Quelles évolutions du rôle des agronomes dans les territoires ?
Pierre-Yves Le Gal1, Christophe Soulard2 et Clélia Sirami2
1 CIRAD, 2 INRAE
Dans le cadre de la session sur les relations des agronomes à l’espace, cette table ronde interroge la façon dont les agronomes travaillent à l’échelle du territoire, et plus particulièrement d’aborder, dans cet espace plus large que celui de l’exploitation agricole, la façon dont les agronomes s’approprient la diversité des activités agricoles et la traitent dans leur action. Après deux témoignages, l’un d’une représentante de Chambre d’agriculture à propos de l’accompagnement d’un projet alimentaire territorial (PAT), l’autre d’un représentant d’une coopérative, à propos de la gestion d’un bassin d’approvisionnement, trois discutants, un agronome, une écologue et un géographe, donnent leur point de vue sur la place et le rôle des agronomes à l’échelle du territoire.
Témoignage de Lucia Latre (Chargée de mission « Transformation, Circuits Courts et Tourisme » – Chambre d’agriculture de l’Ardèche)
Comment l’agronomie peut-elle contribuer à la mise en place d’un PAT ? Ces outils ont été introduits par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014. Les Chambres d’agriculture, qui ont déjà une approche systémique dans leur démarche de conseil à l’échelle du territoire, participent à la mise en place des PAT depuis 2015.
L’exemple proposé est celui de la préfiguration du PAT de l’Ardèche méridionale, où la question du foncier dédié à l’alimentation a fait l’objet d’un travail collectif. L’agronomie a été fortement présente dans le diagnostic, mais sur ce type de projet, les agronomes ne peuvent pas travailler seuls, les historiens, les géographes ou les économistes étant également indispensables (voir figure 1). Dans le bassin de vie autour de la ville d’Aubenas, il existe une urbanisation galopante depuis plus de trente ans, qui consomme de la terre agricole de qualité. Et il y a aussi des usages nouveaux, comme les activités de loisir, qui viennent interférer avec les activités agricoles. La plaine agricole (en jaune sur la figure 1) a ainsi été fortement réduite. Et dans le même temps, il existe un enfrichement de certaines zones à fort potentiel agricole, pour lequel il faut retrouver les propriétaires afin d’en faire évoluer les usages. Dans ce diagnostic de territoire, l’agronomie est associée à l’écologie car la vallée de l’Ardèche accueille une biodiversité riche et des captages pour l’alimentation en eau potable. Mais au-delà de la partie agricole, un projet de PAT concerne de nombreux autres acteurs autour d’une diversité d’enjeux pour la société locale : l’attente des consommateurs en produits locaux et de qualité, les relations entre les mobilités et les lieux d’approvisionnement, la nutrition-santé…
Le diagnostic a permis de mettre en évidence l’insuffisance de l’offre de production agricole pour l’alimentation locale.
Figure 1 : Le diagnostic pour la préfiguration du PAT de l’Ardèche méridionale
Pour passer du diagnostic au projet de PAT, il est important de s’interroger sur le territoire pertinent du projet. Car qui dit projet alimentaire territorial dit politique alimentaire, ce qui suppose une gouvernance qui délibère et qui agit. Et là surgissent des difficultés d’organisation administrative, le zonage des potentialités agricoles ne correspondant pas au zonage de la gouvernance politique (communes, communautés de communes, PNR…). Le défi est alors de relier les deux types de territoires : le territoire administratif et le territoire du PAT. Dans le cas du PAT de l’Ardèche méridionale, le choix de partir du bassin de vie, qui était logique, se trouve ainsi confronté au fait qu’il croise trop de territoires administratifs et de projets, ce qui pose une véritable difficulté pour avancer. Et cela peut entraîner des frustrations pour les acteurs du PAT, en particulier les conseillers de la chambre d’agriculture qui aimeraient pouvoir créer les interactions entre territoires pour coordonner une offre de production en adéquation avec les besoins de la population.
Dans un PAT, l’agronomie a donc bien toute sa place, et on peut le voir dans notre exemple situé en zone rurale, où l’emprise agricole reste encore forte. Mais on peut se poser la question de sa place dans des projets de PAT métropolitains (là où la majorité des PAT s’élaborent), où l’agriculture n’existe presque plus sur le territoire concerné. Dans ce cas, comment les agronomes peuvent-ils intervenir ?
Témoignage de Mathias Sexe (Directeur agronomie et développement de la coopérative EMC2)
Située dans l’Est de la France, sous un climat semi-continental, la coopérative EMC2 est issue, comme beaucoup d’autres en France, de fusions successives, et elle est aujourd’hui la plus grosse coopérative de Lorraine (voir figure 2).
Le territoire de collecte est très hétérogène, avec une grande variété de sols et une diversité de productions, sachant que la région est en majorité une zone d’élevage. La productivité n’est pas homogène et, sur le plan des rendements, le territoire de la coopérative correspond à une zone intermédiaire (voir figure 3). Mais cette hétérogénéité se situe autant à l’échelle des territoires de collecte qu’à l’échelle des territoires de chacune des exploitations, car il est fréquent qu’une même exploitation ait des rendements très différents d’une parcelle à l’autre (correspondant aux rendements mini et maxi de la coopérative).
Et au-delà de la diversité agronomique, il y a également une diversité de contextes puisque la coopérative rayonne sur neuf départements répartis sur les bassins de trois agences de l’eau, dont les politiques agro-environnementales sont à prendre en compte. La coopérative s’adapte à cette diversité de différentes manières.
Depuis de nombreuses années, la production de références locales et l’accompagnement technique des agriculteurs est une force de la coopérative :
- 120 essais par an, cinq plateformes d’essais, 10 000 micro-parcelles d’essais récoltées, quatre expérimentateurs ;
- Des références et des conseils par « petites régions », type de sol, précocité ;
- Un réseau d’observation avec 37 techniciens ;
- Des conseils personnalisés sur les 37 secteurs (tours de plaines individuels et collectifs) et 25 réunions techniques délocalisées ;
- Des animations de groupes démultipliées : deux groupes Ecophyto DEPHY et quinze groupes « 30 000 » (groupes de développement de pratiques agroécologiques).
Par ailleurs, depuis quelques années, la coopérative a développé des outils d’agriculture de précision, avec l’aide d’outils numériques, pour gérer l’hétérogénéité intraparcellaire. Ainsi 5000 hectares sont conduits en approche modulée au sein des parcelles en 2019-2020. Les cartes de modulation de tous les intrants ont pu être mises en place à partir d’un diagnostic agronomique (une à deux analyses de terre par hectare, une carte de conductivité, un profil pédologique pour 10 hectares, permettant de constituer la cartographie des potentiels).
Ainsi, au sein d’un territoire de collecte d’une coopérative agricole, l’adaptation aux conditions de milieu et de production est la première relation à son territoire.
Mais une autre forme d’adaptation est celle du marché. Dans un contexte où il faut réduire l’usage des produits phytosanitaires, un des enjeux actuels est de développer de nouvelles filières pour pouvoir favoriser l’allongement des rotations par l’implantation de cultures de diversification. Ces cultures peuvent être alimentaires mais les autres débouchés sont aussi développés, comme par exemple la production de biogaz par méthanisation à partir de cultures intermédiaires ou de cultures d’assolement dédiées.
Le point de vue de Pierre-Yves Le Gal (Chercheur en agronomie, Cirad)
Quand on parle d’agronomie du territoire, il faut préciser de quoi on parle, car on voit bien le caractère multiforme, multi-échelles, multi-acteurs… Dès lors que l’on s’éloigne de la parcelle et de l’exploitation agricole, on peut retrouver dans le territoire des objets très divers, pouvant regrouper des parcelles, des exploitations agricoles… On a vu dans le témoignage de la coopérative le territoire de collecte, que les agronomes nomment le bassin d’approvisionnement, mais on a aussi l’exemple des territoires de gestion collective de ressources (comme c’est le cas de la ressource en eau), et plus récemment, nous avons l’exemple des territoires alimentaires avec les PAT.
Pour l’agronome, une des difficultés est d’avoir à travailler avec des acteurs très différents. Nous avons l’habitude de travailler avec les producteurs, mais beaucoup moins avec les acheteurs de matière première agricole (Le Bail et Le Gal, 2011), et désormais nous pouvons être directement en interaction avec les consommateurs (circuits courts, PAT). On peut tenter une définition commune à cette diversité : un espace où des acteurs s’organisent autour du partage d’une ressource comme l’eau ou échangent des flux de matière première agricole, en mobilisant des outils de gestion et de coordination dont la mise en œuvre va conditionner les performances (techniques, économiques et environnementales) individuelles de chaque acteur et de ces ensembles.
L’agronome va intervenir d’abord en apportant ses connaissances sur les caractéristiques biotechniques des productions agricoles impliquées (notamment leur degré de périssabilité) et la manière dont elles sont produites aux échelles de la parcelle et des exploitations agricoles. Pour les bassins d’approvisionnement, cela va notamment permettre de mieux décrire et comprendre la variabilité des lots livrés par les producteurs en termes de quantité, qualité et temps. On pourra ainsi mieux prendre en compte la diversité du milieu physique, mais aussi la diversité des exploitations au sein du bassin d’approvisionnement, un point souvent méconnu des acteurs de l’aval. Cette diversité peut être vue comme une contrainte, mais aussi comme un levier pour améliorer le fonctionnement et les performances de la chaine d’approvisionnement. Mais le rôle de l’agronome doit s’élargir pour s’intéresser aux outils de coordination qui façonnent les relations entre les producteurs et les acheteurs de leurs productions : cahier des charges, outils de planification et de pilotage des approvisionnements, mais aussi systèmes de paiement, un point que les économistes ont curieusement peu travaillé dans les filières agro-alimentaires, au contraire du secteur de l’eau.
L’agronome mobilise ainsi un cadre et des outils d’analyse permettant le diagnostic. Mais l’agronomie étant une science pour l’action, il lui revient également d’aider ces ensembles d’acteurs dans la conception et l’évolution de leurs projets collectifs. Cela peut toucher des questions très diverses selon la demande : dimensionner de manière cohérente des capacités de production dans les exploitations et de transformation dans les entreprises agro-alimentaires, imaginer de nouveaux modes de planification des approvisionnements, mieux couvrir l’alimentation des consommateurs par la production locale (cas du PAT de Mafate sur l’Ile de la Réunion, objet de recherche-action du Cirad en cours), voire imaginer de nouveaux systèmes de paiement ! Ce second volet donne à l’agronome la possibilité d’exprimer toute sa créativité en concevant des démarches et des outils adaptés aux différents types de questionnements et de contexte et pouvant aller jusqu’à des jeux dit sérieux et des modèles numérisés (Le Gal et al., 2008 ; Fuentès et al., 2016)..
Mais dans ces approches territoriales, il y a le risque pour l’agronome de s’éloigner du cœur de sa discipline, alors que les situations de terrain font qu’on n’a pas toujours sous la main toutes les disciplines pour traiter ces questions. Cependant, pour paraphraser Jacques Lasseur, « si ce n’est pas l’agronome qui s’y colle, qui le fera ? ». Et dans cette implication, il se trouve que la formation typiquement française des agronomes dans des écoles d’ingénieur où les étudiants sont confrontés à de nombreuses disciplines (cf. tous les « agro-autre chose » présents ces trois jours) facilite cet étirement de « l’accordéon agronomique », auquel Michel Sebillotte nous conviait.
Le point de vue de Clélia Sirami (Chercheure en écologie, Inrae)
Un des défis actuels majeurs de l’agriculture est de répondre à la demande sociétale croissante en termes de protection de l’environnement (limitation des pollutions, préservation de la qualité de l’eau, protection de la biodiversité, etc.). En ce qui concerne la biodiversité, l’agriculture est en effet reconnue comme la seconde cause de la crise de la biodiversité au niveau mondial (Maxwell et al., 2016). En Europe, l’agriculture occupe 41.1% des surfaces terrestres et a donc un rôle considérable à jouer pour la préservation de la biodiversité. Par ailleurs, la biodiversité joue également un rôle crucial pour l’agriculture en lui apportant des services qui contribuent aux rendements (recyclage de la matière organique, pollinisation, contrôle des ravageurs, etc.).
Cette prise de conscience des interactions entre agriculture et biodiversité a contribué à l’essor de l’agroécologie, que ce soit en tant que discipline scientifique, mouvement social ou ensemble de pratiques agricoles. Dans ce contexte, les agronomes sont sollicités de façon croissante pour mieux intégrer l’impact des pratiques agricoles sur la biodiversité et le rôle de la biodiversité dans le fonctionnement des agroécosystèmes. Pour atteindre cet objectif, ils sont cependant confrontés à une difficulté majeure : le décalage entre les échelles spatiales pertinentes pour comprendre le fonctionnement des systèmes agronomiques et celles pertinentes pour comprendre les systèmes écologiques (Pelosi et al., 2011). En effet, les systèmes agronomiques sont gérés aux niveaux de la parcelle et de l’exploitation. La biodiversité et les processus écologiques dépendent quant à eux de la distribution spatiale des écosystèmes au niveau du paysage. Ce décalage limite considérablement la pertinence des recommandations pour l’agroécologie et l’efficacité des politiques agro-environnementales, notamment au sein de la Politique Agricole Commune.
L’agronomie du territoire (également appelée « agronomie des paysages » en anglais) peut être définie comme le champ de recherche qui étudie les relations entre pratiques agronomiques, ressources naturelles et structure des paysages (Benoit et al., 2012). Elle a donc un rôle crucial à jouer pour faire le lien entre les échelles spatiales de l’agronomie et celles de l’écologie. Elle peut également faire le lien plus facilement avec les échelles de la gouvernance. Car comme le souligne Lucia Latre, le zonage des potentialités agricoles ne correspond pas forcément au zonage de la gouvernance politique. Tout comme l’écologie des paysages vise à intégrer les différents niveaux d’organisation écologique (plante, parcelle, paysage, région), l’agronomie des territoires offre la possibilité d’intégrer les différents zonages écologiques, agronomiques, politiques.
Un des leviers identifiés par les écologues pour favoriser la biodiversité et les services écosystémiques (pollinisation, contrôle des ravageurs…) au sein des paysages agricoles repose sur l’hétérogénéité des paysages. Il est par exemple possible d’obtenir des paysages plus hétérogènes en augmentant la proportion de forêts, la longueur des haies, ou la diversité des cultures, ou bien en modifiant la taille et forme des parcelles agricoles ou des forêts. Il est cependant nécessaire d’intégrer la faisabilité et la pertinence de ces différentes options, notamment d’un point de vue agronomique, avant de pouvoir proposer des recommandations pertinentes pour favoriser l’agroécologie et des politiques agro-environnementales efficaces.
L’agronomie du territoire peut par exemple permettre de prendre en compte les impacts de la diversification des cultures en termes de collecte des récoltes ou d’adaptation de la production au marché. L’intervention de Mathias Sexe, témoigne notamment des coûts associés à la collecte dans le cadre d’une diversification accrue des cultures au niveau d’un large territoire. Ce témoignage illustre les possibles inconvénients économiques de la diversification au niveau de la filière aval. Les risques associés à une diversification « aveugle » ont également été soulignés par les écologues qui ont montré qu’une diversification basée sur l’ajout de cultures intensives pourraient ne pas avoir d’effet bénéfique sur la biodiversité, voir même avoir des effets négatifs (Hass et al., 2018). L’intervention de Lucia Latre montre également la nécessité de réfléchir à l’adéquation entre demande et production au niveau des territoires. L’agronomie des territoires peut donc contribuer à intégrer ces multiples dimensions afin de fournir des recommandations pertinentes pour favoriser l’agroécologie. L’agronomie du territoire peut également contribuer à une meilleure prise en compte des paysages et des territoires dans les politiques agricoles, qui restent principalement appliquées au niveau de la parcelle ou de l’exploitation agricole, et ainsi favoriser une gestion durable collective des paysages agricoles.
Le point de vue de Christophe Soulard (Chercheur en géographie, Inrae)
Comme l’ont montré les deux premiers intervenants à la table ronde, les agronomes sont interpellés par une diversité de demandes territoriales adressées aux acteurs agricoles. C’est à partir des demandes d’environnement, puis d’alimentation de qualité que le territoire est devenu un objet des agronomes. Le retour sur l’œuvre d’Olivier de Serres proposé par Jacques Caneill (voir Caneill dans ce numéro) indique que « Acquérir et accommoder la terre » définit les objets des agronomes dont la mission est « d’obtenir une production ». L’autre objectif « Approprier son logis » serait plutôt l’objet des géographes. Si on élargit le logis à l’espace habité, à l’écoumène, comprendre comment « habiter la terre » serait la mission des géographes. Ainsi, comment « obtenir une production (agricole) » pour continuer à « habiter la terre » pourrait être une définition de l’agronomie du territoire.
Par ailleurs, J.M. Meynard a dit que l’agronomie a souvent été définie par ses finalités (voir Meynard et Cornu dans ce numéro). Or, il est écrit dans le livre d’Olivier de Serres que l’agriculture a plusieurs finalités : nourrir, vêtir, soigner, servir :
- Nourrir : une finalité évidente en apparence, mais qui est en réalité très différente de la finalité « produire ». Nourrir suppose la reconnexion des producteurs comme des consommateurs avec les « marchés physiques » (par opposition aux marchés virtuels créés par le système industriel mondialisé). Nourrir se définit aussi par la diversité des cibles : nourrir sa famille (très peu d’agriculteurs d’aujourd’hui se nourrissent eux-mêmes, tout du moins en France), des consommateurs amis (Amap), une clientèle de marché, des cantines scolaires ou des EHPAD, etc. Les expériences actuelles de recherche sur le lien agriculture-alimentation montrent que répondre à des demandes alimentaires locales conduit à l’invention ou à la réadaptation des systèmes agricoles nourriciers (par exemple des maraichers passent de 5 – 10 cultures à plus de 50, combinent poly-culture avec poly-élevage, etc.).
- Vêtir : cet enjeu a quasiment disparu mais il peut ressurgir avec l’accroissement des demandes en fibres naturelles locales (lin, chanvre en particulier).
- Soigner : soigner au sens de l’écologie, c’est prendre soin de la nature, mais c’est aussi soigner au sens social, du soin aux personnes, du care, de la santé. Cette finalité invite les agronomes à réfléchir sur la contribution à la santé, dans une vision santé globale (One Health, Eco Health), des systèmes agricoles. Par exemple, les recherches sur l’agriculture urbaine montrent qu’une fonction première de l’agriculture en ville n’est pas de nourrir, ou de nourrir seulement, mais de soigner au sens global (Aubry et al. 2015) : soigner le corps (physique et mental), retisser des liens sociaux disparus, ou alléger des traumatismes individuels ou collectifs. Les jardins urbains ont cette fonction, surtout pour les populations précaires (par exemple dans la prise en charge de l’autisme) ou des populations dépossédées de leur culture (Duchemin et al., 2010).
- Servir : l’agriculture est une activité productive mais aussi de service, on ne le dit pas assez. Tous les grands pays agricoles du monde soutiennent publiquement leur agriculture, pour au moins deux raisons : la sécurité alimentaire et la sécurité du territoire (occuper l’espace, gérer les milieux, prévenir des risques, etc.). L’agriculture génère aussi des co-produits qui servent au territoire. En périurbain, l’agriculteur, l’éleveur, occupent l’espace et par leur seule présence et leur travail « tiennent » aussi l’espace. Les politiques urbaines valorisent ces fonctions de service. A Montpellier, les politiques alimentaires voient dans le maraichage une fonction nourricière, et dans l’élevage pastoral la prévention des risques d’incendie dans des zones classées Natura 2000. Cette présence humaine dans des garrigues ou autres marges agraires contribue à réguler des usages indésirables ou illicites tels le squat, les déchets, la drogue, la prostitution … La viticulture quant à elle, est le ferment d’une économie touristique, c’est un produit d’appel qui assure le marketing territorial à l’étranger. Enfin, les infrastructures agro-alimentaires, telles un moulin (900 ans de présence), un marché-gare (carreau de 80 producteurs), et une cuisine centrale (13000 repas jour), sont autant de food hubs supports de refondation de filières locales d’approvisionnement alimentaire.
Les demandes territoriales qui s’adressent aujourd’hui à l’agriculture combinent souvent tout ou partie des finalités énoncées par Olivier de Serres. L’exemple des politiques alilmentaires montre que plusieurs modèles agricoles sont nécessaires pour faire renaître une « agriculture alimentaire territoriale » : des micro-fermes nourricières à installer et à mettre en réseau ; des filières courtes territorialisées, capables de répondre à des commandes publiques (cantines), qui ne sont pas seulement des filières de production mais qui combinent des finalités d’approvisionnement (nourrir), de soin (insertion), et de service (éduquer les enfants, soutenir l’aide alimentaire, le recyclage). Ces démarches révèlent aussi les tensions entre fonctions, par exemple les tensions entre multiplication des petits flux de livraisons et la centralisation des transports. Différentes pistes peuvent ainsi être proposées pour une agronomie des territoires au service de l’alimentation locale :
- Comprendre comment les agriculteurs s’adaptent à l’environnement urbain, suivant des logiques territoriales très diversifiées, jouant sur l’ancrage ou sur la mobilité ;
- Imaginer et aider à concevoir des systèmes agricoles nouveaux, à combiner sur des territoires multiples : intra-urbain, aire urbaine, relations urbain-rural ;
- Outiller la planification urbaine, en informant sur le fonctionnement de l’espace agricole, au-delà des seules cartes des sols, des exploitations et des terroirs AOC ;
- Concevoir des projets territoriaux agricoles multi-produits et multi-services ;
- Evaluer le potentiel alimentaire d’une région pouvant aller jusqu’aux échelles mondiales ;
Les demandes territoriales s’adressent également à une diversité de « pratiquants agricoles » : des citoyens amateurs, des entrepreneurs de fermes technologiques, des associés de fermes collaboratives, des entreprises d’insertion tournées vers le secteur de l’économie sociale et solidaire, des coopératives d’installation dans des espaces-tests, des organismes publics qui deviennent propriétaires agricoles, voire exploitants agricoles (salariés municipaux viticoles ou maraichers), etc.
En se plaçant à l’échelle des territoires, cette inventivité agricole met les agronomes en contact avec une diversification croissante des acteurs agricoles et de la R&D. On en a eu un témoignage dans ce colloque avec la pratique agricole nomade du céréalier audois qui valorise les friches viticoles de son territoire (voir Brives et al. dans ce numéro). D’autres néo-agriculteurs développent des projets agricoles suivant des modes d’accès aux terres qui ne s’inscrivent plus dans le schéma de transmission familial traditionnel. Ces néo-agriculteurs ont aussi recours à d’autres canaux d’informations que ceux des filières organisées, en faisant appel à une diversité de médias pour s’informer, se former, décider, ce qui pose la question des façons de transmettre les connaissances agronomiques. Par ailleurs de plus en plus de chargés de mission des collectivités locales ou d’associations s’occupent d’agriculture, dans les villes notamment : quelle formation agronomique pour ces nouveaux acteurs du secteur agricole ? Il y a aussi un enjeu de formation des citadins au jardinage (à l’image de ce qui existe à Portland USA, où depuis les années 1970 l’Oregon State University forme des master gardeners en s’appuyant sur un jardin pédagogique et expérimental).
Enfin, l’agriculture se déploie dans des lieux nouveaux, hors du champ cultivé. Les friches, les terres à urbaniser, le hors-sol outdoor, le hors-sol indoor, les lieux pollués, etc. Les agronomes pourraient s’intéresser à ces différents territoires, pour caractériser, évaluer et outiller, par exemple :
- l’agriculture de subsistance qui se développe sur des zones de déchets (St Louis, Sénégal ; Metro Manille, Philippines) ;
- la réhabilitation agricole des friches urbaines et industrielles (comme à Detroit) ;
- l’adaptation des systèmes agricoles à l’environnement périurbain : exemple des « compétences des bergers », leur agilité pour guider leur troupeau au milieu des vignes, des villages et des routes ;
- l’identification de lieux cultivables dans les interstices urbains nécessitant de modifier les règlements de zonage pour faciliter la coexistence agriculture-élevage-résidence.
Ces lieux nouveaux des systèmes agricoles ne sont pas seulement du côté du « front urbain », ils le sont aussi du côté du « front naturel », par réintroduction de plus de nature sauvage dans les systèmes cultivés, par exemple l’agroforesterie, ou l’inverse, avec la cueillette de plantes médicinales dans la garrigue (exemple de la récolte du cade en Ardèche).
En conclusion, nous pourrions réfléchir l’agronomie du territoire autour de trois finalités articulées avec la production, – nourrir, soigner, servir -, et en explorant deux frontières de l’espace agraire, l’urbain et la nature.
Conclusion
Cette table-ronde, en partant de témoignages contrastés qui illustrent la façon dont les agronomes peuvent être mobilisés à l’échelle d’un territoire, discutés par trois chercheurs de disciplines différentes, ouvre des perspectives aux agronomes. Ceux-ci sont en effet attendus par les acteurs du territoire, tant pour leur expertise agronomique dans le diagnostic préalable aux projets de territoire, que pour leur compétence dans l’analyse de la faisabilité technique et socio-économique de nouvelles pratiques agricoles. Et au-delà, les chercheurs partagent l’idée que les agronomes ont à assurer la coordination entre les agriculteurs-producteurs et les acteurs non agricoles (acheteurs, consommateurs, usagers de l’espace rural). Les agronomes, qui se considèrent avant tout comme des techniciens, sont ainsi confrontés à l’exercice de nouvelles missions, comme l’animation de collectifs ou la médiation entre acteurs. La communauté des agronomes est-elle prête à ce nouveau challenge pour répondre à la demande sociétale ? L’accompagnement de la transition agroécologique et de la diversité des agricultures est un tel enjeu pour les agronomes que la question ne se pose plus vraiment. Mais cette évolution de leur rôle demande à être pris en compte dans leur formation.
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