compte du fait que la minéralisation nette et les pertes gazeuses ne sont pas identiques sur un témoin non fertilisé et sur une parcelle fertilisée, l’équation de calcul est devenue (équation d’efficience, Meynard et al., 1997) :
X = (Besoins de la culture – NabsT0) / CAU.
Dans cette nouvelle équation, NabsT0 est estimé de manière additive, comme dans le Bilan standard ; la modélisation du CAU a fait l’objet de travaux spécifiques, tels que ceux de Limaux et al. (1999). Basée sur des paramètres dont la valeur est aisément mesurable in situ, l’équation d’efficience a permis d’améliorer le raisonnement des apports d’engrais dans un grand nombre de situations locales (voir COMIFER, 2013 ; par exemple : blés suivant des retournements de prairies dans le Val-de-Saône, maïs dans certaines régions...).
· Les situations à forte fourniture du sol ont suscité le développement des outils de pilotage des apports tardifs, considérés comme des compléments au Bilan. Le premier de ces outils, JUBIL® (pour « JUs-de-base-de-tige » et « BILan », Justes et al., 1997) visait à ajuster le dernier apport d’engrais à l’état effectif de nutrition azotée de la culture en fin de montaison, évalué par le biais de la teneur en nitrate du jus de pression de la base de la tige. Mais le calcul du Bilan est resté un préalable à la mise en œuvre de JUBIL (figure 6, Justes et al., 1997)). Différant par l’indicateur de nutrition azotée utilisé (par exemple : recueilli par réflectance ou transmittance ; basé sur des mesures au sol ou par télédétection satellitaire), et parfois par les modalités d’estimation de certains paramètres du Bilan, d’autres outils de pilotage, basés sur le même principe, sont apparus dans les années suivantes (N-Tester®, Farmstar®, Ramsès®, N-pilot®, N-sensor®, voir UNIFA, 2010). Leur usage a rapidement percolé vers une diversité de situations agricoles, au-delà de celles à fortes fournitures. En permettant d’ajuster la dose aux conditions réelles du printemps, ces outils de pilotage apportent une première réponse à l’un des points faibles du bilan : son caractère statique.
A partir des années 1990, l’amélioration du Bilan est donc vue comme une voie privilégiée pour réduire les nuisances environnementales (Carlotti, 1992). Les programmes de recherche sur la fertilisation azotée sont structurés par terme du bilan (de Montard et al., 1986, Ravier et al., 2018) : par exemple, modélisation de la minéralisation des effluents d’élevage, ou de la minéralisation de l’humus. En revanche, il n’y a pas de travaux visant à imaginer d’autres manières de raisonner la fertilisation que le Bilan. Au niveau du Développement, la priorité est donnée à la massification de la mise en œuvre du calcul du Bilan, (i) avec l’organisation de campagnes de mesures du RSH dans un nombre croissant de départements, (ii) avec la mise au point, dans les régions, d’équations simplifiées facilitant les calculs, et (iii) avec la diffusion, dans les journaux agricoles, de doses recommandées par cas-type (sol x précédent).
L’inscription du Bilan dans la réglementation
Malgré tous ces progrès, malgré ce consensus, l’épandage de doses excessives reste encore aujourd’hui trop fréquent : en témoignent, même si la fertilisation n’en est pas seule responsable, les teneurs en nitrate des eaux superficielles et souterraines, qui dépassent souvent la norme de 50 mg de nitrate par litre (IFEN, 2004).
Est-ce l’effet d’une précision insuffisante du Bilan ? ou de son utilisation par un nombre insuffisant d’agriculteurs ? La question se pose. En 2013, sous la pression de la Commission Européenne, les Ministères de l’Agriculture et de l’Ecologie, considérant que les deux causes jouent un rôle, décident une évolution de la Directive Nitrate qui inclut l’obligation de calculer la dose totale d’engrais azoté avec le Bilan et avec une analyse de sol (souvent l’analyse du RSH). Pour opérationnaliser cette obligation, les pouvoirs publics mettent en place des GREN (Groupes Régionaux d’Expertise Nitrate), en charge de définir régionalement les équations et les paramètres reconnus par la réglementation : des groupes pluri-acteurs, issus de différents organismes, ayant des compétences et expériences complémentaires, se réunissent et décident quels sont les « bonnes équations » et les « bons paramètres ». Les comptes-rendus des GREN témoignent des controverses qui se sont exprimées dans ces groupes, et qui révèlent les limites du Bilan (Ravier et al., 2016). Le consensus sur le modèle scientifique masquait des désaccords majeurs sur la manière de mettre le calcul en œuvre !
Les GREN témoignent d’abord de l’absence de consensus sur la manière de fixer l’objectif de rendement : d’un côté les pouvoirs publics privilégient le fait d’équilibrer les cas de sur-fertilisation et de sous-fertilisation. Ils écrivent : l’objectif de rendement sera calculé « comme la moyenne des rendements réalisés sur l'exploitation pour la culture […] concernée et, si possible, pour des conditions comparables de sol au cours des cinq dernières années en excluant les valeurs maximale et minimale » (Ministère de l’Ecologie, 2015). Pour les pouvoirs publics, l’objectif de rendement est donc une espérance de rendement. Mais certains organismes professionnels agricoles font valoir une logique de potentiel de rendement et mettent en avant les risques liés à la stratégie des pouvoirs publics : (i) ne pas atteindre le rendement potentiel les années favorables, entraînant des risques de perte économique, (ii) voir les rendements stagner, (iii) sous-valoriser le progrès génétique et (iv) dégrader la qualité des récoltes, si l’azote disponible pour la culture limite la teneur en protéines des grains de blé. Beaucoup d’agriculteurs utilisateurs de la méthode du Bilan interrogés par Ravier et al. (2016) penchent pour une logique de potentiel, comme l’illustrent ces verbatim : « Je mets 100 quintaux là où je sais que je peux les faire » ; « Mon rendement est autour de 70-80 quintaux, 90 pour certaines parcelles […], je mets souvent 90 quintaux, parce que je les ai déjà faits » ; « ma moyenne c’est 60 quintaux, mais je n’ai pas mis ça dans mon Plan Prévisionnel de Fumure, je suis parti sur une base de 80 ». Pour les agriculteurs, la fixation de l’objectif de rendement ne relève pas d’une logique d’espérance de rendement mais de rendement espéré !
Les GREN et les enquêtes de C. Ravier convergent également sur le fait que la mesure du RSH (Reliquat d’azote minéral en sortie d’hiver) constitue une source d’incertitudes et d’erreurs. C’est un paradoxe, car la mesure du RSH a des bases scientifiques et analytiques solides (les labos d’analyses de terre sont bien rôdés pour faire des mesures très précises, en grand nombre). Là encore, c’est l’usage qui pose problème, comme en témoignent les citations suivantes :
- « On conseille, lorsque les valeurs de RSH sont aberrantes, supérieures à 70 kg N/ha, de ne pas le prendre en compte » (Conseiller)
- « Je fais des analyses de sol mais souvent mes valeurs sont supérieures à la moyenne régionale, je me demande si la mesure est fiable » (Agriculteur)
- « Il y a tellement de conditions à réunir pour que la mesure soit fiable … Et c’est encore plus compliqué de savoir à quelle parcelle on a le droit d’extrapoler. C’est une méthode obsolète » (Conseiller)
- « Avec l’obligation de faire des mesures, la profondeur analysée diminue : les reliquats sont de plus en plus souvent mesurés sur 2 horizons au lieu de 3 » (labo d’analyses de sol)
Il n’est donc pas sûr que l’obligation de mesurer le RSH améliore le calcul des doses... On même peut se demander si cela ne risque pas, au contraire, d’accroître la suspicion des acteurs de terrain vis-à-vis des doses calculées.
Un dernier sujet de controverse est le rejet, dans plusieurs régions, de variantes du Bilan, issues des travaux des années 90. Pour certains GREN, ainsi que le montrent leurs compte-rendu de réunions, la qualité du calcul n’est pas compatible avec la diversité des équations. Pourtant, des membres de GREN objectent que certaines variantes étaient bien adaptées à certains types de sol, précédents, ou types d’exploitations spécifiques, pour lesquels l’écriture classique du Bilan donnait de moins bons résultats. Et si tous doivent calculer les doses d’engrais de la même manière, cela ne ferme-t-il pas la porte aux tentatives d’améliorations locales du Bilan ? En d’autres termes, la normalisation ne risque-t-elle pas de stériliser l’innovation ? Certains acteurs enquêtés par C Ravier s’interrogent : le Bilan, imposé à tous, acquiert une image de « source de contrainte ». Et de nombreux témoignages font état d’une dissociation entre le raisonnement réel, et la justification a posteriori de la dose appliquée par un calcul factice basé sur la version officielle du Bilan ! En définitive, l’inscription du bilan dans la réglementation, est-ce une reconnaissance ultime, ou l’estocade portée à une méthode qui a fait son temps ?
Sans doute serait-il souhaitable, aujourd’hui, de sortir d’une logique de planification, incarnée par le Bilan, où tout (ou presque) est décidé en fin d’hiver ? On peut se demander pourquoi fixer un objectif de rendement si tôt, alors que la production dépend largement du climat du printemps. De même, la planification des dates d’apport, calées sur des stades repères, se heurte à la crainte de la sécheresse par les agriculteurs, et a entraîné un avancement progressif des apports, préjudiciable à l’efficience de l’engrais (Ravier et al., 2018). N’est-il pas paradoxal, dans le contexte d’une politique de développement de l’agro-écologie, basée sur la conception de solutions locales, d’imposer un outil national, et de contraindre les acteurs dans leur capacité à s’adapter aux spécificités locales ? On est bien loin de l’effervescence dans l’exploration de solutions innovantes qui a marqué les 30 premières années de l’histoire du Bilan !
Pour conclure
L’accumulation des connaissances scientifiques et techniques sur le Bilan, la place prise par le Bilan dans la culture collective du monde agricole depuis la formation initiale jusqu’au conseil, les organisations collectives mises en place autour de la mise en œuvre du Bilan (conseil individuel et collectif, réseau de mesures et d’analyses du RSH) constituent un atout indéniable pour l’efficacité d’une fertilisation raisonnée par le Bilan, mais contribuent, en même temps, à freiner l’évolution des modes de raisonnement. Dans les enquêtes de Ravier et al. (2016), certains ont dit qu’ils ne pouvaient pas imaginer raisonner la fertilisation autrement que par le Bilan ! Cette équation configure notre manière de penser ! Or, pour quelle raison l’avenir passerait obligatoirement par le Bilan ? N’est-il pas temps de rouvrir le champ d’innovation ? Les controverses révèlent des faiblesses de la méthode dominante ; il s’agit maintenant d’explorer des solutions nouvelles pour réconcilier, mieux que par le passé, production et environnement, rigueur scientifique et facilité d’usage, tout en s’appuyant à la fois sur les acquis du Bilan, les connaissances délaissées et les technologies du numérique (télé et proxydétection, modélisation…), comme le proposent, par exemple, Soenen et al. (2019) et Jeuffroy et al. (2019), dans ce numéro.
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