Agroecosystem diversity. Reconciling contemporary agriculture and environmental quality
Note de lecture par Jean Boiffin
Si vous voulez savoir où en est la recherche en agroécologie, procurez-vous cet ouvrage [1] ! Il fait le point sur un vaste sujet, partagé entre l’écologie fonctionnelle et l’agronomie : les cycles biogéochimiques du carbone, de l’azote et du phosphore (CNP), l’influence des activités agricoles sur leur fonctionnement, et les impacts environnementaux qui en résultent. Si vous avez à préparer des cours, exposés, projets ou programmes de recherche et développement dans ce domaine, ce sera un investissement précieux. Il vous épargnera un énorme labeur de recherche bibliographique, chaque chapitre passant en revue l’ensemble des travaux majeurs réalisés sur son sujet, y compris les plus récents. Il vous fera bénéficier d’un effort sans précédent de mise en commun pluridisciplinaire et internationale des problématiques et pistes de solution : 94 auteurs, appartenant à 19 pays situés majoritairement en Europe occidentale, Amérique du Nord et Brésil-Argentine, y ont contribué. Au passage de certains chapitres, vous découvrirez des approches originales et prometteuses.
Les 28 chapitres correspondent chacun à un thème et à un groupe d’auteurs spécifiques. Vous pourrez donc fractionner votre lecture… et l’étaler sur quelques mois. Ils sont regroupés en 6 grandes parties, relevant de différentes approches disciplinaires, avec des points de vue plus ou moins globaux.

La première décrit les cycles CNP dans les agroécosystèmes et leurs impacts environnementaux, en distinguant les systèmes de culture à base de plantes annuelles, ou d’espèces pérennes, et les prairies pâturées, et en établissant le lien entre les émissions polluantes et les processus de couplage-découplage entre les différents éléments. Le découplage intervient notamment dans le sol mais aussi dans l’appareil digestif des animaux, lors des épisodes de minéralisation des constituants organiques. Le (re)couplage se produit lors de la photosynthèse par les plantes, lors des processus microbiens de fixation et organisation, et lors de la biosynthèse des organes et produits animaux. S’il intervient trop tard ou trop loin par rapport aux phases de découplage, ou selon des proportions entre éléments trop différentes, c’est alors que peuvent se former et s’accumuler des composés mobiles et réactifs, qui peuvent être entraînés par lixiviation, volatilisation ou ruissellement-érosion.
Les deux parties suivantes exposent et argumentent la thèse qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage : la diversité, au sein des agroécosystèmes mais aussi entre eux, dans le temps et dans l’espace, influe de façon déterminante vis-à-vis de deux catégories majeures d’impacts environnementaux de l’agriculture : les émissions de polluants et gaz à effet de serre, et la perte de biodiversité. Plus encore qu’à l’intensification en soi, le caractère non durable des agricultures conventionnelles dominantes au nord-ouest de l’Europe, ou sur le continent américain, tient avant tout à la spécialisation des systèmes de production, ainsi qu’à la simplification et l’uniformisation des systèmes de culture qui en sont les corollaires et s’appliquent à d’immenses espaces. Cette thèse a pour socle le schéma planétaire de dissociation entre les zones de production de matières protéiques et énergétiques à bas coût pour l’alimentation animale, celles où sont concentrées les élevages « industriels » non ou faiblement liés au sol, et celles dédiées aux céréales et oléagineux avant tout destinées à l’alimentation humaine ou aux biocarburants. En reprenant la terminologie de la première partie, on peut dire que cette spécialisation macro-régionale, entrant en synergie avec le procédé Haber-Bosch pour la fabrication des engrais azotés industriels, amplifie à l’extrême le hiatus spatiotemporel entre découplage et recouplage des cycles CNP, et les multiples impacts environnementaux qui en découlent.
La quatrième partie explore le versant symétrique de cette thèse. Les éditeurs de l’ouvrage postulent que la reconquête de la durabilité des modes de production passe, en sens inverse du parcours suivi ces dernières décennies, par un réaccroissement de la diversité des agroécosystèmes, et notamment de leur hétérogénéité de composition : diversité des espèces végétales au sein des successions de culture ou des assolements, diversité des formations végétales composant les paysages agricoles, et finalement diversité des systèmes de production. Cette re-diversification est une condition nécessaire, mais non suffisante : pour la valoriser efficacement, encore faut-il organiser les synergies entre systèmes à différentes échelles, remodeler les circuits CNP, et améliorer les concordances spatio-temporelles entre processus de couplage et découplage. La démarche suivie dans cette partie est comme on pouvait s’y attendre plus empirique et moins générique que dans les précédentes. L’analyse de la trajectoire passée n’identifie pas les systèmes de production, filières et organisations territoriales, qui permettront, dans chaque région, de répondre aux enjeux du développement durable. On procède donc par études de cas, qui selon les chapitres portent sur des expériences régionales, ou sur différents leviers agroécologiques mettant en œuvre la synergie entre espèces végétales différentes, associées dans le temps (cas de l’introduction des légumineuses dans les successions culturales) ou dans l’espace (cas de l’agroforesterie). Cette exploration est forcément très partielle.
La cinquième partie regroupe différentes approches visant à identifier les facteurs et conditions socio-économiques qui ont été les moteurs de la trajectoire de spécialisation-uniformisation-intensification des systèmes de production agricoles, ou qui pourraient favoriser le ou les parcours inverses. On y trouve notamment une analyse de la politique agricole commune sous l’angle inédit de la diversification ; une présentation percutante des processus dits de verrouillage qui focalisent l’innovation agricole sur une gamme restreinte de cibles, ce qui contribue à rendre la spécialisation peu réversible ; et une typologie originale des modes d’association entre productions végétales et animales à différentes échelles, qui s’avère remarquablement pertinente pour identifier et classer les bénéfices environnementaux de cette association. Mais au fait, pour quel régime d’alimentation humaine ?
Une partie de la réponse, au moins en termes de démarche d’approche, se trouve dans la sixième partie (global aspects). Elle s’ouvre par un passionnant chapitre qui précisément tente de faire le lien, aux échelles planétaire, mais aussi régionale ou nationale, entre régime alimentaire, systèmes de production agricoles et cycles biogéochimiques. Avec quels modes d’occupation du sol, quels systèmes de production et quelles interactions entre ces derniers, peut-on à la fois produire ce qui est nécessaire pour nourrir sainement les habitants, et maîtriser les impacts environnementaux ? Sachant que ces derniers sont liés non seulement aux modes de production, mais aussi aux transports de denrées plus ou moins transformées, et aux transferts d’effluents et produits organiques visant à équilibrer les bilans. Et à la base, comment délimiter les aires régionales pertinentes ? Les réponses à toutes ces questions sont évidemment encore incomplètes voire sujettes à discussion, mais l’essentiel est qu’un cadre méthodologique soit proposé. En rapprochant ce chapitre de celui consacré un peu plus loin à l’agriculture biologique, on mesure encore mieux à quel point cette approche « agroécoalimentaire » spatialisée est utile pour évaluer l’intérêt, et analyser les perspectives de développement, d’un mode de production donné : le standard agri-bio est défié tout autant que les autres formes d’agriculture, par les enjeux de concordance entre usage agricole des terres et besoins alimentaires régionaux, ainsi que de bouclage des cycles CNP. Ce dernier, soit dit en passant, va reposer avec acuité la question de l’usage agricole des effluents urbains…
De par l’ambition globale affichée et les attentes qu’elle fait naître chez le lecteur, Agroecosystem Diversity s’expose à la critique. On peut notamment ressentir une impression de « saut à pieds joints » entre l’analyse du fonctionnement des agroécosystèmes et les analyses socio-économiques globales, qui fait l’impasse sur des niveaux fonctionnels cruciaux que sont l’exploitation agricole, la filière agroalimentaire, le bassin d’approvisionnement d’une usine, et l’aire de distribution des produits qui en sont issus. Mais même en 28 chapitres et plus de 450 pages, on ne peut pas tout aborder : plutôt qu’une critique, c’est donc un appel à poursuivre et compléter la démarche qu’il faut émettre. Ajoutons enfin que la nature même de l’ouvrage et le mode de réalisation qui en découle (regroupement d’approches multiples, sous forme de chapitres écrits en parallèle), peuvent frustrer le lecteur avide de synthèses toutes faites : c’est à lui d’établir les ponts entre les chapitres, sans accorder trop d’importance au caractère redondant des introductions. Ce n’est d’ailleurs pas par indulgence qu’il faut s’accommoder de ces difficultés de lecture, mais en reconnaissant la spécificité et l’utilité de ce type d’ouvrage : Agroecosystem Diversity est représentatif d’une étape de présynthèse trop rarement considérée comme objectif de recherche à part entière. Souhaitons donc que les collègues qui ont relevé ce défi soient récompensés par une large diffusion de l’ouvrage, et que leur exemple soit suivi dans les autres champs thématiques de l’agronomie.
Note
[1] Lemaire G., De Faccio Carvalho P.C., Kronberg S., Recous S., Eds., 2019, Elsevier- Academic Press, 464p.
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