La ressource naturelle biodiversité
En mémoire de Jacques Lepart (1947-2020)
Pascal Marty* et Margaux Alarcon**
* Maison Française d’Oxford, USR 3129 CNRS, Umifre 11 MEAE-CNRS
**Muséum National d’Histoire naturelle, UMR 7204 CESCO
Résumé
En agriculture intensive, la place et les conditions de vie des espèces sauvages est limitée. Agriculture et biodiversité semblent s’exclure et la nécessaire réconciliation entre agriculture et biodiversité fait l'objet d'intenses discussions. Ce texte revient sur quelques étapes de l’histoire de l’écologie appliquée qui ont contribué à figer la représentation d’un monde agricole négligeant les paramètres naturels et donc responsable d’une dégradation de son environnement. Il montre ensuite comment l’attention portée à la biodiversité devient, dans des contextes agricoles contemporains très différents, un élément structurant de l’activité d’exploitant agricole.
Mots clefs : agriculture, biodiversité, care, ressource
Abstract
Living conditions for wildlife are limited in intensive agriculture. Agriculture and biodiversity seem to be mutually exclusive and the necessary reconciliation between agriculture and biodiversity is a matter of intense discussion. In this text we look back at some historical episodes of applied ecology that have contributed to fixing the representation of an agricultural world that disregards its natural environment and is therefore liable for the degradation of its environment. In a second section we show how, in very diverse contemporary agricultural contexts, the attention paid to biodiversity becomes a structuring element of a farmer's activity.
Key words: agriculture, biodiversity, care, resource
Introduction : en mémoire de Jacques Lepart (1947-2020)
Lors de la préparation de ces Journées Olivier de Serres, les organisateurs avaient pris contact avec Jacques Lepart. La maladie en a décidé autrement. Jacques Lepart nous a quittés le 4 juillet 2020. Diminué physiquement mais resté actif scientifiquement jusqu’aux derniers moments, il n’a pas pu participer au colloque au Pradel en septembre 2019. Ce texte est écrit en sa mémoire.
Jacques Lepart a eu deux contributions majeures à la conservation de la biodiversité. Il a été acteur du déploiement d’actions de conservation dans les territoires en présidant le Conservatoire d’Espaces Naturels du Languedoc Roussillon puis d’Occitanie pendant 23 ans. Il a aussi été au cœur de la production de connaissances savantes opératoires pour la conservation. Ingénieur de recherche au CNRS, ayant fait toute sa carrière au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (UMR 5145 CNRS, anciennement CEPE - Centre d'Etudes Phytosociologiques et Ecologiques Louis Emberger). Il a été auteur ou co-auteur de près de 150 publications entre 1980 et 2020. Après sa formation d’ingénieur agronome, il s’est orienté vers la recherche en écologie, peu tenté par les métiers offerts dans l’encadrement de la production agricole à une époque où dominait ce qu’on pourrait appeler le paradigme productiviste.
Son parcours d’écologue est représentatif de l’évolution de sa discipline : Jacques Lepart a débuté dans un projet de stockage, partage et synthèse de données de recherche, l’Écothèque méditerranéenne, dirigée par Gilbert Long. Il s’est ensuite orienté vers l’écologie des populations et l’analyse des paysages. Le modèle théorique de la succession végétale l’a guidé dans l’analyse du rôle des espèces ligneuses dans la transformation des paysages méditerranéens. En étudiant une autre espèce ligneuse, Phillyrea angustifolia, il a exploré des processus populationnels et a été co-auteur de publications de très haut niveau sur les systèmes de reproduction des plantes et sur le phénomène d’androdioécie.
Ses travaux sur les paysages l’ont amené à réfléchir aux thèmes qui étaient au centre de ce colloque : les interactions entre la biodiversité et l’espace et les pratiques agricoles. En dirigeant la thèse d’Olivier Rousset (Rousset, 1999), Jacques Lepart s’intéresse à la diffusion des espèces ligneuses dans l’espace. Il étudie ce phénomène en prenant comme modèle un milieu humain marqué par de puissantes transformations des systèmes agro-pastoraux : les Grands Causses du Massif Central. Les recherches menées avec ses étudiants et ses co-auteurs montrent comment la dynamique des espèces ligneuses et les facteurs sociaux qui la déterminent expliquent les transformations des formes du paysage. En prenant comme point de départ l’observation de l’installation et de la survie des plantules, il renverse la perspective et démontre les processus de compétition et de facilitation dans la succession végétale qui ouvrent sur la compréhension des transformations des paysages, alors que les analyses d’images aériennes ou satellitales permettent juste de repérer et de décrire des motifs. S’appuyant sur ses nombreuses lectures de travaux des sciences humaines et sociales, Jacques tire la conviction que le paysage et ses transformations sont d’après lui caractérisés par « un déterminisme social tissé de naturel » : le paysage résulte des interactions entre les modes d’utilisation des sols (intensité du pâturage, modalités de mise en culture...) et la dynamique démographique et spatiale de la végétation, et particulièrement des espèces ligneuses qui structurent les motifs paysagers.
Les réflexions présentées dans ce texte doivent beaucoup aux discussions avec Jacques Lepart, pour préparer cette intervention au colloque et plus largement au cours de plusieurs collaborations scientifiques. Son rôle dans un premier groupe de travail sur le care [1] a été décisif. Les échanges avec lui ont abouti au choix d’un terrain pour la thèse de Margaux Alarcon.
On peut comprendre l’expression « la ressource naturelle biodiversité [2]» comme désignant, parmi la grande diversité des formes de vie, celles que les humains considèrent en fonction de leurs objectifs. En contexte agricole, on peut en effet observer que les humains ont domestiqué certaines formes, en tolèrent ou en éliminent d’autres. Il nous semble pourtant que l’expression « ressource biodiversité » implique une tension entre deux forces qui s’opposent. La première (« ressource ») fait référence à des processus où un travail humain transforme un milieu afin qu’il produise préférentiellement des plantes cibles destinées à nourrir humains et animaux domestiqués. Cette transformation se fait au détriment d’autres espèces végétales et animales exclues directement ou indirectement par les pratiques agricoles (Newbold et al., 2015). Un régime d’usage du sol s’impose, parce qu’il est performant pour la production de certains biens mais pas pour la biodiversité (Foley et al., 2005). Mais s’agissant de « biodiversité », terme ayant fait depuis son invention l’objet de très nombreuses discussions et efforts de définition depuis, on peut retenir ici, en contrepoint, l’idée de la diversité des formes de vie qui peut s’exprimer de manière variable en fonction des échelles d’espace et de temps. Parmi les régimes d’usage agricole des sols, les formes les plus intensives – mécaniquement et chimiquement - ont considérablement réduit les conditions de vie et donc l’espace d’expression des espèces non ciblées. Il serait pourtant hasardeux de conclure qu’agriculture et biodiversité s’excluent et que les acteurs du monde agricole n’ont jamais eu d’intérêt pour la diversité des formes de vie rencontrées dans leur espace de vie et de travail. Pourtant l’idée d’une nécessaire réconciliation entre agriculture et biodiversité est intensément discutée, laissant entendre que biodiversité et ressources agricoles sont encore traitées et conçues comme appartenant à des mondes différents. Et dans le même temps, depuis la fin du XXème siècle, l’agroécologie, comme science et comme pratique, s’est imposée comme une alternative crédible aux formes intensives d’agricultures. Comment expliquer alors que la séparation entre biodiversité et ressource soit aussi ancrée ? Quelles sont les pistes contemporaines qui permettent d’envisager non plus la biodiversité comme séparée de la ressource agricole mais bien comme une ressource pour l’agriculture et un compartiment à piloter dans le système de production agricole ?
Dans un premier temps le texte reviendra sur quelques étapes de l’histoire de l’écologie appliquée qui ont contribué à figer la représentation, en contexte méditerranéen, d’un monde agricole négligeant les paramètres naturels que la science permettrait de connaître et donc responsable d’une dégradation de son environnement. Ensuite, nous montrerons comment l’attention portée à la biodiversité devient, dans des contextes agricoles très différents, un élément structurant de l’activité d’exploitant agricole.
Sciences de la végétation : connaissances savantes contre pratiques paysannes, ressource contre biodiversité
A la fin du XIXème siècle, Charles Flahault (1852-1935), professeur de botanique à l’université de Montpellier, débute un travail scientifique qui aura une influence majeure sur les conceptions normatives du paysage méditerranéen, c’est-à-dire sur la manière dont un grand nombre d’acteurs définiront les caractéristiques qu’il devrait avoir et la forme que devrait prendre sa gestion. Flahault donne une impulsion décisive à la cartographie de la végétation en développant des travaux sur la nomenclature phytogéogaphique et sur la cartographie des associations végétales (Lepart et Marty, 2020). Le système qu’il met en place permet de caractériser du point de vue de la végétation des régions aux conditions de sols et de climat homogènes. Le projet cartographique de Flahault est repris et continué par ses successeurs, Henri Gaussen (1891-1981) et par son gendre L. Emberger (1897-1969), avec des projets de couverture cartographique du pays qui connaîtront des fortunes différentes : le projet Emberger, au 1/250 000, ne sera pas complété ; le projet Gaussen aboutira à la Carte de la végétation de la France au 1/200 000.
Pour Flahault, la carte doit non seulement représenter la végétation mais fournir aussi des indications fiables et compréhensibles pour la mise en valeur agricole et forestière (Flahault, 1896). Il souhaite que ses cartes adoptent une nomenclature facilement compréhensible, en langage vernaculaire, sans termes grecs ou latins. Du point de vue de l’aménagement de l’espace, le travail de Flahault se situe dans contexte très marqué par les projets de reboisement et de lutte contre la dégradation des terrains de montagne. Flahault est proche des positions tenues par les forestiers. Il se mobilise fortement, surtout vers la fin de sa carrière, en faveur des reboisements : au sein de la Commission départementale de reboisement de l’Hérault, entre information et propagande, il imite auprès des propriétaires privés, des instituteurs pour le reboisement et la plantation d’arbres. Il juge les reboisements nécessaires pour contrer les effets négatifs des pratiques agricoles et pastorales.
Pour Flahault, la phyto-géographie donne une base scientifique à la gestion de l’espace. Le concept de « vocation des terres » stipule qu’il existe pour chaque parcelle un mode d’utilisation adapté : forestier, agricole ou pastoral. La lecture de la végétation permet de déterminer cette vocation qu’il considère comme découlant de lois de la nature. Mais Flahault constate que les usages des terres en région méditerranéenne ignorent largement ces vocations. Même s’il essaie de trouver des relais dans les territoires, auprès des élites, pour promouvoir un usage des terres qui respecterait ces vocations, sa critique du pastoralisme, des éleveurs et des bergers est très virulente. La grille de lecture que Flahault applique aux espaces agro-pastoraux repose sur un modèle de succession végétale dit de succession régressive : la répétition dans le temps de coupes de bois, d’incendies, de pâturage a abouti au remplacement de la végétation forestière par un paysage dominé par la végétation buissonnante et herbacée des landes ou des garrigues. Pour Flahault, les usagers de l’espace sont responsables de sa dégradation. Il formule un jugement normatif sur les pratiques et ne s’interroge pas sur les logiques sociales ou économiques qui les sous-tendent. Il n’envisage pas non plus l’hypothèse qu’une partie de ces espaces ait pu faire à un moment ou un autre de l’histoire l’objet d’une mise en valeur par la culture, et donc que le pâturage ne soit pas totalement responsable du recul de l’état boisé. Les idées de Flahault sur la dégradation des milieux par des pratiques agro-pastorales non raisonnées se diffusent en France et en Europe (Lepart et al., 2000). Dans les travaux des écologues et des géobotanistes, le pâturage est décrit souvent comme un surpâturage, notion employée très fréquemment et sans analyse des logiques qui expliqueraient les usages.
Cet épisode historique a son importance dans l’analyse de relations entre usage des ressources agricoles et biodiversité. La lecture par le prisme de la dégradation des milieux consolide l’idée que les pratiques agropastorales sont néfastes au maintien d’un bon état de l’environnement et que, par extension, l’activité agricole en général ne serait pas compatible avec des objectifs de conservation de la nature. Ces derniers sont réalisés, après la deuxième guerre mondiale, dans des espaces où l’agriculture est absente, ce qui contribue à renforcer la séparation entre espaces naturels et espaces agricoles. Alors que Flahault et certains de ses successeurs (Gaussen, Emberger) défendaient l’idée que les connaissances écologiques devaient servir à fonder une exploitation rationnelle des ressources, progressivement l’écologie appliquée au développement agricole devient un domaine marginal. À partir du milieu du 20ème siècle, en lien avec la modernisation agricole, d’autres forces (génie mécanique, génie chimique, génie génétique) sont désormais au service du développement agricole. L’écologie scientifique effectue un repli sur l’analyse de processus fondamentaux. Dans sa dimension appliquée, elle se centre sur les espaces naturels protégés et sur la protection des espèces rares ou menacées. Ressource et biodiversité sont désormais traitées dans des champs bien séparés.
La biodiversité comme ressource : porter attention à la diversité du vivant en agriculture
L’intensification des modes de production agricoles est un des facteurs d’accélération de la crise de la biodiversité (Green et al., 2005). La simplification des mosaïques de paysages, la destruction d’habitats naturels et l’utilisation accrue d’intrants chimiques et de fertilisants sont identifiés comme des causes d’érosion de la biodiversité. A la suite de la mécanisation et de la concentration des exploitations, l’exercice du métier d’agriculteur semble désormais consister à réaliser dans un calendrier tendu un programme d’interventions sur les sols très dépendant de cahiers des charges dictés par l’industrie des pesticides et des fertilisants, sous peine de ne pas remplir des objectifs de production dont dépend le revenu généré par l’entreprise. Dans ce contexte, la production de la ressource est de plus en plus déconnectée de l’observation et de la prise en compte de la biodiversité. On se trouve alors dans un schéma où il faudrait choisir entre assurer la production de la ressource ou perdre en performance pour faire place à la biodiversité.
Pourtant, même dans des paysages et dans des formes d’agricultures très marquées par l’intensivité de l’agriculture, des attitudes et des pratiques de soin à l’égard du vivant, notamment du végétal cultivé, peuvent exister (Alarcon, 2020). Les formes d’agriculture dites « conventionnelles » sont plurielles et il est inopératoire d’opposer de manière binaire un système intensif à un autre qui serait écologique. Il existe en effet une diversité des trajectoires agricoles et un grand nombre de formes alternatives à l’agriculture intensive, à l’échelle des territoires, des secteurs ou des filières (Galliano et al., 2017 ; Barbottin et al., 2018). Dans ces contextes pluriels, on peut repérer une place laissée à la nature et l’existence de relations qui se tissent avec les éléments de nature (Alarcon et al., 2020). Pour repérer ces formes de relation entre humains et entités naturelles non-humaines au sein des pratiques agricoles, on peut s’appuyer sur l’éthique du care, une philosophie morale issue de la pensée féministe, développée d’abord aux Etats-Unis dans les années 1980 en psychologie avec les travaux de Carol Gilligan, puis en philosophie (Tronto, 1993 ; Laugier, 2012). L’éthique du care a souvent été mobilisée pour étudier les relations entre humains mais elle peut aussi être utilisée pour caractériser des types de relations des individus à d’autres espèces, ou à la nature plus largement. Utiliser le cadre d’analyse du care permet de mettre en évidence la prise en compte de la diversité des formes de vie dans l’exercice de l’activité agricole. La théorie du care souligne à la fois l'interdépendance et les relations existantes entre les humains, les animaux, les plantes, et aussi le fait que la vulnérabilité des humains est partagée avec d'autres éléments des écosystèmes, y compris les vivants non-humains (Krzywoszynska, 2016 ; Bellacasa 2017).
Les enquêtes conduites dans ce cadre par Margaux Alarcon (Alarcon, 2020) avaient pour objectif de comprendre en quoi certaines pratiques d’agriculteurs intègrent la prise en compte de la diversité et de la vulnérabilité des systèmes naturels. Elles ont permis de dégager certaines caractéristiques des trajectoires des pratiques agricoles qui amènent à des formes d’écologisation de l’agriculture, c’est-à-dire, à faire que des agriculteurs transforment leurs pratiques et leurs relations à la nature de manière à rapprocher production de la ressource d’une part et soin et attention portés à la biodiversité d’autre part. Les enquêtes par entretiens et observations ont été conduites dans trois terrains d’étude (viticulture dans le département de l’Hérault ; céréaliculture dans le Bassin Parisien ; céréaliculture et polyculture-élevage en Wallonie) auprès d’agriculteurs et d’agricultrices insérés principalement dans trois trajectoires d’écologisation de l’agriculture, et dans les réseaux associés : agriculture raisonnée, agriculture de conservation, agriculture biologique.
Ainsi, les agricultrices et les agriculteurs qui sont allés vers l’agriculture raisonnée décrivent la façon dont ils en sont progressivement venus à adapter le nombre de passages et les quantités de produits utilisés pour traiter leur vigne, là où des années auparavant ils traitaient systématiquement à date fixe et prédéfinie à l’avance. Traiter moins souvent, et avec moins de produits a pu, notamment, leur demander d’accepter dans leurs parcelles, jusqu’à un certain point, la présence de symptômes de maladies et d’espèces herbacées entre les rangs de vigne. Ces changements pratiques se sont aussi accompagnés d’une reconnaissance de l’existence de certaines espèces favorables dans les cultures, traduite par la volonté de favoriser la présence de ces « auxiliaires de culture » dans les exploitations.
Ensuite, pour les agriculteurs qui sont allés vers les techniques de l’agriculture de conservation des sols, les changements ont porté sur l’arrêt ou a minima la diminution de la pratique du labour, mais par le maintien du recours au désherbage chimique. Réduire au minimum le travail du sol a impliqué pour certains de recourir à certaines technologies et certaines machines spécifiques, en particulier celles permettant le semis-direct. Ces changements techniques progressifs ont souvent conduit les agriculteurs à redéfinir leur conception des sols sur lesquels ils avaient l’habitude de travailler. En effet, de nombreux agriculteurs qui sont allés vers les techniques de l’agriculture de conservation racontent comment, en travaillant moins leurs sols, ils se sont rendus compte de la vie qu’ils contenaient et de la nécessité de les préserver.
Enfin, les agriculteurs qui sont allés vers l’agriculture biologique mentionnent souvent les façons dont ils ont d’abord expérimenté certaines techniques sur un nombre limité de parcelles avant de les déployer plus largement sur l’exploitation. Certains décrivent également comment ils peuvent procéder à des allers-retours dans leurs pratiques. C’est le cas par exemple d’agriculteurs en agriculture biologique qui essaient temporairement sur leurs parcelles - ou une partie d’entre elles - certaines techniques de l’agriculture biodynamique, pour finalement les abandonner après quelques années. Souvent, ces changements sont associés à la volonté de ne pas « stresser » la nature et à la reconnaissance de l’importance de ne pas contrôler totalement les processus naturels qui opèrent dans les cultures, malgré eux.
Les enquêtes confirment donc que les formes prises par l’écologisation de l’agriculture sont diverses et constituent souvent pour les agriculteurs et les agricultrices des compromis, non seulement techniques, mais également moraux (Hache, 2011), par exemple, dans des cas où malgré l’adoption de positions éthiques non interventionnistes au nom du respect des formes de vie, certaines interventions chimiques auront lieu. En effet, les choix techniques impliquent souvent d’arbitrer entre des exigences qui peuvent entrer en compétition. On constate ainsi que, dans l’ensemble, les agricultrices et les agriculteurs sont amenés à reconnaître l’intérêt pour eux de certaines espèces animales ou végétales, et qu’ils peuvent en venir à s’appuyer sur les interactions entre espèces dans leurs pratiques et à coopérer avec certaines de ces espèces. On assiste en ce sens à une reconnaissance et à une prise en compte progressive des interactions entre espèces dans les pratiques, par les agriculteurs. Dans cette perspective, les pratiques et les relations à la nature s’écologisent (Latour, 2012), dans la mesure où ces relations sont marquées notamment par l’acceptation par les humains de ne pas pouvoir maîtriser complètement les interactions écologiques. La prise de conscience de la richesse de leur environnement de travail par les agriculteurs traduit plus largement un changement de regard sur les exploitations et peut contribuer à transformer finalement leur rapport à leur propre métier. En effet, nombre d’entre eux ont évoqué dans les enquêtes le fait que les changements techniques et les nouvelles relations aux plantes et aux sols qu’ils impliquaient avaient rendu leur métier plus compliqué, mais également plus passionnant à exercer. La plupart des personnes rencontrées racontaient en effet ressentir un plaisir nouveau à exercer pleinement leur métier, et partageaient leur sentiment de n’être plus seulement des « chimistes » ou des « chauffeurs de tracteurs », certains allant même se redéfinir comme des paysannes ou des paysans.
Conclusion
L’existence de pratiques d’attention et de soin porté à la biodiversité, c’est-à-dire à une diversité de formes de vie, permet d’établir ou de rétablir le lien entre ressource et biodiversité. Certains épisodes de l’histoire de l’écologie appliquée montrent en effet comment des jugements normatifs ont construit l’image d’un monde agricole centré sur la production de ressources sans considérer la diversité du vivant dans son environnement. La marche forcée vers l’intensification a consolidé cette rupture entre biodiversité et agriculture. Pourtant de nombreuses situations contemporaines montrent que des agricultrices et des agriculteurs redéfinissent la place que la biodiversité tient dans l’exploitation et dans leur manière de la conduire. La diversité des formes de vie est mise au service de la production, avec un gradient de situations qui vont de produire en respectant la biodiversité jusqu’à produire avec la biodiversité et même produire de la biodiversité. Sans que ces pratiques se définissent comme telles, elles illustrent ce que peut être l’agroécologie : tolérer et utiliser la diversité sous plusieurs formes – diversité paysagère, diversité des plantes et des animaux – plutôt que d’investir des moyens techniques, chimiques, génétiques, humains dans la protection et l’isolement de plantes cibles à fort rendement. Ces pratiques illustrent aussi un autre point, qui était une conviction de Jacques Lepart : une des solutions à l’érosion de la biodiversité réside dans la mise en œuvre d’actions et d’initiatives d’écologisation du territoire par ceux qui le gèrent et qui le connaissent, au premier rang desquels les agricultrices et les agriculteurs.
Note
[1] Réseau thématique pluridisciplinaire CNRS « Care et environnement » (2012-2015), piloté par Sandra Laugier et Pascal Marty.
[2] Une analyse de l’évolution de la biodiversité comme ressource est développée dans l’article « La ressource naturelle et son évolution dans le temps » de ce numéro.
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