APPI-N : une nouvelle approche pour le raisonnement de la fertilisation azotée du blé
Marie-Hélène Jeuffroy1, Clémence Ravier1,2, Arthur Lenoir1,2, Jean-Marc Meynard2
1 UMR Agronomie INRA AgroParisTech Université Paris-Saclay, 78850 Thiverval-Grignon
01 30 81 52 19, marie-helene.jeuffroy@inra.fr, arthur.lenoir@inra.fr
2 UMR SAD-APT INRA AgroParisTech Université Paris-Saclay, 78850 Thiverval-Grignon
01 30 81 54 59, jean-marc.meynard@inra.fr
Résumé
La méthode du bilan constitue la méthode de référence pour gérer la fertilisation azotée du blé en France. Malgré des principes de base solides, plusieurs difficultés de mise en œuvre de cette méthode ont été révélées par ses utilisateurs, expliquant les impacts environnementaux négatifs encore observés aujourd’hui. Le principe de base de cette méthode est de maintenir non limitante la nutrition azotée de la culture, tout au long de son cycle, alors que l’on sait, depuis presque vingt ans, que des carences azotées temporaires peuvent ne pas être préjudiciables pour le rendement. La mise au point d’une trajectoire seuil de nutrition azotée, au-dessus de laquelle le rendement et la qualité des grains ne sont pas affectés par des carences temporaires, a conduit à la mise au point d’une nouvelle méthode de raisonnement de la fertilisation azotée, basée sur des paradigmes en rupture par rapport au Bilan. Son test par deux groupes d’agriculteurs a donné des résultats prometteurs, tout en favorisant l’apprentissage vers l’autonomie des agriculteurs.
Mots clés : indice de nutrition azotée, efficience d’utilisation de l’azote, outil d’aide à la décision, agriculteur, agronomie, conception
Abstract
APPI-N : a renewed approach to manage Nitrogen fertilization for wheat crops
The balance-sheet method is today the reference method to manage Nitrogen fertilization on wheat crops in France. Despite solid principles, several problems in its implementation have been shown by its users, explaining the bad environmental impacts, still observed today. The basic principle of its method is to maintain the crop nitrogen status non limiting, throughout the whole crop cycle, while it is known, since almost 20 years, that temporary nitrogen deficiencies can be non detrimental for yield. The identification of a minimal path of Nitrogen Nutrition Index, over which yield and grain protein content are not affected by deficiencies, led use to develop a new method to manage Nitrogen Fertilization on wheat, based on disruptive paradigms compared to the balance-sheet method. Its assessment by two groups of farmers showed promising results, and enhanced learnings toward farmers’ autonomy.
Key words : Nitrogen nutrition index, Nitrogen use efficiency, decision support tool, farmer, agronomy, design
Introduction
Depuis la publication de ses principes en 1969 (Hébert, 1969), la méthode du bilan constitue la méthode de référence la plus utilisée en France pour gérer la fertilisation azotée du blé (voir Meynard et Jeuffroy, ce numéro d’AES). Aujourd’hui, le raisonnement de la fertilisation azotée du blé repose sur deux principes fondamentaux : le maintien d’une nutrition azotée non limitante tout au long du cycle, et l’estimation, de manière indépendante, des différents termes de l’équation du bilan, pour caractériser la fourniture du sol et les besoins en azote de la culture (à partir d’un rendement objectif). Le calcul du bilan est classiquement effectué en fin d’hiver, les sorties d’azote du système étant le prélèvement par la culture (qu’il s’agit de satisfaire) et les pertes diverses (lessivage, émissions gazeuses), et les entrées d’azote étant l’azote minéralisé (issu de différentes sources organiques) et l’engrais apporté. La mesure de l’azote minéral du sol en fin d’hiver et l’estimation des autres postes permettent, par différence, de calculer la dose d’engrais à appliquer. La diffusion de cette « méthode du Bilan » et son adaptation à différentes cultures ont permis d’améliorer considérablement l’ajustement de la fertilisation en fonction de l’année, du précédent cultural, du type de sol, et des potentialités de la culture/parcelle.
La recherche d’un ajustement de plus en plus précis de la fertilisation a suivi, ces dernières années, deux voies complémentaires : d’une part, l’actualisation en temps réel de l’estimation des « besoins en azote de la culture », grâce à l’utilisation d’indicateurs de nutrition azotée et de la modélisation (Jubil®, N-Tester®, Farmstar®, Ramsès®, N-pilot®, N-sensor®, cf UNIFA, 2010) ; d’autre part, l’affinement du calcul des pertes d’azote et de la minéralisation, grâce à des modèles plus mécanistes (logiciel Azofert). Pour certaines cultures (blé, orge, colza...), la dose calculée par le Bilan est fractionnée en plusieurs apports, calés sur des dates calendaires et/ou des stades des plantes. Pour le blé par exemple, les 3 apports généralement recommandés sont calés sur la sortie de l’hiver, le stade « épi 1 cm » et le stade gonflement (Arvalis, www.arvalis-infos.fr/fractionner-l-azote-en-trois-apports-@/view-12293-arvarticle.html). Ces dates d’apport, et les indicateurs de nutrition azotée, mesurés au sol ou par télédétection, permettent d’anticiper les carences azotées et d’empêcher celles-ci tout au long du cycle des cultures : l’objectif reste d’alimenter les plantes de telle manière que ne se manifeste aucune carence azotée.
Malgré des bases scientifiques solides, une amélioration continue des processus biophysiques et de l’estimation de ses différents postes, une mise à jour régulière de son paramétrage par la R&D agricole et le COMIFER, une diffusion massive auprès des agriculteurs, et une procédure de raisonnement consensuelle, on ne peut que constater que les nuisances environnementales liées, directement ou indirectement, à la fertilisation azotée sont toujours présentes : teneurs en nitrate élevées dans de nombreuses masses d’eau, fortes émissions de GES, forte consommation en énergie fossile (pour la fabrication des engrais azotés minéraux). Plusieurs difficultés de mise en œuvre de cette méthode ont été révélées par leurs utilisateurs(Ravier et al., 2016) :
- La manière de fixer l’objectif de rendement ne fait pas consensus entre les acteurs concernés ;
- L’analyse de sol nécessaire à la mesure du Reliquat Sortie Hiver (RSH), basée sur des principes scientifiques et analytiques solides, n’est pas considérée comme fiable par les acteurs, et constitue une source de doutes et d’erreurs pour le raisonnement de la dose totale ; ci-après quelques verbatims attestant de ce manque de confiance : «On conseille, lorsque les valeurs de RSH sont aberrantes, supérieures à 70, de ne pas le prendre en compte » (Conseiller), «Je fais un reliquat pour abonder la moyenne mais je prends la moyenne, est-ce que j’ai tort ? » (Agriculteur) ; « Je fais des analyses de sol mais souvent mes valeurs sont supérieures à la moyenne régionale, je me demande si la mesure est fiable » (Agriculteur) ; « Il y a tellement de conditions à réunir pour que la mesure soit fiable … Et c’est encore plus compliqué de savoir à quelle parcelle on a le droit d’extrapoler. C’est une méthode obsolète » (Conseiller) ;
- La standardisation de la méthode, nécessaire pour son intégration dans la réglementation, a éliminé des méthodes alternatives permettant une adaptation aux spécificités locales ;
- Les pratiques actuelles ne permettent pas de maximiser l’efficience d’utilisation des engrais, les apports étant souvent anticipés à cause des risques de sécheresse.
Face à ces constats, nous avons exploré la possibilité de concevoir une autre méthode, basée sur des principes totalement renouvelés, sans objectif de rendement et, si possible, sans reliquat sortie hiver, et qui permette de prendre en compte le risque de sécheresse pour maximiser l’efficience d’utilisation de l’engrais.
Pour stimuler l’exploration de concepts nouveaux, les principes de la conception innovante (innovative design) ont été mobilisés. Celle-ci a été décrite par les chercheurs en sciences de gestion (Le Masson et al., 2006), par opposition à la conception réglée (rule-based design), le mode de conception le plus courant. Dans la conception réglée, l’objectif est d’améliorer, de manière graduelle, des produits ou technologies existantes. Les critères que doit respecter l’objet conçu ne changent pas et peuvent donc être clairement définis à l’avance. Les compétences nécessaires pour innover et les processus de validation (comme les prototypes, les expérimentations, les tests, les indicateurs) n’ont pas besoin d’être changés. Cette stabilité autorise le déploiement à grande échelle de méthodes de travail standardisées, et favorise une claire division du travail entre recherche et développement. Le raffinement progressif des paramètres du calcul de la fertilisation azotée des cultures annuelles, auquel nous avons assisté depuis 50 ans, relève de la conception réglée. Cependant, celle-ci n’est plus adaptée dès lors que les enjeux de la conception se complexifient ou que les caractéristiques de l’objet à concevoir ne sont pas prévisibles. L’expression « conception innovante » est utilisée pour désigner un processus d’exploration visant à satisfaire des attentes complètement nouvelles. Il n’est alors plus possible de spécifier à l’avance les compétences à mobiliser, ni les méthodes de validation. La conception innovante demande non seulement de la créativité, mais aussi une grande capacité à faire évoluer au cours du processus de conception, au fur et à mesure que le concept de l’innovation se précise, les objectifs visés, ainsi que les champs de savoir et les collaborations mobilisés (Le Masson et al., 2006). Comme le soulignent Meynard et al. (2012), les injonctions adressées à l’agriculture appellent à un effort sans précédent de conception innovante, dans le domaine des systèmes de culture et d’élevage.
Le raisonnement de conception innovante a été modélisé dans la théorie C-K (Hatchuel & Weil, 2002, 2009), qui considère que le processus de conception résulte de l’expansion conjointe de l’espace des concepts (C) et de l’espace des connaissances (K). Ainsi, les caractéristiques de « l’inconnu désirable » à concevoir se précisent au fur et à mesure du processus de conception, en mobilisant des connaissances diverses, dont certaines seront à produire en cours de conception. De plus, dans la conception innovante, la question de l’implication des utilisateurs dans la conception est centrale : comme les objectifs précis de la conception, ainsi que les critères d’évaluation de ce qui sera conçu, ne sont pas donnés d’avance, il est important de mobiliser très tôt les utilisateurs, pour qu’ils contribuent à faire émerger ceux-ci en cours de conception. La conception innovante pose ainsi de manière particulièrement aigüe la question de l’intégration d’une anticipation des usages dans la conception (Cerf & Meynard, 2006).
Dans le but de proposer et de mettre au point une nouvelle méthode de fertilisation azotée du blé, nous avons donc combiné un processus d’exploration et la mobilisation de connaissances nouvelles, tout en associant les futurs utilisateurs de la méthode à sa conception (Ravier et al., 2018).
La mobilisation de connaissances délaissées par la méthode du bilan
Des carences azotées temporaires non préjudiciables à la production du blé
Selon sa période d’occurrence, sa durée et son intensité, une carence azotée avant floraison peut avoir différents effets :
- réduction de la vitesse d’allongement des feuilles
- réduction de la taille finale des feuilles
- réduction de l’indice foliaire de la culture
- réduction de la croissance aérienne (production de biomasse) des plantes
- réduction du nombre de talles par m2, par arrêt du tallage
- réduction du nombre d’épis par m2, par régression des talles et non montée à épis
- réduction de la quantité d’N absorbé par la culture ; or, on sait que le nombre de grains par m2, principale composante déterminant le rendement chez le blé, est étroitement corrélé à la quantité d’azote accumulé à floraison
- réduction du nombre de grains par épi, suite à des avortements de grains
- réduction du nombre de grains par m2, conséquence des différents effets ci-dessus.
Cependant, lorsque la carence n’est ni très longue, ni très intense, il peut ne pas y avoir de conséquence préjudiciable sur le rendement (Jeuffroy & Bouchard, 1999). En effet, alors que, pendant la période de carence, l’absorption d’N par la culture est limitée par la quantité disponible dans le sol, la culture retrouve une vitesse d’absorption maximale dès lors que la carence est levée par un apport d’engrais sur un sol suffisamment humide. Ainsi, l’indice de nutrition azotée (INN) de la culture peut remonter jusqu’à des valeurs proches de 1, après une période d’INN inférieur à 1. Dans de telles situations, on observe un rendement non significativement différent de celui de la modalité bien alimentée en azote, alors que le rendement est significativement réduit si la carence n’est pas levée (Figure 1). De plus, dans ces situations, l’apport d’N tardif permet généralement un accroissement de la teneur en protéines, par rapport à la modalité continument alimentée en azote.
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Ces résultats sont cohérents avec l’observation de Jeuffroy et al. (2013) qui indiquent que, sur blé, dans une grande majorité des cas, la suppression de l’apport de sortie d’hiver n’entraine aucune perte de rendement. Pour réduire les apports et maximiser leur valorisation, il faudrait donc définir des trajectoires de nutrition azotée acceptables, comportant le cas échéant des carences temporaires aux moments où elles ne sont pas préjudiciables pour la marge brute et pour la qualité du grain récolté (Meynard et al., 2002).
La caractérisation d’une trajectoire seuil tolérant une carence N non préjudiciable
Dès lors, peut-on identifier les caractéristiques des carences azotées non préjudiciables au rendement, afin de pouvoir les gérer, puisqu’il semble que le même rendement puisse être atteint avec une plus faible dose d’N, répartie différemment dans le cycle ?
Pour répondre à cette question, nous avons analysé un grand nombre d’essais azote, suivis par Arvalis ou l’INRA, réalisés dans toute la France et pendant 9 années, comparant différentes modalités, dont une toujours bien fertilisée et d’autres avec des stratégies d’apport conduisant à des périodes de carence. Sur tous ces essais, l’INN a été mesuré à 4 stades (stades Epi 1cm, 2 Noeuds, Dernière Feuille Etalée, et Floraison). Une grande diversité de trajectoires de nutrition azotée a ainsi été obtenue (Figure 2).
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Nous avons classé les trajectoires d’INN observées en deux groupes, celles conduisant à une perte de rendement et celles ne conduisant pas à une perte de rendement sur l’essai, par rapport au témoin bien fertilisé. En nous basant sur la méthode ROC (Receiver-Operating Characteristic, Makowski et al., 2005), nous avons alors cherché à caractériser la trajectoire d’INN (valeur d’INN à chacun de ces 4 stades) discriminant le mieux les deux groupes de trajectoires. Cette méthode consiste à identifier l’indicateur (ici une trajectoire théorique d’INN aux 4 stades) qui discrimine avec la meilleure précision les deux groupes de trajectoires réelles. Nous avons comparé les trajectoires d’INN observées à 2401 trajectoires théoriques, combinant des valeurs d’INN allant de 0.4 à 1, par pas de 0.1, aux 4 stades. Parmi ces trajectoires théoriques, on appellera « trajectoire seuil » celle qui discriminera le mieux les deux groupes de courbes, c’est-à-dire celle qui présentera la meilleure combinaison de sensibilité (capacité de la trajectoire seuil à prévoir correctement une absence de perte de rendement, calculée par le ratio du nombre de courbes observées ne passant pas sous la trajectoire seuil et n’ayant pas de perte de rendement, divisé par le nombre de courbes sans perte de rendement) et de spécificité (capacité de la trajectoire seuil à prévoir correctement une perte de rendement, calculée par le ratio du nombre de courbes observées passant sous la trajectoire seuil et ayant une perte de rendement, divisé par le nombre de courbes avec perte de rendement). Cette combinaison est représentée par l’indice de Youden (1950 ; Tableau 1). Nous avons répété 10 fois l’analyse, en considérant successivement comme pertes de rendement (YG= Yield Gap) des écarts de rendement par rapport au témoin bien fertilisé de 0.1 à 1 t/ha. La gestion de la fertilisation azotée, de manière à se rapprocher de la trajectoire seuil, permet en outre d’augmenter la teneur en protéines des grains récoltés.
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Sur l’ensemble des 10 figures correspondant à un YG (écart de rendement) de 0.1 à 1 t/ha, il apparait clairement (Figure 3) que la trajectoire seuil correspondant à la méthode du bilan (INN de 1.0 aux 4 stades) présente une spécificité très élevée (dans quasiment toutes les modalités associées à une perte de rendement, l’INN passe sous la trajectoire seuil, c’est-à-dire est inférieur à 1, à un moment du cycle) mais une très faible sensibilité (il existe beaucoup de modalités avec un INN passant sous la valeur de 1 au cours du cycle, qui ne présentent pourtant pas de perte de rendement).
Figure 3 : Courbes ROC (Receiver-Operating Characteristic) pour des écarts de rendement (entre une parcelle bien fertilisée et une parcelle ayant subi une carence) seuil de 0.1 t/ha (figure de gauche) ou 1 t/ha (figure de droite) : valeurs de spécificité (en abscisse, la variable représentée est en fait 1 – la spécificité) et de sensibilité (en ordonnée) de différentes trajectoires théoriques d’INN.
Chaque point correspond à une trajectoire virtuelle d’INN, i.e. une combinaisons d’INN variant de 0.4 à 1, aux 4 stades Epi 1 cm, 2 Nœuds, Dernière Feuille Etalée, Floraison.
Le point « non limiting N » correspond à la trajectoire seuil utilisée dans la méthode du bilan (INN=1 aux 4 stades) : cette trajectoire a une forte spécificité, mais une sensibilité très faible, i.e. elle ne permet pas de considérer que des trajectoires ayant des INN inférieurs à 1 peuvent ne pas avoir de perte de rendement.
Le point « J max » correspond à la trajectoire seuil présentant la valeur maximale de l’indice de Youden (forte sensibilité et forte spécificité).
Sur la base de ces résultats, la trajectoire seuil qui a le meilleur indice de Youden pour l’ensemble des valeurs d’écart de rendement testées est la trajectoire minimale représentée sur la Figure 2 (INN= 0.4 au stade Epi 1 cm, 0.7 aux stades 2 Nœuds et Dernière feuille, et 0.8 au stade Floraison). Dès lors que l’INN franchit ces valeurs, on a une perte de rendement ; mais au-dessus de cette trajectoire, on a très peu de risque de perte. De plus, entre cette courbe seuil et la trajectoire « bilan », l’efficience d’utilisation de l’N (rendement / dose d’N apportée par l’engrais) est supérieure (Ravier et al., 2017). Donc on a tout intérêt à gérer la fertilisation azotée de la culture de manière à positionner la dynamique d’INN entre ces deux courbes. Les carences tolérées sont ainsi plus intenses au début du cycle qu’à la fin.
L’effet des conditions au moment de l’apport d’engrais sur l’efficience d’utilisation de l’N.
Deux éléments majeurs expliquent les variations d’utilisation de l’azote issu d’un apport d’engrais :
· D’une part, Limaux et al. (1999, 2001) ont montré que le coefficient d’utilisation de l’engrais azoté (CAU) est d’autant plus élevé que la vitesse de croissance de la culture (c’est-à-dire sa capacité à absorber rapidement l’azote) est forte au moment de l’apport (Figure 4a) : ainsi, d’une manière générale, plus l’apport est précoce (cas du 1er apport, généralement réalisé en février), plus le CAU est faible. L’essentiel de l’engrais qui n’est pas retrouvé dans la culture ((1-CAU)*dose) est perdu sous forme gazeuse, la quantité la plus élevée étant perdue sous forme ammoniacale.
· D’autre part, les pertes ammoniacales, qui sont les plus élevées dans les quelques jours suivant l’apport d’engrais, diminuent quand l’apport est suivi d’un apport d’eau (pluie ou irrigation, Holcomb, 2011 ; Figure 4b).
Pour réduire les pertes d’azote et les pollutions gazeuses, il serait donc souhaitable d’apporter l’engrais, non pas à date fixe, mais au plus près des besoins et en conditions de sol humide après l’apport. Une telle stratégie bute cependant sur les réticences des agriculteurs à retarder leurs apports, car ils craignent une perturbation de l’utilisation des apports d’engrais par une sécheresse printanière. On peut imaginer qu’un couplage entre des indicateurs de nutrition des plantes, et des prévisions météorologiques à 10 ou 12 jours permettrait d’améliorer le positionnement des apports d’engrais et leur valorisation par les plantes.
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La mise au point d’une nouvelle méthode de fertilisation azotée
Sur la base de ces connaissances, et suite à des ateliers de conception mobilisant principalement des ingénieurs spécialistes de la fertilisation azotée, des conseillers de terrain et des scientifiques spécialistes des processus biophysiques affectant les flux d’N, nous avons proposé une nouvelle méthode de raisonnement de la fertilisation azotée : APPI-N, pour Apprendre à Piloter la Nutrition azotée.
Le principe général de cette méthode est de décider des apports d’N à réaliser en fonction d’un suivi de l’état de la nutrition azotée (INN) de la culture entre sortie hiver et floraison, et de tolérer, voire de favoriser, des carences non préjudiciables au rendement.
Dans un premier temps (Figure 5), on définit des « jours favorables » à l’assimilation de l’azote : chaque jour pour lequel une pluie (minimum 10 mm) est annoncée dans les trois jours suivants, et pour lequel le dernier apport d’engrais date de 15 jours au moins.
A chacun de ces « jours favorables », on va contrôler l’état de nutrition azotée de la culture, par une mesure indirecte (réalisée avec un N-Tester® ou tout autre appareil ou capteur donnant une estimation de l’INN). On compare la valeur estimée de l’INN à la trajectoire seuil, en fonction du stade de la culture.
Si l’INN estimé est au-dessus de la trajectoire seuil et que le risque de passer sous la trajectoire seuil (estimé par une analyse fréquentielle du climat) est très faible d’ici le prochain jour favorable, la méthode recommande de ne pas réaliser d’apport d’engrais.
Si l’INN estimé est très proche de la trajectoire seuil, ou au-dessus de celle-ci mais que le risque de passer en-dessous est élevé d’ici le prochain jour favorable (estimé par une analyse fréquentielle du climat), la méthode recommande d’apporter de l’engrais. La dose à apporter est fournie par un abaque régional qui établit, selon la période du cycle et le niveau d’INN de la culture, la dose à appliquer. Les doses de l’abaque ont été calculées par modélisation, à l’aide du modèle Azodyn-blé (Jeuffroy & Recous, 1999).
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Evaluation de la méthode APPI-N
Cette nouvelle méthode de fertilisation a d’abord été évaluée par simulation. Nous avons comparé les performances de la méthode APPI-N à celles de la méthode du bilan, sur une situation simulée pour 20 années différentes, dans le département de l’Eure. En moyenne, la dose totale appliquée a été réduite de 70 kgN/ha, le rendement était plus faible de 0.3 t/ha, les pertes d’azote sous culture ont été réduites de 50 kgN/ha, et la teneur en protéines a atteint 11.5% pour 70% des années (contre 50% pour la méthode du Bilan, associée aux règles classiques de fractionnement).
Face à ces résultats encourageants, nous avons testé la méthode avec deux groupes d’une dizaine d’agriculteurs, accompagnés de leurs conseillers, en Nouvelle Aquitaine et en Normandie. Les agriculteurs des 2 groupes ont chacun appliqué la méthode APPI-N sur une bande test d’une parcelle de blé, et fertilisé le reste de leur parcelle avec la méthode classiquement utilisée. Nous avons recueilli les changements de pratiques induits par la nouvelle méthode (Figure 6). La date du 1er apport a été soit identique (pour 3 parcelles), soit retardée, avec un délai variant de 3 à 40 jours. La dose totale a été soit identique, soit réduite, de 10 à 70 kg N/ha, mais jamais augmentée. Nous n’avons pas mesuré les rendements, mais les agriculteurs qui ont fait des estimations lors de la récolte (parfois avec les capteurs de la machine) ont affirmé ne pas avoir vu de différence notable.
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Ce test a également révélé des usages inattendus de la méthode, signalés par les agriculteurs :
- La méthode permet de suivre la nutrition N de la culture tout au long du cycle cultural : « C’est intéressant d’avoir plusieurs mesures parce que ça montre si l’INN monte ou descend et comment est-ce que ça évolue ».
- La méthode permet de rassurer l’agriculteur par rapport à une décision qu’il juge incertaine ou risquée (par exemple si l’abaque dit de ne pas apporter d’engrais alors que l’agriculteur serait enclin à en apporter) : « Je n’ai pas apporté d’engrais sur la bande test mais finalement l’INN n’a pas chuté, ça veut dire qu’il y avait suffisamment d’azote dans le sol ».
- La méthode permet d’apprendre sur le fonctionnement sol-plante de sa culture de blé, pour améliorer ses pratiques année après année : « L’avantage de cette méthode c’est qu’elle permet d’apporter des éléments techniques. La mesure de l’INN c’est concret et la trajectoire d’INN est une bonne référence technique pour l’interpréter ».
- Finalement, un des conseillers conclut : « Le pilotage avec l’INN c’est aller de la mesure à la décision par un agriculteur « comprenant ». »
Conclusion
Pour s’adapter au contexte climatique de l’année, de plus en plus variable, et donc mettant en question le fait de calculer la dose totale d’engrais dès la Sortie Hiver avec la méthode du Bilan, un raisonnement basé sur l’évaluation en continu du besoin en azote à la parcelle au cours du cycle de la culture s’impose.
La méthode APPI-N présente plusieurs différences importantes avec la méthode du bilan :
- Un raisonnement à l’échelle de la campagne à venir (méthode du Bilan) vs un raisonnement dynamique ajusté en cours de culture (pas de calcul de dose a priori dans APPI-N) ;
- Un raisonnement des apports basé sur des bilans entrées/sorties d’azote, estimées dans le système sol-plante dès la Sortie Hiver pour le reste du cycle (méthode du Bilan), vs des apports raisonnés sur la base du suivi d’un indicateur plante -l’INN-, et d’une trajectoire d’INN seuil permettant d’obtenir le rendement et la Teneur en protéines optimaux, donc sans objectif de rendement (APPI-N) ;
- l’objectif de placer la culture dans des conditions de nutrition azotée non limitante tout au long du cycle (méthode du Bilan), vs tolérer certaines carences non préjudiciables pour le rendement ou la teneur en protéines (APPI-N). Favoriser une période de carence non préjudiciable en début de cycle a plusieurs avantages : (i) accepter des carences de début de cycle permet de retarder les apports, et donc d’augmenter leur efficience d’utilisation (CAU) ; (ii) un blé qui n’est pas fertilisé s’alimente aux dépens du reliquat d’azote minéral du sol : la carence s’installe quand le reliquat est consommé, rendant ainsi la mesure du reliquat inutile ; (iii) une carence au début de la montaison réduit le risque de maladies (oïdium, septoriose) et de verse, ainsi que les besoins en eau pour le reste du cycle ;
- des apports recommandés à des stades prédéterminés, et réalisés souvent avant ces stades pour anticiper les périodes de sec (méthode du Bilan), vs des apports recommandés aux jours « favorables » pour optimiser la valorisation de l’engrais (APPI-N).
La méthode proposée est une source d’apprentissage et d’autonomisation des agriculteurs : le monitoring de l’état de nutrition azotée permet d’acquérir l’information nécessaire à la prise de décision, et la mise à disposition de l’abaque permet la prise de décision par l’agriculteur. La mise en œuvre de la méthode, année après année, permet un accroissement des connaissances de l’agriculteur sur les dynamiques de nutrition azotée visées et sur les stratégies de fertilisation azotée permettant de les obtenir.
Par ailleurs, cette méthode est compatible avec les nouvelles technologies de l’agriculture numérique : l’estimation de l’INN peut a priori être basée sur des capteurs embarqués, permettant d’avoir une estimation plus représentative sur l’ensemble de la parcelle, voire même de géo-localiser l’estimation en vue d’une application d’engrais différentiée selon les zones de la parcelle. Cependant, pour que l’utilisation de la méthode soit reconnue par la réglementation, il sera nécessaire de faire évoluer celle-ci puisque ni le calcul du rendement objectif, ni la mesure du reliquat Sortie Hiver ne sont nécessaires avec APPI-N.
Ce travail se poursuit actuellement par l’évaluation expérimentale de la méthode (20 essais par an, sur 3 ans) dans le cadre du PEI Solinazo, porté par la région Centre-Val-de-Loire. Ce projet est également l’occasion d’analyser la variabilité des abaques à fournir, et devrait permettre une estimation des conséquences de l’application de la méthode à l’échelle nationale (rendement, réduction des GES, teneur en protéines des grains).
Références
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