Ressource en eau, irrigation et agronomie : histoires anciennes et questionnement actuel
Patrick Fournier* et Thierry Ruf**
*Université Clermont Auvergne, **IRD (Institut de Recherche pour le Développement)
Résumé
Depuis les textes agronomiques arabes et le Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres jusqu’aux analyses les plus récentes sur les irrigations, la question de l’optimisation des usages agricoles de l’eau se heurte à des enjeux de plus en plus complexes. L’article s’attache à comprendre la manière dont l’irrigation a été progressivement modernisée en centrant le regard sur la France méridionale et le Maghreb, tout en étudiant les problèmes techniques, juridiques et sociaux induits par ces transformations. Si des équipements sont créés dès la période médiévale puis aux XVIe et XVIIe siècles, c’est à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle qu’ingénieurs et agronomes développent un discours cherchant à rationaliser les usages de la ressource en eau pour accroître la productivité agricole. L’impulsion politique se développe ensuite dans différents cadres par une clarification des règles juridiques, une réflexion pluridisciplinaire et l’appui à la création de grands équipements, en métropole et en contexte colonial. Ces évolutions se heurtent à des modes d’organisation traditionnel, augmentant les phénomènes de concurrences non plus seulement entre usages mais entre types d’irrigation. Le principe d’une meilleure efficacité assurée par une grande hydraulique encadrée par des structures centralisées, tel qu’il est théorisé par Wittfogel en 1957, a été remis en cause aussi bien dans un cadre néolibéral reprenant l’idée de la « tragédie des communs » que dans une approche inverse attentive aux bienfaits de la gestion locale de l’eau, théorisée par Elinor Ostrom et « l’école des commons ». L’héritage des équipements, des pratiques et des organisations est donc multiple et justifierait une formation d’ « hydronomes » combinant les sciences agronomiques, les sciences de l’eau et les sciences humaines dans un cadre marqué par de nouveaux défis environnementaux et sociaux.
Mots clés :irrigations, canaux, hydrocratie, ingénieurs, agronomie
Abstract
From Arab agronomic texts and Olivier de Serres's Theater of Agriculture to the most recent analyzes on irrigations, the question of optimizing agricultural water uses comes up against more and more more complex. The article seeks to understand the way in which irrigation has been gradually modernized by focusing on southern France and the Maghreb, while studying the technical, legal and social problems induced by these transformations. If equipments were built from the medieval period and in the early modern period, it was from the second half of the 18th century that engineers and agronomists developed a discourse seeking to rationalize the uses of water resources in order to increase agricultural productivity. The strong political commitment then develops in different environments through a clarification of legal rules, multidisciplinary reflection and support for the creation of major facilities, in metropolitan France and in the colonial context. These developments come up against traditional methods of organization, increasing the phenomenon of competition not only between uses but between types of irrigation. The principle of better efficiency ensured by large hydraulic systems framed by centralized structures, as theorized by Wittfogel in 1957, has been called into question as well in a neoliberal framework taking up the idea of the “tragedy of the commons” that in a reverse approach attentive to the benefits of local water management, theorized Elinor Ostrom and the “school of the commons”. The inheritance of equipment, practices and organizations is therefore multiple and warranted “hydronomic” training which combines agronomic sciences, water sciences and human sciences in a setting marked by new environmental and social challenges.
Keywords : irrigations, canals, hydrocracy, engineers, agronomy
Introduction
L’histoire de l’usage de la ressource en eau dans les activités agricoles est rendue complexe par des enjeux contradictoires. S’il est devenu banal de constater que les irrigations sont très anciennes et nécessaires dans la plupart des organisations sociales fondées sur une activité agricole [1] pour pallier les aléas climatiques et augmenter la productivité des sols, voire créer des territoires hydrauliques nécessaires à la construction de systèmes agricoles spécifiques – des zones maraîchères à la riziculture –, il est aussi devenu fréquent que le discours écologique et agronomique mette surtout en évidence les impacts négatifs des irrigations : conflits d’usage montrant la difficile répartition de l’eau pour des besoins différents, évaporation dans les bassins de stockage, modification des équilibres écologiques avec leur impact sur la biodiversité, salinisation des sols pouvant aller jusqu’à leur stérilisation, modification des caractéristiques physico-chimiques et pollution des eaux, etc. Mesurer l’impact global et local des aménagements hydrauliques permettant un usage régulé de la ressource nécessite des expertises croisées rendues d’autant plus complexes que les intérêts qui s’affrontent ne sont pas facilement conciliables (Frioux, 2014).
Dans les travaux menés en sciences humaines, les approches distinguent ce qui relève de la « grande hydraulique », jugée le plus souvent dangereuse et perturbante pour les milieux, et la « petite hydraulique » beaucoup plus valorisée car davantage respectueuse des équilibres naturels et permettant une gestion locale créatrice de lien social (Schneier-Madanes, 2010). Cette opposition reste évidemment très schématique. Elle s’aggrave du fait de l’inégalité des pouvoirs s’exerçant sur l’espace et de la pression croissante sur des ressources hydrauliques d’autant plus précieuses qu’elles sont mal réparties et dégradées. L’histoire peut-elle aider à mieux comprendre les enjeux ? Nous tenterons de montrer comment le regard sur la ressource hydraulique a évolué depuis Olivier de Serres au début du XVIIe siècle d’abord dans l’espace français puis dans un cadre nord-africain et colonial, en essayant de mesurer les influences croisées. L’objectif est essentiellement de mettre en évidence la prise de conscience que l’irrigation doit entrer dans le champ de la réflexivité théorique, ce qui n’est guère le cas avant le XVIIIe siècle, et qu’elle participe à des formes d’appropriation des territoires et de développement de l’économie politique, elle-même génératrice d’un renouveau agronomique.
Les histoires de l’environnement sur la longue durée accordent encore une place relativement faible à la ressource en eau utilisée pour l’agriculture : le regard se focalise souvent sur les sources d’énergie, dont l’eau fait partie, avec une valorisation de son rôle dans les mutations techniques de l’Antiquité, du Moyen Âge puis des débuts de la révolution industrielle (McNeill, 2000). Il existe certes des travaux sur les irrigations antiques liées à la fascination exercée par les grandes civilisations hydrauliques d’Égypte, d’Asie du Sud-Est et centrale ou de Chine (Gentelle, 2003 ; Viollet, 2000). La géo-archéologie et les analyses paléo-écologiques permettent de repérer de très anciennes formes de mise en valeur des territoires humides non documentées par les textes et ayant laissé peu de traces visibles dans les paysages (Carpentier et Leveau, 2013). Les canaux d’irrigation intéressent davantage à partir du moment où ils sont documentés par les archives judiciaires, du fait des conflits qu’ils génèrent, et par les documents techniques produits par les experts - agronomes et ingénieurs. C’est cette dernière voie que nous emprunterons en partant des expériences d’Olivier de Serres et en mettant en évidence la circulation de modèles qui permettent de comprendre les relations entre ressource hydraulique, organisation sociale et modèle économique.
Nous analyserons les influences antiques et médiévales qui ont pu s’exercer sur Olivier de Serres. Nous verrons ensuite la faiblesse de la prise en compte des irrigations dans les textes agronomiques jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, puis l’intégration croissante de ce phénomène dans le cadre des enjeux de la productivité et de la rentabilité qui accompagnent l’essor de l’industrialisation au cours du XIXe siècle. Les travaux comparés d’histoire européenne se multiplient dans ce contexte : la recherche de l’efficacité passe par des modèles juridiques et agronomiques qui intègrent les apports de modèles techniques et scientifiques. A la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, à l’apogée du colonialisme, la comparaison se déplace vers les territoires d’Afrique, du Moyen-Orient et de l’Extrême-Orient, avec une volonté d’imposer des normes qui tiennent au savoir que les ingénieurs français pensent détenir et surtout aux rapports de pouvoir que cela permet d’imposer aux populations locales. Avec la décolonisation et la crise environnementale, la critique des hydrocraties constitue un retournement majeur (Ruf, 2008, Molle, 2011) : la gestion de la ressource par des pouvoirs centralisés est remise en cause à la fois parce qu’elle génère une dépendance économique et parce qu’elle aggrave la vulnérabilité des milieux.
Le septième lieu « De l’eau et du bois », un chapitre mineur dans le Théâtre d’agriculture
Dans son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, Olivier de Serres n’aborde la question des eaux qu’au septième lieu, en l’associant d’emblée avec celle du bois (Figure 1). Sur l’ensemble de l’ouvrage paru en 1600, le 7e lieu ne comprend que 91 des 1383 pages, soit moins de 7% du contenu (Mollard et Caneill, 2019). De fait, son propos est bien limité à celui d’un gestionnaire d’un domaine privé agricole dont les activités sont conçues pour assurer la production des biens essentiels, bases alimentaires en cultures de plein champ, produits du jardin et du verger et produits d’élevage. Les références aux eaux et aux bois visent principalement à fournir à la maison une eau saine, aux jardins un arrosage complémentaire et au domaine du bois de chauffage et des matériaux artisanaux. Si on ne prend en compte que les questions relatives à l’eau et à l’agriculture, on constate qu’Olivier de Serres n’y consacre que 3% de ses écrits.Dans ce cadre limité, le contenu traite de considérations sur le pouvoir royal et la création d’offices de gardes des eaux et forêts et, de questions d’approvisionnement local en eaux et en bois, en séparant nettement les unes et les autres, tout en recommandant de s’intéresser de façon équilibrée aux recherches de ces ressources de proximité. Avant de décrire différentes recettes techniques pour trouver des sources, créer des citernes et organiser des fontaines, Olivier de Serres exprime son admiration pour certains stéréotypes anciens comme l’Égypte et sa crue naturelle qui permet au peuple de « semer le grain dans le gras limon, avec peu de labeur et beaucoup de rapport », et pour des réalisations plus récentes comme la construction du Canal d’Adam de Craponne qui détourne l’eau de la Durance vers la Crau et Arles. Il précise que dans son domaine du Pradel, il s’est inspiré de cet exemple pour « conduire une petite eau pérenne qui entoure sa maison, arrose sa terre et se rend à ses moulins ». L’art des aqueducs romains est rapidement signalé et le pont du Gard encensé. Mais il ne signale pas l’épopée médiévale des aménagements hydrauliques dans les Alpes, en Provence, en Languedoc et dans les Pyrénées orientales, ni dans le reste du bassin méditerranéen, comme en Espagne musulmane ou en Italie catholique.

Figure 1 : Le sommaire du 7e Lieu du Théâtre d’agriculture. De l’Eau et du Bois
Passées ces considérations générales, Olivier de Serres développe surtout l’art d’aménager une source, de la protéger et de l’amplifier. Il conseille à celui qui voudrait creuser un canal de bien choisir sa prise d’eau en amont (s’il n’a pas accès à une source abondante) et surtout d’avoir un accord juridique formel avec le seigneur voisin pour laisser passer l’eau, seul volet « géopolitique » faisant intervenir des parties prenantes, des seigneurs et le représentant du Roi. On est ici très loin des efforts concertés pour créer des ouvrages collectifs et les administrer dans le sens du partage et de la justice sociale. Pourtant la loi Stratae (dite aussi usatges de Barcelone) du XIIe siècle était sans doute connue dans l’ouest de l’arc méditerranéen, notamment dans le Languedoc et les Pyrénées : l’article 72 indique que les voies publiques, les eaux courantes, les sources, les prés, les forêts, les garrigues et les roches appartiennent aux « puissances » et sont soumis à l’empriu de tout le peuple (Assier-Andrieu, 1985).
Olivier de Serres propose plutôt différentes manières ou recettes pour créer un puits et installer une exhaure. En ce sens, il reprend les connaissances générales arabo-andalouses sur l’art de trouver des eaux cachées et de les valoriser. Malheureusement, il ne cite aucun écrit antérieur à son Théâtre d’agriculture. Avait-il dans sa bibliothèque les traités anciens, romains comme celui de Columelle (Ier siècle) dont il est assez proche, d’auteurs de traités médiévaux persans ou arabes comme le livre d’agriculture de Ibn al Awam (XIIe siècle) et d’autres livres d’agronomes musulmans (El Faiz, 2000) ? Avait-il eu connaissance d’une manière ou d’une autre du Traité des eaux cachées d’Al Karagi (1017) dont nous avons la traduction et les commentaires depuis 1973 grâce à Aly Mazaheri.
Le traité d’Al Karagi repose sur une démarche complexe de mobilisation des sciences de la terre et de l’eau, de mesures, de calculs mathématiques et de procédés de partage des eaux. Al Karagi définit une posture professionnelle d’ingénieur capable d’aménager des accès à l’eau pour un développement universel (Figure 2). Selon lui, l’« hydronome » est un technicien qui calcule tout en vue de l’irrigation d’un territoire qu’il arpente, observe et qu’il ménage. Les motivations pour écrire ce traité ressemblent beaucoup à celle d’Olivier de Serres avec son Théâtre d’agriculture : réunir les sciences et les arts pour améliorer la gestion de l’eau et limiter les menaces sur la ressource.

Figure 2 : Exemple de traité agronomique médiéval
Construire un territoire par l’irrigation : approche agronomique et pratique (milieu du XVIIIe siècle – début du XIXe siècle)
Lorsqu’ils traitent des usages agricoles de l’eau, les traités et dictionnaires du XVIIIe siècle ne s’appuient guère sur Olivier de Serres mais esquissent une révolution verte par l’irrigation des prairies. La pratique est beaucoup plus ancienne comme le montrent de nombreuses études sur toute l’Europe et particulièrement en France dans les zones de montagne (Cabouret, 1999). De même l’existence de tours d’eau et les systèmes d’irrigation des terrasses et restanques de la France méridionale montrent des usages variés de la ressource hydraulique. Les canaux d’irrigation de Provence et Roussillon donnent lieu à des expertises techniques et juridiques qui ne se traduisent pas par une théorisation du rôle et des usages de l’eau. C’est seulement avec le développement de la littérature agronomique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que la maîtrise de l’eau agricole est vraiment pensée de façon théorique comme une technique au service de l’agriculture.
Le Traité de l’irrigation des prés de Bertrand (1764) dédié à la Société économique de Berne est le premier consacré spécifiquement à la question des irrigations. L’eau y est présentée comme un fertilisant qui permet de remplacer marne et fumier. L’accent est mis sur les prairies irriguées, notamment en montagne avec des organismes de gestion plus collectifs. Au cours de ses voyages agronomiques (1787-1789), Arthur Young (1794) est toutefois particulièrement sensible aux irrigations de prairies de plaines, notamment en Comtat à L’Isle (aujourd’hui L’Isle-sur-la-Sorgue), mais aussi en Limagne d’Auvergne, notamment entre Riom et Clermont-Ferrand. D’autres types d’utilisation agricole de l’eau font l’objet d’analyses : Duhamel du Monceau mène des expériences sur les labours et les arrosages tout en étudiant le rôle du climat en Île-de-France (Duhamel du Monceau, 1755) ; les lecteurs des Instructions de La Quintinie (1690) et des différentes éditions de La Maison rustique puis de la Nouvelle maison rustique à partir de 1775 disposent de quelques indications sur les « arrosements » nécessaires pour les arbres fruitiers et les potagers (Bastien, 1798). A la fin du XVIIIe siècle, le Dictionnaire de l’abbé Rozier édité entre 1781 et 1796 fournit un article qui montre une véritable technicité pour l’apport d’eau dans les jardins des contrées méditerranéennes qu’il distingue des autres régions françaises, en faisant une affaire de contrôle du « nivellement », c’est-à-dire du calcul des pentes, et préconisant l’aménagement de « carreaux », de « tables » et de sillons (Rozier, 1784). Jusqu’alors, les irrigations méridionales étaient négligées dans les traités, masquant une pratique pourtant déjà très élaborée, notamment en Provence, Comtat, Gascogne, Roussillon, etc.
L’objectif des ingénieurs et aménageurs des XVIe-XVIIIe siècles est parfois de créer des équipements multifonctionnels : le canal, tel qu’il est pensé en Provence et en Comtat, doit servir à la fois pour le fonctionnement de moulins et l’arrosage – c’est le cas du canal de Craponne depuis la fin du XVIe siècle – voire pour la navigation et l’arrosage, comme dans les projets de canal de Provence à partir du XVIIIe siècle, ce qui reste utopique (Soma-Bonfillon, 2007). La réalité est souvent très différente, avec des équipements anciens plus ou moins étendus et complexes, et de nombreux micro-réseaux, mais cet idéal renseigne sur la vision de la maîtrise de la ressource hydraulique par les élites du savoir et du pouvoir. La complexité de la représentation du territoire irrigué tient en grande partie à la définition même de l’irrigation et aux distinctions entre irrigation proprement dite, arrosage, colmatage et limonage, qui existent dès le XVIIIe siècle mais ont tendance à se renforcer au XIXe siècle dans les traités juridiques, techniques et agronomiques.
Un traité particulièrement important, tiré d’expériences multiples et fondé sur une réflexion à la fois agronomique, sociale et politique, est celui de William Tatham, publié à Londres en 1801 et traduit en français des 1803 (figure 3). Tatham est un ingénieur anglais qui s’était battu aux cotés des indépendantistes américains, avait reçu le mandat de développer l’irrigation en Virginie et finalement s’était opposé au modèle dirigiste fédéral de la gestion de l’eau aux États-Unis (Shallat, 1994). Exilé en Angleterre en 1796, il y promeut des politiques d’aménagement inspirées de sa connaissance du terrain, préconisant la construction de canaux de navigation et le développement du drainage et de l’irrigation. Contemporain de Malthus, il s’interroge sur les moyens du développement économique et considère que l’irrigation peut jouer un rôle moteur en permettant de produire des sols fertiles par l’alluvionnement. Tatham considère que la maîtrise de la ressource hydraulique offre des solutions de réorganisation sociale et donne du travail, y compris aux plus pauvres. Modifier l’environnement est un moyen de remodeler la société.

Figure 3 : Le traité général d’irrigation de William Tatham
Cette voie technique, à bien des égards annonciatrice des évolutions postérieures, s’accompagne de travaux juridiques dans une perspective comparative sur l’organisation des arrosages. La distinction entre l’agriculture méridionale et l’agriculture septentrionale est fondée sur le constat que si l’eau est absolument nécessaire à de nombreuses cultures, elle nécessite un apport d’engrais particulièrement élevé dans le Midi. Ces idées sont développées à travers le genre du voyage agronomique : après Arthur Young, il est relancé notamment par Victor Yvart (1819) et François Jaubert de Passa (1821 et 1823). Dans son Histoire des canaux d’arrosage (1821), ce dernier analyse le fonctionnement des sociétés d’arrosage et des règlementations en Roussillon et en Espagne, cherchant à établir des comparaisons économiques entre agriculture irriguée et non irriguée pour prouver la supériorité de la première et perfectionner l’agriculture française. Des publications de cette époque émerge une double idée : l’importance de la charge solide dans l’eau pour créer des espaces agricoles et fourragers, ce qui peut s’appliquer selon des modalités différentes aux territoires en fonction de leurs caractéristiques pédologiques et climatiques et du type de culture ; le rôle de la mobilisation sociale autour des aménagements d’irrigation, avec la nécessité d’organiser les conditions juridiques les plus favorables.
Le temps des ingénieurs : de nouvelles ambitions appuyées sur l’alliance de la science et du droit (XIXe siècle)
Le XIXe siècle est un temps de révolutions : politiques, techniques et juridiques. La pression sur la ressource hydraulique s’en trouve affectée car la libéralisation des activités économiques et l’accroissement spectaculaire des dispositifs techniques permettant de l’exploiter se conjuguent pour créer une pression qui entraîne paradoxalement des risques de pénuries et des conflits entre usagers. Or après la Révolution française, l’État gagne aussi en efficacité par une unification du droit et par une volonté d’encouragement et d’arbitrage qui prend notamment la forme de mutations juridiques pour adapter la législation aux évolutions socio-économiques. Par exemple, la densification de l’équipement des rivières rend nécessaire une clarification des droits des usiniers et des irrigants. L’eau est en effet une ressource d’une nature particulière : son usage ne la détruit pas mais peut en altérer la qualité ou en détourner le mouvement. Dans ce cadre, la régulation publique par la loi cherche à reconstruire un droit de l’eau qui tient compte du rôle des institutions locales. Si l’eau est un bien commun, ses usages ne le sont pas et le partage nécessite des arbitrages complexes qui résultent de la jurisprudence, de l’expérience, mais aussi de nombreuses enquêtes demandées par l’autorité publique et destinées à adapter la législation, parmi lesquelles celles de Nadault de Buffon (1843-1844) et de Mauny de Mornay (1844) inspirées des situations italiennes, ou encore celles de Jaubert de Passa sur l’étude comparée des agricultures irriguées dans le monde (1846-1847) (Figure 4).
Ingold (2014) a relevé un débat entre juristes, administrateurs, ingénieurs et acteurs économiques qui ont permis de définir quatre principes concurrents concernant le régime juridique des cours d’eau non domaniaux, avec des évolutions au cours du XIXe siècle : ceux-ci sont-ils dépendance du domaine public ? Propriété des riverains (c’est la position du juriste Alfred Daviel sous la monarchie de Juillet) ? Res communes (jurisprudence de la Cour de Cassation à partir de 1846) ? Ou partagés entre un lit dont les riverains sont propriétaires par moitié tandis que l’eau est res communis (c’est la solution entérinée par la loi de 1898 – Figure 5) ?

Figure 5 : L’évolution de la législation hydraulique au XIXe siècle
La déclaration d’utilité publique permet l’expropriation et donc le développement de nouveaux canaux d’irrigation au-delà des propriétés riveraines des cours d’eau naturels. Décisive est la loi des 29 avril-1er mai 1845 qui précise les conditions dans lesquelles doit se faire le passage des eaux d’irrigation sur les fonds intermédiaires : titre et indemnisation sont nécessaires (Figure 5). La législation du Second Empire assimile les irrigations à des usines, avec notamment la nécessité d’autorisations et d’arbitrages préfectoraux qui tiennent compte de spécificités : mobilité des retenues et des prises, nécessité d’obtenir un partage équitable de l’eau entre les arrosants ou entre ceux-ci et les usiniers, etc.
Après de multiples débats sur les formes de gestion de nombreux biens communs et notamment l’eau pour l’agriculture, où les partisans du pouvoir de l’administration centrale s’opposaient aux partisans d’une gestion privée de ces biens, les avis de Nadault de Buffon, de Mauny de Mornay et de Jaubert de Passa se traduisent par la loi du 21 juin 1865, qui définit le statut général des associations syndicales de propriétaires pour assurer la gestion de nombreux bien communs, entre autres choses l’irrigation, le drainage, le colmatage et d’une manière générale pour toute amélioration agricole ayant un caractère collectif. Les associations peuvent être libres ou autorisées. Les associations libres (ASL) se forment sans l’intervention de l’administration, qui vérifie seulement le but de l’association et le consentement des membres. Les associations autorisées (ASA), demandées par les propriétaires ou imposées par l’administration, agissent dans le cadre d’un périmètre syndical bien défini sur le plan foncier et bien encadré sur le plan des financements publics (cotisations par rôles des membres de l’association, subventions de travaux, compte de l’association rattaché à la trésorerie publique locale).
La loi du 22 décembre 1888 renforce le contrôle par l’État des associations en autorisant notamment les établissements publics nationaux, départementaux ou communaux à adhérer aux associations syndicales. La notion de travaux d’utilité publique favorise la création des associations, mais il revient désormais au préfet d’autoriser les travaux d’aménagement en vérifiant la solvabilité de l’ASA. La loi facilite les possibilités d’expropriation pour faciliter la réalisation des projets. En définitive, ces lois permettent la création de nombreuses associations syndicales qui s’inscrivent dans l’héritage de celles organisant les irrigations sous l’Ancien Régime, mais qui se trouvaient dans un certain flou juridique depuis la Révolution.
Cette évolution du droit doit être mise en relation avec le poids croissant des ingénieurs dans la pensée agronomique. Un rôle d’arbitrage est confié au corps des Ponts-et-Chaussées placé au service de l’administration : pour l’État comme pour les ingénieurs, l’irrigation, instrument de modernisation, répond à une exigence d’utilité économique qui se traduit par une volonté de rationaliser l’utilisation de la ressource en eau sans remettre en cause le principe de la propriété privée, tout en contrôlant les dynamiques d’actions collectives autour et dans les associations syndicales. Nadault de Buffon, un des meilleurs spécialistes de la question, est placé en 1841 à la tête d’une division de l’hydraulique au ministère des travaux publics. Des services hydrauliques sont créés dans les départements à partir de 1848 et confiés aux ingénieurs des Ponts-et-Chaussées. On mesure ici l’importance accordée à l’expertise d’État pour la gestion de la ressource.
Le développement de la chimie agricole entraîne une complexification de la conception de la ressource. Jean-Augustin Barral, directeur du Journal d’agriculture pratique de 1850 à 1866, rédige un volumineux traité intitulé Drainage des terres arables. Irrigations. Engrais liquides (1856-1860) qui se clôt sur une théorie du drainage et des irrigations : le rôle des nitrates et de l’ammoniaque contenus dans les eaux de drainage employées pour les irrigations, avec les réactions chimiques induites, est mis en évidence à partir d’expériences menées par des chimistes tels que Chevandier, Salvetat et Boussingault. Barral entend démontrer que les arrosages méridionaux qui emploient peu d’eau, compte tenu de sa rareté et de son coût, ne peuvent se concevoir sans un apport massif d’amendements, alors que les irrigations septentrionales sont l’équivalent d’un véritable engrais et justifient l’usage de volumes beaucoup plus considérables. Dans ses travaux postérieurs sur les irrigations dans les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse, Barral reconstitue l’histoire des associations d’irrigants depuis le Moyen Âge ou la période moderne, montrant que l’usage de la ressource résulte d’une construction sociale sur la longue durée (Barral, 1876 & 1877-1878).
La comparaison entre un modèle septentrional et un modèle méridional d’irrigation conduit à une analyse de la disponibilité de la ressource. Cela découle de la définition même de l’« irrigation » qui désigne globalement une chaine d’opérations de mobilisation des eaux, de leurs transferts et de leurs usages, avec pour souvent pour corollaire la chaine du drainage, la collecte, le transfert et le retour des eaux dans le réseau hydrographique. Mais dans certains cas, ces chaines d’opérations fonctionnent avec d’importantes masses d’eau et incluent les submersions et les colmatages à grande échelle, menées en automne, hiver et printemps. Certains auteurs les opposent désormais aux « arrosages » méridionaux basés sur des eaux plus rares, plus convoitées, principalement en saison sèche (Villeroy et Muller, 1867). L’irrigation désigne deux types principaux : l’inondation-submersion sur un sol à peu près horizontal, ou l’irrigation-arrosage qui consiste à faire écouler l’eau sur un sol en pente et à la répartir par des canaux et des rigoles. Dans tous les cas, il s’agit de « construire » un espace de culture – ce que traduit le terme umbau en allemand, regatiu en catalan, zimam en arabe… En français, cela correspond au périmètre irrigué, qui reprend un terme d’ingénieur aménageur et qui a une définition d’utilité publique dans les lois des associations syndicales.
Sous Napoléon III puis tout au long de la IIIe République, s’engage une politique hydraulique publique volontariste, portée par les ingénieurs à la tête des services hydrauliques. La création du canal de Carpentras inauguré en 1857 est une des réussites mise en avant par le Second Empire, même si l’essor véritable date de la IIIe République et assure la prospérité agricole de la plaine comtadine (Caillet, 1925). Entre 1848 et 1901, Aristide Dumont imagine et défend un projet de grande hydraulique : la création du Grand Canal du Rhône qui devait prélever 60 m3 par seconde à Condrieux, juste en aval de Lyon, et irriguer la rive gauche du fleuve dans la Drôme et le Vaucluse, passer en rive droite par un énorme aqueduc dans le Gard, l’Hérault et l’Aude pour finir à Narbonne. Un tel projet exigeait des moyens financiers considérables et la création d’une entreprise publique ou privée de vente d’eau qui suscita diverses oppositions régionales et locales. Dumont tenta d’y répondre en incluant les institutions syndicales mais en vain (Ruf, 2015). D’autres projets moins gigantesques voient le jour en s’appuyant justement sur des associations syndicales forcées (ASF), dans une démarche où l’État définit lui-même le dimensionnement du réseau et oblige tous les propriétaires à devenir membres de l’association, tout en verrouillant le conseil d’administration avec des syndics nommés par le préfet. Le Canal de Manosque qui irrigue depuis 1898 la moyenne vallée de la Durance en amont et en aval de la ville de Manosque est l’archétype du réseau collectif sous tutelle. De 1898 à 1948, les milliers d’adhérents forcés payent l’investissement du canal à travers leur rôle d’arrosage. Si de tels projets restent relativement exceptionnels en France métropolitaine, l’aventure coloniale apporte l’occasion d’un développement hydraulique selon un modèle très éloigné des principes de cogestion avec des institutions locales d’irrigants.
Le temps des sud : quand l’irrigation implique le despotisme précolonial puis l’arbitraire colonial (XIXe-XXe siècles)
En France, au cours du XIXe siècle, l’ingénierie se structure avec la création d’écoles d’ingénieurs et, nous l’avons vu dans le domaine de l’eau, intègrent les services hydrauliques des préfectures. Certains adoptent le saint-simonisme comme socle philosophique et suivent la ligne des positivistes, mobilisant les savoirs scientifiques et techniques pour le développement. Activistes et plutôt républicains, ils fuient la restauration de la monarchie et s’engagent en Égypte, à la demande du nouveau maître du pays, Mehemet Ali, un despote éclairé qui vient de débarrasser le pays de l’occupation française et anglaise et de prendre une grande autonomie vis-à-vis de l’Empire ottoman. Les saint-simoniens souhaitent étudier la création d’un grand canal qui relierait la mer Rouge et la Méditerranée, mais Mehemet Ali refuse ce projet « occidental » et demande la création d’un barrage sur le Nil au nord du Caire, afin de changer tout le système d’irrigation du delta et de promouvoir une nouvelle culture industrielle, le cotonnier. Les saint-simoniens font ainsi à la fois l’expérience d’un vaste chantier et de la déconvenue de l’échec technique du barrage aboutissant à leur expulsion du pays. Ils ont appris en Égypte tout l’intérêt d’une bureaucratie puissante et d’une économie basée sur des flux. Ils vont s’engager dans deux directions : en France métropolitaine, ils participent à la création de grandes banques et fondent des entreprises de transport ferroviaire et de distribution de l’eau dans les villes (la Générale des eaux), tout en participant à l’essor de l’éducation nationale ; une autre branche saint-simonienne saisit l’opportunité de l’occupation de l’Algérie en 1830 pour appliquer les principes scientifiques au développement, quitte à être du côté des puissants et non des « indigènes ».
Le regard que porte le géographe Jean Bruhnes (1902) sur le développement de l’irrigation durant cette période entre deux siècles est très instructif. Comme Jaubert de Passa, il compare trois situations caractéristiques du bassin méditerranéen : l’Espagne, l’Algérie et l’Egypte (Figure 6). Comme lui, il considère que les « communautés hydrauliques » d’Espagne assurent une irrigation juste et régulière. En revanche, il dénonce les politiques coloniales de grands barrages en Algérie, sans lien avec les populations indigènes et même avec les syndicats de colons, à qui on fait payer des taxes beaucoup trop élevées.

Figure 6 : Étude géographique et pluridisciplinaire de l’irrigation en Méditerranée au début du XXe siècle
En Algérie, la question des associations syndicales d’irrigants fait l’objet peu après 1865 d’un débat à l’intérieur même de l’administration coloniale. Il s’agit alors de savoir s’il faut appliquer la loi métropolitaine. Toute une correspondance montre une tension très forte entre les tenants d’une autorité totale sur l’eau par l’administration, une acceptation limitée des associations syndicales aux seuls colons, ou une opportunité pour créer une institution locale partagée entre les Algériens et les Européens. Cette dernière voie est écartée et globalement, la vision de la grande hydraulique pilotée par l’État domine toute l’histoire coloniale et post coloniale au XXe siècle.
Dans les années 1950, l’économiste Karl Wittfogel (1957) théorise l’attitude dirigiste nécessaire au développement des sociétés hydrauliques, dans un ouvrage célèbre, Le despotisme oriental (Figure 7). Il néglige les aires irriguées marginales pour se consacrer aux civilisations de grande hydraulique, où l’État est coordinateur de grands travaux et la population encadrée par un régime politique de soumission totale. Le centre géo-institutionnel central et théocratique contrôle les périphéries en les contraignant par différents moyens coercitifs à l’essor économique des maîtres du pouvoir et en empêchant à la fois l’expression du féodalisme et le développement du capitalisme.

Figure 7 : L’État hydraulique dominant au milieu du XXe siècle
Il est notoirement connu que l’influence intellectuelle de Wittfogel dans les sciences humaines est considérable dans la deuxième moitié du XXe siècle, bien au-delà des sciences politiques et économiques, en géographie, archéologie, sociologie et anthropologie. D’une certaine façon, il a aussi une influence déterminante dans les politiques de développement après la Deuxième Guerre mondiale, en particulier dans les pays du sud qui, progressivement deviennent indépendants en conservant l’architecture administrative coloniale et en justifiant des politiques économiques très centralisatrices et autoritaires, en particulier autour des grands barrages et d’une hydraulique qui s’impose aux populations « bénéficiaires ». En revanche, les anciennes associations de colons disparaissent mais les natifs des pays décolonisés n’obtiennent pas le droit de s’associer. Les bailleurs de fonds financent d’énormes offices d’irrigation comme l’Office du Niger au Mali ou encore les offices régionaux de mise en valeur agricole du Maroc. Ils suivent en de nombreux points les idées wittfogeliennes dans ce que nous avons appelé une forme de « despotisme hydraulique occidental » (Ruf, 2000).
Les critiques des hydrocraties et le renouvellement des approches des biens communs (fin du XXe siècle)
Parmi les personnes très impliquées dans les sciences humaines et le développement des pays du tiers-monde, le sociologue marocain Paul Pascon s’intéresse dès le début des années 1960 à la « question hydraulique » dans son pays, en intégrant le tout nouvel Office national d’irrigation puis en dirigeant l’un des offices régionaux de mise en valeur agricole, l’Office du Haouz de Marrakech. Il s’interroge constamment sur le bien-fondé d’une technocratie hydraulique jugée trop lourde et peu efficace et sur la possibilité d’établir de nouvelles associations d’usagers en s’appuyant sur les anciennes associations syndicales d’agriculture privilégiée et sur les institutions informelles de gestion des anciens canaux (Figure 8). La voie de la gestion participative de l’irrigation est explorée vingt ans plus tard sous la pression des bailleurs de fonds, qui constatent que les retours sur investissements dans la grande hydraulique ne sont pas satisfaisants.

Figure 8 : Le questionnement sur la gestion étatique ou la gestion communautaire après l’indépendance des pays du sud
Les questionnements, voire les doutes de Paul Pascon, concernant les pouvoirs sur les terres et les eaux se retrouvent dans tous les pays au nord comme au sud. En premier lieu, la gestion publique de l’eau par des bureaucraties est critiquée par les tenants du néolibéralisme. L’idée de donner à l’eau une valeur économique est formulée dans la conférence de Dublin en 1992 avec l’assentiment des entreprises mais aussi des environnementalistes qui alertent sur la surexploitation des eaux souterraines et des eaux de surface, due en grande partie au développement de nouvelles techniques industrielles d’arrosage (forages, stations de pompage, irrigation par aspersion ou goutte à goutte).
En deuxième lieu, le libre accès aux ressources naturelles est très critiqué par Garett Hardin (1968) qui considère que seule la propriété privée totale permet de conserver et valoriser les ressources naturelles. Cet article déclenche un ensemble de recherches sur les gestions locales de ces ressources, y compris l’eau agricole. Sous l’égide de l’Association internationale d’étude des communs (IASC) liée à l’université de l’Indiana à Bloomington (États-Unis), Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie en 2009) devient la porte-parole de la défense des institutions de biens communs. Elle publie en 1992 un ouvrage influent, Crafting Institutions for Self-Governing Irrigation Systems (Figure 9). Le principe clé est le façonnage des institutions et l’apport principal consiste à retenir huit principes de gestion : des limites bien définies des territoires irrigués et des conditions des usages de l’eau, des avantages proportionnels aux coûts justifiant de s’organiser localement, des procédures pour faire des choix collectifs originaux, des formes de supervision et de surveillance des réseaux, des sanctions graduelles pour les usagers qui ne respecteraient pas les règles communes, des mécanismes de résolution des conflits, une reconnaissance par l’État du droit à s’organiser, et finalement l’existence de systèmes emboîtés à plusieurs niveaux.

Figure 9 : Des institutions d’autogestion des systèmes irrigués vus comme des biens communs
Ainsi, à la fin du XXe et au début du XXIe siècles, les questions hydrauliques prennent des dimensions sociales et environnementales qui avaient été abordées dès l’Antiquité pour arbitrer les rôles, droits et devoirs des composantes de la société autour des réseaux collectifs d’irrigation et de drainage.
Le Haouz de Marrakech constitue un de ces territoires hydrauliques les plus complexes, fruit de la longue histoire des aménagements qui se sont superposés au cours du temps, avec les six-cents galeries souterraines (khettaras) qui ont donné de l’eau à la ville et à la palmeraie qui l’entoure, les centaines de canaux d’irrigation (seguias) qui prélèvent de l’eau dans une dizaine de rivières atlassiques, les unes soumises à des droits permanents sur les étiages, les autres seulement du prélèvement en temps de crue. Ces réseaux souvent communautaires, parfois étatiques et plus rarement privés sont liés à des territoires mais ils sont aussi superposés, juxtaposés et interdépendants - les pertes d’eau par infiltration sont les gains d’eau des systèmes situés plus à l’aval. À ce maillage hérité et modifié par des siècles d’interventions plus ou moins conflictuelles, s’ajoutent des interventions coloniales puis la gestion autoritaire par l’Office du Haouz des transferts d’eau interbassins autour du canal de Rocade. Mais les difficultés économiques amènent les bailleurs de fonds internationaux à modifier l’organisation de l’Office par la création forcée d’associations d’usagers de l’eau agricole, finalement très encadrées par l’État et dont le territoire d’actions ne correspond ni au maillage ancien des seguias, ni au maillage moderne des réseaux de l’Office. Dans ces conditions, des milliers d’usagers de l’eau ont ajouté à leurs accès composites le pompage dans la nappe phréatique qui alimentait les khettaras. La baisse continuelle des niveaux de la nappe depuis 50 ans (de -10 mètres à – 100 mètres) a supprimé entièrement le réseau souterrain des khettaras. Elle traduit la difficulté de la gouvernance actuelle de l’eau à Marrakech comme sur les 250 millions d’hectares de terres irrigables actuellement dans le monde.
Comment trouver des compromis entre régulation publique, communautés hydrauliques et intérêts individuels autour des eaux partagées et toujours convoitées ? Entre 1992 et 2015, une formation d’ingénieurs agronomes du Centre national d’études agronomiques des régions chaudes, « gestion sociale de l’eau », a donné un contenu à cette « question hydraulique » : en observant la place des parties prenantes, en documentant le développement historique des réseaux et des institutions, en mettant à jour les chaînes opératoires de l’irrigation en petite comme en grande hydraulique, cette formation d’agronomes-hydronomes offrait un parcours associant les sciences environnementales et les sciences humaines. Sa suppression décidée unilatéralement par la direction de Montpellier SupAgro paraît bien contradictoire avec les besoins exprimés tant dans la recherche et l’université que chez les gestionnaires des réseaux publics ou collectifs.
Conclusion
Il existe d’innombrables compromis nécessaires pour rendre possibles des usages de plus en plus intensifs de l’eau, avec une fragmentation du droit qui aboutit à mettre en œuvre celle des usages de la ressource. Il n’en reste pas moins que les savoirs techniques et agronomiques, dans leur ambition modélisatrice et scientifique, ont produit des éléments de justification qui ont contribué à faire évoluer la manière dont était valorisée la ressource, par touches successives, dans un souci d’efficacité.
La technique et la science ont apporté des arguments pour relancer des projets souvent anciens : la ressource s’en est trouvée transformée car elle n’était plus seulement « naturelle » mais le résultat d’aménagements, créant une nouvelle « machine organique » (White, 1996) impossible à maîtriser par tous les acteurs, même si la notion de bassin versant est aujourd’hui une base territoriale pour trouver une conciliation des usages, en tous cas un apprentissage des compromis possibles, tels que ceux que le département de la Drôme en France cherche à élaborer de façon collective et équilibrée (voir l’encadré ci-dessous et le témoignage de S. Girard dans c numéro).
Le contexte général de l’irrigation évolue avec les tensions environnementales et climatiques, les remises en cause des irrigations sous des angles divers, les recours vers les technologies dites économes en eau, qui ne le sont pas toujours… et finalement l’essor de grands domaines fonciers irrigués au détriment des agricultures familiales. Les ouvrages actuels de conseils en irrigation reviennent à un “ménage des champs » très individualisé, loin des principes de « l’hydronomie » et du ménage des territoires et des collectifs.

L’exemple de la relance d’ASA en Drôme - témoignage de Rémi Margiella, agriculteur
Rémi Margiella, installé depuis 2006 dans le Nyonsais (Sud de la Drôme, Baronnies provençales), a une exploitation organisée en trois ateliers équivalents en surface cultivée : viticulture, arboriculture et plantes à parfum, aromatiques et médicinales (PPAM) (voir infra fiche descriptive de l’exploitation).
L’exploitation se situe dans le bassin versant de l’Eygues, où la gestion de l’eau est un enjeu important pour l’agriculture. Celle-ci bénéficie de la présence d’ASA (Association syndicale autorisée) qui organise le prélèvement et la répartition de l’eau entre les usagers (l’ASA des Tuilières pour la zone). Représentant une surface cultivée de 30ha, la zone de l’ASA des Tuilières a été constituée à partir des terres communales qui étaient réparties entre les familles pour leur permettre de subsister dès leXVIIIe siècle, ce qui explique qu’il y a aujourd’hui 35 propriétaires. Et jusqu’en 2014, la question de la gestion de l’eau pour cette zone agricole est restée sur une approche identique, à savoir une irrigation gravitaire à partir d’un prélèvement d’eau directement dans la rivière Eygues en amont de la zone agricole et un reversement de l’eau non prélevée par les cultures dans la rivière en aval de la zone. Les canaux distribuant l’eau étant dégradés, la part de l’eau prélevée utilisée ne dépassait pas 10%, et l’objectif a donc été de revoir entièrement l’approche de l’usage de l’eau en agriculture, après une mise en demeure de l’ASA par la (Direction départementale des territoires (DDT).
A partir d’un diagnostic du Syndicat de gestion de la ressource en eau de la Drôme (SYGRED) en 2014, il a été décidé d’effectuer une transition d’une irrigation gravitaire vers une irrigation par pompage, une nappe phréatique reliée à la rivière permettant un forage au sein de la zone agricole. Le forage et le réseau de distribution ont ainsi été créés entre 2015 et 2018 (forage à 10 m de profondeur avec un débit de 80 m3/heure, 2 kms de tuyaux d’amenée d’eau avec 17 bornes de prélèvement, ce qui permet une pression satisfaisante sur l’ensemble du réseau). Cette nouvelle approche a ainsi permis de respecter les obligations réglementaires nouvelles issues de la loi sur l’eau de 2018 : dispositif de comptage des volumes prélevables et moyens de restitution du débit réservé vers le milieu naturel.
La gestion de l’eau pour l’agriculture sur la zone de l’ASA a représenté un véritable enjeu économique, car sur les 30 ha, un tiers est actuellement géré par des agriculteurs exploitants, un tiers est en friche et le dernier tiers sert pour des activités de loisirs. Quand il a fallu passer d’un budget de l’ASA de 3.000 € à un budget de 280.000 € pour gérer l’investissement, le consensus a été difficile à trouver, compte tenu du nombre de propriétaires et de la diversité des usagers. Mais le soutien public (80% des investissements, via l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée et le conseil départemental de la Drôme) a été une incitation essentielle pour la prise de décision collective.
Ce changement de mode de gestion de l’eau a eu des impacts très rapides et très forts. Le premier d’entre eux a été la forte augmentation du prix du foncier (+20% en 2 ans), même si la zone, classée zone agricole, n’est pas destinée à devenir zone constructible. Cet impact va devoir être maîtrisé pour permettre le maintien d’un usage agricole. Un autre impact a été la tension entre les différentes parties prenantes de la zone (propriétaires et usagers) pour gérer la promiscuité entre les parcelles, avec le risque de conflits d’usages selon le mode de production (agriculture biologique ou conventionnelle, productions en AOP ou non, etc.). A titre d’exemples, pour les productions AOP, la zone regroupant les aires géographiques du vin de Côtes du Rhône, de l’olive de Nyons et de l’abricot des Baronnies, il est très difficile de changer les modes de production, et ce d’autant plus que le marché en agriculture conventionnelle ne pose pas de difficultés. Un troisième impact a été la création d’un espace test agricole, pour permettre d’expérimenter de nouvelles installations de jeunes agriculteurs sur les terrains évoluant vers la friche.
Cet exemple permet de rendre compte de la complexité de la gestion de l’eau sur un territoire très local quand il faut intégrer de nouvelles normes réglementaires mais également l’avis des différents usagers du territoire. L’organisation en ASA permet d’avoir un lieu d’échanges, de discussions et de construction de consensus pour favoriser l’acceptation des différents points de vue, en particulier pour permettre le développement des usages agricoles.
Note
[1] Il existe aussi des systèmes agro-sylvo-pastoraux en zones arides ou semi-arides qui ne s’appuient pas sur l’agriculture irriguée mais sur des activités extensives. L’intégration de l’arrosage est un processus complexe qui passe généralement par l’adaptation aux crues de rivières intermittentes et à la présence d’eau pérenne accessible par des sources naturelles ou artificielles (puits et qanats). La densité démographique est à la fois une condition et une conséquence pour que cette évolution se produise.
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