Comment les ressources naturelles gérées par l’agriculture peuvent évoluer comme bien commun ?
Sarah VANUXEM1, Marc BENOIT,2 Margaux ALARCON3 et Pascal MARTY4
1Université de Côte d’Azur sarahvanuxem@msn.com
2Inrae, ACT, unité Aster
3UMR CESCO, Museum National d’Histoire Naturelle
4USR 3129 CNRS Maison Française d’Oxford et Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Introduction
Ce texte est une réflexion sur la notion de bien commun (Ostrom 1990) et cherche à illustrer, par trois exemples, ce que sont les intérêts et les limites de son usage dès lors qu'on réfléchit à la gestion des ressources naturelles par l'agriculture. Le texte étudie d'abord, sur le terrain du droit, dans quelle mesure on peut considérer la biodiversité et les ressources naturelles comme des biens communs. Dans un deuxième temps, le texte aborde la notion de commun appliquée à la gestion des parcellaires agricoles, en examinant deux exemples d'usages collectifs de ressources naturelles fondés sur des règles de coordination des acteurs. Il analyse enfin comment des pratiques proches de l'éthique du Care peuvent créer un réseau de situations locales favorables à la réconciliation entre gestion des ressources naturelles et conservation d'un bien commun, la biodiversité.
Pour nous aider à nous positionner, nous proposons de mobiliser une classification des biens communs d’après Ostrom (1990). Nous distinguons ainsi :
- Les biens publics, tels les routes, chemins vicinaux, bascules communales, ainsi que des propriétés communales (parcelles agricoles et forestières) indispensables aux activités agricoles ;
- Les biens à péages, tels que les passages d’octrois, péages autoroutiers ;
- Les ressources communes, représentant les communs, au sens fort du terme (commoners) comme les sectionnaux, assolements collectifs, alpages, lavoirs et abreuvoirs ;
- Enfin, les biens privés tels que des parcelles, bâtiments et matériels.
Figure 1 : La classification des biens communs selon E. Ostrom (2002)
La biodiversité et les ressources naturelles, biens communs ? Un point de vue juridique
À la question de savoir si la biodiversité et les ressources naturelles sont des biens communs plusieurs réponses peuvent être apportées sur le terrain du droit.
Une première réponse, tirée de la Convention sur la Diversité Biologique, fameuse convention internationale de 1992, adoptée et ratifiée par l’État Français, est que la biodiversité est une « préoccupation commune de l’humanité ». Une « préoccupation commune de l’humanité » et non un « patrimoine commun de l’humanité » comme on le disait jusqu’alors car, à l’époque, en 1992, les pays des suds ont souhaité que leurs ressources biologiques ne soient plus librement accessibles, en particulier, aux chercheurs des pays du nord. Aussi, la Convention sur la Diversité biologique précise-t-elle aussitôt que les ressources biologiques sont sous la souveraineté des États.
Une deuxième réponse peut être apportée, cette fois, au niveau national : l’article L. 110-1 du code de l’environnement, qui ouvre le code de l’environnement, précise que les ressources naturelles et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation française. On peut donc considérer que les ressources naturelles et la biodiversité participent d’un patrimoine commun, c’est-à-dire d’une universalité de choses, en l’occurrence d’entités vivantes, appartenant à la nation française dans son ensemble. Cette deuxième réponse peut surprendre car à la lecture, non du code de l’environnement, mais du code civil, on apprend que le propriétaire foncier a la propriété du sol et, même, au-delà : la propriété du dessus et du dessous du sol, soit des êtres vivants susceptibles de surplomber comme de former la richesse de son fonds de terre. Le propriétaire foncier aurait ainsi la propriété des éléments composant son sol : vers de terre, champignons, systèmes racinaires… lesquels participent de la biodiversité que l’on vient, pourtant, d’écrire appartenir au patrimoine commun de la nation française. A notre sens, il faut en conclure que le propriétaire foncier n’a jamais, à l’examen, la propriété de la terre même, mais seulement des droits en elles. Mais ce qu’il faut préciser est qu’il est désormais possible pour un propriétaire foncier de résoudre le paradoxe en affectant volontairement son fonds de terre à la biodiversité. Depuis la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, un propriétaire foncier a, en effet, la possibilité de mettre son fonds de terre au service de la biodiversité en grevant celui-là d’une servitude environnementale, appelée « obligation réelle environnementale ». Grevé d’une telle servitude, le fonds de terre se trouve obligé de rendre un service à la biodiversité : un service que l’on qualifie aujourd’hui de service écosystémique.
Une troisième réponse peut alors être apportée à la question posée du statut des ressources naturelles et de la biodiversité : préoccupation commune de l’humanité et patrimoine commun de la nation française, la biodiversité peut encore être titulaire ou propriétaire de droits. Lorsqu’un propriétaire foncier grève son fonds de terre d’une obligation réelle environnementale (d’une servitude environnementale) au bénéfice de la biodiversité, le fonds de terre grevé devient débiteur d’une obligation de rendre un service à la biodiversité et, réciproquement, la biodiversité devient créancière d’une prestation de service auprès dudit fonds de terre. Que la biodiversité puisse être regardée comme propriétaire de droits, créancière de services écologiques, c’est là une réponse qui peut étonner. Pourtant, il ne s’agit là, selon nous, que d’une déclinaison du droit très classique des servitudes ou des services fonciers, qui occupe plusieurs dizaines d’articles du code civil depuis 1804. Ainsi les servitudes d’écoulement des eaux, les distances des plantations, ou bien encore, la servitude légale de passage sont des servitudes ou services fonciers définis dans le code civil comme des charges grevant des fonds de terre pour l’usage et pour l’utilité d’autres fonds de terre (appartenant à d’autres propriétaires). C’est au bénéfice des fonds de terre, et non des propriétaires fonciers, que des servitudes peuvent ainsi être instituées ; c’est à des fonds de terre que d’autres fonds de terre doivent rendre des services fonciers. Ce sont les fonds de terre qui sont réciproquement créanciers et débiteurs de prestations de service, non les humains. A la lumière de cet ancestral droit des servitudes ou des services fonciers, nous pouvons donc avancer que les services écosystémiques sont ces nouveaux services fonciers que les fonds de terre grevés d’une obligation réelle environnementale doivent rendre à la biodiversité ou au grand fonds de la Terre.
Le lecteur pensera peut-être que nous avons perdu, en chemin la notion de bien commun. Mais c’est en apparence seulement. Car le droit des servitudes ou des services fonciers a longtemps été employé, tout au moins aux 18 ème et 19ème siècles, pour rendre compte des droits d’usage collectifs des communautés villageoises, pour rendre compte, autrement dit, des biens communaux. En effet, les droits collectifs de forestage, de pacage, de cueillette, de chasse… étaient parfois réputés appartenir aux habitants d’un village, à la collectivité, à la généralité ou à l’universalité des habitants d’un village (ce que traduit notre actuel article 542 du code civil). Mais ils étaient aussi, et le plus souvent, réputés appartenir aux maisons, aux bâtiments, aux fermes du village. L’ensemble des communaux appartenaient à l’ensemble des corps de ferme du village, c’est-à-dire que les droits d’usage collectifs appartenaient à un collectif de murs, de pierres, de minéraux, de bois, d’humus… bref à un collectif de ressources naturelles composées d’éléments participant de la biodiversité.
Nous pouvons alors apporter une quatrième réponse à la question de la biodiversité et des ressources naturelles comme biens communs : à l’examen, les ressources naturelles ne sont pas des biens communs qu’une communauté d’êtres humains choisirait de rassembler puis de gérer ensemble ; à l’examen, les ressources naturelles sont, en tant qu’elles participent des fonds de terre les communiers eux-mêmes, les commoners. Regarder les ressources naturelles, non pas comme des biens mis en commun par des communautés d’êtres humains, mais comme les membres de communautés villageoises, cela peut paraître fort étrange, mais c’est une analyse que font maints historiens. Ainsi, à propos des associations territoriales de l’eau, l’historienne Alice Ingold note que les communiers, les commoners, étaient les terres mêmes, non les humains. On pourrait bien sûr penser qu’il s’agit là d’histoires anciennes, mais ici même dans l’environnement du Domaine Olivier de Serres, ou du moins un peu plus au nord, sur le haut plateau ardéchois, les droits d’usage collectif (les communaux, et plus exactement les sectionnaux) étaient réputés au moins jusque dans les années 1980 attachés aux anciennes maisons de village. Que les communaux appartiennent aux corps de ferme, non aux humains, c’est ce qu’expliquent toujours actuellement des agriculteurs de la section de commune du Goudoulet, c’est-à-dire de l’une des fractions ou collectivités infra-communale de la commune de Sagnes et Goudoulet en Ardèche.
Cette approche des communaux nous paraît importante. Car on définit généralement les Communs comme résultant de la mise en commun de ressources, en particulier de ressources naturelles, par des communautés exclusivement composées d’êtres humains. Or, c’est là une approche que l’on pourrait qualifier d’ethno centrée ; elle correspond à la manière dont les occidentaux de l’époque moderne ont l’habitude de se représenter respectivement les êtres humains et les êtres non-humains : tandis que les humains sont regardés comme des sujets actifs, dotés d’une libre volonté – les non-humains, en particulier lesdites ressources naturelles – sont considérés comme des objets passifs, entièrement disponibles entre les mains des humains. Le problème est que cette dichotomie communauté humaine/ressources naturelles ne correspond pas nécessairement à la manière de vivre et de penser de ceux dont on prétend étudier les Communs, notamment aux suds. Au nord aussi, les agriculteurs des écoles buissonnières, ceux que l’on dit en marge ou minoritaires, et qui revendiquent le titre de paysans, présentent généralement les ressources naturelles, tout au moins, les animaux et végétaux, non comme des biens entièrement disponibles entre leurs mains, mais comme des partenaires ou compagnons. Redéfinir les ressources naturelles comme de possibles communiers ou commoners, plutôt que comme des biens communs, ce pourrait donc être une voie pour renouveler notre approche des Communs.
Outre le statut de préoccupation commune de l’humanité, de patrimoine commun de la nation française, de propriétaire de droits de créance, la biodiversité peut être qualifiée de personne juridique. Tout au moins, la biodiversité apparaît-elle comme un sujet de droit ou une entité participante de la personnalité juridique de la Terre-mère ou Pachamama en Equateur et en Bolivie. À la lumière de ces droits sud-américains, l’on pourrait donc convenir que la biodiversité n’est pas un bien commun, mais une composante de la personne collective de notre planète Terre. On peut bien sûr relever que le mouvement de personnification de la nature et de ses éléments ne concerne que la Bolivie, l’Équateur, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, la Nouvelle-Calédonie ou l’Ohio aux Etats-Unis… et qu’il y a là une utopie, somme toute plaisante mais pas très sérieuse. Sauf que le procédé utilisé n’est autre que la technique occidentale moderne de la personnification ou représentation, et qu’il n’est pas sûr que la métropole française ne connaisse aucun exemple de nature-sujet de droit. Pour ne prendre qu’un exemple, il est permis de se demander si la biodiversité et les ressources naturelles ne sont pas une composante de la personnalité juridique des parcs nationaux. Car le code de l’environnement reconnaît à ces aires protégées le statut de personne juridique. A la question du statut de la biodiversité et des ressources naturelles, nous pouvons donc faire cette 5ème et ultime réponse : ces entités pourraient participer de personnes juridiques de la nature [1].
Deux exemples sur des règles de gestion du foncier agricole, interrogeant la notion de bien commun
Historiquement, des pans entiers de l’activité agricole ont été et sont encore de l’ordre des biens communs, en particulier dans la façon d’utiliser le foncier agricole.
Exemple de l’openfield : système agraire géré comme un bien commun
Le fonctionnement de l’openfield dans le Centre européen est un bon exemple de gestion du foncier agricole en bien commun, jusqu’aux bouleversements des remembrements et d’individualisation des parcellaires d’exploitations [2].
L’openfield est défini comme les paysages agraires à champs ouverts les uns sur les autres, sans clôture et sans haie, par opposition au bocage individualiste (Meynier, 1958). Les champs ouverts signifient que chacun pouvait, et même devait, compte tenu du morcellement des parcelles culturales, cheminer sur les parcelles des autres paysans du village pour accéder aux siennes. Ceci induisait une autre gestion commune, celle des assolements.
La règle est alors la liberté de passage associée à l’homogénéité d’assolement.
En effet, les paysages d’openfield ne sont fonctionnels qu’associés à trois règles agronomiques communes :
- L’assolement concerté et obligé, imposant que le finage communal soit divisé en trois parties, les soles, où tous les agriculteurs ayant des parcelles dans une sole étaient contraints d’y pratiquer la même culture que leurs voisins. L'assolement commun consistait alors en une rotation des soles à l’échelle du finage villageois, biennal dans les régions méditerranéennes, triennal dans les régions plus tempérées.
- Les successions de culture identiques pour tous, car la « rotation » des soles sur le finage communal induisait une succession de cultures identique pour tous,
- Et le calendrier de travail défini par les dates des bans de labour. Ces dates d’autorisation de labour étaient identiques pour tous et réglaient la fin de la période de vaine pâture. Cette vaine pâture était la période clé qui permettait une pâture des animaux de la communauté sur les champs de tous entre récolte (vers juillet-août) et ban de labour (calé vers fin novembre –début décembre).
Ces règles communes se fondent sur la régulation communautaire, très souvent villageoise, de trois ressources qui deviennent communes : le temps de travail, l’usage de la terre, l’accès aux repousses après récolte. Ces règles sont discutées collectivement, et instruite le plus souvent en conseil municipal, et participent aux bans communaux.
Agronomiquement nous pouvons y lire trois avantages collectifs :
- le sol était l’objet d’une successions de cultures, dont souvent une première année, dite de jachère, qui consistait en une suites de labours superficiels utiles pour la maîtrise des adventices et la percolation des eaux des précipitations ;
- les manouvriers sans terre avaient, comme tous, le droit de glaner les champs moissonnés sans crainte de prélèvements sur les champs non moissonnés. Avant le ban de labour, souvent calé en début d’hiver, leurs animaux pouvaient pâturer, en vaine pâture, dans les soles moissonnées ;
- le travail agricole pouvait être organisé de façon collective : lors de l’année de jachère, chacun pouvait cheminer avec ses animaux de traction sur les parcelles des voisins sans dommage, car elles étaient dans le même état de non culture, et comme toutes les parcelles de céréales étaient moissonnées en même temps, la récolte et le battage pouvaient s’organiser facilement collectivement.
Mais, nous pouvons aussi pointer des tensions agronomiques. Il est ainsi impossible d’introduire de nouvelles cultures n’ayant pas un cycle cultural strictement identique aux cultures mises en assolement collectif. De même, il est impossible de clôturer des parcelles pour introduire d’autres modes de conduites des animaux. Le travail des enfants pour gardiennage est ainsi lié à l’openfield.
Ainsi donc, « la clôture, ou l'ouverture des champs, l'enclosure ou l’openfield, ne sont peut-être pas de droit divin, d'institution providentielle immémoriale » (L. Febvre, M. Bloch, 1947), mais une construction de pratiques et de règles juridiques négociées à l’échelle de chaque communauté villageoise sur la très longue durée.
Géographiquement, ce monde de l’openfield est présent dans tout le monde européen et méditerranéen (Meynier, 1958).
Le temps et le territoire d’action, au sein des CUMA
Actuellement, le développement des CUMA, même si elles sont de droit privé, représentent une forme explicite de mise en commun de biens, matériels et temps de travail, organisée avec des règles de fonctionnement explicites (Capitaine, 2005). Ces fonctionnements sont proches de la définition des « common pool resources » au sens d’Ostrom (1990). En effet, non seulement le matériel est acquis et réfléchi comme une ressource commune, mais le fonctionnement du collectif de la CUMA induit des ressources territoriales qui deviennent communes : les lieux d’action du chantier, incluant les parcelles des membres, les chemins et routes empruntées, et les bâtiments mobilisés.
Ici, les règles de logistiques construites en commun créent une capacité de la CUMA dont chaque membre isolément ne disposait pas. Ces règles communes de logistiques qui pesaient fortement sur l’organisation de l’openfield (Benoit, 1990 ; Capitaine, Benoit, 2001), jouent un rôle crucial dans le fonctionnement de nombre de CUMA.
Les principes agronomiques de ces gestions vues comme des gestions de biens communs
Les règles de ces constructions de biens communs font ressortir quelques principes agronomiques structurants :
- Les procédures communes permettent de faire des choix collectifs : choix d’assolement (openfield), de matériel et chantier (CUMA) sont les produits de procédures communes ;
- Le territoire, objet de ces règles est clairement défini : ban villageois (openfield), ou parcellaire des membres d’une CUMA, chacun sait quelle entité territoriale est communément gérée ou non ;
- La surveillance et le contrôle sont explicites : en territoire ouvert d’openfield, le choix de l’emblavement de la sole commune est très facile à identifier, de même que le carnet de chantier permet de savoir exactement combien de bennes d’ensilage ont été gérées par la CUMA.
L’éthique du care [3], une approche de gestion de la biodiversité pour l’activité agricole
Si nous acceptons l’idée que la biodiversité est considérée comme un bien commun, sa conservation doit être un objectif dans tous les types d’espaces. Or les actions intensives de conservation ont lieu en grande partie là où les acteurs publics ou associatifs de la conservation ont la maîtrise foncière. De ce fait, dans un très grand nombre d’espaces où les enjeux de biodiversité sont très forts, et particulièrement la quasi-totalité des espaces agricoles, la conservation n’est pas un objectif de gestion. Même si les dispositifs agri-environnementaux se sont diversifiés et renforcés depuis la fin du XXe siècle et même s’il existe une très grande variété de situations de prise en compte de la biodiversité non seulement entre filières mais au sein même de chaque région agricole, il reste difficile de réconcilier objectifs de production et objectifs de conservation.
Pourtant, s’agissant de la gestion des ressources naturelles comme de celle des biens communs il est possible de reconsidérer l’opposition souvent posée entre exploitation des ressources naturelles en agriculture et conservation de la biodiversité. Plutôt qu’une alternative, on peut envisager la recherche d’un compromis voire d’une synergie entre exploiter et conserver. En considérant la relation des exploitants à la biodiversité dans le cadre de leur activité professionnelle, on peut observer, mesurer une sensibilité à la vulnérabilité de ce bien commun qu’est la biodiversité par exemple, à la place des différentes espèces, sauvages et domestiques, au sein des espaces agricoles ? Peut-on considérer qu’on peut observer en milieu agricole une forme d’attention à la vulnérabilité des formes de vie, comme cela existe dans d’autres domaines (Bellacasa 2017), sous forme de l’éthique du care ?
Entre 2012 et 2014, le CNRS avait mis en place un Réseau Thématique Pluridisciplinaire pour explorer dans quelle mesure l’éthique du care (Tronto 1993 ; Gillighan 1992) pouvait s’appliquer non pas seulement aux personnes humaines vulnérables mais à l’environnement. De cette initiative sont nés plusieurs travaux dont une recherche sur les situations agricoles (Alarcon 2020 ; Alarcon et al., 2020). Ainsi, une étude a été menée, avec l’aide du Conservatoire des espaces naturels Occitanie, sur deux pays viticoles de l’Hérault (Pic Saint-Loup, Côtes de Thongue) où existaient soient des initiatives de viticulture durable (« Groupe de viticulture durable ») soutenues par la Chambre d’agriculture de l’Hérault, soit une action du Conservatoire d’Espaces Naturels et de la Chambre d’agriculture (Biodiv’eau) qui visait, après un autodiagnostic écologique des infrastructures agroécologiques propres à chaque exploitation, à engager un plan d’action individuelle en vue de répondre aux objectifs de meilleure préservation de la biodiversité sur les exploitations, par l’amélioration de l’état de conservation des abords de parcelles. Les résultats (Alarcon et al. 2020), obtenus à partir d’entretiens et d’observations conduits auprès de vingt viticulteurs, principalement engagés dans les Groupes de viticulture durable et dans le programme Biodiv’Eau, montrent que la grande majorité des viticulteurs ont une attention à la vulnérabilité des entités non humaines et non cultivées. Si la vigne est évidemment l’espèce qui fait l’objet de la plus grande attention, la diversité des êtres vivants en interaction avec la vigne fait également l’objet d’une grande attention. Différents registres d’attention émergent, selon les espèces. A titre d’exemple, des espèces considérées comme des espèces « auxiliaires » de la vigne, suscitent l’intérêt des viticulteurs qui tendent alors à favoriser leur présence sur les exploitations, car elles permettent de lutter contre la présence des espèces dites « nuisibles ». En outre, les relations avec les êtres vivants non humains évoluent avec le temps chez les viticulteurs qui s’engagent dans des démarches d’observation de la biodiversité présente dans les parcelles (dans le cas des viticulteurs engagés dans les Groupes de viticulture durable) ou dans les abords de parcelle (dans le cas des viticulteurs engagés dans le programme Biodiv’Eau). En effet, avec la pratique de l’observation des parcelles ou des abords de parcelles, leur sens de l’observation devient de plus en plus prononcé et leurs pratiques évoluent vers plus de préservation de la biodiversité, non seulement sur la parcelle, mais également aux abords de parcelles, avec une gestion de plus en plus spatialisée au sein de l’exploitation agricole ou du territoire local. Les trajectoires de changement varient : de nombreux viticulteurs participant aux Groupes de viticulture durable décident progressivement de réduire la quantité d’intrants utilisés et de s’orienter vers des pratiques de viticulture dite « durable » ; d’autres s’orientent vers la viticulture biologique ; et une minorité choisit la viticulture biodynamique. Ces trajectoires ne sont pas fixées, puisque plusieurs viticulteurs s’orientent vers la viticulture biologique ou biodynamique après avoir d’abord réduit la quantité d’intrants utilisés. Enfin, le développement de cette sensibilité à la vulnérabilité de l’environnement se fait au sein de réseaux, formels ou informels, qui favorisent le partage de connaissances mais aussi de conscience des enjeux.
Ainsi, les attitudes de care, c’est-à-dire ici d’attention portée à la vulnérabilité des formes de vie dans l’exercice du métier de viticultrice ou de viticulteur, se traduisent dans des trajectoires variées d’écologisation de la viticulture. Elles impliquent de mettre en œuvre des savoirs, d’interpréter des signaux, d’observer les effets des orientations prises afin d’adapter les choix. Ces attitudes et les pratiques qui en découlent peuvent être considérées comme une des voies qui permettent une meilleure préservation de la biodiversité en agriculture. Certes, ces pratiques sont très différentes de protocoles techniquement validés : elles varient fortement d’une exploitation à l’autre et la dimension individuelle, voire subjective, des choix ne permet pas de parler d’un mouvement général et uniforme d’écologisation. Malgré cela, une somme d’initiatives locales aboutit à la multiplication de points géographiques où les conditions offertes à la biodiversité – c’est-à-dire très concrètement à des espèces dans le bouclage de leur cycle de vie – s’améliorent. Motivées par des considérations utilitaires, esthétiques ou éthiques, ces actions et d’initiatives d’écologisation du territoire par ceux qui le gèrent, viticulteurs, agriculteurs, éleveurs, sont à considérer parmi les voies opératoires de réconciliation entre exploitation de la ressource et conservation de la biodiversité.
Conclusion
A partir de la catégorisation des biens communs d’E. Olström, les ressources naturelles utilisées en agriculture (eau, air, sol, biodiversité) sont difficiles à classer, car elles sont dans certains cas des biens publics et des ressources communes (eau, air, biodiversité) et dans d’autres cas des ressources communes et des biens privés (eau, sol, biodiversité).
La situation actuelle de conflit d’usages des ressources naturelles, du fait du risque de plus en plus élevé de non-renouvellement de ces ressources, donne à l’agriculture une responsabilité majeure dans la préservation des ressources naturelles qu’elle mobilise pour la production agricole.
La période récente montre que, malgré la prise de conscience et la mise en œuvre progressive d’une nécessaire écologisation des pratiques agricoles, les impacts de l’activité agricole restent globalement défavorables au renouvellement des ressources naturelles, en quantité et/ou en qualité. Or, le monde agricole a su montrer dans l’histoire sa capacité, tant à gérer des espaces ou des ressources en commun qu’à favoriser le renouvellement voire l’amélioration de certaines ressources (cas de la fertilité des sols avec les amendements). Et le besoin de résilience des écosystèmes avec les risques de déséquilibres à venir liés au changement climatique pourrait être satisfait par des pratiques agricoles vertueuses, certaines pouvant même atténuer le changement climatique, comme celles qui favorisent la captation du carbone par les sols.
Cette réflexion sur la gestion des ressources naturelles en biens communs proposée dans ce texte mériterait ainsi d’être poursuivie au sein du monde agricole, afin de trouver cette voie du compromis nécessaire entre mobilisation des ressources naturelles nécessaires à la production agricole (et donc à la vie humaine, tant que l’alimentation sera basée sur les produits issus de l’agriculture), et renouvellement permanent des ressources naturelles, tant en quantité qu’en qualité.
Les articles sont publiés sous la licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 2.0)
Pour la citation et la reproduction de cet article, mentionner obligatoirement le titre de l'article, le nom de tous les auteurs, la mention de sa publication dans la revue AES et de son URL, la date de publication.