Le concept de ressource naturelle et son évolution dans le temps
Isabelle Doussan1, Patrick Fournier2, Marie Laure Navas3 et Pierre-Antoine Landel4
1Inrae et Université de Nice, 2Université Clermont Auvergne, 3Montpellier SupAgro et UMR CEFE, 4UMR PACTE et Université Grenoble Alpes
Résumé
Au travers du présent article, la notion de ressource naturelle est tout d’abord inscrite dans une perspective historique qui la voit prendre forme en parallèle à l’évolution des sciences et des techniques. L’apport du droit reste fondamental tant l’effort de mobilisation, de maîtrise et de transformation des ressources est constitutif des sociétés humaines. Depuis le code civil, la notion a connu une forte évolution et permis de réguler l’accès à l’eau, à la forêt, aux sols, à la biodiversité etc. Le partage privé-public remonte au 17ème siècle et les évolutions actuelles du code rural prennent en compte des fonctionnalités écologiques telles que les interactions biologiques et l'utilisation des services écosystémiques. L’époque contemporaine est marquée par le développement successif de deux approches. La première fait apparaître des ressources naturelles fragmentées par le droit et extérieures aux ressources agricoles. La seconde les mobilise de façon plus dynamique dans un mouvement de recomposition et de réintégration de la nature dans les approches sociales. Elles amènent à interroger la notion de biodiversité, en tant que ressource, mais aussi en tant que produit de processus de régulation, ce qui explique la complexité de son statut.
Mots clés :ressources naturelles, histoire, droit, écologie, biodiversité
Abstract
In this article, the notion of natural resource is, first of all, placed in a historical perspective: the notion takes its shape in parallel with the evolution of science and technology. Since the Civil Code, the concept has evolved considerably and has enabled the regulation of access to water, forests, soils, biodiversity, etc. The contribution of law is fundamental, as the effort to mobilise, control and transform resources is a constituent part of human societies. Shared private-public natural resources dates back to the 17th century and current developments in the rural code take into account ecological features such as biological interactions and the use of ecosystem services. Contemporary times are characterized by the development of two successive approaches. The first brings to light natural resources fragmented by law and apart from agricultural resources. The second mobilizes them in a more dynamic way, in a movement to recompose and reintegrate nature into social approaches. Natural resources lead us to question the notion of biodiversity, as a resource, but also as a product from regulatory processes, which explains the complexity of its status.
Keywords :natural resources, history, law, ecology, biodiversity
La prise de conscience des dégâts occasionnés par l'exploitation immodérée des ressources naturelles impose l’idée de finitude de la planète. Elle induit une situation inédite où « les terrestres ont le très délicat problème de découvrir de combien d’autres êtres ils ont besoin pour subsister » (Latour, 2017, p.111). Il s’agit de dépasser le cadre dominant fondé sur la dichotomie nature/culture pour définir la notion de ressource naturelle. La transformation en cours de son statut et de ses fonctions relève d’approches différentes, historique, géographique, écologique, mais aussi économique (question de partage, d’accès, de coût), juridique (droit d’accès à la ressource naturelle, statut de la ressource naturelle), politique (rapports de pouvoirs dans le mode de gestion…).
La science agronomique amène à évoquer Olivier de Serres et son domaine du Pradel où s’affirme une agriculture de "domaine". Il y expérimente la "gestion en bon père de famille" qui se situe davantage au niveau de la « valorisation du bien que de sa transmission aux générations futures » (Robin, 2000). Il intitule son théâtre de l’agriculture en précisant que son « intention est de montrer, si je peux, briesvement & clairement, tout ce qu'on doit connoitre & faire pour bien cultiver la Terre & ce pour commodément vivre avec sa famille, selon le naturel des lieux ». Ainsi, la Nature est-elle mobilisée au service de ce dessein familial sans évocation d’autres usages.
Pourtant cette époque n’est pas indifférente à la notion de bien commun, qui élargit les bénéficiaires. La construction d’une communauté autour d’une ressource qui pouvait être matérielle ou immatérielle s’organisait au travers de règles partagées. Etienne le Roy (2016) les désigne comme des primo-communs, existant avant ou en dehors de l’État et du marché généralisé. On y trouve des usages et des services superposés au foncier rural : vaine pâture, glanage, affouage, droit de passage etc.
Cela nous amène à interroger l’évolution la notion de ressource naturelle au travers de l’histoire. Jean de Montgolfier en fait un patrimoine, « susceptible, moyennant une gestion adéquate, de conserver dans le futur des potentialités d’adaptation à des usages non prévisibles dans le présent » (1990). Cette approche ouvre la possibilité d’usages inédits, qui confèrent au patrimoine naturel un statut particulier qu’il s’agit d’expliciter. Une des hypothèses en fait un bien commun, ni public, ni privé, qui confère à l’humanité des capacités d’adaptation singulières, qu’il s’agit d’abord de préserver. Pour en discuter, nous mobilisons dans une première partie une approche historique. Elle explique l’émergence de la ressource naturelle en tant qu’objet scientifique, puis en décrit différentes facettes explicatives de plusieurs types de rapports avec les sociétés. Dans une seconde partie, nous examinerons deux controverses liées à son statut contemporain qui amènent à ré encastrer les ressources naturelles dans la production agricole. Enfin, une troisième partie précisera le statut de la biodiversité au regard de la notion de ressource naturelle.
Aux origines du concept de ressource naturelle
Historiquement, la notion de « ressource naturelle » ne va pas de soi, pas plus que celle de « nature ». Elle ne prend sens qu’à partir du moment où se formalise un effort d’explication globale et cohérente des éléments matériels accessibles aux sociétés organisées. Aucune définition simple de la nature ne peut être donnée, et cela dès les premiers dictionnaires et encyclopédies des XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui montre bien que ce terme recouvre une construction intellectuelle. Cependant, entre Renaissance et Lumières, avec la naissance de la pensée scientifique fondée sur une explication mécaniste du monde, la nature est présentée non plus seulement comme une création divine mais comme l’ensemble des formes matérielles vivantes ou inanimées, et des processus qui transforment ces formes. L’homme se sent alors de plus en plus capable de l’exploiter et de la maîtriser : c’est notamment la vision de Bacon et de Descartes. Cette nouvelle interprétation de la nature permet un développement de la curiosité avec un inventaire plus poussé de ses « richesses » et de ses « productions », selon le vocabulaire alors utilisé : c’est l’époque des naturalistes qui décrivent, classent et collectent à différentes échelles, puisque cet intérêt pour la nature se porte à l’échelle du monde (Robert Delort et François Walter, 2001 ; Carolyn Merchant, 1980). L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert est un bon témoignage de ce nouveau regard, à côté des très nombreux ouvrages d’histoire naturelle mais aussi de géographie, de physique et de chimie.
Diderot décrit le système de la connaissance selon l’Anglais Bacon en divisant histoire naturelle et histoire civile [1] : la première inclut les productions de la nature dont les choses célestes, les météores, l’air, la terre, la mer, les éléments et les espèces particulières d’individus soit tout ce qui semble échapper à la production humaine. L’histoire civile est celle de l’effort de l’homme pour construire une société rationnelle en devenir. Cette approche philosophique des conditions politiques d’exploitation de la nature présente un grand intérêt pour comprendre comment des formes de contrat social inscrites dans des contextes spécifiques se sont articulées avec des transformations toujours plus intensives de la matière, des sources d’énergie et du vivant (Charbonnier, 2020). La naissance du capitalisme moderne se fonde en grande partie sur ce phénomène (Quenet, 2014, p. 234-271), mais elle suppose d’autres instruments que théorisent les penseurs du XIXe siècle, ce que tente de synthétiser une définition du Dictionnaire de Littré (2nde éd., 1873-77) : « Capital, richesse […] Le capital est l'un des trois éléments de la production : les agents naturels, le travail et le capital. Souvent on oppose capital à fonds de terre ». Les révolutions agricole et industrielle de la période contemporaine sont filles de ces nouveaux usages intensifs et capitalistiques des ressources.
En suivant ces interprétations philosophiques et historiques, le concept de ressource naturelle sous un vocabulaire diversifié, ne pourrait émerger qu’à partir du moment où la science aurait permis une exploitation rationnelle de la matière et du vivant, avec des pensées au service du progrès de l’humanité cherchant à articuler un discours cohérent avec les pratiques sociales et économiques. L’historien des sociétés ne peut toutefois confondre les mots et les choses. Il doit aussi tenir compte des efforts des sociétés antiques, médiévales pour maîtriser leur environnement et aménager leur milieu de vie en tirant le parti maximum des ressources, qu’elles soient minières, forestières, hydrauliques ou agricoles. Les études d’archéologie environnementale ont ainsi montré l’importance des aménagements dès le néolithique (Frédéric Trément, 2011-2013). Les médiévistes ont analysé l’importance des défrichements, de la gestion forestière (Corinne Beck, 2008), des techniques hydrauliques urbaines et rurales (Fabrice Mouthon, 2017). Les sociétés antiques et médiévales ont mis au point des systèmes agricoles et urbains complexes que ne résument ni l’esclavagisme, ni la féodalité et qui supposent un haut degré de technicité et d’organisation sociale. La recherche d’un accroissement de la production vise à nourrir la population mais aussi à dégager des surplus, ce qui suppose déjà des préoccupations comme la préservation (par exemple pour les ressources halieutiques et faunistiques), la sélection (ainsi avec l’alevinage dans les étangs du duc de Bourgogne à la fin du Moyen Âge) ou l’amélioration (le rôle de l’alun dans le textile en est un bon exemple). On pourrait montrer aussi comment les richesses minières ont été un des fondements de l’économie antique et médiévale et ont nécessité une inventivité qui amène à la création de machineries de plus en plus sophistiquées dont le De Re metallica d’Agricola [2] (1541) est un aboutissement, au moins autant qu’un fondement de la modernité.
La rupture de la période moderne ?
La question d’une rupture à la période moderne, entre les XVIe et XIXe siècles mérite d’être posée non seulement sur le plan des concepts, mais aussi sur le plan des pratiques. Qu’est-ce qui permet de considérer, par exemple avec Alice Ingold (2018), que c’est durant cette période que la notion de ressource naturelle apparaît vraiment ? L’effort de mobilisation, de maîtrise et de transformation des ressources est constitutif des sociétés humaines mais il connaît alors des inflexions majeures dues à plusieurs phénomènes.
Gouverner la nature – soit la matière et l’énergie – devient un principe essentiel pour les pouvoirs non seulement à l’échelle locale, ce qui est ancien (pouvoirs ecclésiastiques, pouvoirs seigneuriaux) mais aussi désormais dans un cadre étatique, avec le renforcement de législations spécifiques dont l’édit d’Henri IV de 1599 sur l’assèchement des lacs et marais puis l’ordonnance des eaux et forêts de Louis XIV et Colbert en 1669 sont emblématiques en France, au sein d’une législation toujours plus abondante (Morera, 2011). Ce gouvernement de la nature se fonde sur l’impôt qui repose souvent sur des ressources spécifiques : le sel par exemple en France pour la gabelle qui nécessite une maîtrise des littoraux, mais aussi la taille dont le prélèvement dépend des capacités productives des paysans ; les impôts de consommation sur des produits de nécessité en Angleterre au XVIIe siècle (excises). Gouverner la nature, c’est aussi lui imposer des formes, des modes d’exploitation et des rapports sociaux qui les accompagnent : les “enclosures” sont encouragées en Angleterre par le soutien politique aux grands propriétaires, par étapes du XVe au XVIIIe siècle (Karl Polanyi, 1944) ; de façon plus générale, les arbitrages sur les communaux et les usages collectifs sont constitutifs de l’évolution des emboîtements de pouvoirs, du local au global. Dans le Nouveau Monde, la question de l’appropriation des terres et donc des ressources est constitutive des formes de la colonisation. Au XVIIIe siècle, l’inventaire des ressources prend de l’ampleur, par exemple avec les enquêtes françaises comme celle commanditée pendant la Régence de Philippe d’Orléans ou avec les travaux de Guettard sur les ressources minéralogiques du pays, en passant par un certain nombre d’enquêtes agricoles. Les académies scientifiques (Académie royale des sciences de Paris, Royal Society de Londres, Académie royale des sciences de Prusse) jouent un rôle majeur dans la collecte de données permettant l’exploitation de nouvelles ressources et dans l’expertise scientifique et technique permettant de les valoriser. On sait par exemple que la découverte du kaolin et de son utilisation dans la fabrication de la porcelaine dure est un enjeu économique considérable. La naissance de la statistique au XVIIIe siècle, puis son développement aux siècles suivants (Desrosières, 1993) sont la forme mathématique de ce besoin de connaître les ressources à différentes échelles.
Une redéfinition par la science
Le développement des outils scientifiques et techniques passe par une expertise nouvelle qui redéfinit la ressource, sans forcément la viser directement, mais en redécoupant les domaines du savoir. L’agronomie prend son essor en Angleterre dès le XVIIe siècle, en France surtout au XVIIIe siècle, même s’il existe des précurseurs dont Olivier de Serres est le plus important autour de 1600. La chimie agricole est un domaine à part entière dès la naissance de cette discipline à la fin du XVIIIe siècle et au début du suivant : ainsi Parmentier travaille sur la production de sucre, Chaptal étudie la viticulture et la vinification, le rôle des engrais artificiels prend de plus en plus d’importance au cours du XIXe siècle (Jas, 2001). Le recyclage des matières urbaines et industrielles participe à l’augmentation des rendements agricoles tout en générant une pollution croissante (Jarrige et Le Roux, 2017). Dans le domaine de la gestion de l’eau et des irrigations, un corpus scientifique et technologique se développe au XIXe siècle alors que la question intéressait peu jusqu’alors et relevait surtout des savoir-faire locaux [3]. La création de corps d’ingénieurs (eaux et forêts, mines, agronomie…) permet de créer des compétences avec des types d’intervention codifiés. Ainsi la ressource est-elle aussi le produit de cette codification des usages : elle est transformée et rendue exploitable par la technique. En ce sens, elle n’est jamais totalement naturelle car sa découverte et son utilisation sont le résultat de techniques souvent très élaborées : c’est justement l’artificialisation de la nature qui crée la possibilité d’élargir le nombre de ressources dites naturelles (que l’on pense par exemple au rôle des énergies fossiles durant les révolutions industrielles).
La place centrale du droit
Le droit est depuis longtemps un instrument de gestion des territoires et de leurs ressources. L’expertise juridique est même systématiquement associée à l’expertise technique au Moyen Âge et dans la première modernité, avec des experts qui sont avant tout des juristes, avant que les deux domaines acquièrent progressivement leurs spécificités (Fournier, 2010). Les évolutions juridiques ont modifié les rapports aux ressources. La disparition du régime seigneurial, qu’elle soit progressive (comme en Grande-Bretagne à partir du XVIIe siècle) ou brutale (comme en France et en Autriche à la fin du XVIIIe siècle) a transformé les régimes de propriété et donc l’accès aux ressources. Les espaces collectifs ont été partagés puis partiellement sauvegardés selon des législations spécifiques jusqu’à poser la question implicite de la « tragédie des communs » bien avant l’article éponyme de Garett Hardin publié en 1968. Le droit de l’eau a été adapté pour une gestion jugée plus efficace et rentable de la ressource ; le droit minier a évolué en fonction des besoins de l’industrie. Un point commun est le principe de la concession qui prend de l’importance en imposant des règles garanties par une autorité publique supérieure : en France, l’État octroie des privilèges (dans l’Ancien Régime) ou des droits (à partir de la Révolution) censés assurer à la fois le respect de la propriété privée, l’intérêt public et la préservation de l’environnement, selon des critères qui varient dans le temps mais sont fondés sur le principe des enquêtes de commodo et incommodo (Anne Conchon, 2005). Cela n’empêche ni les scandales sanitaires, ni les dégradations environnementales, ni les rapports de force, mais cela montre que le droit fabrique aussi la ressource à travers l’utilité sociale qui lui est conférée.
L’impact de l’aménagement du territoire sur la conception des ressources
L’aménagement du territoire et la prise de conscience des enjeux environnementaux ont également connu une accélération à partir des XVIIe et XVIIIe siècles : drainage de zones humides, construction de canaux, intensification agricole, industrialisation et aménagements urbains… autant de domaines qui ont généré des problèmes environnementaux au rythme des efforts de maîtrise de l’exploitation de ressources plus nombreuses. Un des enjeux de l’histoire environnementale a été de montrer que ces efforts ont été menés consciemment et que la surexploitation des ressources est à la fois dénoncée et encouragée au moins depuis la fin du XVIIIe siècle, parfois antérieurement (Joachim Radkau, 2008 ; Jean-Baptiste Fressoz, 2012). Un verrou saute au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, qui correspond à l’époque où Malthus théorise l’insuffisance des ressources par rapport à la croissance de la population [4] : ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe est justement l’exacerbation d’un choix qui consiste à privilégier le nombre et l’abondance associés à la puissance et à la sécurité. Une idée devient alors centrale dans les processus de modernisation agricole et industrielle : le recyclage. Celui-ci est censé permettre à la fois de lutter contre les pollutions (un produit dégradé n’est plus nocif s’il est réintroduit dans un cycle productif et à son tour transformé), de créer de nouvelles ressources par l’artificialisation des procédés (on retrouve le rôle central de la chimie) et de connecter les territoires (l’agriculture devient industrielle). Ce phénomène, démultiplié par la découverte de nouveaux procédés énergétiques (production de charbon, de pétrole et d’électricité d’origine hydraulique, thermique et nucléaire) donne un sentiment de puissance illimitée qui triomphe dans la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, jusqu’à la crise environnementale des années 1960 et au-delà. Or c’est celle-ci qui conduit à réinterroger la notion de ressource naturelle et les limites de la surexploitation.
Deux tendances contemporaines de l’appréhension juridique des ressources naturelles
L’époque contemporaine est marquée par le développement successif de deux approches. La première fait apparaître des ressources naturelles fragmentées par le droit et extérieures aux ressources agricoles. La seconde les mobilise de façon plus dynamique dans un mouvement de recomposition et de réintégration de la nature dans les activités humaines.
En France, le droit de l’environnement naît dans les années 1960-70 avec pour objet de préserver les ressources naturelles contre les atteintes liées aux activités humaines. L’approche est gestionnaire, en ce sens que le droit se construit en fonction des ressources dont on fait usage, mais aussi patrimoniale. En effet, les valeurs propres de la nature sont juridiquement reconnues et se traduisent par des mesures de protection particulière d’espèces végétales et animales, et d’espaces comme les parcs nationaux et les réserves naturelles où les activités humaines sont strictement réglementées, voire interdites. L’ordonnancement de ce corpus juridique abondant s’opère par une fragmentation des règles et régimes juridiques selon les milieux physiques, ou les activités réglementées au titre de la prévention des pollutions et nuisances (par exemple police des ICPE, des produits phytopharmaceutiques, des OGM, etc.). Pourtant, cette profusion de textes, n’empêche pas deux « angles morts » que sont les sols et la biodiversité « ordinaire », présente au sein d’une haie, une mare ou un pré. La biodiversité ne peut être assimilée au seul milieu à la biodiversité, ce sont ses composantes vivantes et leurs interactions qui la définissent. Quant à l’agriculture, elle est pour le droit de l’environnement une activité industrielle comme une autre (Doussan, 2002). Si les ressources naturelles peuvent être vues comme utiles et préservées à ce titre (eau, sol comme support), en revanche, la coopération avec l’agriculture n’est pas véritablement pensée comme telle. La protection des ressources naturelles est ainsi perçue comme un facteur limitant – faiblement - l’activité agricole.
A partir des années 1990 à 2000, l’approche se fait plus dynamique. Les concepts de fonctions écologiques et de services (écologiques, écosystémiques) émergent comme nouveaux objets de protection juridique (Fèvre, 2017). C’est par exemple l’article 1247 du Code civil français qui reconnaît le préjudice écologique et le définit comme « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement ». Avant cela, la notion de services écologiques, définis comme « les fonctions assurées par les sols, les eaux et les espèces et habitats protégés, au bénéfice d'une de ces ressources naturelles ou au bénéfice du public » avait fait son apparition au sein d’un régime spécial de réparation des dommages dans le code de l’environnement (art. L.161-1 I 4°). C’est également le principe de prévention que la loi de 2016 sur la biodiversité a complété et qui implique désormais « d'éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu'elle fournit [5] » (L.110-1-II 2° C. env.).
Par ces notions, une approche systémique des ressources naturelles commence à pénétrer le champ du droit de l’environnement et pourrait contribuer à forcer, voire éclater, les segmentations qui le caractérisent. De ce point de vue, l’activité agricole devient un terrain privilégié de cette évolution et les ressources naturelles sont ré-encastrées dans la production agricole en étant peu à peu perçues comme des facteurs de production et plus seulement comme des « surcoûts ». Ainsi, l’agroécologie, promue au rang d’objectif de la politique agricole nationale, est définie par la loi d’avenir de l’agriculture de 2014 comme des systèmes de production « fondés sur les interactions biologiques et l'utilisation des services écosystémiques et des potentiels offerts par les ressources naturelles (…) » (art. L.1-II C. rural et de la pêche maritime).
La ressource naturelle en écologie : complexité des ressources et interactions biotiques dans les communautés
En écologie, tout ce qui peut être consommé par un individu, et est transformé par cette consommation, est une ressource (Tilman, 1982). Il s’agit de la proie ou du nectar consommé par un animal, de l’espace occupé par le système aérien d’une plante, de l’eau qui est absorbée par un individu, de la lumière interceptée par un couvert végétal et dont la signature spectrale s’en trouve modifiée. Toutes ces ressources sont des éléments indispensables à la croissance, la reproduction et à la survie des individus, qui en altèrent la disponibilité par leur activité. Elles incluent les éléments chimiques principaux qui constituent les êtres vivants : le carbone C, l'hydrogène H, l'azote N, l'oxygène O, le phosphore P et le soufre S (CHNOPS), et une source principale d’énergie : la lumière.
L’utilisation des ressources structure les interactions entre organismes au sein des communautés. Ces interactions diffèrent selon la nature de la ressource et sa disponibilité spatiale. Ainsi, parce que l’accès à la lumière varie dans l’espace, et notamment en hauteur, un arbre en intercepte plus que les plantes plus petites présentes sous son couvert. La course à la lumière générée par la compétition pour acquérir la lumière induit une hiérarchie de tailles qui est observable dans tout couvert végétal. Au fur et à mesure de la croissance des individus, les plus hauts ou les plus gros interceptent de plus en plus de lumière, induisant la mort des plus petits (ou éclaircissement), ce qui libère une portion de ressource préemptée en retour par les plus gros. Ce processus est représenté par un modèle dit de “suppression-dominance”, la dominance des gros individus étant permise par la mort des petits. Dans le cas de ressources dont la disponibilité est équiprobable dans l’espace, comme par exemple l’eau ou les nitrates dans le sol, les différences de prélèvements de ressource entre individus sont proportionnelles à leurs différences de taille.
La distribution des écosystèmes au niveau planétaire est également fonction de la disponibilité des ressources. Par exemple, on observe le long du gradient latitudinal de pluviométrie, une modification des écosystèmes due à des variations de tailles et de biomasses. Ces différences de morphologie et de composition se traduisent par des différences de fonctionnement, en termes de production de biomasse par exemple. Les ressources vont donc avoir un impact majeur sur le fonctionnement des écosystèmes via le façonnement de stratégies fonctionnelles différentes (Garnier et Navas, 2013).
Dans ce contexte, la biodiversité peut-elle être considérée comme étant une ressource, ce qui suggérerait l’extension de ce concept à une entité beaucoup plus complexe ? Pour répondre à cette question, il faut revenir à la nature duale de la biodiversité qui est à la fois un moteur en tant que régulateur de processus et potentiellement de services (par exemple la taille d’une communauté en façonne la production de biomasse qui peut être à la base de production de fourrage) et le produit de ce processus (par exemple le fonctionnement d’un écosystème altère le niveau de ressources locales, ce qui va changer la biodiversité) :
Figure 1 : Le double statut de la biodiversité
Considérer la biodiversité comme étant simplement une ressource, c’est mettre en avant son rôle de régulation de processus, et oublier qu’elle en est aussi le produit. Cette approche pose questions. Elle est porteuse d’une vision strictement utilitariste de la biodiversité, à la base de processus et de services, au détriment de sa valeur d’existence qui peut faire l’objet d’une démarche de protection. Privilégier le lien direct entre biodiversité et processus, qui est une vision anthropocentrée des choses, met au second plan la « part sauvage » de la biodiversité qui dépend strictement du milieu, c’est-à-dire du niveau de ressources mais aussi des perturbations qui les affectent, et est indépendante des besoins ou des projections des hommes à son égard (Maris, 2018). Au final, cette approche revient à anthropiser totalement la biodiversité sans prendre en compte sa part qui nous échappe, car elle répond à des lois que nous ne dictons pas. Développer cette vision à l’extrême reviendrait à favoriser uniquement une biodiversité “utile” parce qu’elle est porteuse de biens matériels ou immatériels actuels, y compris en développant des activités pouvant nuire à cette part “obscure” de la biodiversité qui nous échappe, alors qu’elle trouve sa place dans les relations avec d’autres êtres vivants et le milieu qui les accueille. Il y a là, bien sûr, un risque de défaut majeur de compréhension de ce qu’est la biodiversité dans son entièreté qu’il est nécessaire de prévenir, mais surtout un risque de mise en péril de notre Planète en niant la force et l’importance de processus impliquant la biodiversité qui ne nous concernent pas.
Conclusion
Ainsi la ressource naturelle peut être appréhendée au travers d’une longue évolution des connaissances, mais aussi des techniques et des règles d’usage qui y sont associées. Il s’agit d’une construction qui mobilise différentes approches, à commencer par celle de patrimonialisation qui fait de la ressource naturelle un objet sélectionné pour être transmis. Il s’agit aussi d’une approche économique et sociale qui caractérise le mode d’organisation des sociétés autour des ressources naturelles, pour en faire un des éléments moteurs du capitalisme moderne. Les techniques de mobilisation, de maîtrise et de transformation, ainsi que leurs évolutions sont au cœur de la constitution des sociétés modernes. D’autres approches peuvent être évoquées tout au long de cette évolution, telle que la statistique et la géographie, qui permettent d’appréhender la question des échelles et de leurs interactions. Les sciences et parmi elles le droit, deviennent des instruments essentiels de connaissance et de gestion des ressources. Ils vont générer des modèles d’aménagement du territoire, dont le rapport à la ressource naturelle sera un levier essentiel. La posture extractiviste ou la volonté de recyclage en sont deux postures qui perdurent à l’époque contemporaine. La montée en puissance de l’écologie dans les champs étudiés par les sciences humaines et sociales, comme science permettant d’appréhender les interactions entre différentes échelles du vivant, amène à reconsidérer la question de l’accès aux ressources naturelles.
Aujourd’hui, deux approches juridiques marquent les débats. La première différencie les ressources naturelles des ressources agricoles, la seconde les réintègre en même temps qu’elle les recompose. La multiplication des règles d’usage et de conservation, en particulier des espaces naturels, illustre la première posture. Elle ouvre toutefois à des impensés sur ce que peut la biodiversité que l’on peut trouver dans des espaces ordinaires. Depuis les années 1990, l’approche se fait plus dynamique avec l’émergence de concepts tels que les fonctions écologiques ou les services écosystémiques qui trouvent leur place dans le code de l’environnement. L’objectif de transition agro écologique, défini par la loi d’avenir de l’agriculture de 2014, intègre les interactions biologiques et le potentiel offert par la ressource naturelle. La compréhension de ces interactions explique la distribution des écosystèmes et leur fonctionnement. C’est dans ce contexte que la biodiversité apparait beaucoup plus complexe : elle peut être mobilisée à la fois comme moteur des processus à la base des services écosystémiques reconnus par l’homme, en même temps que le produit de ces processus. Cette approche participe aux débats contemporains sur la nécessité de dépasser le dualisme entre nature et culture et d’intégrer la multiplicité des approches associant les êtres humains et non humains.
Notes
[1] Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des arts, des sciences et des métiers, Paris, 1751-1772, “Explication détaillée du système des connaissances humaines”, vol. I, 1751, p. XLVII-LIII ; “Histoire naturelle”, vol. VIII, 1765, p. 225-230
[2] Georgii Agricolae, Bermannus, sive de re metallica, Parisiis, H. Gormontium, 1541.
[3] Voir l’article suivant dans ce numéro de la revue
[4] Thomas Malthus, An Essay on the Principle of Population, as it Affects the Future Improvement of Society with Remarks on the Speculations of Mr. Godwin, M. Condorcet, and Other Writers,London, printed for J. Johnson, 1798.
[5] On peut regretter dans cette expression reprise de la loi de 2016 que l’expression de l’article 1247 du code civil n’ait pas été correctement repris. En effet, la biodiversité ne fournit pas de services (loi 2016). Ce sont les humains qui tirent des bénéfices de la biodiversité.
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