IDEA4 : une méthode de diagnostic pour une évaluation clinique de la durabilité en agriculture
F. Zahm1*, J.M. Barbier2*, S. Cohen3, H. Boureau4, S. Girard1, D. Carayon1, A. Alonso Ugaglia5, B. Del’homme6, M. Gafsi7, P. Gasselin2, L. Guichard8, C. Loyce8, V. Manneville9, B. Redlingshöfer10
* auteurs correspondants : frederic.zahm@inrae.fr et jean-marc.barbier@inrae.fr
(1) INRAE, ETBX, 50 avenue de Verdun, F-33612 Cestas cedex, France
(2) Innovation, Univ Montpellier, CIRAD, INRAE, Montpellier SupAgro, Montpellier, France
(3) CEZ - Bergerie nationale de Rambouillet, Parc du Château CS 40609 78120 Rambouillet, France
(4) Centre d’Écodéveloppement de Villarceaux, La Bergerie, 95710 Chaussy, France
(5) UMR Save, Bordeaux Sciences Agro, 33170 Gradignan, France
(6) Bordeaux Sciences Agro, 33170 Gradignan, France
(7) UMR LISST - Dynamiques Rurales, CNRS, UT2J, EHESS, ENSFEA, Toulouse, France
(8) UMR Agronomie, AgroParisTech, INRA, université Paris-Saclay, 78850 Thiverval-Grignon, France
(9) Institut de l'élevage (IDELE), 9 allée Pierre de Fermat 63170, Aubière, France
(10) INRAE Agricultures urbaines, UMR SADAPT Paris, France
Résumé
Les agronomes ont développé de très nombreuses méthodes de diagnostics pour répondre à des objectifs variés et qualifier les situations observées à différentes échelles et niveaux d’organisation (parcelle, exploitation agricole, territoire). La demande sociétale implique d’élargir les champs d’observation pour rendre compte de la durabilité de l’agriculture. La méthode IDEA (Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles), développée depuis la fin des années 1990, a accompagné cette dynamique tout en se renouvelant à trois reprises pour donner lieu à la nouvelle version 4. Son nouveau cadre théorique, basé sur 12 objectifs et 5 propriétés d’une agriculture durable, permet de conduire un diagnostic selon deux grilles de lecture complémentaires (3 dimensions de durabilité et 5 propriétés des systèmes agricoles durables) s’appuyant sur l’agrégation de 53 indicateurs. L’étude de cas illustre comment l’usage d’IDEA4 suscite un questionnement de l’agriculteur sur la situation de sa ferme et lui ouvre des pistes pour progresser vers plus de durabilité.
Mots-clés : IDEA, agriculture durable, exploitation agricole, indicateur de durabilité, évaluation multicritère
Abstract
IDEA4: a diagnostic method for a clinical assessment of Sustainability in agriculture
Agronomists have developed a wide range of methods and diagnostic tools to qualify or evaluate the situations they encounter at different scales and organization levels (parcel, farm, territory) and to meet various objectives (production, quality and health, soil fertility, biodiversity, diffuse pollution, economic performance, landscape, etc...). Over the past twenty years, societal demand has resulted in a need to both consolidate and broaden the fields of observation to reflect the sustainability of agriculture and its activities. The article shows how the IDEA method (Indicateurs de Durabilité des Exploitations Agricoles or Farm Sustainaibility Indicators), developed since the end of the 1990s, has supported this dynamic while renewing itself several times to finally lead to the new IDEA4. Its new theoretical framework based on twelve objectives assigned to sustainable agriculture and five properties of sustainable agricultural systems allows to conduct a diagnosis according to two complementary analytical grids (three dimensions and five properties of sustainability) based on the aggregation of 53 indicators. A farm case study illustrates how the use of IDEA4 questions the farmer about the situation of its farm and opens up possibilities for further progress towards greater sustainability.
Key-words: IDEA, Sustainable agriculture, Sustainability, Farm, sustainability indicators, multi-criteria assessment
Introduction
Un nouveau régime de production de connaissances
Au cours des 30 dernières années, les transformations des institutions, de leurs missions et des métiers de leurs agents ont amené les agronomes des organismes de recherche à s’éloigner peu à peu des terrains. Si des situations d’étude sont toujours présentes dans les projets de recherche qu’ils conduisent, celles-ci restent peu investis physiquement. Les réalités sont étudiées à travers une série de filtres que sont des bases de données, des méta-analyses, des cartes, des modèles, des indicateurs... Par ailleurs, les terrains sont généralement saisis par des figures intermédiaires, souvent partenaires des programmes de recherche ou par des personnes subordonnées dans le cadre d’un modèle plus affirmé de division du travail. Il est donc indéniable que les sciences agronomiques modernes sont davantage tirées par le laboratoire (Sumberg et Thompson, 2013). Or, l’agronomie se voulant être une science pour l’action, il est légitime de s’interroger sur les dynamiques de production et de partage des savoirs les plus susceptibles de contribuer à l’action en agriculture.
Des acquis conceptuels et méthodologiques indéniables
Dans le courant des années 70 et 80, les agronomes français ont abondamment contribué à créer des démarches, méthodes et outils visant à élaborer différents types de diagnostics et ce à trois échelles ou niveaux d’organisation différents : la petite région agricole, aujourd’hui plutôt qualifiée de territoire (diagnostics agraires, Cochet, 2012), l’exploitation agricole (diagnostics globaux d’exploitations, Benoît et al., 1988) et la parcelle cultivée (diagnostics agronomiques, Doré et al., 2008). Dans tous les cas, il s’agissait (i) de décrire une situation (éventuellement d’en comprendre les fondements historiques), (ii) d’identifier en quoi celle-ci était problématique ou non et pour qui et (iii) de proposer des actions visant à corriger les imperfections observées.
De nouveaux cadres de pensée pour diagnostiquer les systèmes et imaginer les améliorations
Avec la prise en compte de l’écologie du paysage par l’agronomie (Baudry, 1993) et la reconnaissance de la multifonctionnalité de l’agriculture (Soulard, 2005), tout un chacun reconnait dorénavant que l’observation doit croiser les échelles (parcelle, bassin versant, territoire, paysage…) et se soucier d’objets autrefois délaissés par l’agronomie (haies, zones non productives…), et parfois investis par d’autres disciplines. L’agronome est ainsi passé de l’analyse strictement parcellaire à celle de paysages ou d’agro-écosystèmes (Benoît et al., 2012). On reconnaît également que la transformation des façons de produire ne peut survenir que par l’activation de leviers à divers niveaux d’organisation (politiques publiques, filières, systèmes d’appui/conseil, consommateurs). En matière d’exploration du champ des possibles, la co-conception de systèmes innovants (Moraine et al., 2014) est devenue la règle. Celle-ci acte le fait que la connaissance est présente à la fois dans le monde académique et dans la sphère profane. Cette activité de co-conception ne peut être détachée de celle de l’évaluation et notamment de l’évaluation multicritères [1] (Sadok et al., 2008) puisque les systèmes conçus doivent satisfaire de nombreuses finalités parfois antagonistes dans leurs effets.
IDEA : un outil de diagnostic au service de l’agronomie clinique
Pour accompagner ces évolutions, les chercheurs-agronomes ont dûrenouveler les démarches de production des savoirs agronomiques, que ce soit pour le développement agricole proprement dit (agir au niveau des systèmes techniques de production) ou pour le développement durable des systèmes alimentaires et des territoires [2]. Ces outils vont dans le sens d’une plus grande interconnexion des compétences et savoirs, d’un élargissement du nombre d’acteurs concernés et des échelles (multiplicité d’échelles de travail emboîtées). La méthode IDEA (Indicateur de Durabilité des Exploitations Agricoles) s’inscrit dans cet esprit. C’est une méthode de diagnostic centré sur les résultats (et non sur le fonctionnement au sens de Bonneviale et al., 1989) qui permet d’évaluer la durabilité d’une exploitation agricole. Par diagnostic d’exploitation, on entend le résultat d’une démarche d’investigation visant à identifier et à apprécier les forces et les faiblesses de celle-ci [au regard de l’objectif étudié : la durabilité] et à en rechercher les causes (Bonneviale et al., 1989).
Ce diagnostic s’opérationnalise sur le terrain à partir de la saisie d’un certain nombre d’informations et de données collectées chez l’agriculteur. L’évaluation multicritère se réfère à une vision argumentée de l’agriculture durable, laquelle s’instrumentalise dans le choix d’un ensemble d’indicateurs relevant de plusieurs disciplines. Si la méthode aborde la majorité des questions agronomiques à l’aune des principes agroécologiques (Altieri, 1995), elle appréhende également le positionnement de l’exploitation agricole par rapport à des enjeux territoriaux ou globaux tels que l’alimentation, le développement local, la dépendance aux structures de marché… Comme toute méthode de diagnostic, elle est capable d’identifier les causes d’une « faible durabilité », préalable à la réflexion de voies d’amélioration.
Nous reviendrons d’abord sur les grandes lignes et changements qui structurent la nouvelle version 4 de la méthode IDEA [3]. Puis nous montrerons, à travers une étude de cas comment cette méthode propose un diagnostic de durabilité mobilisable dans le cadre d’une agronomie clinique quivise à « étudier l’agroécosystème en vue d’établir un diagnostic agronomique de son fonctionnement pour proposer des améliorations correspondant aux compromis souhaités par l’agriculteur (intégrant les objectifs écologiques, économiques et sociaux » (Prévost et al., 2017).
IDEA4, l’aboutissement devingt années d’utilisation et de renouvellement
Les plus récents états de l’art (Schader et al., 2014 ; Lairez et al., 2015 ; De Olde et al., 2016), de même que les travaux du réseau national sur l’évaluation de la durabilité des systèmes et territoires agricoles (RMT Erytage [4]), montrent une diversité importante des méthodes d’évaluation de la durabilité en agriculture basées sur des indicateurs (une soixantaine recensées).
Parmi celles-ci, la méthode IDEA est aujourd’hui l’une des quatre méthodes d’évaluation de la durabilité les plus utilisées dans l’Union européenne (De Olde et al., 2016) mais aussi en Afrique de l’ouest, au Maghreb, au Mexique et en Amérique latine.
D’un outil pédagogique à une méthode pour la recherche et le développement
La méthode IDEA est issue d’une demande de Direction Générale de l’Enseignement et de la Recherche du ministère de l’agriculture qui, dès 1996, souhaitait mettre à disposition de l’enseignement agricole un outil d’évaluation de la durabilité accessible au plus grand nombre car facile d’utilisation. Au sortir du rapport Brundtland et du sommet de la Terre, lors de la conférence de Rio en 1992, la question se posait de savoir si au-delà des principes, il était possible d’évaluer (facilement et de façon pédagogique) la durabilité en agriculture et donc d’opérationnaliser ce concept à l’échelle d’une exploitation agricole, en proposant un outil utile à l’enseignement mais aussi à la transformation des pratiques des agriculteurs.
Les concepteurs répondront par l’affirmative et publieront la première version d’IDEA en octobre 2000 (Vilain et al., 2000). De l’étude sur l’usage de la méthode conduite en 2011 par le Comité Scientifique IDEA (Rousselet, 2011), il ressort que si l’objectif initial - un outil pédagogique au service de l’enseignement agricole et des agriculteurs pour rendre concret et mesurable le concept d’exploitation agricole durable - est rempli, l’usage d’IDEA s’est progressivement élargi. Il apparait qu’IDEA a contribué à de nombreux travaux de recherche académique en France et à l’étranger sur l’évaluation de la durabilité des systèmes agricoles. Elle est également très mobilisée par diverses structures de développement agricole (CIVAM, Chambres d’agriculture, bureaux d’études, etc.) pour accompagner le changement (conseil stratégique) grâce à sa démarche évaluative globale de l’exploitation agricole.
IDEA4 : Un positionnement ré-affirmé…
La méthode IDEA4, comme ses 3 versions antérieures (Vilain et al., 2000 ; 2003 ; 2008 ; Zahm et al., 2008) revendique deux positionnements conceptuels majeurs.
Elle s’inscrit dans le courant ou paradigme de la durabilité forte (Daly, 1990) qui rejette l’hypothèse d’une substituabilité ou compensation entre ressources naturelles et capital manufacturé. C’est pourquoi, la méthode IDEA ne propose pas de note unique de durabilité car elle n’accepte pas le principe d’une compensation entre les notes obtenues pour chacune des dimensions, économique, socio-territoriale et agroécologique.
Les indicateurs d’IDEA questionnent deux niveaux de durabilité tels que proposés par Terrier et al. (2013) : (i) la durabilité restreinte qui qualifie les objectifs autocentrés de l’agriculteur correspondant à ses facteurs internes de durabilité et (ii) la durabilité étendue qui identifie les objectifs sociétaux d’une exploitation agricole contribuant au développement durable à des échelles ou niveaux d’organisation plus englobants (territoire, collectivité, pays, reste du monde).
… Et un renouvellement profond du cadre analytique et théorique
À partir de 2012, le Comité Scientifique (CS) de la méthode IDEA, est renouvelé et s’élargit. Il engage une rénovation de la méthode pour prendre en compte (i) des nouveaux enjeux auxquels l’agriculture est confrontée (changement climatique, économie circulaire, alimentation, qualité de l’air et pollution aux particules fines…), (ii) l’évolution des cadres réglementaires publics et privés (PAC, nouvelles normes et référentiels), (iii) les données les plus récentes de la statistique publique agricole pour construire les seuils de performance des pratiques agricoles, (iv) l’évolution des connaissances scientifiques et (v) les avancées conceptuelles au sujet de la durabilité. Sur ce dernier point, la large revue de littérature réalisée par le CS (Zahm et al., 2015) montre le besoin d’une évolution par rapport au cadre initial de pensée mobilisé en 1998 ; des approches nouvelles permettant aujourd’hui d’adopter une vision élargie du concept de durabilité en agriculture (López-Ridaura et al., 2005).
Initialement, la méthode IDEA définissait une agriculture durable comme économiquement viable, écologiquement saine et socialement équitable et énumérait les 17 objectifs qu’une exploitation agricole durable devait satisfaire (Vilain et al., 2000). Dans les faits, les 17 objectifs comprenaient des objectifs normatifs de la durabilité de l’agriculture (protéger la ressource en eau, protéger les sols, etc..) ainsi que des principes, des valeurs ou encore des propriétés de système comme l’autonomie, l’adaptabilité, l’éthique ou la cohérence. Le nouveau cadre théorique d’IDEA4 (Fig. 1) qualifie désormais une exploitation agricole de durable à partir de sa capacité à satisfaire 12 objectifs associés à une agriculture durable (Tab. 1) et à répondre aux 5 propriétés des systèmes agricoles durables (autonomie, robustesse, capacité productive et reproductive de biens et services, ancrage territorial et responsabilité globale).

Tableau 1 : les 12 objectifs d’une agriculture durable dans IDEA4 (Zahm et al., 2019)
L’approche par les propriétés consolide la perspective systémique de l’exploitation agricole en introduisant une lecture transversale de la durabilité (Conway, 1987 ; Bossel, 1999 ; Gliessman, 2005 ; López-Ridaura et al., 2005). En effet, les propriétés d’un système correspondent à des qualités émergentes non directement déductibles des parties qui le composent ; elles sont issues de l’organisation du système de production, notamment des interactions entre ses sous-systèmes et des interactions avec son environnement (Gliessman, 2005). Ce sont les caractéristiques de ces interactions, plutôt que celles de ses parties, qui déterminent la durabilité du système analysé dans son ensemble. Le cadre d’analyse de chacune des 5 propriétés retenues - autonomie, robustesse, capacité productive et reproductive de biens et services, ancrage territorial et responsabilité globale - a fait l’objet d’une revue bibliographique conduisant à construire une carte heuristique (Fig. 2) structurée en branches et sous branches in fine déclinées en indicateurs.
Dans IDEA4, le choix final des indicateurs s’est appuyé sur ce nouveau cadre théorique et repose sur le principe suivant : chaque indicateur doit à la fois qualifier une des 5 propriétés mais aussi caractériser au moins un des 12 objectifs (Tab 1). La construction des branches de la carte heuristique (Fig 2.), complétée par la prise en compte des 12 objectifs, a permis de retenir, puis construire, 53 indicateurs. Au plan opérationnel, ces derniers sont mobilisés, dans deux démarches évaluatives : une grille évaluatrice structurée selon les trois dimensions (agroécologique, socio-territoriale et économique) de la durabilité comprenant 53 indicateurs et une grille évaluative structurée selon les cinq propriétés des systèmes agricoles durables (avec ces mêmes 53 indicateurs initiaux).
Les choix méthodologiques structurant la construction de la méthode sont présentés ci-dessous.
Une méthode d’évaluation par indicateurs agrégés
La démarche instrumentale retenue s’appuie sur une méthode d’évaluation à partir d’indicateurs (Girardin et al., 2005) car « l’outil indicateur » apparaissait le mieux à même de répondre à l’objectif initial : développer un outil pédagogique d’évaluation de la durabilité d’une exploitation agricole, compréhensible, facile et rapide d’utilisation.
Dans l’usage d’IDEA4, l’interaction au terrain prend la forme d’une rencontre avec un agriculteur ou les gestionnaires d’une exploitation agricole. Cette rencontre se déroule en général à la ferme sur une durée de temps compatible avec la disponibilité des personnes (3 à 4 heures est un maximum). Dans un tel contexte, les pratiques culturales, par exemple, sont utilisées comme indicateur de pression sur l’environnement, en lieu et place de mesures directes sur les parcelles. Cela n’exclue pas d’utiliser des modèles simplifiés, comme les bilans entrées-sorties pour l’azote. Bien entendu, l’indicateur doit être une variable porteuse de sens, à la fois au plan scientifique (la variable doit pouvoir être positionnée par rapport à un ou des seuils de référence) et pour l’agriculteur à qui elle doit être explicitée.
Pour que l’outil exerce sa fonction prévue de diagnostic vis-à-vis de l’agriculteur, il importe (outre que chaque indicateur soit facilement compréhensible et fasse sens), que les résultats/performances restitués à la personne enquêtée puissent être aisément interprétables, c’est-à-dire qu’il soit aisé de comprendre et remonter aux causes (des dimensions vers les composantes, puis vers les indicateurs) et d’identifier les voies du changement et d’amélioration. C’est ce que propose IDEA4, avec sa structure hiérarchique présentée en figure 3. L’analyse se focalise sur les performances. Cela passe par une identification et une caractérisation des pratiques effectives, réelles et motivées des agriculteurs. Les (bonnes) intentions, les implications peu révélatrices d’engagement et la simple formalisation de plans de gestion ne peuvent suffire à qualifier une exploitation agricole de durable. L’évaluation des performances mobilise aussi bien des données quantitatives que qualitatives. Pour autant, pour certains indicateurs, l’auto-évaluation qualitative est préférée. Elle est parfois utilisée en complément de données quantitatives car mieux à même de percevoir, en un temps restreint, certaines réalités (telle que la qualité de vie ressentie et exprimée par l’agriculteur).
Dans l’approche par dimension, au plan méthodologique, le recours aux indicateurs obéit aux règles de calcul suivantes :
§ L’exploitation agricole est évaluée selon un système de points (ou unité de durabilité), fonction de barèmes proposés par les concepteurs pour chaque indicateur.
§ Pour chaque indicateur, le nombre d’unités de durabilité (points) est compris entre deux valeurs limites : inférieure (zéro) et maximale (valeur favorable de durabilité). Chaque indicateur ne peut dépasser un nombre maximum de points (note maximale plafonnée), variable selon l’importance que les concepteurs lui ont accordé dans leur vision de sa contribution à la composante constitutive étudiée de la durabilité. Pour une composante donnée (ici, par exemple, le bouclage des flux et la recherche d’autonomie), la somme des valeurs maximales des indicateurs (24 points, voir Figure 3) dépasse la valeur plafonnée de la composante (20 points). Ce principe de plafonnement permet à des exploitations aux pratiques et profils différents d’obtenir une même note de performance globale (niveau de durabilité).
§ Le sens de lecture est toujours le même : plus la note (nombre de points) est élevée, plus l’indicateur, la composante et/ou la dimension considérée sont évalués favorablement au regard de l’agriculture durable.
§ Les points (sans unité), permettent une agrégation additive pour l’ensemble des indicateurs relevant d’une même thématique (« composante »). Par exemple (Figure 3), la recherche d’autonomie en énergie et matériaux, en alimentation animale et en azote constitue les trois indicateurs de la composante « bouclage de flux de matières et d’énergie par une recherche d’autonomie » au sein la dimension agroécologique.
Dans l’approche par les propriétés, les règles d’agrégation des indicateurs renvoient à une démarche agrégative hiérarchique, multicritère et qualitative (Bohanec et al., 2008) mobilisant le logiciel DEXi (Bohanec et Rajkovi?, 1999, voir encadré n°1).Dans un premier temps, la note déplafonnée [5] attribuée à chacun des 53 indicateurs (dans le cadre de l’approche par dimension) est transformée en une appréciation qualitative comprenant trois modalités possibles : Défavorable, Intermédiaire, Favorable [6]. Les valeurs des seuils propres à chaque modalité ont été déterminées à dire d’expert par le Comité Scientifique et sont différentes pour chaque indicateur (exemple la modalité défavorable correspond aux notes possibles de 0 à 1 pour l’indicateur gestion de la biodiversité alors qu’elle correspond aux notes possibles de 0 à 4 pour l’indicateur Raisonner l’utilisation de l’eau). L’agrégation de ces indicateurs suit la structuration de la carte heuristique (Fig. 2) structurée en nœuds, en sous-branches puis en branches. Pour exemple, valoriser la qualité territoriale est un nœud de la propriété Ancrage territorial. Une analyse systématique menée par les concepteurs de la méthode en s’appuyant sur le logiciel DEXi a ensuite permis d’attribuer, pour chaque nœud d’agrégation, une appréciation selon 4 modalités (Très Défavorable, Défavorable, Favorable, Très Favorable) en fonction de l’ensemble des combinaisons possibles des modalités des variables (nœuds) de rang (ou branche) inférieur. DEXi permet de recenser tous ces cas possibles pour lesquels il convient d’attribuer la modalité en fonction de la règle de décision retenue. Ce processus agrégatif permet de faire émerger pour chaque nœud intermédiaire les synergies positives ou négatives résultant de l’agrégation de nœuds antérieurs. Enfin, le choix a été fait de ne pas agréger les notes des 5 propriétés en une note globale de durabilité.
Encadré 1 : brève présentation de DEXi
Le logiciel DEXi développé par Bohanec et Rajkovic (1999) est un système informatisé d'aide à la décision basé sur la méthodologie DEX (Decision Expert) pour traiter l’agrégation de modèles qualitatifs multicritères. DEXi permet d’agréger l’information d’indicateurs ayant des unités différentes en utilisant des variables qualitatives (par exemple trois modalités : Défavorable, Intermédiaire, Favorable). Les agrégations sont réalisées à partir des critères basiques (les indicateurs) puis au niveau des critères agrégés grâce à des "fonctions d'utilité" regroupant l’ensemble des combinaisons possibles qui sont évaluées à dires d'experts (le CS IDEA dans notre cas). La décision d’attribution de la modalité suit un raisonnement qualitatif du type « si-alors ».
Exemple possible : SI <le critère 1 est "Défavorable"> ET SI <le critère 2 est "favorable"> ALORS <le critère agrégé pour les deux critères 1 et 2 est "défavorable">.
DEXi a été mobilisé dans de nombreuses méthodes d’évaluation de la durabilité de systèmes de production (MASC pour les systèmes de cultures, DExiFruits en arboriculture, DEXi légumes, DEXi vigne, DEXi-SH, etc..). Pour en savoir plus : (https://kt.ijs.si/MarkoBohanec/dexi.html)
Une méthode générique à contextualiser
IDEA4 s’inscrit dans les courants internationaux de recherche sur la normalisation du développement durable (Hansen, 1996 ; Kates et al., 2005 ; Chia et al., 2009). Toutefois, ce caractère normatif est « adouci » par les principes de notation et règles d’agrégation retenues. Ceux-ci permettent d’éviter le risque d’imposer un modèle unique d’exploitation agricole durable : il est en effet possible d’obtenir un même niveau de performance globale par des pratiques différentes. Dit autrement, une même note peut être obtenue par une multitude de pratiques individuelles compte tenu de la compensation possible des indicateurs au sein d’une composante.
La méthode IDEA4 est générique dans le sens où elle s’applique à la majorité des principaux systèmes de production agricole (tels que grandes cultures, élevage, polyculture-élevage, arboriculture, viticulture, maraichage) [7] en analysant ces systèmes à l’aune des mêmes indicateurs [8]. La sensibilité d’IDEA4 permet à la fois de rendre compte des différences entre ces systèmes mais aussi de discriminer les différentes exploitations au sein d’un même système de production. Les tests déjà conduits (jusqu’à fin 2019) sur 210 exploitations agricoles confirment la capacité d’IDEA4 à mettre en avant les exploitations aux pratiques durables. Quant à la validité d’IDEA4, elle s’inscrit, comme les précédentes versions, dans le contexte d’une agriculture française ou européenne. Pour d’autres formes d’agricultures, notamment non européennes mais également « non conventionnelles » (agriculture urbaine, etc..), si son cadre analytique reste mobilisable, il importe que la méthode soit adaptée (en revisitant et re-contextualisant notamment les objectifs sociétaux, ses indicateurs et seuils de performance) [9].
Si la méthode IDEA4 fournit une grille d’évaluation des performances des exploitations agricoles, il incombe à l’utilisateur (le conseiller) d’interpréter et de contextualiser, en dialogue avec l’agriculteur, les résultats obtenus en fonction des spécificités de l’exploitation, de ses orientations productives et des enjeux territoriaux. Par exemple, un système de production rizicole en Camargue qui utilise 30000 m3 d’eau par hectare sera mal noté, même si sa situation en aval du réseau laisse à penser qu’il ne pénalise aucun autre usager. Dans ce cas, le résultat évaluatif n’est pas à interpréter comme une injonction de cultiver sans prélèvement d’eau mais comme un signal de l’écart de consommation avec les autres systèmes productifs. C’est bien dans le conseil découlant de ce diagnostic qu’il convient d’apporter une lecture contextualisée des résultats pour fournir une image réaliste des points forts et des points faibles de l’exploitation et discuter des voies de progrès. Cette lecture contextualisée fait donc partie intégrante du « diagnostic IDEA4 ».
Le dispositif de construction de l’outil
La méthode IDEA4 a été élaborée, comme les précédentes versions, de manière interdisciplinaire par un groupe de chercheurs, ingénieurs du développement et enseignants spécialistes de différents domaines (élevage, grandes cultures, viticulture, nutrition et alimentation…) et également porteurs de connaissances sur les systèmes de production de différents territoires (régions méditerranéennes, océaniques, de montagne…). Si les grands choix théoriques et méthodologiques de l’outil ont été proposés tout au long au sein de ce collectif, un processus de co-construction permanent s’est mis en place chemin faisant avec les utilisateurs de la méthode (enseignants, agents de développement et conseillers agricoles de différentes institutions). Des tests sur 160 exploitations agricoles ont permis l’élaboration d’IDEA4 sur la période 2015 à 2019. Ces tests avec leurs retours d’usage ont permis de corriger les imperfections et de traiter les éventuels points de dissensions en confrontant ceux-ci aux principes constitutifs de la durabilité retenus dans IDEA4 (principe de sobriété et de mixité, notion d’ancrage territorial, comportement éthique et responsabilité vis-à-vis de pays tiers…). Le processus global de construction de la méthode est illustré à la figure 4.
Illustration à partir d’un cas clinique
Un exemple des résultats du « diagnostic IDEA4 » sur une exploitation agricole diversifiée de Normandie
L’étude de cas porte sur une ferme située en Normandie, qui comprend 56 ha de grandes cultures dont 20 ha en agroforesterie intra-parcellaire, 4 ha de pommiers et 0,4 ha de maraîchage en agroforesterie intra-parcellaire. L’exploitation bénéficie de 5000 mètres linéaires de haies bocagères. La conduite des grandes cultures se fait selon l’agriculture de conservation des sols, sans labour avec un semis sous couvert. Le maraîchage est mené en respectant les techniques de la permaculture. Les produits issus du système céréalier (blé, maïs, orge) sont commercialisés à une coopérative agricole alors que ceux issus de l’arboriculture et du maraîchage sont commercialisés en vente directe (cidre, calvados, jus de pomme et autres). Le magasin à la ferme constitue la majorité du chiffre d’affaires (57 %). En plus des activités agricoles, la ferme propose une activité touristique avec deux chambres d'hôtes et accueille une soixantaine de groupes par an. L’exploitation compte 2,5 UTH. L’agriculteur actuel s’est installé en 1997 suite à une reprise de la ferme familiale. Il n’exerce pas à plein temps sur la ferme car il a créé une autre activité indispensable économiquement (entreprise de travaux agricoles). Cette ferme s’inscrit dans un schéma de ferme familiale. L’agriculteur prévoit de transmettre la ferme à sa fille qui souhaite s’installer d’ici 5 ans. Le « diagnostic IDEA4 » de durabilité de cette exploitation porte sur l’année 2018. Il s’est déroulé en trois phases sur une durée totale de deux jours : une première phase de 4 heures de discussion avec l’agriculteur et de collecte des données ; une seconde de saisie des données, de calculs, de mise en forme et d’analyse des résultats ; enfin une troisième phase de 2 heures 30 min de présentation des résultats à l’agriculteur et de discussion sur les actions à envisager pour l’amélioration de la durabilité de son exploitation. Dans un premier temps, nous présentons la façon dont les résultats du diagnostic sont restitués à l’agriculteur.
La première forme de restitution du diagnostic concerne l’approche par les dimensions. La présentation commence sous une forme très agrégée, il s’agit des niveaux atteints par l’exploitation pour les 3 dimensions de la durabilité (Fig. 5). Ici l’exploitation présente de très bons niveaux de durabilité agroécologique (85/100) et socio-territoriale (89 /100). C’est la dimension économique de l’exploitation qui présente le niveau de durabilité le plus faible (45/100).
Figure 6 : Les résultats obtenus pour les 13 composantes de la durabilité en unité de durabilité
Légende code couleur : vert : dimension agroécologique ; bleu : dimension socio-territoriale ; orange: dimension économique.
Les couleurs foncées indiquent les scores de l’exploitation. Les couleurs claires indiquent les notes maximales possibles.
La restitution des résultats se poursuit par la présentation des scores obtenus pour chacune des 13 composantes de la durabilité selon IDEA4 (Fig. 6). Cela met en avant la situation de l’exploitation agricole au regard des treize thématiques structurantes de la durabilité en agriculture. Elle permet une première identification des composantes à améliorer. Par exemple, pour la dimension économique qui présente le niveau le plus faible de durabilité, on perçoit que la viabilité économique et financière est le point le plus délicat.
La représentation proposée à la figure 7 permet, au plan clinique, d’affiner le diagnostic pour une dimension et une composante donnée. On se situe ici au niveau des valeurs prises par les indicateurs dont on peut lire des valeurs nulles ou proche de zéro pour certains d’entre eux (capacité économique, sobriété dans l’usage des intrants et poids de la dette). On identifie alors mieux où se situent les plus gros problèmes et là où les marges de progrès sont potentiellement les plus importantes (de tels histogrammes sont disponibles pour chacune des trois dimensions). Une fois les faibles scores identifiés, un dernier niveau d’analyse est permis par l’observation détaillée des items composant chaque indicateur (les indicateurs sont souvent composites).
Figure 7 : Analyse détaillée des résultats sur la dimension économique avec ses 11 indicateurs
Note : Couleur foncée = score de l’exploitation (ex : 2 points sur 20 pour capacité économique).
Couleur claire : note maximale possible atteignable.
L’absence de couleur foncée indique une valeur zéro pour les deux indicateurs (poids de la dette et sobriété en intrants)
La seconde lecture du diagnostic concerne l’approche par les 5 propriétés (ancrage territorial, autonomie, capacité productive et reproductive de biens et services, responsabilité globale et robustesse). On qualifie ces propriétés grâce aux mêmes 53 indicateurs mobilisés dans l’approche par les dimensions. Les résultats sont présentés sous forme d’un « arbre éclairé », agrégeant les niveaux de performance à partir des indicateurs, pour proposer un jugement pour chaque propriété (l’arbre complet ne peut pas être présenté dans cet article par souci de lisibilité). L’arbre éclairé de la propriété autonomie (Fig. 8) illustre comment l’agrégation qualitative hiérarchique développée avec DEXi donne à voir le niveau d’autonomie globale de l’exploitation. L’analyse montre que l’exploitation dispose d’un niveau d’autonomie qualifié de favorable (couleur vert clair). Là aussi, il est possible, en descendant l’arbre hiérarchique, de repérer les branches, sous-branches et indicateurs améliorables (ici la forte sensibilité aux aides et la faible autonomie en azote).
Au final, la méthode IDEA4 présente une organisation de l’information structurée de façon hiérarchique qui permet, de façon rapide, de remonter d’un état de faible performance vers les raisons de cette situation. Cette remontée vers les causes chemine via les composantes, puis les indicateurs et les items (ou sous-indicateurs). Dans le cas d’une mauvaise performance économique globale, par exemple, la mauvaise viabilité économique et financière (Fig. 7, 1ère composante) nous invite à explorer l’indicateur « capacité économique » et au sein de celui-ci, d’examiner la valeur de l’EBE (excédent brut d’exploitation) qui en constitue l’information déterminante. Une faiblesse constatée de l’EBE explique également la mauvaise note accordée à l’indicateur « poids de la dette » (Fig. 7) (montant des annuités long et moyen terme et frais financiers/EBE). Les données collectées au cours du diagnostic permettent alors de constater que la faiblesse de l’EBE s’explique par des rendements trop faibles au regard des quantités d’intrants. L’apprentissage permanent que demande l’agriculture de conservation est également une cause de ces faibles rendements. Ici s’arrête la capacité stricte de l’outil IDEA à remonter à d’autres causes et donc d’identifier des causes techniques précises. Il faut cependant ne pas confondre l’outil IDEA en tant que tel et l’usage d’IDEA en situation de conseil. En situation de conseil, il incombe au conseiller d’explorer avec l’agriculteur les raisons du déséquilibre rendements/intrants, ce dernier ayant très certainement des explications, des intuitions ou encore des hypothèses à faire valoir qui débouche généralement sur l’identification de problèmes techniques plus précis (par exemple : parcelles insuffisamment drainées sur la culture principale obérant l’obtention des potentiels de rendement lors des années pluvieuses). Si l’on veut objectiver ces relations de causes à effets, d’autres outils peuvent être mis en œuvre (examen détaillé de la comptabilité pour mieux cerner comment se répartissent, entre les différents ateliers, les déséquilibres intrants/rendements, tour de plaine avec l’agriculteur, diagnostic agronomique avec mesures au champ…). Bien entendu se pose alors la question du temps et du coût supplémentaire de telles analyses.
IDEA4 : un diagnostic pour aider à changer ? Quelques extraits des perceptions et décisions de l’agriculteur enquêté
L’agriculteur a repris la ferme familiale il y a plus de 20 ans. En double activité avec son entreprise de travaux agricoles suffisamment rentable économiquement, sa priorité était de sauvegarder la ferme familiale, et non pas de vivre de cette exploitation très endettée lors de la reprise. L’agriculteur a mis la priorité sur le retour d’une biodiversité au sein de sa ferme, en mettant en place des pratiques agricoles alternatives telles que le non labour, l’agroforesterie et la permaculture. Aujourd’hui, cette stratégie évolue car sa fille souhaite reprendre l’activité, ce qui motive l’agriculteur à réaliser un diagnostic pour évaluer la performance globale de son exploitation : « cela m’a intéressé de faire un point à un moment donné sur les actions faites jusqu’ici ». Le diagnostic est donc réalisé à la demande de l’agriculteur.
L’approche par les dimensions a fait émerger une réelle prise de conscience par l’agriculteur. Cela était déjà présent, sous forme latente, mais le « diagnostic IDEA4 » l’éclaire de manière indubitable : « Mon nouvel écosystème semble maintenant en place pour améliorer la performance économique ! », dit-il, souhaitant offrir à sa fille une ferme viable économiquement ; « IDEA4 permet de voir qu’au niveau environnement, pas mal de choses sont déjà faites ».
Sur la base de ces résultats, l’agriculteur hiérarchise les actions d’amélioration qu’il souhaite mettre en place. Sa priorité, tout en maintenant ses performances agroécologiques et socio-territoriales, est d’améliorer sa durabilité économique. Pour cela, l’agriculteur souhaite diminuer ses charges et augmenter la diversité de ses sources de revenu. Il pense ainsi arrêter définitivement les cultures nécessitant l’utilisation systématique d’insecticides et se rapprocher de plus en plus d’une agriculture à très bas niveau d’intrants : « Si j’utilise de moins en moins de chimie, je pourrai valoriser autrement et mieux ». Ainsi, afin d’allonger sa rotation en diversifiant ses cultures, il réfléchit à l’intégration de légumineuses et de cultures de printemps. L’agriculteur souhaite également diversifier ses sources de revenu en augmentant le nombre de visites à la ferme (22% du chiffre d’affaire en 2018), en mettant en place un atelier de transformation de fruits et légumes issus de la parcelle maraîchère permacole, et en proposant des formations au grand public concernant sa production ou sa transformation alimentaire.
La méthode IDEA4 accorde de l’importance à la transparence des activités vis-à-vis des consommateurs via une reconnaissance officielle par des signes de qualité (charte, certification, label…). L’agriculteur considère avoir une démarche engagée en limitant l’utilisation de pesticides (notamment sur son verger et son jardin maraîcher), en ayant implanté du miscanthus sur une parcelle proche du captage d’eau et en accordant une attention particulière à la qualité de ses produits. Il communique beaucoup sur ses activités et son engagement lors des visites de groupes et dans son magasin de vente directe. Cependant, il n’a aucune certification car le suivi d’un cahier des charges est vécu comme une contrainte. Toutefois, à travers les résultats du diagnostic, l’agriculteur a pris conscience de l’utilité des reconnaissances officielles de qualité, notamment pour ses productions écoulées en filière longue : « cette histoire de label me trotte dans la tête et je me dis pourquoi pas bio ».
L’histogramme des indicateurs (Fig. 7) mis en avant lors du diagnostic est plébiscité. Il constitue un « tableau de bord pour valider et hiérarchiser les pistes d’amélioration à mettre en place sur l’exploitation » ; il « confirme et conforte ce que je pense… ; je vois rapidement où j’en suis et cela m’aide pour décider ».
L’approche par les propriétés. Pour l’agriculteur, cette approche est complémentaire et permet d’une part de « s'approprier les résultats de la ferme différemment » et d’autre part de donner à voir la « complexité de l’agriculture ». En effet, « l’agriculture n’est pas que nourrir les gens », mais a aussi pour fonction de préserver la biodiversité, la qualité de l’eau … tout en formant et informant le grand public. Cette multifonctionnalité est en particulier remarquée par l’agriculteur au travers des deux propriétés responsabilité globale et ancrage territorial qui sont « dans la logique de comment j’aime avancer ». Les résultats présentés sous forme d’arbre éclairé apportent « une lecture méthodique de l’exploitation » grâce au cheminement en branches, sous-branches et indicateurs, dans un sens comme dans l’autre. Cet arbre éclairé issu de l’agrégation des indicateurs selon les 5 propriétés permet une vision plus globale et synthétique de la ferme.
La complémentarité des deux approches est dans ce cas illustrée par la question de l’autonomie. Une simple lecture par les dimensions ne permettrait pas forcément de s’arrêter sur la question de l’azote du fait d’une note globale très favorable pour la dimension agroécologique (85/100). C’est la lecture par les propriétés, qui regroupe les indicateurs d’une autre manière, qui permet de pointer cette faiblesse, entrainant une discussion sur le choix de cultures moins gourmandes en azote (tournesol, sarrasin…) et l’intégration de plus de légumineuses. De même, la propriété robustesse permet de s’interroger plus profondément sur les capacités du système à faire face aux chocs et aléas.
L’agriculteur déclare être « tout à fait en accord avec les résultatsconcernant l’autonomie » (Fig. 8) ; la contribution de la faible autonomie financière à ce résultat, déjà pointée dans l’approche par les dimensions, renforce la volonté de l’agriculteur de prioriser des actions pour corriger cet état. La liberté de décision dans les choix de gouvernance et de production est vue comme très favorable par IDEA4 (couleur verte foncée, Fig. 8), ce qui rejoint le ressenti de l’agriculteur : « je fais un peu ce que je veux sur mon exploitation ».
De manière globale, le « diagnostic IDEA4 » a permis d’objectiver et de mettre des chiffres sur des ressentis concernant l’auto-analyse de la ferme. Par exemple, « IDEA4 a permis de mettre un chiffre sur la durabilité économique de l’exploitation », ce qui fixe l’étendue du progrès possible. De même indicateur par indicateur, « on peut mettre des chiffres sur les objectifs » car on peut voir quantitativement l’objectif à atteindre, pour franchir un seuil de la notation et passer d’une classe à une autre. La vision est plus nette et l’agriculteur se sent aujourd’hui plus outillé pour orienter ses choix d’actions.
Conclusion
La méthode IDEA4 propose une lecture clinique interdisciplinaire de la durabilité des exploitations agricoles avec comme visée de rendre compte, par une évaluation multicritère, de leur niveau de performance globale.
Établir un diagnostic suppose de recueillir des informations et des données sur l’état d’un objet ou d’un système et de les confronter à des références et d’identifier les causes d’écart en mobilisant des lois, des faits et mécanismes connus, et donc à une grille d’analyse. Nous avons vu qu’IDEA4 permettait, à partir du même ensemble de données, de porter deux regards complémentaires sur un même système. Le premier regard est dans la droite ligne des conceptions issues des premières conférences internationales sur la durabilité : ne pas considérer la performance des activités humaines uniquement sous l’angle de la rentabilité économique ou financière mais également du point de vue de leurs impacts sur les écosystèmes et sur les conditions sociales d’existence. La 1ère grille d’analyse s’inscrit à la fois dans la lecture normative du développement durable (structurée selon les trois dimensions) mais aussi dans un découpage disciplinaire : l’agronomie associée à l’écologie, une sociologie enrichie de géographie humaine et de développement territorial et enfin la gestion et l’économie d’entreprise. Ce regard est toujours d’actualité et toujours porteur de sens pour la plupart des personnes en recherche d’une évaluation globale de la durabilité de leur ferme. Toutefois, d’autres grilles d’analyse sont apparues et d’autres concepts ont émergé et pris de l’importance, comme ceux de résilience ou encore d’autonomie, embarqués le plus souvent dans la littérature traitant de transition agroécologique. Considérer qu’un système se dote d’attributs ou de propriétés particulières qui émergent de ses activités constitue également une rupture conceptuelle ; c’est celle-ci qui a amené à retenir 5 propriétés fondamentales des systèmes agricoles durables. Dans ce cadre, être autonome par exemple, renvoie aussi bien à des choix techniques, financiers, organisationnels ou encore éthiques. Ainsi l’approche par les propriétés propose une vision plus transversale, interdisciplinaire et systémique de l’exploitation.
Le cas présenté ici correspond à une situation favorable d’agriculteur dans l’action, demandeur d‘un diagnostic et qui se projette dans des changements. Le « diagnostic IDEA4 » vient alors relancer, remotiver et hiérarchiser les actions à mettre en place. Il est également perçu comme un outil pouvant permettre de suivre sa propre trajectoire dans le temps. L’exemple rapporté ici, où le diagnostic conforte ou renforce des ressentis (« je sens bien que … ») ou des quasi-convictions (« oui je savais que là sur ce point… »), est une situation fréquente. Dans ces cas, IDEA4 relance le débat interne sur les urgences et les priorités et sur la manière de s’y prendre (choisir parmi plusieurs options d’action possibles). C’est dans ce « comment s’y prendre ? » qu’intervient une seconde phase de discussion avec le conseiller, celui-ci pouvant alors orienter l’agriculteur vers d’autres spécialistes et outils d’analyses en fonction des compétences et questions plus précises à investiguer. Toutes les situations d’étude ne sont cependant pas de même nature. Dans d’autres exploitations agricoles, IDEA4 peut créer « un choc » beaucoup plus perturbateur du fait de la grande variété de thèmes qu’il aborde (cette complétude est d’ailleurs soulignée et plébiscitée par les utilisateurs d’IDEA4). Cela peut déstabiliser l’agriculteur qui n’avait jamais pensé pouvoir contribuer à tels ou tels effets (par exemple en termes de pertes et gaspillages, d’impact sur la pollution de l’air ou, souvent, pour la plupart des indicateurs de la dimension socio-territoriale). Dans ces situations, avant d’envisager des actions, un temps de maturation est nécessaire pour affirmer la prise de conscience. La métaphore médicale qui voudrait qu’au diagnostic succède des propositions ou injonctions d’action atteint ici ses limites. On reboucle alors sur un des objectifs premiers de la méthode : sensibiliser, éduquer, débattre et ouvrir de nouveaux espaces de dialogue. Au final, si nous avons largement montré sa fonction de diagnostic, la méthode IDEA4 est également un outil au service d’une pédagogie revisitée de la durabilité.
Remerciements
La méthode IDEA4 bénéficie de soutiens financiers dans le cadre du projet ACTION soutenu par le CASDAR (appel à projets de développement agricole et rural d'innovation et de partenariat - 2017/2021) et de la fondation SUEZ Agir pour la Ressource en eau.
Notes
[1] Ainsi, le vocable « diagnostic » a été supplanté par celui « d’évaluation » ; une différence notable étant que l’évaluation s’applique aussi à des systèmes virtuels, fictifs (ex ante) … alors que la notion de diagnostic renvoie à des situations réelles, de terrain.
[2] Pour le premier (développement agricole) : analyse des pratiques et des logiques d’action des producteurs, expérimentation système, traque aux innovations techniques et organisationnelles, conception pas à pas ou innovante, mise en synergie de savoirs empiriques des praticiens et de connaissances scientifiques… ; pour le second (développement durable des systèmes alimentaires et des territoires) : élaboration de scénarios, ACV, modélisation d’accompagnement, innovations couplées, aide à la transition, déverrouillages sociotechniques…
[3] https://idea.chlorofil.fr/idea-version-4.html ou http://methode-idea.org/
[4] Voir http://www.erytage.org/webplage/
[5] Dans l’approche par dimension, la note déplafonnée correspond à la somme maximale de points atteignable pour chaque indicateur (la somme des points des items constitutifs de l’indicateur peut être plus élevée que la note maximale de l’indicateur)
[6] Pour certains indicateurs, il existe deux classes supplémentaires de performances (Très Défavorable et/ou Non Concerné)
[7] L’outil s’applique mal aux systèmes horticoles ou maraichers hors sol pour la dimension agroécologique
[8] IDEA propose, pour certains indicateurs, un mode de calcul et/ou des seuils de performance différents selon le type de production
[9] IDEA n’est pas conçu comme un cadre pour bâtir « sa » propre méthode d’évaluation de la durabilité contrairement à la méthode SAFA (Évaluation de la durabilité des systèmes agricoles et alimentaires) de la FAO ; il n’en demeure pas moins que de nombreux utilisateurs ont utilisé ses concepts, ses principes, son architecture, ses méthodes de notations pour élaborer un outil considéré comme mieux adapté à la situation qu’ils traitaient.
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