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Vers une agronomie des transitions

Antoine Messéan1, Mathieu Capitaine2, Thierry Doré3, Philippe Prévost4

1 Université Paris-Saclay, INRAE, UAR Eco-Innov  antoine.messean@inrae.fr (contact auteurs) 

2 Université Clermont Auvergne et Associés, VetAgro Sup, UMR Territoires, mathieu.capitaine@vetagro-sup.fr

3Université Paris-Saclay, AgroParisTech, INRAE, UMR Agronomie, thierry.dore@agroparistech.fr

4 Alliance Agreenium, philippe.prevost@agreenium.fr

https://doi.org/10.54800/tra112

A l’occasion de la commémoration de la disparition d’Olivier de Serres, cette 10ème édition des Entretiens avait pour objectif d’amener les agronomes à s’interroger sur leurs objets, leurs postures, leurs méthodes, et également sur les interdisciplinarités à faire fructifier. Cette réflexion s’est faite, autour de quatre thèmes inspirés du maître du domaine du Pradel et qui correspondent à des enjeux d’avenir, en croisant les regards de différentes disciplines (droit, sociologie, écologie, zootechnie, économie, voire agronomie…) et en invoquant des témoignages d’agriculteurs ou d’acteurs de terrain pour illustrer des initiatives ou des dynamiques en cours. Cet éclairage pluridisciplinaire s’est traduit dans un dialogue aussi bien dans la préparation conjointe des interventions que dans la phase de rédaction des articles de ce numéro de la revue. Comme l’a souligné Pierre Cornu en introduction, l’agronome aime bien la mise en perspective historique et l’éclairage par les autres disciplines, tant son histoire est « marquée par des phases de sujétion partielle de son discours à des sciences d’amont (la chimie, la physiologie végétale, la génétique, la statistique…) et des phases de dialogue ouvert, ou rompu, avec les sciences sociales (économie, sociologie, géographie, ergonomie…) ».

 

Ces dixièmes entretiens se sont déroulés alors que deux épisodes caniculaires particulièrement marqués avaient eu lieu durant l’été 2019, rappelant s’il en était encore besoin la réalité du changement climatique, et avant que la pandémie Covid-19 n’apparaisse et provoque un état de sidération par sa brutalité et ses conséquences qui restent aujourd’hui encore imprévisibles. Cette interrogation sur le rôle, les postures, les méthodes et les compétences de l’agronome n’en est rendue que plus nécessaire.

Dans cette conclusion, nous souhaitons relever quelques-uns des points marquants issus des échanges et en tirer des enseignements pour l’agronomie et les agronomes. En effet, les évolutions évoquées durant les Entretiens interrogent les métiers des agronomes, leurs objets, leurs méthodes et leurs pratiques. Même si cela n’a pas été discuté en détail, quelques éléments de réflexion peuvent être mis en débat et alimenter la réflexion du carrefour interprofessionnel qu’est l’Association Française d’Agronomie.

 

Une diversité accrue des mondes et systèmes agricoles

Un premier constat, évident a priori mais majeur en termes d’implications, s’impose : nous faisons face à une diversité accrue des situations rencontrées en agriculture. « Moins il y a d’agriculteurs, plus ils sont différents » a dit Bertrand Hervieu. Cette diversité concerne aussi bien les agriculteurs, leurs origines, leurs parcours, leurs statuts d’exploitants, leur rôle en tant qu’acteurs agricoles que le statut juridique des exploitations, les formes de collaboration, la diversité des productions et des produits associés (y compris non alimentaires) et bien entendu, les modèles de production agricole et les chaînes de valeur.

En second lieu, comme le soulignent Jeanneaux et al., « Les mondes agricoles sont entrés dans la modernité, ils ne sont plus à côté de la société mais ils en font pleinement partie », avec les conséquences que cela implique. Après la soumission au marché et à la volatilité des prix qui insèrent les agriculteurs dans des logiques économiques mondiales, le contrat implicite avec le citoyen et le consommateur (produire pour tous au meilleur coût) est aujourd’hui rompu. Il en résulte une confrontation qui concerne, au-delà de la qualité des produits, les modes de production agricole, comme l’ont illustré le développement controversé des biotechnologies végétales et, plus récemment, la remise en cause de l’usage des produits phytosanitaires.

Ces contraintes externes s’élargissent aujourd’hui :

  • Le changement climatique, le réchauffement et la fréquence accrue des événements extrêmes est déjà à l’œuvre ; non seulement les aires optimales d’adaptation des systèmes de culture changent mais la fréquence des évènements extrêmes (température et précipitations) bouleverse la conception et le pilotage des systèmes et des pratiques associées ; si tout le monde en perçoit désormais les effets, on n’a pas encore mesuré l’impact réel sur la viabilité et la pérennité des modèles de production actuels, ni la profonde remise en cause des systèmes de production et de nos pratiques de recherche et développement que son atténuation impose ;
  • L’évolution réglementaire qui contraint de plus en plus l’éventail des techniques de production conventionnelles (exemple des molécules phytosanitaires) sans toujours faciliter l’émergence des pratiques alternatives, comme le montre l’étude des freins à la diversification des systèmes de culture (Meynard et al., 2015) ;
  • La transition agroécologique qui nécessite de mobiliser une connaissance fine des processus écologiques, de combiner plusieurs méthodes à effet partiel et d’adapter les systèmes et les pratiques associés à chaque situation locale, sans que les connaissances, les méthodes et les outils pour le faire soient tous disponibles ;
  • L’accélération et la radicalisation des pressions sociétales liées au développement des réseaux sociaux et à l’affaiblissement des espaces et forums traditionnels de négociation.

Il en résulte un profond malaise de la profession agricole alors qu’un renouvellement important de générations s’opère. La pandémie actuelle n’a fait qu’exacerber ces facteurs en les accompagnant en outre d’une remise en question brutale, non seulement du déplacement des personnes mais également de la circulation des biens aux échelles européenne et mondiale.

 

La fin des modèles

Dans ce contexte, on assiste à ce qui peut être appelé« la fin des modèles ». Non seulement, les systèmes de production se diversifient mais ils sont évolutifs et adaptatifs. L’idée d’une transition des systèmes conventionnels plus ou moins stables vers de nouveaux systèmes, certes plus complexes et diversifiés, mais qui seraient plus ou moins stabilisés, semble illusoire. C’est la fin des modèles, même alternatifs, dans le sens de modèles prescriptifs qui auraient été mis au point, testés et diffusés avec un résultat plus ou moins attendu. Chaque exploitation agricole doit concevoir le système le mieux adapté à son contexte pédo-climatique, à son environnement socio-économique et à ses propres préférences, mais aussi le faire évoluer en permanence pour tenir compte des déterminants externes plus imprévisibles que jamais (climat, marchés). Pour la recherche et le développement, il s’agit de proposer des innovations techniques et organisationnelles et des règles de décision permettant de les assembler en fonction d’un contexte donné et de son évolution. Il est probable que coexistent une multitude de modèles locaux mais évolutifs, parfois éphémères et imprévisibles. Cela a été illustré par le foisonnement et la diversité des initiatives/projets présentés dans ces entretiens et qui cherchent à s’adapter à ce contexte dynamique (voir par exemple Brives et al. et la réactivité continuelle au travers de l’innovation permanente).

 

La nécessaire vision systémique

Dans ce contexte d’évolution dynamique, d’éclatement des modèles et de pilotage en milieu incertain, l’approche système est indispensable. « Plus on va vite, plus il faut voir loin et large » disait Gaston Berger. Même s’il faut en permanence s’adapter et réagir très vite à un contexte moins stable, la cohérence des actes techniques dans le temps et dans l’espace est tout aussi indispensable.

  • La diversité des cultures et la diversification de leur assemblage (rotations, associations, semis sous couvert, agroforesterie, etc.) constituent un levier majeur pour produire des services écosystémiques variés, même s’ils doivent être soigneusement adaptés aux situations locales ;
  • La dimension territoriale permet de trouver des degrés de liberté supplémentaires par rapport à la seule échelle de la parcelle ou de l’exploitation agricole : valorisation d’interactions entre espaces cultivés, semi-naturels et naturels, coordination entre éleveurs et céréaliers, assolement partagé, développement de systèmes agri-alimentaires localisés ; au total, explorer plus largement les synergies à l’échelle des territoires comme évoqué dans l’article de Moraine et Delfosse sur l’intégration cultures-élevage-territoire ;
  • Le système agri-alimentaire dans son ensemble doit être considéré, afin de prendre en compte l’évolution rapide des régimes alimentaires et les attentes des consommateurs mais également de raisonner des innovations couplées, les filières pouvant parfois lever un verrou plus facilement que le système de production (par exemple l’acceptation d’impuretés dans les récoltes qui affecte peu le processus industriel tout en facilitant grandement la réduction de l’usage des produits phytosanitaires en phase de production).
  • L’importance des politiques publiques, du droit et de la réglementation, à la fois comme frein à la transition agro-écologique en figeant les situations acquises mais aussi potentiellement comme levier pour libérer les initiatives, accélérer les transitions et sécuriser des trajectoires alternatives.

 

Le processus d’innovation renouvelé

Si les innovations technologiques restent importantes pour accompagner les transitions (la génétique, le machinisme, le développement du numérique, etc.), les innovations organisationnelles à l’échelle du territoire et des chaînes de valeur jouent un rôle essentiel, notamment au travers de contrats. Des innovations institutionnelles (modalités de mise sur le marché, organisation du conseil, nouvelles pratiques de recherche-action, incitations publiques, etc.) sont en outre indispensables pour lever le verrou sociotechnique progressivement constitué autour des systèmes dominants de ces dernières décennies. La complémentarité animal/végétal, très présente dans ces entretiens puisque c’était le thème qui avait été choisi pour la séquence « innovation », illustre de nouvelles formes de coordination. On peut aussi souligner les stratégies de diversification des systèmes de culture  (par exemple rotation, association d’espèces, agroforesterie) qui illustrent la nécessité de repenser les différentes composantes du système sociotechnique : (i) la façon de concevoir les variétés, à la fois en rééquilibrant les efforts vers des espèces orphelines mais aussi en révisant les traits sélectionnés afin d’accompagner des systèmes diversifiés (par exemple, l’aptitude à concurrencer les adventices dans des associations d’espèces), (ii) la combinaison de différentes pratiques à effet partiel ou plus variable que des techniques conventionnelles (par exemple pour la protection des cultures avec combinaison de mesures de prophylaxie et de biocontrôle), (iii) l’organisation des filières, les politiques, l’éducation, le conseil mais aussi la façon de faire de la recherche.

 

Le facteur humain reste essentiel en agriculture

La coordination entre agriculteurs, opérateurs des filières, acteurs du dispositif de recherche et développement et les pouvoirs publics est indispensable pour relever les défis actuels, coordonner les leviers dans les différentes composantes du système sociotechnique et accélérer l’adoption de solutions opérationnelles. Dans un contexte de transition agro-écologique où les solutions se construisent au cas par cas et localement et où les agriculteurs innovent tout autant sinon plus que le système de R&D institutionnel, la mutualisation d’expériences et leur mise en débat pour analyser les conditions de leur extrapolation à des situations nouvelles est essentielle ; les structures d’échanges et de dialogue entre pairs se trouvent confortées (Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole), se diversifient (Société Coopérative d’Intérêt Collectif, Projet Alimentaire Territorial)  et de nouvelles formes de co-innovation avec les chercheurs et les conseillers se développent (comme les Groupes Opérationnels du Partenariat Européen pour l’Innovation).

Non seulement les agriculteurs innovent, mais ils investissent aussi directement dans la communication directe entre eux et avec la société, notamment au travers des réseaux sociaux, pour partager les expériences, donner à voir leurs pratiques, lien direct qui vise à suppléer aux formes traditionnelles de médiation exercée par des structures professionnelles et qui s’avèrent plus ou moins inopérantes dans la transition en cours.  

 

Le renouvellement des méthodes et des outils pour un accompagnement de proximité

Les échelles de temps et d’espace sont élargies mais le « cousu main » est nécessaire et également inhérent à la transition agro-écologique elle-même : alors que les modèles conventionnels s’affranchissaient de fait de la dépendance au contexte pédo-climatique local par un recours aux facteurs de production externes comme les intrants, la valorisation des processus écologiques et les phénomènes de régulation biologique invitent à adapter les systèmes à chaque exploitation agricole et à les piloter de façon dynamique. Comment faire alors que nos pratiques actuelles de recherche, de développement et de formation restent encore largement marquées par la diffusion de références et de modèles standardisés ? C’est un défi pour les agronomes mais aussi pour les organismes de recherche/développement et pour les politiques publiques. Alors qu’une conception linéaire de l’innovation a prévalu après la seconde guerre mondiale, le constat que l’innovation se crée aussi chez les agriculteurs qui s’adaptent de fait à leur contexte spécifique s’impose à nouveau. La traque aux innovations, la co-innovation et l’hybridation entre savoirs scientifiques et savoirs profanes font désormais partie de l’arsenal des agronomes. Mais comment extrapoler/généraliser à partir de situations et projets singuliers dans un contexte rendu incertain par la volatilité des marchés et le dérèglement climatique ? La tension entre singularité et généricité, savoirs vernaculaires et savoirs savants, évoquée par Cornu et Meynard, s’inscrit dans un contexte plus dynamique et instable.

Des éléments de réponse ont été apportés dans ces entretiens autour de l’accompagnement des dynamiques d’acteurs :

  • Face à la diversité des situations, des systèmes et des préférences, il convient de passer de la conception de systèmes techniques plus ou moins « clé en mains » à la conception de démarches de conception innovante par les agriculteurs eux-mêmes ;
  • Une nouvelle posture des conseillers qui de prescripteurs de techniques individuelles accompagnent désormais les agriculteurs dans un diagnostic agronomique élargi et la recherche de solutions viables ;
  • Une grande diversité de solutions potentielles est nécessaire pour accompagner les agriculteurs dans la conception et/ou l’adaptation de leur propre trajectoire en fonction de leurs contraintes et préférences et faire face à l’imprévisibilité accrue (il n’est pas toujours possible d’implanter les cultures ou les couverts prévus, en raison des conditions climatiques).

Ce pilotage dynamique des trajectoires suppose de pouvoir mesurer les performances des systèmes de production en temps réel ; performances au sens large, c’est-à-dire qui répondent aux finalités attendues et aux préférences des porteurs tout en atteignant des objectifs plus globaux (règlementation ou attentes de la société). S’il y a des solutions viables pour des acteurs donnés, il n’existe en général pas de solutions optimales sur tous les critères, à toutes les échelles et pour tous les acteurs dont les critères diffèrent souvent. Si des outils multicritères, multi-échelles et multi-acteurs existent déjà et sont utilisés pour accompagner des collectifs, notamment sur la co-conception de scénarios de gestion de la qualité de l’eau dans des bassins versants ou de réduction de l’usage des pesticides, ils ont généralement été développés pour des systèmes de production conventionnels et sans toujours intégrer les implications plus larges comme la nutrition et la santé. Les critères à prendre en compte sont probablement à élargir pour mieux prendre en compte la dimension sociale et être renouvelés, comme l’a souligné Christophe Soulard en évoquant par exemple le « nourrir » plutôt que le « produire ». Par ailleurs, différentes échelles de temps et d’espace sont à articuler afin d’appréhender les inévitables compromis et les effets différés dans le temps, en tenant compte des logiques d’action des agriculteurs qui font évoluer les pratiques dont les impacts indirects peuvent être plus forts que les effets directs sur le système initial.

Ces outils d’évaluation constituent de fait une représentation du fonctionnement des agro-écosystèmes et de leurs réactions à des changements de pratiques, contribuant ainsi à éclairer les acteurs et les décideurs sur « Que se passe-t-il si ? », mais aussi sur « Que faut-il faire pour ? » ouvrant la voie à une nouvelle posture des agronomes. Cette évaluation multicritère et prospective est également un puissant outil de médiation avec les citoyens et avec les politiques en donnant à voir les impacts parfois contradictoires des scénarios et en permettant ainsi d’aider à la construction de consensus. Est-ce aux agronomes de s’engager dans cette médiation ? Probablement pas seuls mais les interactions entre milieux/pratiques jouent tellement sur les impacts que leur rôle est essentiel.

 

L’engagement des agronomes pour des systèmes agricoles durables

Tout au long de ces Entretiens, une interrogation forte est apparue en filigrane : au-delà d’aider à comprendre le fonctionnement des agro-écosystèmes et de développer des méthodes et outils afin d’aider à leur pilotage en fonction d’objectifs sans cesse renouvelés, les agronomes doivent-ils prendre position sur les modèles de production agricole et agri-alimentaires à développer ? S’il ne revient pas aux agronomes d’être prescriptifs (voilà ce qu’il faut faire), leur rôle reste toutefois engagé en :

  • Portant un diagnostic des situations de terrain et en aidant à comprendre le fonctionnement des agroécosystèmes, centré sur la relation entre pratiques et production de services écosystémiques en tenant compte des logiques d’action des agriculteurs, tout en analysant avec d’autres les freins présents dans les systèmes sociotechniques ;
  • Explorant le champ des possibles et en proposant des prototypes en lien avec les acteurs, sans préjugé quant aux leviers à mobiliser et à assembler (combinaison d’objets de nature et technologies éprouvées ou innovantes) ;
  • Evaluant et donnant à voir la diversité des impacts directs et indirects, dans le temps et l’espace ;
  • Cartographiant les arguments des parties prenantes lorsque les savoirs ne sont pas suffisamment stabilisés dans des situations de controverses socio-techniques ;
  • Outillant et accompagnant les différents acteurs pour concevoir et piloter en fonction de leurs environnements et de leurs préférences.

 

La contribution au débat public

Science pour l’action, l’agronomie vit une tension permanente entre la volonté de résoudre les problèmes actuels tout en constituant un corpus de connaissances scientifiques solides.  Or, cette tension a tendance à s’exacerber avec notamment l’urgence climatique évoquée plus haut. Et comme l’a montré la séquence sur la cascade de l’azote, il faut en général beaucoup de temps pour problématiser une question, produire les connaissances scientifiques associées et en déduire des stratégies d’action. Dans un contexte d’accélération des changements, comment l’agronomie peut répondre aux enjeux du moment et éclairer le débat public en accélérant la production et la diffusion des références ? Alors que l’on s’alarme sur le fait que la réduction de l’usage des pesticides n’est pas encore au rendez-vous alors qu’un effort sans précédent y est consacré au travers du plan Ecophyto, force est de constater que nous n’avons tout simplement pas encore un corpus de connaissances disponibles suffisant, en particulier sur comment fonctionnerait l’agriculture sans pesticides, pour éclairer utilement le débat public sur ce dossier controversé des produits phytosanitaires.  Il y a là un véritable défi, d’une part à expliquer aux citoyens ce que peut ou ne peut pas faire l’agriculture (indispensables à la production alimentaire, les techniques agricoles, quelles qu’elles soient, modifient les écosystèmes), d’autre part à anticiper le coup d’après et à explorer un éventail très large de scénarios, ce qui est difficile en soi, surtout lorsque les interlocuteurs attendent le plus souvent des certitudes. La fragilité de nos systèmes socio-économiques et cette difficulté collective à prévenir les risques systémiques ont été révélées de façon brutale avec l’apparition de la pandémie en 2020. Cette crise illustre de manière éclatante l’impératif de devoir décider en univers incertain sans attendre que les connaissances scientifiques et les références techniques soient toutes disponibles, impératif valable en particulier dans le domaine de l’agriculture.  

Saurons-nous regarder lucidement nos démarches et pratiques actuelles et nous interroger sur leur adaptation au défi du moment ? Alors que notre monde fait l’objet de transitions multiples et accélérées, l’esprit de prospective est plus que jamais nécessaire à côté de l’ancrage dans le réel afin de mieux anticiper ces transitions et adapter nos postures, approches et pratiques en conséquence.

 

Vers une agronomie des transitions

Parmi les transitions qui s’annoncent, choisies ou subies, dans nos sociétés (climatique, agroécologique, énergétique, numérique, alimentaire, démographique…), l’agriculture se retrouve au cœur de tous les enjeux du 21ème siècle : contribuer à l’atténuation du changement climatique, protéger durablement les ressources naturelles de leur exploitation excessive, produire mieux avec des sols fragilisés et un climat déstabilisé, nourrir en quantité et qualité une population plus nombreuse avec une vision tant locale que globale, gérer les innovations technologiques et organisationnelles avec responsabilité… La prise de conscience de ces enjeux a beaucoup progressé dans le monde et s’est accélérée avec la pandémie en cours mais il y urgence à agir. Les modes de production agricole, nos régimes alimentaires et nos modes de vie doivent changer de manière beaucoup plus profonde que ce tout un chacun imagine ou est prêt à engager : les différents niveaux de gouvernance, de l’entreprise agricole aux politiques inter-gouvernementales, doivent agir de manière coordonnée et en responsabilité pour relever ces défis !

Les agronomes, sur tous ces sujets, ont un rôle essentiel à jouer pour répondre à l’urgence en proposant des solutions, que ce soit par la production et la diffusion de nouveaux savoirs dans la recherche et l’enseignement, et en accompagnant les agriculteurs dans la transition vers des systèmes durables, ou par la mise en œuvre de nouveaux dispositifs pour organiser les régulations dans les systèmes alimentaires aux différentes échelles.

L’année de commémoration, celle du quadricentenaire de la mort d’Olivier de Serres [1], toujours considéré comme le père de l’agriculture française, et précurseur de l’agronomie en France, aura ainsi été l’occasion de rappeler les fondements de l’agriculture tout en proposant une mise en perspective sur le besoin d’accélérer et d’accompagner les transitions indispensables. Se questionner sur l’évolution de l’activité agricole, passée et à venir, ne peut en effet pas s’envisager sans cette approche systémique chère aux agronomes. Mais ce n’est pas parce que l’on est capable de comprendre la complexité en jeu que l’on peut agir sur l’ensemble des systèmes agri-alimentaires et du système sociotechnique qui les englobe. Science pour l’action par excellence, l’agronomie doit se montrer à la hauteur des enjeux. Et si l’heure est aux multiples transitions dans l’agriculture, il faut qu’il y ait une agronomie des transitions, au service des agriculteurs, des décideurs politiques et des citoyens-consommateurs.

L’association française d’agronomie y consacrera ses prochains Entretiens agronomiques en 2021-2022. Intitulés « Etre agronome en période de transition agricole » et s’appuyant sur des ateliers orientés sur un type de transition (agroécologique, alimentaire, énergétique ou numérique), ces Entretiens auront pour objectif d’identifier les compétences-clés des différents métiers d’agronomes et de créer une dynamique pour l’engagement des agronomes de tous les métiers dans l’accompagnement des transitions.

Références bibliographiques

Berger G. (1964). Phénoménologie du temps et prospective. PUF, 275p.

Kockmann, F., Pouzet, A., Omon, B., Paravano, L., Cerf, M.,(2019). La démarche clinique en agronomie : sa mise en pratique entre conseiller et agriculteur, AES, Vol. 9.2. Démarches cliniques en agronomie et outils pour les conseillers.

Meynard, J-M., Charlier A., Charrier F., Fares M., Le Bail M., Magrini M-B., Messéan A. (2015). La diversification des cultures : comment la promouvoir ? Notes et Etudes Socio-Economiques n° 39, Avril 2015, pp. 7-29

Reau R., Guichard L., Chantre E. (2013). Evaluation agri-environnementale pour les apprentissages des acteurs des aires d’alimentation de captage., Innovations Agronomiques 31 (2013), 91-110

Salembier C. (2019). Stimuler la conception distribuée de systèmes agroécologiques par l’étude de pratiques innovantes d’agriculteurs. Thèse de doctorat de l'Université Paris-Saclay, 270p.

Les missions de l’Association française d’agronomie (Afa)

Agents du développement, agriculteurs, chercheurs, enseignants, ingénieurs dans des firmes d'agrofourniture ou de transformation, responsables dans des administrations ou des associations font de l’Association française d’agronomie un carrefour interprofessionnel, lieu d'échanges et de débats autour des questions agronomiques.

L’Afa a deux finalités principales :

- développer le recours aux concepts, méthodes et techniques de l'agronomie pour appréhender et contribuer à résoudre les problèmes d'alimentation, d'environnement et de développement durable, aux différentes échelles où ils se posent, de la parcelle à la planète ;

-  faciliter l’évolution de l'agronomie en prenant en compte les nouveaux enjeux sociétaux, en intégrant les acquis scientifiques et technologiques, et en s'adaptant à l'évolution des métiers d'agronomes.

Son activité est aujourd’hui organisée autour de quatre missions principales.

 

Partager entre agronomes 

Faire vivre la notion de carrefour interprofessionnel

L’Afa est un carrefour interprofessionnel qui vise à rassembler et faire dialoguer les différents métiers où les agronomes s’investissent et à croiser les regards disciplinaires pour faire face à l’urgence, comprendre les enjeux auxquels est confrontée l’agriculture, partager des solutions et accompagner les acteurs agricoles. Certains métiers ou secteurs, moins représentés que d’autres dans nos réflexions, actuelles, comme les décideurs politiques et les organismes économiques qui se trouvent au cœur des transformations de systèmes, doivent y tenir une place accrue.

Clarifier la posture collective

L’Afa regroupe des agronomes qui partagent des valeurs communes mais sans que cela signifie qu’il y ait accord sur un modèle de développement agricole.  La diversité des métiers, des parcours et des convictions ne doit pas empêcher d’exprimer clairement nos valeurs et nos démarches. L’AFA se positionne sur l’accompagnement des transitions, sans faire le choix a priori d’un modèle spécifique de transition, en étant plutôt « militant » de la complexité que militant d’un modèle donné, et en étant aussi militant des diversités de situations à instruire au mieux plutôt que militant d’un type d’agriculture.

 

Capitaliser/valoriser/transmettre les savoirs agronomiques

Agronomie, environnement & sociétés, une revue scientifique, technique et professionnelle

L’agronomie est profondément ancrée dans la compréhension des interactions plante/sol/climat /techniques. La transition agroécologique renforce la complexité et la variabilité des réponses du système agro-pédo-climatique aux actions techniques. L’exigence de tirer des enseignements génériques à partir d’expériences toujours plus singulières s’en trouve renforcée et constitue un chantier collectif majeur pour notre communauté.  Par ailleurs, les manières de produire de la connaissance évoluent sous tension entre l’agronomie globale et l’agronomie du champ (prendre en compte des objets plus complexes, pas uniquement la parcelle mais aussi le territoire, la rotation plus que la culture annuelle, des systèmes de culture plus diversifiés, loin du modèle « une culture « pure » par an).

Une des implications majeures est que les références ne se produisent plus seulement dans des expérimentations normalisées multi-locales dans lesquelles l’approche statistique permet de tirer des conclusions génériques diffusables. Non seulement, les références sont plus spécifiques mais elles sont de plus en plus produites par les acteurs eux-mêmes dans un processus de co-innovation ou co-construction des connaissances où l’hybridation des savoirs joue un rôle moteur. Il ne s’agit plus tant de produire des prescriptions de pratiques, fussent-elles à l’échelle des systèmes de culture mais d’outiller les acteurs afin qu’ils pilotent leurs systèmes. La revue Agronomie, Environnement & Sociétés est un vecteur privilégié pour partager, capitaliser les savoirs et engager cette réflexion autour des démarche d’agronomie clinique.

La diversité de formats numériques pour la diffusion des savoirs agronomiques

Et si la capitalisation des savoirs exige toujours une prise de recul qui se traduit dans des ouvrages de synthèse, les vecteurs numériques et les réseaux sociaux jouent un rôle essentiel dans le partage des expériences et des savoirs entre pairs qui complètent, voire remplacent dans certains cas, la transmission « verticale » de ces savoirs qui n’est plus adaptée à un contexte de co-construction des références et des solutions. Cette dimension numérique affecte tout particulièrement la transmission vers les jeunes agronomes et la formation, à la fois initiale et continue. La capacité de ces nouveaux supports à permettre la capitalisation des savoirs agronomiques reste à construire dans les années à venir.

 

Explorer les futurs

Mieux appréhender les implications des changements globaux

Même si le dérèglement climatique est admis par tous, ses implications en termes d’évolution des systèmes de culture mais également sur les pratiques de recherche, de production des références et de stratégies de pilotage des systèmes n’ont pas encore été suffisamment analysées. De même, le regard de la société sur les modèles agricoles et la pandémie actuelle incite à concevoir des systèmes agri-alimentaires à la fois plus résilients et plus flexibles.  Face à l’imprévisibilité croissante des conditions environnementales et à l’élargissement des critères d’évaluation des « performances » des systèmes de culture, la notion d’optimalité, encore très présente dans nos pratiques actuelles, évolue peu à peu vers la notion de viabilité de solutions en milieu incertain. L’exploration de scénarios, de leur cohérence et de leur faisabilité, est un outil utile pour accompagner ce changement de paradigme. Les évènements de l’Afa (Débat agronomique, Entretiens agronomiques Olivier de Serres) contribuent à cette mise en perspective.

De pratiques optimales à la recherche de solutions suboptimales acceptables et résilientes

La recherche de compromis entre des critères multiples et des trajectoires imprévisibles réinterrogent les approches méthodologiques focalisant sur l’exploration de la variabilité plutôt que sur l’optimisation. Comment intégrer les perdants dans les analyses de compromis, aborder la notion de résilience ? Comment instruire des solutions en rupture complète (après le zéro phyto, le maximum d’heures de travail par hectare, … ? Comment faire avec la diversité qui réémerge (après des décennies d’homogénéisation) : statuts des exploitants, exploitations, systèmes de culture (diversification dans le temps et dans l’espace), des filières, des échelles de raisonnement, des acteurs à chaque échelle ? Les approches multi-échelles, la diversité des points de vue des adhérents de l’Afa et des invités lors de ses évènements, et des actions comme les Ateliers Terrain favorisent la construction de solutions collectives.

Repenser les techniques et leur rôle

Comment adapter l’amélioration végétale à la diversification des systèmes au-delà de l’évolution des critères de sélection ?  Explorer les opportunités et peut être aussi les contraintes qu’apporte le développement du numérique (Capteurs, données, Applications). Quelles perspectives du biocontrôle dans la gestion phytosanitaire ? Quels apports de l’écologie des sols dans l’évolution des systèmes de culture ? Quels apports de l’écologie des populations dans la construction de systèmes de cultures multi-espèces et multi-cultivars ? La démarche interdisciplinaire et pluri-professionnelle de l’Afa permet le dialogue nécessaire à la réflexion scientifique et technique pour l’agriculture.

 

Eclairer le débat public

L’agronomie n’a certainement pas la place qu’elle mériterait dans le débat public. Si l’Afa n’a pas vocation, ni les moyens, de s’instituer en force de lobbying auprès des pouvoirs publics, elle se donne pour ambition de proposer une lecture agronomique des politiques publiques, de leurs attendus et de leurs conséquences et ainsi contribuer à l’élaboration des politiques (e.g., instruments d’évaluation ex-ante et ex-post d’impact des systèmes).  

Elle se propose aussi d’aider à la construction de la perception de la société par notre regard spécifique sur l’agriculture et sur sa complexité (complémentarité animal/végétal, dépendance des systèmes de culture au glyphosate, etc.) tout en proposant des voies de transition ambitieuses et réalistes.