L'œuvre d'Olivier de Serres : les prémices d'une agronomie qui n'a pas encore de nom
Résumé
Rechercher les prémices d’une agronomie dans l’œuvre d’Olivier de Serres implique l’adoption d’une grille de lecture. Les objets de l’agronomie (mais aussi de l’agriculture) à savoir la parcelle, l’exploitation et le territoire apparaissent comme de bons candidats pour interroger son principal ouvrage le « Théâtre d’agriculture et mesnage des champs ». Environ 200 pages de cet ouvrage sur 1545 relèvent de ces objets. A sa manière l’auteur renseigne bien ces trois niveaux d’échelles avec précision et expérience nourrissant de nombreuses observations. Son raisonnement renvoie à une analyse que l’on pourrait qualifier maintenant de « systémique », avec une volonté de mise en œuvre concrète manifeste. La part des objets de l’agronomie dans son œuvre peut être considérée comme faible, mais c’est sans compter des développements descriptifs importants (les jardins et l’élevage par exemple) et des chapitres consacrés à l’économie domestique. En comparaison d’ouvrages plus anciens (grecs ou latins) et plus contemporains (les éditions de la « maison rustique »), l’ouvrage d’Olivier de Serres est remarquablement bien construit. Au total c’est un bon profil pour être qualifié d’initiateur d’une pré-agronomie dont le nom apparaîtra sous la forme « d’agronome » avec Alletzs en 1762.
Mots-clefs : Olivier de Serres, Renaissance, Vivarais, agriculture, pré-agronomie
Summary
In search of the beginnings of agronomy in the work of Olivier de Serres one has to adopt a reading grid. The objects of agronomy (but also of agriculture), namely the plot, the farm and the territory, appear to be good candidates for an inquiry into his main work "Théâtre d’agriculture et mesnage des champs". Out of 1545 pages of this book, about 200 of them relate to these objects. In his own way, the author provides information on these three levels of scales with precision and experience that feed many observations. His reasoning refers to an analysis that we could now qualify as "systemic", with a clear desire for concrete implementation. The presentation of agronomic objects in his work can be considered low, but that is without taking into account important descriptive developments (gardens and animal husbandry, for example) and chapters devoted to home economics. In comparison to older (Greek or Latin) and more contemporary publications (“maison rustique” editions), Olivier de Serres's work is remarkably well constructed. All in all, this is a good profile to be qualified as the initiator of a pre-agronomy whose name will appear as "agronomist" with Alletzs in 1762.
Keywords : Olivier de serres, renaissance period, Vivarais, agriculture, pre-agronomy
L’objet de cet article est le fruit d’une commande pour les dixièmes entretiens du Pradel, portant initialement sur « une lecture agronomique de l’œuvre d’Olivier de Serres ». Sachant que le terme « agronomique » est polysémique, avec pour conséquence le risque d’une lecture tous azimuts, peu propice à faire émerger la contribution d’Olivier de Serres à une pré-agronomie, l’intitulé a été modifié. Il ne sera donc pas ici question d’une agronomie au sens large (Denis, 2007) entendue comme l’ensemble des disciplines scientifiques susceptibles d’avoir une application dans l’agriculture. En optant pour une définition stricte de l’agronomie « l’étude, menée simultanément dans le temps et dans l’espace, des relations au sein de l’ensemble constitué par le peuplement végétal et le milieu physique, chimique et biologique et sur lequel l’homme agit pour en obtenir une production » (Sebillotte 1977 cité par Doré et al., 2006), on restreint le champ couvert par l’ouvrage, ce qui n’enlève pas l’investissement d’Olivier de Serres dans les autres domaines que sont par exemple la zootechnie, l’horticulture, l’hydrologie, l’économie rurale…
Pour débuter, un récapitulatif rapide des traits marquants du parcours d’Olivier de Serres peut être utile. Pour caractériser le personnage et ses principales actions, on notera ainsi les éléments suivants :
- Né à Villeneuve de Berg en 1539, marié en 1559, sept enfants
- Mort le 12 juillet 1619
- Seigneur du Pradel (il acquiert les moulins et la propriété en 1557)
- Protestant actif
- Voyages (surtout dans sa jeunesse) en France, en Italie, en Allemagne et en Suisse
- Auteur d’un vaste traité le « Théâtre d’agriculture et mesnage des champs » qui connut 25 éditions dont 19 de 1600 à 1675. Il appartient à̀ une double tradition : celle des écrits sur l’agriculture et celle des écrits sur les arts de la Renaissance (Verin, 2016)
- Séjours à Paris (pour affaires familiales et édition et réédition du traité en 1598, 1600, 1604)
- Reconnu comme père de l’agriculture (Young, 1792) et de l’agronomie française (Vashalde, 1886)
L’œuvre d’Olivier de Serres, c’est principalement le « Théâtre ». Ce sont aussi deux chapitres ou fascicules sur la soie, l’un publié avant le Théâtre et l’autre ensuite, mais à chaque fois faisant partie de l’œuvre initiale ou de ses rééditions. Ces traités ont été largement publiés et utilisés dans le royaume et plus largement (surtout ceux concernant la soie). Ils reflètent la capacité de l’auteur de promouvoir une filière « de la production à la consommation » préfigurant la place de l’agronomie dans ce type de démarche. C’est un point essentiel de l’œuvre mais qui ne sera pas détaillé dans cet article (voir par exemple Rozier, 1782 ; Bourde, 1967 ; Vérin, 2016). En sus du Théâtre, nous est parvenu un livre de raison ou livre de compte (Margnat, 2004) mais seulement pour une période limitée de « l’activité d’Olivier de Serres ». C’est une source d’information inestimable qui, confrontée au Théâtre, est très éclairante sur notamment les applications « économiques et agronomiques » des principes édictés (Mollard et Caneill, 2014). Notre approche et les quelques références paginales associées dans la suite de cet article ne concerneront que le la dernière édition de l’ouvrage (conforme à celle de 1804-1805) publiée par Actes sud en 1996.
Clés de lecture
Encadré 1 – Sommaires condensés de deux ouvrages récents relatifs à l’agronomie
L’agronomie aujourd’hui (Doré et al., 2006)
Définitions, Enjeux et évolutions de l’agronomie
Fonctionnement du champ cultivé : approche intégrée, évolution des techniques, prise en compte des échelles de temps et d’espace
Systèmes de culture et décisions techniques dans l’exploitation agricole : cadre conceptuel, décisions, diversité des systèmes
Les outils des agronomes pour l’évaluation et la conception de systèmes de culture : performances, évaluation multicritère, méthodes de conception
Une agronomie pour le XXIème siècle (Richard et al., 2019)
Recherche sur les agroécosystèmes : Prise en charge de l’enjeu climatique, agriculture et qualité de l’air, la biodiversité ; menaces et ressources
Des instruments pour l’étude des agroécosystèmes : Infrastructures d’observation et d’expérimentation (Europe), modélisation des agroécosystèmes, évaluation multicritère
Connaitre et évaluer les ressources : un renouveau pour l’étude des sols, gestion intégrée de la ressource en eau, bouclage des cycles biogéochimiques, rhizosphère levier de l’agroécologie
Concevoir des systèmes agricoles : conception d’idéotypes, protection intégrée des cultures, recyclage des matières organiques résiduaires, conception de systèmes agroécologiques.
Lire le Théâtre avec des lunettes empruntées d’une agronomie moderne fait bien sûr courir le risque d’anachronismes, les concepts et les méthodes relatifs à l’approche de l’agriculture ayant très largement évolué. Notre démarche a donc été de chercher ce qui dans l’ouvrage pouvait représenter des germes de l’agronomie moderne. Cela nécessite au préalable de déterminer de quoi on cherche les traces. Deux ouvrages récents très complémentaires ont servi de guide, dont les sommaires condensés sont reproduits dans l’encadré 1, qui traitent d’une agronomie aujourd’hui et d’une agronomie pour le XXIème siècle. Les intitulés de leurs contenus nous éclairent sur les objets, concepts et méthodes de la discipline. On note l’importance donnée dans le deuxième ouvrage à la qualité de l’air, à la biodiversité, à un nouveau regard sur les sols… Prendre ces thématiques pour explorer l’ouvrage d’Olivier de serres semble inapproprié et conduirait à réinventer l’histoire. Il y a un réel fossé au plan des enjeux, des méthodes et des théories associées entre cette agronomie actuelle et les principes développés par Olivier de Serres. En revanche les objets de l’agronomie tels que décrits par Sebillotte dans la préface de l’ouvrage « L’Agronomie aujourd’hui » à savoir la parcelle, l’exploitation, le territoire sont beaucoup plus appropriés comme grille de lecture. On peut bien imaginer que le contour de ces objets a pu traverser des siècles d’agriculture avec des regards adaptés à chaque contexte en fonction des connaissances mobilisées. Sebillotte dans cette préface cite Olivier de Serres qu’il range dans la même catégorie que les ouvrages d’Hésiode et Xénophon dans les termes suivants : « Leur préoccupation est de dire comment gérer la fertilité́ des champs et les forces de travail (hommes et animaux) pour en tirer un profit « en bon père de famille ». Ces livres sont bâtis à partir des pratiques des propriétaires-agriculteurs jugés les meilleurs, mises en perspective de manière didactique par les auteurs ». Ce point de vue est pertinent pour approcher l’auteur de manière argumentée et sans les louanges superflues que l’on retrouve chez ses biographes. Au total on en déduit une règle de lecture de l’ouvrage centrée sur les objets de l’agronomie avec des commentaires sur la façon dont Olivier de Serres les a traités. Le parti pris est donc de lire l’œuvre avec un point de vue d’agronome sensu stricto, c’est-à-dire en exerçant un filtre portant sur les relations climat-sol-plantes cultivées pilotées par les techniques, avec comme échelle de temps la succession de cultures et comme échelles d’espace la parcelle cultivée, le « domaine » ou l’exploitation, le territoire lieu de productions et de qualités notamment environnementales.
L’ouvrage d’Olivier de Serres se décline en huit lieux
Son message emblématique se résume en « Science, expérience et diligence », science c’est « connaissance » et non une discipline, il insiste que pour lui il n’y a pas de science sans usage. L’expérience c’est celle des anciens, et celle acquise par une continuelle observation. La diligence renvoie à une prompte exécution. Et chaque fois on retrouve une invocation à Dieu pour renforcer le raisonnement. Olivier de Serres annonce bien sa volonté de situer son action en bon père-de-famille. Mais il s’agit plus d’une démarche de valorisation de son domaine qu’une préservation pour les successeurs qui n’est pas évoquée dans le texte (Robin, 2000).
Les références mobilisées concernent les « anciens » latins ou grecs qu’il est capable de valoriser et critiquer, il n’y a pas de références explicites aux derniers ouvrages parus dans le domaine ou à ses prédécesseurs. Sauf quand il décrit les qualités de l’œillet d’inde (p. 836), il fait appel à la « Maison rustique de M. Liebaut » pour conforter son appréciation sur l’odeur malsaine des fleurs pourtant belles par la couleur (Estienne et Liebault, 1574). Il est étonnant qu’il n’ait pas trouvé d’autres références à citer de cet ouvrage, qui est certes une compilation beaucoup moins bien organisée que le « Théâtre », mais qui n’a cessé d’être réédité de 1564 à la fin du 17ème siècle.
D’une manière générale, on perçoit une volonté manifeste d’organisation des connaissances centrées sur le domaine du Pradel avec des tests de techniques et de multiples observations comparées. L’ensemble est écrit dans un style littéraire remarquable qui peut néanmoins conduire le lecteur à la confusion. Nous allons inventorier de manière systématique les différents lieux du théâtre en s’interrogeant sur les chapitres qui correspondent aux objets de l’agronomie à chaque fois signalés par un rond bleu.
Le premier lieu offre trois chapitres en résonnance avec la discipline (chapitres 1 et 2, chapitre 4). Il s’agit de bien connaître son milieu, faire un bon choix d’affectation des productions et les conduire selon les qualités du milieu. Sans aucun doute l’agronome moderne a les mêmes préoccupations souvent à l’échelle régionale. Olivier de Serres insiste sur les mesures des terres, ce qui relève plus de la géométrie que de l’agronomie. Mais la préoccupation est récurrente dans tous les efforts de remembrement à compter de Neufchateau (1806) jusqu’à nos jours en incluant toutes les procédures liées à la politique agricole commune. On notera plus particulièrement les thématiques suivantes traitées par l’auteur dans ce lieu :
- La connaissance des terroirs, avec deux catégories principales argileuses et sablonneuses. La couleur comme indicateur à relativiser (de la noire à la blanche…).
- La nécessité d’ouvrir et creuser la terre ce qui donne de bonnes indications (en particulier la profondeur). La disposition des types de terre sur la topographie.
- De l’assemblage des terroirs pour choisir son domaine, la situation idéale semble se rapprocher du Pradel.
De l’équilibre dans un domaine des bois et forêts, des pâturages et des zones cultivées.
Le deuxième lieu est certainement celui qui résonne le plus avec l’agronomie d’aujourd’hui au niveau de la parcelle. On y retrouve l’exposé du travail du sol, la fumure (organique), l’implantation du peuplement, la lutte contre les adventices, la récolte et la conservation des grains. L’aspect économique n’est pas abordé ici, il le sera dans son livre de raison (Margnat, 2004). La présentation et le texte de ce lieu qui enchaînent les raisonnements sont compatibles avec la notion moderne d’itinéraire technique.
Il détaille les opérations de défrichage, d’épierrage, de drainage et dans certains cas de brûlage (chapitre 1). Il souligne la diversité des modes de labourage en citant des régions du Nord de la France, voire certaines localités. Il s’intéresse aux animaux les plus appropriées à l’attelage. Il note l’influence de l’humidité et des « glaces de l’hiver » sur le résultat du travail du sol, en fonction des types de terre. Dans le chapitre 3 il traite de la diversité des fumiers, de l’adaptation aux terres, des dates d’apports. Il s’intéresse à de nombreuses modalités pour « fumer la terre » avec des fèves, des lupins… de la marne, des cendres… Certaines semences sont achetées à « un jour » de marche provenant de terres plus pauvres (chapitre 4). Il est bien conscient que la réussite du semis est essentielle pour obtenir des bons rendements. La récolte est réalisée (chapitre 6) à la faucille, suivie d’une mise en gerbes, puis d’un mûrissement en meules et enfin une conservation en grenier. Le battage se fait au fléau (chapitre 7) immédiatement pour les grains vendus et au fur et à mesure pour l’autoconsommation.
L’assolement biennal (peut-être triennal) se pratiquait à l’époque dans le Vivarais, sous la forme d’une rotation alternant céréales et jachères. Dans ces conditions, il est difficile de diversifier les cultures et d’introduire des légumineuses. Olivier de Serres, maître de son domaine qui est d’un seul tenant, se libère de ces contraintes et propose de nombreuses successions de culture inspirées des anciens. Il ne sera suivi qu’après la Révolution Française.
La vigne et le vin (troisième lieu) est un sujet majeur du Théâtre (avec plus de 10% du texte), ce qui souligne l’importance des boissons dans l’économie domestique avec à défaut les fruits, le miel… Olivier de Serres a pour objectif d’avoir dans sa cave les meilleurs vins provenant du Pradel. Il a une très bonne connaissance des cépages (dont certains sont originaires d’Italie ou de Grèce). Il recherche les meilleures adaptations des cépages au milieu. Il adopte la plantation en ligne sur échalas originaire d’Ile-de-France. Il préconise de travailler le sol le plus souvent que possible. Les chapitres 1 à 5 de ce lieu sont bien des concentrés d’une pré-agronomie de la vigne, les suivants de l’œnologie. L’auteur montre sa capacité à mobiliser des références mêmes externes. Il est clair qu’il tire parti de son savoir-faire acquis dans son domaine.
Le quatrième lieu (première partie) est consacré à ce qu’on appelle maintenant la zootechnie, du moins aux « animaux domestiques à quatre pieds ». L’inventaire du bétail correspondant à cette définition est réalisé avec comme finalités la nourriture, les vêtements mais aussi le travail essentiel à cette époque. Les spécialistes de ce domaine notent la précision des descriptions et l’exposé des conduites (alimentation, reproduction…). Au total les objets de l’agronomie ne sont qu’indirectement concernés.
Le quatrième lieu (deuxième partie) possède une entrée agronomique (chapitres 1 à 6) sur la conduite des herbages pour les différentes espèces animales qui sont ensuite caractérisées (chapitres 7 à 15). Les chiens de ferme sont traités dans ce lieu (chapitre 16) en précisant bien qu’ils ne sont pas nourris d’herbage. Sauvant (2020) note l’importance consacrée aux fourrages avec un exposé détaillé des pratiques (les aspects agronomiques ne sont pas ici développés). Il souligne que certaines techniques dont on attribuait l’origine au cours du 19° siècle sont bien présentes au Pradel (méteil, mélange vesce avoine…). Les légumineuses constituent le pivot du système fourrager. Mais il n’y a pas de quantification des productions, ni une approche de leurs valeurs nutritives. La notion de stade n’est pas explicitée. Enfin la conservation du fourrage est à base de foin ce qui n’est pas étonnant pour l’époque.
Le cinquième lieu est principalement consacré à la basse-cour, avec addition du poisson, du miel et de la soie. Nous n’avons pas détaillé les chapitres du lieu dans l’encadré. L’élevage des vers à̀ soie occupe une place importante dans ce lieu. A la demande du roi il a donné lieu à un ouvrage particulier paru en 1599 (cf. supra). Ce lieu représente plus de 15% du Théâtre sur des thèmes éloignés de l’agronomie, sauf à prendre en compte la culture des mûriers et la démarche très innovante de construction d’une filière pour la soie. Si l’on cumule le quatrième lieu et le cinquième, il est clair que les espèces animales représentent une part très significative du Théâtre dépassant la part accordée aux espèces végétales de grandes cultures.
Le sixième lieu, le plus important en volume de l’ouvrage est consacré aux jardinages. Avec 30 chapitres (non détaillés dans l’encadré) de nombreuses informations sont données sur les espèces cultivées avec parfois une certaine difficulté de séparer les connaissances qui viennent des anciens des propres observations de l’auteur. A noter de nombreuses références au calendrier lunaire alors que l’auteur avait déclaré plus tôt son scepticisme suite à la lecture des anciens. Les considérations agronomiques sont très faiblement représentées, ce qui n’enlève rien à l’intérêt des descriptions. A noter qu’Olivier de Serres essaie des cultures nouvelles comme la pomme de terre. Son paragraphe sur cette plante est reconnu comme étant le premier texte en langue française (Boulaine, 2000). Mais les jardins ne sont pas seulement destinés à la production, c’est aussi et avant tout des jardins de plaisirs à l’instar des jardins royaux. Yvette Quenot (1992) rapproche le jardin fictif décrit par Bernard Palissy dans la « Recepte veritable » (1564) à celui présenté par Olivier de Serres qui, lui, est bien réel. Les deux auteurs se rapprochent par un amour partagé pour cultiver la terre et un souci de se référer à des jardins célèbres. Mais aucun signe dans le Théâtre ne permet de supposer que Bernard de Palissy était une référence pour Olivier de Serres. Il ne reprend pas d’ailleurs les hypothèses formulées par cet auteur sur la nutrition des plantes (Robin, 2000 ; Vanderpooten, 2003).
Le septième lieu est consacré à l’eau et au bois, il n’est relié aux thématiques agronomiques que de manière indirecte. L’irrigation était nécessaire notamment pour le développement des jardins. Elle a nécessité des aménagements qui dépassent les limites du domaine. Il faut noter l’efficacité de cette gestion de l’eau dont les traces sont bien significatives sur le domaine d’aujourd’hui. C’est une approche de type bassin versant qui implique des aménagements hors domaine et donc des conventions avec les acteurs concernés. Olivier de Serres affiche dans ce lieu sa volonté d’avoir en la matière une approche pragmatique (on dirait maintenant « d’ingénierie ») et rejette un point de vue plus académique. Vérin (2016) fait le rapprochement du contenu de ce chapitre avec les travaux d’un pasteur suisse (Jacques Besson) venu à Villeneuve sur Berg (1562 à 64) à la demande d’Olivier de Serres qui a publié un ouvrage plus théorique en 1569 (mais sans doute fondé sur des observations au Pradel). Il est considéré avoir formulé une première approche du cycle de l’eau (Vérin, 2016). Olivier de Serres qui avait eu des différends avec lui ne le cite pas, même s’il y a une convergence d’approche sur au moins les problématiques développées par les deux auteurs. C’est un trait général du comportement d’Olivier de Serres qui se manifeste dans les différents lieux. Il fait confiance à son expérience et à ses observations mais il se méfie de toute approche générale et théorique (Vanderpooten, 2003).
Les chapitres concernant le bois et son utilisation (Chapitres 7 à 12) sont explicites. Comme attendu, ils ne mobilisent pas les objets de l’agronomie. Ils révèlent cependant la capacité de l’auteur de maîtriser ses ressources naturelles au service de l’économie domestique du domaine.
Le huitième lieu se rapproche des objets actuels des sciences de l’aliment (dont la sociologie), mais aussi de l’art culinaire. L’auteur propose que chaque « mesnager » ait toujours et avant tout comme objectif de nourrir sa famille au sens large, domestiques et serviteurs inclus, dans un contexte où les famines ne sont pas encore très éloignées. On reste donc dans la logique d'une société́ paysanne et d'un monde rural polyvalent tel qu'il existe au 16° siècle (Mollard et Caneill, 2014). Les descriptions des produits, de leurs transformations, sont précises et organisées en fonction des consommateurs visés. Les objets de l’agronomie sont en amont de ce lieu qui toutefois définit les objectifs du système de production.
De l’agronomie en devenir
Olivier de Serres est un personnage hors du commun comme l’attestent les nombreux hommages qui lui ont été consacrés. Quand on conjugue le verbe à l’expérience (sous couvert de science et de diligence) il y a de quoi se délecter. Père, précurseur, racine de l’agriculture et de l’agronomie, sont parmi les qualificatifs qui lui sont attribués. Il a bien introduit une première lecture des objets de l’agronomie de la parcelle au territoire. Son approche que l’on qualifie maintenant de ¨système¨ au niveau de son domaine est méthodique, renseignée et remarquable. L’étendue de sa pensée et son écriture permettent à de nombreux auteurs dans le domaine de l’agriculture, mais aussi des sciences qui lui sont appliquées, de puiser dans son Théâtre facilement des citations pour introduire un ouvrage, un chapitre, un cours… La lecture de son ouvrage d’un bout à l’autre reste une épreuve, non pas pour le style, mais par la longueur de certaines descriptions. En revanche l’organisation explicite de l’ouvrage permet de sélectionner des thèmes en fonction d’un objectif de lecture, ce qui est très précieux.
Au total seulement 200 pages (soit moins de 15%) de l’ouvrage sont interrogeables sur les objets de l’agronomie. Ce n’est pas surprenant, c’est aussi le cas de toutes les éditions de type « maison rustique » jusqu’à Alletz (1760) y compris. La diversité des productions traitée dans l’ouvrage peut nuire à la compréhension. Ceci n’enlève rien à la contribution de l’auteur à la mise en place de pratiques nouvelles : introduction d’espèces, succession de cultures, filière soie… Son apport original réside dans son esprit de synthèse, il est alors sans doute un précurseur de « l’agronomie dite systémique ». Son système c’est le Théâtre, c’est sa méthode pour interroger l’agriculture qu’il met en place. Son effort de construction pousse à l’exhaustivité, d’où les lieux et les chapitres. Les anciens jouent un rôle majeur dans sa construction sans toutefois l’aveugler. Sa science avec usage ressemble bien au développement actuel de l’ingénierie agronomique, mais bien sûr avec d’autres outils.
Qu’en est-t-il par rapport aux objets de l’agronomie ? Au niveau de la parcelle, il est clair que l’auteur maîtrise les relations climat-sol-plante, qu’il procède à des adaptations dans les techniques. A l’échelle de l’exploitation, l’ensemble des actes est raisonné par rapport au milieu physique, aux investissements, à la main-d’œuvre, à l’environnement naturel et socio-économique. L’approche territoriale est avant tout dédiée au domaine, avec ses aménagements qui dépassent ses frontières pour prendre en compte le bassin versant. C’est aussi un territoire de « ressources » en particulier pour la recherche de semences. C’est aussi une projection d’implantation de mûriers hors domaine dans le cadre de la filière soie. Olivier de serres a bien la panoplie d’un agronome d’aujourd’hui avec les moyens de son époque.
Pour conclure, on peut s’interroger sur la diffusion des travaux d’Olivier de Serres. Il n’y a pas beaucoup de références qui s’intéressent à ce sujet qui est particulièrement périlleux. La chronologie des éditions du Théâtre et les citations dans les traités d’agriculture ne sont que des indicateurs, mais insuffisants pour mesurer son impact. La reprise des systèmes de culture et d’élevage préconisés par Olivier de Serres n’est pas facile à mettre en évidence d’autant que la paternité de ses solutions peut être retrouvée dans les écrits des anciens, médiévaux, voire contemporains d’Olivier de Serres. Mais il est clair que l’ouvrage a eu un regain d’intérêt marqué à partir du 19ème siècle comme source de questionnement, d’accompagnement d’une agronomie naissante au service probablement d’une communauté restreinte d’intellectuels. Les entretiens du Pradel démarrés en 2000 réunissant une communauté d’agronomes font partie de cette mouvance. Le Théâtre par sa complétude et son organisation génère des questions dont le développement s’inscrit facilement dans le contexte actuel. Tout se passe comme si ce collectif, inscrit dans l’association française d’agronomie (scientifiques, enseignants, professionnels…), et ouvert aux autres disciplines, avait eu besoin d’une reconnaissance de paternité pour débattre de la discipline.
Le mot de la fin sera pour Olivier de Serres (cité par Boulaine et Moreau, 2002)
« J’ai monstré les manières d’employer et de cultiver les terroirs selon leurs diverses qualités, situations et climats, de faire les nourritures des bestes de mesnage, en tant que j’ai pu avoir de connaissances de telles choses, et par mes expériences et mes visites… ».
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