Les essais systèmes, support pour accompagner vers le changement de pratiques
Patricia Huet(1) et Lucille Guillomo(2)*
(1) Chargée d’expérimentation à la Chambre d’agriculture d’Eure-et-Loir, p.huet@eure-et-loir.chambagri.fr
(2) Chargée de l’expérimentation à l’EPLEFPA Chartres La Saussaye, conseillère biodiversité à la Chambre d’agriculture d’Eure-et-Loir. (*) Auteur correspondant : l.guillomo@eure-et-loir.chambagri.fr
Résumé
En Eure-et-Loir, deux dispositifs expérimentaux de systèmes de culture innovants sont en place depuis 2010 : l’un sur la ferme expérimentale de la Chambre d’agriculture d’Eure-et-Loir et l’autre sur la ferme de l’EPLEFPA Chartres La Saussaye. Ces dispositifs visent à acquérir des références sur des systèmes de cultures bas intrants par rapport aux systèmes locaux pratiqués basés sur la rotation Colza-Blé-Orge d’hiver. Les deux sites sont complémentaires : leurs objectifs de résultats sont partagés mais des leviers agronomiques différents sont actionnés en lien avec leur contexte pédoclimatique respectif. La présence dans le département de ce type d’expérimentation est un atout majeur pour l’acquisition de références, mais également pour diffuser et permettre un questionnement global sur les systèmes de culture auprès des agriculteurs comme des apprenants.
Mots Clefs : Approche système - Grandes cultures – Transfert de pratiques - Eure-et-Loir
L’Eure-et-Loir, un département céréalier à rotation courte
Le département d’Eure et Loir est très axé sur la production agricole : 77 % du territoire eurélien soit 459 300 hectares est consacré à l’agriculture. La proximité avec le port de Rouen a orienté le débouché export des productions entrainant et accélérant la spécialisation des cultures : aujourd’hui, 80 % de la sole est occupée par 3 cultures (blé tendre, colza et orge d’hiver) semées en fin d’été ou à l’automne. Hors secteur irrigué, soit les trois quarts du département, ce chiffre atteint 95 %.
Cette pratique de rotation courte peu diversifiée montre ses limites. D’un point de vue technique, les périodes d’implantation des cultures sont concomitantes à celles des levées des graminées adventices, ce qui limite les possibilités de contrôle à des applications chimiques dans les cultures en place. Les échecs des applications chimiques sont de plus en plus fréquents, ce qui augmente le stock semencier ainsi que l’ensalissement des parcelles (vulpins et ray-grass). La multiplication des interventions a également entraîné une augmentation de la proportion des adventices résistantes aux herbicides foliaires (FOPs, Sulfonylurées, DIMEs et DEN).
Du point de vue économique, ces systèmes sont fortement dépendants des intrants et impactés par la volatilité des cours des productions. Ces rotations peu diversifiées sont également peu robustes face aux aléas climatiques.
Dispositif expérimental, enjeux et objectifs des systèmes de culture testés
Les expérimentations système de culture réduction d’intrants ont été mises en place en 2009 à l’initiative de la Chambre d’agriculture d’Eure-et-Loir et de l’exploitation de l’EPLEFPA Chartres La Saussaye (Établissement Public Local d’Enseignement et de Formation Professionnelle Agricole).
L’objectif de cette expérimentation était d’acquérir des références à l’échelle « système », dans notre contexte pédoclimatique, suivant différents niveaux de réduction d’intrants. La mise en place de ces essais a été motivée par les enjeux majeurs du territoire : la protection de la ressource en eau (Captage de la Saussaye et bassin versant de l’Ozanne) ainsi que les enjeux nationaux de réduction des intrants phytosanitaires (Plan Ecophyto). Ces dispositifs ont pu être mis en place grâce aux soutiens financiers des Agences de l’Eau Seine-Normandie et Loire-Bretagne.
Les systèmes expérimentés cherchent à concilier la réduction des intrants phytosanitaires, une diminution du lessivage des nitrates tout en maintenant la rentabilité économique. Ils mobilisent de façon plus ou moins intense les leviers agronomiques indispensables à la réduction des intrants, allant du choix variétal, de l’adaptation des dates de semis jusqu’au désherbage mécanique (herse étrille, bineuse) (Tableau 1). La rotation a été adaptée au contexte pédoclimatique de chaque site expérimental et allongée par rapport aux pratiques locales (Tableau 2). Pour faciliter la mise en œuvre terrain, sur chacun des sites, les différents systèmes testés ont la même rotation. Les moyens mis en œuvre pour réduire le lessivage des nitrates se sont essentiellement concentrés sur une diminution forfaitaire de la fertilisation des cultures.
Les expérimentations systèmes de culture, un support pour accompagner les changements de pratiques
Alors que les essais analytiques de type micro-parcelle renseignent sur des comparaisons fines de choix de produit, dose ou variété, les expérimentations système de culture permettent une approche plus globale de différentes pratiques combinées entre elles. Elles sont également conduites en pluriannuel, sur des parcelles de grande taille (environ 1 ha sur Miermaigne et La Saussaye), ce qui est plus adapté à l’étude de combinaisons de leviers agronomiques et au désherbage mécanique.
Au-delà de la performance des systèmes et des résultats technico-économiques, des connaissances plus concrètes sur le réglage des outils, les conditions de passage ont été acquises au fil de l’expérimentation (Encart 1).
Quelle approche pédagogique pour valoriser les acquis de l’expérimentation système auprès des apprenants de l’EPLEFPA ?
La présence du dispositif expérimental sur la ferme d’un établissement d’enseignement agricole est un réel atout pour valoriser et diffuser les résultats auprès des apprenants. Au-delà des résultats technico-économiques, la démarche globale visée par l’approche système est aussi un élément clef à mettre en valeur dans l’enseignement. Un travail en binôme chargé d’expérimentation et enseignant d’agronomie sur une année a été mis en place, pour intégrer progressivement cette démarche en classe de première CGEA (Conduite et Gestion de l’Exploitation Agricole). Le travail a été réalisé dans le cadre du projet Educ’Ecophyto dans lequel s’est inscrit l’établissement. Plutôt que de présenter les essais et les résultats, les apprenants reconstruisent la démarche et les techniques mises en œuvre pas à pas, à partir de leurs observations. Un premier objectif est de faire comprendre les spécificités de l’expérimentation système (dimensions, objectifs). Les apprenants parcourent la parcelle à la recherche d’indices indiquant les différences de conduites entre les bandes, par exemple un écartement de rang, un mélange ou une culture associée, etc. Une fois ce travail d’observation réalisé, une mise en commun est faite pour lister les éléments qui ont été détectés par chacun et pour confirmer ces hypothèses avec le technicien d’expérimentation. Mis bout à bout, ces indices commencent à prendre forme et laissent deviner la stratégie globale qui est mise en œuvre ainsi que les objectifs de l’expérimentation. Ces objectifs sont ensuite reliés aux enjeux locaux (Aire d’alimentation de captage) et nationaux (Plan Ecophyto). De cette manière, les apprenants deviennent acteurs de leur enseignement et reconstruisent la démarche système de culture à partir d’observations très concrètes sur le terrain. Cette approche pédagogique est développée à plusieurs moments de l’année pour mettre en exergue différents points clefs en lien direct avec les objectifs de l’essai : stratégies de gestion des adventices, maîtrise de la fertilisation. En fin d’année, une séance utilisant la mallette Mission Ecophyt’eau® [1] permet de remobiliser les leviers agronomiques pour proposer des solutions de gestion durable des adventices à partir d’un cas concret rencontré en situation de stage : rotation Colza-Blé-Orge à problématique vulpin ou ray-grass.
Accompagner les changements de pratiques
Différents formats de diffusion sur les expérimentations et leurs résultats ont été utilisés. Les plus pratiqués ont été :
- portes ouvertes sur les deux sites avec visites des parcelles expérimentales intégrant des commentaires sur les itinéraires pratiqués, les choix de stratégies et matériels utilisés,
- réunions techniques « en salle » de présentation des résultats et des stratégies utilisées,
- brochures de préconisations techniques ou articles de vulgarisation pour expliquer les combinaisons de leviers agronomiques et les résultats obtenus.
Avec le recul, la diffusion sur les expérimentations système doit être différente des expérimentations « classiques ». La diffusion doit être accentuée sur les choix et les objectifs visés par les expérimentations ainsi que les règles de décision. Aujourd’hui, les systèmes de production diffèrent de plus en plus d’une exploitation à l’autre (choix du semis direct, agriculture intégrée, agriculture raisonnée, intégration du désherbage mécanique, agriculture biologique…). Les règles de décisions sont un bon moyen pour transmettre la complexité des choix réalisés et des stratégies déployées pour atteindre la multi-performance. Les systèmes simplifiés reposant sur la lutte chimique ont habitué les agriculteurs à trouver une réponse unique à une question (exemple : quel produit et quelle dose de fongicide est la plus efficace contre la rouille brune ?). Les enjeux actuels nécessitent de faire appel à une combinaison de leviers annuels ou pluriannuels pour résoudre un problème. Les essais systèmes ont toute leur place pour accompagner les agriculteurs à définir leurs propres objectifs et à s’approprier cette approche globale.
Les expérimentations ont été mises en place dans des fermes expérimentales dans des parcelles à taille conséquente avec du matériel « agriculteur ». En visitant et en échangeant avec les opérationnels terrains, les agriculteurs ont pu s’approprier plus facilement le résultat des techniques (réglage, adaptation des outils, type de sol). Ce choix de dimensionnement renforce la crédibilité avec la réalité terrain au contraire d’expérimentations menés dans des parcelles à taille intermédiaire entre des microparcelles et des parcelles agriculteurs.
Néanmoins, l’intégration de cette dimension globale et d’une re-conception plus ou moins en profondeur reste difficile par les agriculteurs. Ces derniers sont conscients de la nécessité de faire évoluer leur système du fait des évolutions réglementaires probables, de l’attente sociétale, de leur dépendance à l’utilisation de produits phytosanitaires. Cependant, le contexte des exploitations est contraint par l’environnement immédiat : débouchés céréaliers et oléagineux dédiés à l’export, très peu de filières de diversification pour les productions non irriguées. Cette modification du système se fait également avec les contraintes propres à chaque exploitation : taux d’endettement ; niveau d’EBE ; niveau des charges de structure ; capacité d’autofinancement ; main d’œuvre disponible et taille d’exploitation. Ces critères sont à prendre en considération au premier plan. Ils sont variables et plus ou moins « tendus » selon les structures. Une situation saine en régime de croisière permettra plus de marge de manœuvre. La tendance actuelle à l’agrandissement des exploitations à main d’œuvre constante est un frein au changement.
Le tempo de diffusion a été difficile à trouver. Les agronomes ont tendance à attendre de diffuser une fois que des données consolidées sont acquises. C’est certainement une erreur. Diffuser dès la mise en place et au fil de l’expérimentation sur les échecs et les adaptations de protocoles est également très enrichissant, ces informations faisant partie du processus d’appropriation des nouvelles pratiques et combinaisons de pratiques.
Le choix du moment au cours de la campagne culturale pour communiquer est difficile à appréhender : doit-il être au cours de l’hiver, période plus creuse d’activités dans les parcelles et pour réfléchir et se projeter sur les objectifs de sa propre exploitation ? Doit-il être à plusieurs moments de l’année via différents canaux (vidéos, photos, visite terrain) pour suivre l’évolution dans le temps ?
Une autre difficulté rencontrée est d’intégrer cette approche « système » dans le conseil « à chaud » en cours de campagne. Les agriculteurs interrogent leur conseiller technique sur le moyen de résoudre un problème, une fois qu’il est présent dans leur parcelle. La gestion durable des bioagresseurs nécessite une réflexion à l’échelle système sur le long terme pour mobiliser un ensemble de leviers et anticiper sur le développement du risque. Il paraît essentiel de s’appuyer sur de nouvelles méthodes de conseil afin d’articuler ce conseil « à chaud » avec une réflexion plus globale.
Encart 1 Extrait des principaux résultats des expérimentations systèmes Miermaigne La Saussaye
Comparaison des performances du système intégré de la Saussaye (S2) sur un ensemble de critères vis-à-vis du système local (Colza-Blé Orge) (placé à 100%).
Les données ont été calculées à l’échelle du système de culture à partir du logiciel Criter 5.4.
Malgré une production plus faible (baisse de rendement et quantité produite liée au niveau de productivité des cultures) – représenté par l’indicateur « produit énergétique », les marges économiques se maintiennent grâce à une réduction des charges en intrants. La sensibilité aux aléas de prix (évaluée sur 8 scénarios de prix selon la méthodologie établie par le RMT SdCi) est plus faible pour le système de la Saussaye du fait de la diversification de la rotation et de la baisse des charges opérationnelles. Ce constat est également vrai pour les systèmes expérimentés à Miermaigne.
La baisse d’utilisation des produits phytosanitaires est de 60 % environ pour l’IFT Hors herbicide, et de 50 % pour l’IFT Herbicide. Le nombre de passages avec un produit classé T, T+ ou Xn est nettement inférieur.
La quantité d’azote minéral apporté est diminuée : ce système intégré ayant une stratégie de diminution forfaitaire de la dose X sur certaines cultures. Le temps de travail au champ n’est pas impacté par la mise en œuvre du système innovant par rapport à la référence. Le système intégré mobilise le désherbage mécanique uniquement sur la culture du colza. En revanche, un étalement sur l’année des travaux dans les champs a été constaté, résultant de de la diversification des cultures et des pratiques.
Témoignage de Thomas Gaujard, conseiller de groupe de développement à la CA28, secteur Perche
Du fait de la proximité du site expérimental, les agriculteurs du CRDA (Comité Rural de Développement Agricole) du Perche ont visité régulièrement le site de Miermaigne au fil des années d’expérimentation. Tester des pratiques agricoles à cette échelle pour répondre aux grands enjeux de la production agricole de demain fait partie de leurs attentes. Les choix techniques et les leviers mobilisés sont parfois très en rupture avec les systèmes de culture locaux, notamment avec la succession de plusieurs cultures de printemps d’affilée, le binage à faible écartement des céréales. Même si ces systèmes en rupture peuvent bousculer à première vue, j’ai pu constater une évolution des mentalités au fil des visites grâce aux échanges en collectif et à la capitalisation des résultats. Ce travail d’échanges et d’apports techniques facilite l’appropriation de nouvelles pratiques par les agriculteurs, qui ont tout en main pour mettre à profit ces connaissances sur leurs propres exploitations. Les échanges agriculteurs-conseiller lors de ces visites sont également très riches pour l’expérimentation en elle-même, les agriculteurs étant force de propositions d’améliorations et sources d’idées.
Le transfert se fait également par l’explication de l’évolution de l’expérimentation et des règles de décision au cours du temps. Etant présent depuis le début de l’expérimentation, je peux témoigner de ces évolutions. Je mettrai un point de vigilance à bien garder trace de l’ensemble des règles de décision et des raisons de leurs évolutions. Expliquer l’apprentissage pas à pas des techniques au fil des campagnes (conditions pédoclimatiques, cultures…) est une étape essentielle pour favoriser l’appropriation auprès des agriculteurs et conseillers. Cela permet d’exprimer les erreurs à ne pas commettre et montrer qu’un système de cultures est en perpétuelle évolution.
Enfin, il est important dans ce type d’essais de ne pas rester trop longtemps figé sur le protocole. C’est une erreur que nous avons commise à Miermaigne en conservant l’abattement forfaitaire de dose d’azote pendant 8 ans malgré l’enregistrement de contre-performance rendement et qualité des grains sur certaines cultures. Cela a entaché les résultats économiques obtenus. Or, les agriculteurs restent parfois focalisés ce qui n’a pas fonctionné alors que les résultats positifs sont bien plus nombreux : diminution de la pression graminées, des IFT, appropriation à l’utilisation du désherbage mécanique.
Remerciements
Dispositifs expérimentaux soutenus financièrement par l’AESN (Agence de l’eau Seine Normandie), l’AELB (Agence de l’Eau Loire Bretagne) et PRDAR Centre Val de Loire. Le site de Miermaigne fait également partie du réseau DEPHY EXPE. Le Projet Educ’Ecophyto (valorisation des acquis en réduction d’intrants phytosanitaires des fermes de lycée agricole dans l’enseignement) a permis d’enclencher une réflexion pédagogique sur la valorisation des expérimentations auprès des apprenants sur l’EPLEFPA Chartres-La Saussaye.
Nous remercions les chefs de culture des deux exploitations grâce à qui ces expérimentations ont pu être réalisées sur le terrain, et le RMT SdCi pour l’accompagnement méthodologique.
Note
[1] Mission Ecophyt’eau est issu des travaux du CIVAM du Haut Bocage dans le cadre du Casdar EcoRessources
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