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Les échelles de l’agronomie en perspective interdisciplinaire

Pierre Cornu1, Marie Houdart2 et Sylvain Pellerin3

1 Professeur d’histoire contemporaine et d’histoire des sciences à l’Université Lyon 2, chercheur en délégation à Inrae

2 Géographe, Chargée de recherche à Inrae, UMR Territoires

3 Agronome, Directeur de recherche à Inrae, UMR ISPA

https://doi.org/10.54800/ech798

La discipline agronomique présente la singularité historique d’avoir connu des variations extrêmes dans ses échelles d’analyse du fonctionnement du champ cultivé et de la conduite des cultures, depuis celle de la parcelle, centrale dans le modèle canonique de l’agronomie hérité du 19ème siècle, jusqu’à celle de la planète, qui s’impose depuis le tournant du 21ème siècle dans les instances de gouvernance des enjeux environnementaux globaux. Certes, il existe en France une longue tradition de présence des agronomes dans le débat public, la figure de René Dumont (1904-2001) en constituant le cas le plus célèbre. Mais c’est une chose de prendre part à une discussion générale sur les orientations de la politique agricole ou sur les voies du développement, c’en est une autre de produire des recherches pertinentes à ces échelles. Les concepts, les outils, les pratiques de laboratoire ou de terrain des agronomes les inscrivent très légitimement dans le champ des sciences biologiques et techniques capables de produire des résultats à caractère général. Cela ne signifie pas pour autant que ces derniers puissent travailler indifféremment à toutes les échelles d’analyse. De fait, la question de la maîtrise expérimentale et théorique des jeux d’échelles, et la production subséquente de préconisations pertinentes, a constitué le principal défi posé à l’agronomie depuis l’entrée des systèmes agricoles et alimentaires dans le processus de la « grande accélération » au milieu du 20ème siècle (McNeill, 2014).

C’est dans cette perspective historique large, et dans un contexte actuel de profonde remise en cause sociétale et politique des héritages des sciences appliquées et de leur matrice ingénieriale (Jarrige, 2014), qu’il nous a semblé pertinent de proposer une analyse réflexive et interdisciplinaire de l’apprivoisement des démarches d’exploration des différentes échelles en agronomie. Notre approche se nourrira à la fois d’une approche diachronique en termes d’histoire sociale et épistémologique des sciences, d’un retour d’expérience de l’agronomie sur les « sauts d’échelle » générés par la prise en compte des enjeux environnementaux, et enfin d’une approche contextualisée du dialogue de l’agronomie avec la géographie au sujet de la question des échelles de l’analyse et de l’action, questionnant la pertinence d’une approche interdisciplinaire des phénomènes multiscalaires.

 

Pour développer notre réflexion, nous montrerons tout d’abord comment l’échelle de la parcelle a pu constituer, avant les bouleversements contemporains, le référentiel le plus pertinent pour construire la singularité de la démarche agronomique, remis en cause peu à peu dans la seconde moitié du 20ème siècle par le jeu de facteurs externes et d’un travail critique interne à la discipline. À partir de l’exemple de la fertilisation et de ses externalités négatives, nous éclairerons ensuite la façon dont les agronomes se sont trouvés conduits à investir d’autres échelles, avec l’étude des bassins versants notamment, qui les ont qualifiés pour des instances d’arbitrage dans lesquelles ils étaient jusqu’alors absents. De manière plus générique, nous chercherons alors à montrer comment la mise en débat des modes de production en agriculture a inscrit l’agronomie dans la problématique de la territorialité, qu’il s’agisse du partage des ressources, de l’équilibre des usages, de la gestion des externalités ou, coiffant le tout, des enjeux de gouvernance. Il s’agira notamment de montrer comment l’agronomie s’est partiellement acculturée aux outils et aux méthodes des sciences sociales, notamment de la géographie, mais également comment les enjeux de développement territorial (le territoire comme catégorie d’action) font appel à la diversité des compétences des agronomes. En conclusion, nous essaierons de montrer en quoi une réflexion interdisciplinaire sur les échelles de l’observation et de l’action est susceptible de renouveler la contribution de l’agronomie - au sens étroit de la discipline, mais aussi au sens large de la question des systèmes de production - aux enjeux de notre époque.

Si cette approche présente essentiellement des enjeux de connaissance, il nous semble important de la relier à la problématique de l’action, renouant avec l’esprit à la fois introspectif et prospectif qui était celui de Stéphane Hénin lorsque, dans le contexte d’une double crise épistémologique et pratique de la science française, il écrivait De la méthode en agronomie en 1944. L’agronomie fait face aujourd’hui à des demandes d’une urgence inégalée, toute réflexivité doit servir à y répondre le plus justement possible.

 

La question des échelles dans l’histoire de l’agronomie française

Toutes les disciplines scientifiques s’inscrivent dans les pas d’héritages préscientifiques, et en restent plus ou moins fortement marquées, dans un mélange variable de fidélité et de souci de démarcation vis-à-vis des figures fondatrices (Robin, Aeschlimann et Feller, 2007). Dans le cas de l’agronomie, la phase préscientifique étant incomparablement plus longue que la phase scientifique, et s’étant fondée pour l’essentiel sur la question de la gestion de vastes domaines appartenant aux élites sociales, politiques ou religieuses, il est bien compréhensible que la question de l’échelle de pertinence de la discipline se soit posée de manière forte à ceux qui eurent la mission de lui définir un socle épistémologique et des règles méthodologiques solides à l’époque contemporaine.

              

La parcelle, échelle de référence de la scientifisation de l’agronomie

On peut faire remonter à l’Antiquité le souci de constituer en savoir le travail humain des terres arables, les auteurs anciens ayant eu à cœur de valoriser la figure du dominus, gestionnaire avisé de ses terres, de ses vignes et de ses troupeaux (Duby et Wallon, 1975). Au Moyen âge, ce sont les monastères surtout qui maintinrent les savoirs liés à la maîtrise du calendrier des récoltes et à la bonne gestion des stocks. La Renaissance et le début de l’époque moderne connurent la production des premières compilations méthodiques des savoirs et des techniques disponibles : l’œuvre d’Olivier de Serres, et notamment son Théâtre d’agriculture et mesnage des champs (publié en 1600), constitue de ce point de vue un jalon de première importance (Belmont, 2002). Au siècle des Lumières enfin, on vit s’affirmer la volonté d’inscrire l’art de conduire les cultures dans le domaine des sciences appliquées, avec pour la première fois l’affirmation de l’équivalence entre rationalisation et « progrès » (Bourde, 1967). Mais ce n’est qu’après les percées de la chimie minérale et organique dans la première moitié du 19ème siècle que l’agronomie délaissa le point de vue généraliste qui pouvait être celui du maître d’un grand domaine, pour adopter celui du « technicien » en charge de la conduite d’une unité de culture donnée, depuis le travail du sol jusqu’à la récolte, et qu’elle se concentra alors sur la parcelle de culture comme échelle de référence.

C’est dans cette logique qu’il faut comprendre le souci pérenne des agronomes français d’inscrire leurs pratiques et leur transmission dans la matrice des écoles d’ingénieurs, créées dans l’esprit des encyclopédistes du 18ème siècle, c’est-à-dire tournées vers la production de normes pour des mondes de l’action soigneusement délimités, à partir de savoirs génériques issus de la recherche en sciences de la matière et du vivant (Cépède et Valluis, 1969). Le triomphe du paradigme chimique a ainsi joué un rôle paradoxal dans l’histoire de l’agronomie. D’un côté, il l’a aidée à se hisser hors de l’empirisme, en l’inscrivant résolument dans le champ des sciences expérimentales. Mais d’un autre côté, il l’a aliénée durablement à des savoirs fondamentaux produits le plus souvent de manière déconnectée des enjeux agricoles et ruraux, et à des enjeux de marché ou d’économie politique qui, dans le cadre de l’agrarisme dominant des institutions de la IIIème République (Cornu et Mayaud, 2007), étaient traités de manière essentiellement administrative.

Pour ces raisons, les agronomes français ont longtemps considéré que les échelles inférieures ou supérieures à la parcelle n’étaient pas ou ne devaient pas être les leurs. Le champ cultivé, en configuration expérimentale ou chez l’exploitant, représentait alors une échelle pertinente et suffisante de validation, critère par critère, et « toutes choses égales par ailleurs », des performances recherchées. On pourrait ajouter que c’était également la seule échelle à laquelle les agronomes se trouvaient prémunis des empiétements des biologistes d’un côté, et des économistes de l’autre, dans la maîtrise éminemment délicate de l’interface entre les aspects écologiques, techniques et psycho-sociaux de la conduite des cultures. Jusqu’aux années 1970, c’est-à-dire avant l’affirmation des approches systémiques et pluridisciplinaires, les agronomes français, en blouse blanche ou en bottes, partageaient ainsi la conviction, acquise dans les écoles supérieures, que l’autonomie de leur discipline reposait sur un positionnement bien particulier : celui de la recherche de la maximisation du potentiel des unités de production végétale, tout le débat interne à la discipline portant sur les facteurs à prendre en compte, à la fois biophysiques et économiques. L’agronomie se définissait alors comme une discipline de synthèse, combinant les savoirs physico-chimiques et biologiques pertinents, la bonne connaissance des moyens techniques disponibles, une coordination étroite, sinon une vraie convergence scientifique, avec les sélectionneurs de variétés (que ces derniers appartiennent à la recherche publique ou privée), et bien entendu une connaissance approfondie des mondes agricoles, en métropole ou dans les outremers. Dans cette optique, c’étaient pour l’essentiel les cultures annuelles, et notamment les productions céréalières, qui constituaient l’objet majeur de production de références à l’échelle de la parcelle. L’absence de visibilité dans la recherche des systèmes de polyculture-élevage, pourtant très développés en France, illustre de manière évidente ce tropisme singulier.

 

L’agronome face aux enjeux globaux du 20ème siècle

Science de la mise en relation des faits biologiques et des rationalités techniques et économiques, mais aussi science de l’expertise et du conseil, l’agronomie n’a malgré tout jamais fonctionné comme un isolat scientifique. Au contraire, elle a toujours inscrit sa trajectoire épistémologique dans un champ de forces complexe, mêlant à la fois la dynamique des sciences fondamentales, l’évolution sociale et économique des mondes agricoles, les industries du machinisme et des produits phytosanitaires, les évolutions de la consommation et, dans le cas de la France, une puissance publique particulièrement attentive aux enjeux agricoles, alimentaires, puis environnementaux. Après la crise des années 1930 et les désastres de la Seconde Guerre mondiale, les agronomes ont d’ailleurs compris qu’ils ne pouvaient se tenir à l’écart des grands enjeux du monde contemporain, et qu’il leur faudrait parfois même prendre parti : modèle agro-industriel américain, lyssenkisme [1], décolonisation impactant les cultures de plantation, les écueils épistémologiques et éthiques ne manquent pas sur le chemin de la recherche agronomique française refondée en 1946 au sein de l’Institut national de la recherche agronomique (Cornu, Valceschini et Maeght-Bournay, 2018). Mais tout autant que le contexte institutionnel et géopolitique, c’est la « révolution silencieuse » [2] dans laquelle était entrée l’agriculture française qui remettait en cause les certitudes de la discipline : au bout de la « rationalisation » des productions, l’agriculture deviendrait-elle une simple branche de l’industrie ? Et quel rôle resterait à l’agronome quand machines, semences et intrants auraient achevé de neutraliser la complexité des sols et de les livrer à un travail ouvrier générique ? De fait, c’est contre les simplifications à outrance du productivisme que la recherche agronomique entre, à partir de la fin des années 1950, dans une réflexion refondatrice, portée notamment par l’équipe formée par Stéphane Hénin, pour partie à l’Institut national agronomique de Paris, et pour partie à l’Inra (Cornu et Valceschini, 2019).

 

Vers l’agronomie système         

Mûrie dans l’observation inquiète de l’évolution de l’agriculture française, mais également des expériences des « nouveaux mondes » et de celles des « jeunes nations » issues de la décolonisation, une réflexion critique interne au monde des agronomes aboutit dans les années 1970 à la conclusion que l’enfermement de la discipline dans l’analyse des données à l’échelle de la parcelle est davantage un handicap qu’une protection. Il est temps, après un siècle de creusement de l’originalité épistémologique de l’agronomie, de la rouvrir au débat pluridisciplinaire, dans un contexte de remise en cause globale du rôle des sciences et des techniques dans la « production » du progrès. Le « groupe de recherches non sectorielles », rassemblé dans les années 1970 autour de l’agronome Raymond Gras, a joué de ce point de vue un rôle pionnier (Gras, 1979). L’heure est en effet aux expériences interdisciplinaires dans la recherche française, avec des programmes innovants, soutenus par le CNRS et par la Délégation générale à la recherche scientifique et technique [3], qui interrogent la crise de la relation entre société et milieux anthropisés. Dans les marges du modèle agricole dominant, montagnardes ou insulaires, mais également dans les régions de grande culture touchées par des difficultés à maintenir la fertilité des sols et par les effets négatifs sur les eaux et sur la biosphère de l’usage massif des intrants, de nouvelles recherches se développent. Elles associent agronomes, écologues, sociologues, économistes et géographes, mais également techniciens, élus et agriculteurs, dans un partage de l’intelligence des enjeux qui oblige les uns et les autres à trouver des terrains d’entente, bref à accorder leurs échelles de référence (Sebillotte, 1989).

Depuis lors, les agronomes français, dans et hors la recherche publique et l’enseignement supérieur spécialisé, se sont ainsi trouvés au cœur des controverses sur l’évolution de l’agriculture, et n’en sont plus sortis. Engagés dans des échanges d’intensité croissante avec les biosciences, les sciences sociales, mais également la société et les différents niveaux de la puissance publique, depuis les collectivités locales jusqu’à l’Union européenne, les agronomes ont été amenés à explorer d’autres manières de produire des savoirs, mais aussi d’autres manières d’accompagner les mondes agricoles dans leur adaptation aux bouleversements des marchés et à la montée des enjeux environnementaux (Bernard de Raymond et Goulet, 2014). De fait, ce n’est pas tant par un mouvement interne à leur discipline que par la puissance des sollicitations extérieures qu’ils sont entrés dans la question multiscalaire. Mais c’est toute l’originalité de leur contribution que d’y avoir importé l’exigence d’une saisie concomitante des enjeux biotechniques et socioéconomiques (Agronomie, environnement et sociétés, 2016).

 

Retour sur un demi-siècle de recherches sur la fertilisation

L’analyse rétrospective des travaux des agronomes relatifs à la fertilisation minérale illustre particulièrement bien comment l’évolution des enjeux a conduit à l’élargissement des échelles spatiales considérées (figure 1).

 

Des années 1950 aux années 1980, la focale ‘‘parcelle’’ de la fertilisation

Après la découverte du rôle des éléments minéraux dans la nutrition des plantes au 19ème siècle par Justus von Liebig, et la mise au point du procédé Haber-Bosch au début du 20ème siècle permettant la synthèse chimique de l’ammoniac, l’agriculture est entrée dans une phase d’intensification avec un recours massif aux engrais chimiques. Dans les années 1950-60, une question majeure posée aux agronomes était : « quelle dose d’engrais apporter pour maximiser le rendement tout en minimisant les charges ? ». L’approche expérimentale dominante alors mise en œuvre était celle des « courbes de réponse », mettant en relation le rendement obtenu (en ordonnée) avec la dose d’apport (en abscisse), permettant ainsi de définir la dose optimale, généralement assimilée à la dose minimale permettant d’obtenir le rendement maximum. Pour le phosphore et le potassium, dont la dynamique dans le sol est différente de celle de l’azote, l’objectif n’était pas de définir une dose optimale, mais une teneur du sol minimale non limitante du rendement. Cette période a vu la mise en place de très nombreux essais de fertilisation destinés à fournir des références sur les doses d’apport ou les teneurs du sol à atteindre, dans le cadre d’une fertilisation exclusivement pensée à l’échelle parcellaire et basée sur l’utilisation d’engrais chimiques issus de l’industrie. Face à la variabilité et à l’instabilité des doses optimales ou des seuils estimés par ces méthodes empiriques, le choix était quasiment toujours fait de retenir des doses ou des seuils « sécuritaires par excès », c’est-à-dire minimisant le risque de perte de rendement, au détriment des impacts environnementaux, alors peu connus (Pellerin et al., 2000). Cette période, allant des années 1950 aux années 1970, a été caractérisée par une augmentation massive de l’usage des engrais, dans un contexte résolument productiviste favorisant ces pratiques.

Avec le rapport Poly de 1978 sur les limites du modèle productiviste, et les premières alertes sur l’augmentation des teneurs en nitrates dans les eaux (rapport Hénin en 1980), apparaît le concept de « fertilisation raisonnée ». L’objectif est alors de satisfaire les besoins des cultures tout en minimisant les fuites, principalement par lessivage, dans un contexte dominé par les préoccupations liées à la potabilité de l’eau. Pour l’azote, la méthode du bilan prévisionnel (Hébert, 1969) fournit un cadre conceptuel et opérationnel pour des recherches visant cet objectif. Les travaux des agronomes visent alors à mieux connaître les termes du bilan, et à se montrer capable de les prédire quantitativement (besoins de la culture, fourniture par minéralisation des matières organiques du sol, pertes par lixiviation…). Ces travaux bénéficient d’apports liés aux progrès des outils utilisés en science du sol et en géochimie (traçage isotopique), en écophysiologie (courbes de dilution) et en modélisation (transferts couplés d’eau et de solutés). Dans les années 1990, l’équation du bilan s’enrichit de nouveaux termes (immobilisation microbienne, volatilisation ammoniacale…). Le couplage des cycles du carbone et de l’azote est formalisé, et les postes du bilan sont progressivement simulés de manière dynamique. D’un point de vue opérationnel, l’ensemble de ces travaux donne lieu à la fourniture d’outils d’aide à la décision pour le raisonnement de la fertilisation azotée à l’échelle parcellaire annuelle (Azobil, Azodyn, Azofert), co-construits avec des organismes de Recherche & Développement dans le cadre de structures partenariales (Jeuffroy et Recous, 1999 ; Dubrulle et al., 2004). Le raisonnement reste majoritairement à l’échelle de la parcelle, mais devient peu à peu pluriannuel, avec la prise en compte de la dynamique de l’azote pendant les périodes d’inter-culture. En effet, cette approche ne considère pas seulement l’apport d’azote par l’engrais, mais l’ensemble des postes de fourniture d’azote (minéralisation, apports par les engrais organiques…).

 

Nouvelles connaissances, nouveaux enjeux : l’émergence des échelles supérieures (bassin versant, paysage agricole, biosphère, territoire) dans la gestion de la fertilisation

Dans les années 1990, la mise en évidence du rôle de l’azote et du phosphore dans l’eutrophisation des milieux aquatiques et ses manifestations les plus visibles comme les proliférations d’algues vertes, stimulent l’essor d’un nouvel ensemble de travaux à une échelle spatiale plus large, à savoir le bassin versant hydrologique. L’objectif est alors de comprendre et de modéliser le devenir des nutriments utilisés en agriculture à l’échelle du bassin versant, afin de repérer les zones émettrices et d’identifier des leviers permettant de limiter les transferts vers les aquifères (par exemple, par dénitrification dans les zones humides). Des modèles spatialement explicites des stocks et flux d’azote sont développés à l’échelle du paysage agricole (Moreau et al., 2013). Ces travaux utilisent l’acquis sur la dynamique de l’azote à l’échelle locale, mais nécessitent l’apport d’autres disciplines (hydrologie, hydrochimie, etc.). Bien que fortement orientés par la problématique de la qualité de l’eau, et plutôt développés dans des contextes d’agriculture intensive, ils sont une première étape vers une vision plus globale des cycles de l’azote et du phosphore, considérant désormais l’ensemble des processus de transfert et de transformation intervenant dans les paysages. La nature des enjeux traités et les espaces géographiques considérés dépassent alors le cadre strictement agricole. Les agronomes sont ainsi conduits à s’impliquer dans des approches multi-acteurs (agriculteurs, consommateurs, usagers de l’eau, aménageurs), avec un apport de plus en plus indispensable des sciences humaines et sociales, comme dans l’opération visant à restaurer la qualité des eaux de Vittel au tournant des années 1990 [4]. D’un point de vue opérationnel, ces recherches fournissent une base scientifique pour réduire l’impact des activités agricoles sur la qualité de l’eau, avec cependant un succès limité compte tenu des facteurs puissants favorisant la poursuite de la spécialisation et de l’intensification des systèmes agricoles.

À partir des années 2000, la montée en puissance des enjeux liés au changement climatique et à la qualité de l’air interpelle à nouveau la communauté des agronomes, car l’usage des engrais azotés contribue aux émissions de protoxyde d’azote (N2O), puissant gaz à effet de serre, et à la volatilisation ammoniacale (NH3), précurseur de particules fines. Dans le même temps, le concept de « cascade de l’azote » (Galloway et al., 2003), marque une nouvelle étape dans la nécessité de considérer le cycle de l’azote dans sa globalité et à des échelles larges, puisqu’il devient évident que l’azote utilisé en agriculture impacte après transfert et transformations plusieurs compartiments de la biosphère, parfois très éloignés du lieu où il a été utilisé. De nouvelles recherches se développent dès lors, visant à mesurer, prédire, atténuer les émissions, y compris à des échelles spatiales très larges, jusqu’à celle de la planète. L’enjeu n’est plus seulement de réduire les fuites localement, même si cet objectif reste indispensable, mais de gérer durablement l’ensemble du cycle, en minimisant le recours aux engrais de synthèse et en privilégiant les ressources alternatives d’azote (recyclage des produits organiques, légumineuses), ceci d’autant plus que la synthèse des engrais azotés minéraux est elle-même très énergivore et donc très émettrice de CO2. Cette nouvelle génération de travaux donne lieu à de nouvelles collaborations, comme avec les climatologues, et projette les agronomes spécialistes de la fertilisation dans des arènes de discussion jusque-là inexplorées par eux, au carrefour des grands enjeux de sécurité alimentaire, de protection de la qualité de l’air et de l’eau et d’atténuation du changement climatique (Makowski et al., 2014 ; Willett et al., 2019).

Le nécessaire élargissement des échelles spatiales (et temporelles) à considérer par les agronomes, lié à l’évolution des enjeux, ne signifie pas pour autant qu’un abandon des travaux à conduire au niveau local soit souhaitable. Même si les enjeux se posent au niveau global, il demeure que les solutions passent par des pratiques agricoles mises en œuvre localement, en fonction d’un contexte donné. L’évolution récente de la discipline a vu le territoire s’imposer comme un niveau d’organisation intermédiaire pertinent de désagrégation des forçages externes agissant à méso-échelle (climat, impact des décisions politiques…) et en même temps d’assemblage et de mise en cohérence de pistes d’évolution. L’exemple de la fertilisation se prête à cette analyse, car les pistes actuelles de réduction de la dépendance aux engrais minéraux de synthèse, outre une poursuite de l’effort du raisonnement de la fertilisation au niveau local, passent par la mobilisation de nouveaux leviers et de nouvelles ressources, en particulier organiques, dans le cadre d’une vision circulaire de l’économie favorisant le recyclage, nécessairement au niveau d’organisation qu’est le territoire (Ryschawy et al., 2017).

Figure 1 : Synoptique des travaux des agronomes sur le cycle de l’azote, les niveaux d’organisation considérés et les disciplines partenaires

La notion de territoire : apports et nouveaux défis pour la recherche agronomique

L’exemple de la fertilisation illustre comment l’agronomie s’est saisie de l’échelle territoriale, ouvrant par là-même « de nombreux fronts de recherche et d’innovation liés à la prise en compte d’entités spatiales et organisationnelles de dimension supérieure à celles de la parcelle et de l’exploitation agricoles » (Boiffin et al., 2014). Dès les années 1970-1980 en effet, les enjeux du développement local puis l’émergence du concept de développement durable donnent au territoire de nouvelles ambitions. Il devient l’espace de résolution des problèmes sociaux, économiques et écologiques, une échelle d’action pour la résolution de problématiques, souvent posées à l’échelle internationale, en complément de stratégies et actions menées à l’échelle globale. 

 

Quand le territoire est une échelle et un cadre d’analyse multidimensionnel

La résolution d’enjeux relatifs à la question agricole bénéficie depuis une trentaine d’années de l’approche systémique du territoire, conçu dans sa triple dimension matérielle, idéelle et organisationnelle (Di Méo et Buléon, 2005). C’est un espace doté de propriétés naturelles résultant de l’aménagement de l’espace par les sociétés (dimension matérielle). Il est également caractérisé par son histoire et son patrimoine, ainsi que par les représentations et les perceptions des groupes sociaux (dimension idéelle). Enfin, le territoire est défini comme une entité dotée d’une organisation de ses acteurs sociaux, politiques et institutionnels (dimension organisationnelle). Dans cette perspective, les travaux en agronomie abondent quant à l’analyse des processus en cours sur les territoires (Prévost, 2005). Bien que les recherches se soient un temps focalisées sur l’impact des activités agricoles sur les ressources matérielles des territoires avec l’essor des approches spatialistes (en particulier avec l’avènement des Systèmes d’Information Géographique), une appréhension plus complexe du territoire est désormais de mise : systèmes techniques, systèmes de commercialisation, fonctionnement de l’industrie, stratégies des opérateurs, distribution spatiale des activités et pratiques agricoles, etc., sont autant d’éléments indispensables à la compréhension des dynamiques et constructions territoriales. Aujourd’hui, le regard porté sur les interactions entre agriculture et territoire permet de rendre compte des processus mêmes de (re)territorialisation, en dévoilant comment le lien entre les systèmes productifs, leurs acteurs et leur territoire se construit via la mobilisation et la création de ressources qui peuvent être de natures diverses, matérielles ou immatérielles, marchandes ou non (ressources économiques, sociales, politiques, culturelles, environnementales, paysagères, etc.) (Frayssignes, 2005 ; Bowen, 2010).

En contrepartie, la prise en compte des différentes dimensions du territoire et des processus qui s’y opèrent a permis d’ouvrir largement le champ des réflexions sur les modèles agricoles et alimentaires (Fournier et Touzard, 2014). Articulation des échelles de ressources mobilisées (ressources territoriales telles que les ressources naturelles ou a-territoriales tels que les financements et outils d’ingénierie), modalités de coordination entre différents types d’acteurs des systèmes alimentaires territoriaux (public, du marché, de la société civile) sont autant d’entrées méthodologiques permettant la compréhension de l’hybridation et de la coexistence des modèles (Gasselin et al., 2020). Ce sont ainsi les réflexions menées sur les liens entre agriculture et territoire qui éclairent les dynamiques des systèmes agri-alimentaires à l’échelle de bassins de production ou de collecte par exemple, pour rendre compte des effets conjoints de la territorialisation et de la globalisation (Napoléone et al., 2015 ; Lasseur et al., 2020).

Dans ces interactions agriculture-territoire, la question de l’innovation en agriculture se trouve renouvelée [5]. D’une part, la prise en compte d’un plus grand nombre de facteurs explicatifs des modèles émergents permet de repenser les modalités d’innovation à l’échelle de l’exploitation agricole ou du système technique. D’autre part, cette conception territorialisée des systèmes d’innovation permet de contribuer aux réflexions sur la participation de l’agriculture aux transitions territoriales, dans une perspective d’innovation sociale, intégrant les attentes et points de vue de différents acteurs sur la diversité des activités agricoles sur le territoire. La prise en compte des dynamiques et organisations territoriales peut ainsi amener à repenser certains cahiers des charges des signes de qualité [6]. Concernant les systèmes alimentaires urbains également, les travaux visant la mise en place de nouvelles formes d’agriculture s’appuient largement sur les spécifications que les acteurs des territoires urbains (collectivités territoriales, groupes de consommateurs) adressent aux agriculteurs sur ce qui fait « production locale », ou de qualité (Delfosse et al., 2007).

 

Quand le territoire devient une catégorie d’action : les enjeux de l’intégration des agronomes aux projets de développement territorial

A l’heure actuelle, les enjeux du développement territorial invitent à repenser les modèles agricoles et les pratiques et activités qui les sous-tendent, en adéquation avec les attentes des différents acteurs de ces territoires. Le développement territorial repose en effet sur une construction de capacités de développement stimulée et maîtrisée par les acteurs territoriaux : il n’est pas seulement une bonne « exploitation » de ressources locales, il est aussi une façon de maîtriser collectivement des processus complexes qui appellent des outils et des dispositifs de gouvernance territoriale (Lardon et al., 2008). À ce titre, les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) [7]constituent des projets de territoires susceptibles d’intégrer les diverses approches et métiers de l’agronomie [8](Caron, 2005). Le PAT du Pays du Grand Clermont (PGC) et du Parc Naturel Régional du Livradois-Forez (PNR LF), dans le Puy-de-Dôme, illustre cela.

Sur le territoire fédérant le PGC et le PNR LF, qui rassemble 268 communes, 511 000 habitants, 153 000 ha de SAU et des agricultures contrastées, l’ambition du PAT est triple : améliorer le taux d’auto-approvisionnement du territoire ; offrir aux habitants les conditions d’une alimentation saine, de qualité, accessible à tous, issue de circuits de proximité ; et contribuer au développement d’une agriculture rémunératrice pour l’agriculteur et respectueuse de l’environnement. C’est avec ces objectifs que les acteurs ont mis en place, dès 2016, une phase d’élaboration du PAT reposant sur l’inclusion d’un grand nombre et d’une grande diversité d’acteurs au moyen d’une succession d’ateliers participatifs (Houdart et al., soumis). Au terme de presque deux ans de concertation, l’enjeu est maintenant l’opérationnalisation de ce PAT. Au cœur du dispositif, la mise en place d’un comité scientifique permet de relayer les questions soulevées par les acteurs des territoires auprès des chercheurs et de penser, avec eux, les principaux fronts de recherche et d’action à mettre en œuvre.

Parmi ceux-ci, trois axes interrogent particulièrement l’agronomie. Le premier concerne la gouvernance et l’inclusion d’une diversité de niveaux d’organisation. Les agronomes doivent pouvoir s’impliquer dans ces réflexions, à la fois sur l’organisation des différentes filières en présence, mais également sur la coordination d’acteurs publics et privés, et les relations avec la société civile. Cela renvoie aux questions relatives aux outils et modalités de mobilisation et d’inclusion des acteurs, dont les agronomes se sont saisis et qu’ils continuent de développer (modélisations, jeux sérieux, prospective). Le second axe concerne l’évolution des systèmes de production, pour formaliser les transitions agricoles attendues, en cours et à venir, et identifier quels en sont les freins et les leviers. Ceci doit passer par l’adaptation, à l’échelle du territoire de projet, des connaissances produites par la recherche et le développement sur la diversité des systèmes (notamment structures d’exploitations, orientations agricoles, modes de production, commercialisation, organisation du travail), les conditions et formes de leur coexistence, et sur leur évolution, tant du point de vue des facteurs à l’œuvre que de leur spatialisation (dans une visée prospective). Le troisième axe concerne l’identification des modalités d’accompagnement des changements attendus dans le cadre du PAT. De nombreux acteurs sont force de proposition aujourd’hui pour accompagner les agriculteurs vers le changement : acteurs associatifs (tels que les Terre de Liens, GREFFE, Anis Étoilé, etc.), chambres d’Agriculture (conseillers), recherche, institutions de formation (type lycée agricole) et, parfois, acteurs de la distribution et des collectivités locales. L’enjeu est alors d’intégrer les différentes connaissances et compétences d’une diversité d’acteurs, pour accompagner au mieux les agriculteurs sur différents plans : technique, financier, portage de projet (d’installation, de commercialisation) et psychologique.

 

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Dans cette évocation de la manière dont la recherche et l’expertise agronomiques françaises se sont peu à peu émancipées de l’échelle de la parcelle pour se construire une expertise pertinente aux échelles des territoires et des instances de gouvernance des enjeux alimentaires et environnementaux, nous avons vu une force principale à l’œuvre, celle de la demande sociale, entendue au sens large comme horizon d’attente des acteurs sociaux, des organisations et des pouvoirs publics vis-à-vis du complexe recherche - instituts techniques. Inscrite au cœur de la modernisation agricole depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, l’agronomie française en a découvert peu à peu la dimension systémique ambivalente, avec des aménités positives liées au développement des logiques de social learning à l’échelle des territoires, et des aménités négatives liées aux effets mal maîtrisés de l’intensification et de la simplification des systèmes de cultures, à l’échelle des bassins versants notamment. Pour répondre à ces défis, l’agronomie est peu à peu sortie de sa culture de l’autonomie disciplinaire et de focalisation sur la production de normes culturales pour entrer dans un dialogue de plus en plus riche avec les autres disciplines ayant affaire aux échelles spatiales supérieures, que ce soit pour l’analyse ou pour l’action. Nous avons étudié ici la géographie, mais il conviendrait d’évoquer également l’économie, très anciennement associée à l’agronomie, et l’écologie, plus récemment intégrée à la recherche agronomique sensu lato, mais devenue un partenaire décisif de l’évaluation des effets des choix techniques.

De fait, aucune discipline ne peut à elle seule affronter la question de l’analyse multiscalaire des systèmes agricoles et alimentaires dans le monde contemporain. De même, on ne saurait tracer une limite entre ce qui ressortirait du domaine des biosciences ou des sciences de la matière et qui s’inscrirait préférentiellement dans les échelles les plus fines, et ce qui ressortirait des enjeux sociaux et politiques et qui appellerait nécessairement des travaux aux échelles supérieures. Parce qu’elle est à la fois une bio-science et intéressée par les processus décisionnels, l’agronomie illustre la nécessité d’articuler scrupuleusement, à toutes les échelles, la dimension biologique et la dimension sociale des systèmes, pour en comprendre et tenter d’en maîtriser les interactions et rétroactions. La conquête des échelles supérieures a coûté bien des efforts à la recherche agronomique, et n’est pas allée sans hésitations ni débats internes : n’y avait-il pas un risque à délaisser l’analyse à la parcelle et à fréquenter des arènes indécises ou la preuve expérimentale n’est pas toujours certaine de pouvoir se faire entendre ? L’évolution de la recherche agronomique française depuis un demi-siècle montre toutefois qu’il est possible d’articuler scientificité et pertinence sociale et environnementale dans une acception généreuse de l’interdisciplinarité, à condition d’accepter une conception réflexive exigeante de l’épistémologie des disciplines impliquées, pour lesquelles le temps des certitudes et d’une stricte division du travail scientifique est révolu. Pour être fidèle à son histoire, l’agronomie doit plus que jamais savoir se réinventer.

Notes

[1] Issue des travaux de l’agronome soviétique Trofim Lyssenko, cette doctrine postulait l’hérédité des caractères acquis. Ayant valeur de dogme en URSS, le lyssenkisme fut l’objet d’un très intense mouvement de propagande extérieure, non sans succès dans les pays où la pensée communiste était solidement implantée dans les milieux intellectuels et scientifiques, comme en France.

[2] Caractérisation de la modernisation agricole de l’après-guerre par Michel Debatisse, leader du Centre national des jeunes agriculteurs, CNJA (Debatisse, 1963).

[3] DGRST, organisme de pilotage de la recherche initié par Charles de Gaulle en 1958 et remplacé par le ministère de la Recherche et de la Technologie en 1981.

[4] http://www7.inra.fr/vittel/

[5] Un RMT Champs et Territoires Ateliers 2020-2024 souligne la nécessité de penser l’innovation en agriculture en intégrant différentes échelles d’analyse, dont l’échelle territoriale

[6] Les travaux du GIS ‘Filières Fromagères sous IG’ sont à ce titre très parlants : le plan stratégique du GIS intègre en particulier des réflexions sur les attentes des consommateurs et le rôle des conditions territoriales.

[7] Les PAT s’inscrivent dans la loi d’Avenir pour l’Alimentation, l’Agriculture et la Forêt (13/10/14). Cette loi a instauré la mise en place des PAT comme outil pour coordonner et structurer les initiatives locales en matière d’alimentation et contribuer au développement d’une alimentation locale, durable, de qualité et accessible à tous.

[8] En 2005, Patrick Caron distinguait : une agronomie de l'écosystème régional ; une agronomie du fait technique à l'échelle régionale ; une agronomie territoriale, qui analyse la contribution du fait technique à la production de territoires ; une agronomie qui vise à élaborer des cadres d'analyse régionale, à identifier des niveaux d'organisation ayant du sens, à formuler des questions traitables scientifiquement et qui questionne les articulations entre actions, connaissances et modes d'acquisition des connaissances.

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