Être agronome dans un contexte de transition agroécologique
Laurette Paravano(1), Marie-Sophie Petit (1), Raymond Reau(2), Lorène Prost(3)
- Chambre d’agriculture de l’Yonne - l.paravano@yonne.chambagri.fr, ms.petit@yonne.chambagri.fr
- INRAE, UMR Agronomie – raymond.reau@inrae.fr
- INRAE, UMR SADAPT – lorene.prost@inrae.fr
Introduction
Nous rapportons ici les enseignements et questions soulevés lors de l’atelier « être agronome dans un contexte de transition agroécologique », organisé dans le cadre des Entretiens agronomiques Olivier de Serres[1]. Cet atelier, qui s’est tenu le 31 mars 2022 à Brienon-sur-Armançon dans l’Yonne, a réuni une trentaine d’acteurs concernés par l’agronomie issus d’horizons variés : agriculteurs, conseillers agricoles, animateurs d’aires d’alimentation de captage (AAC), enseignants, chercheurs, apprenants, agents des services de l’Etat, ainsi que des responsables de collectivités locales.
Cette journée a été structurée autour de trois temps : un exercice au champ, un temps de présentation et d’échange autour de la transition en cours sur le territoire où se tenait l’atelier, un temps de travail en atelier centré sur les métiers des participants.
La démarche CHANGER (Omon et al., 2019 ; Guillot et al., 2021)[2], comme les travaux des RMT Systèmes de culture innovants (Cerf et al., 2009 ; Guillot, 2015 ; Cerf et al., 2012 ; Petit et Reau, 2013) et Champs & Territoires ateliers, ont été fortement mobilisés pour concevoir et analyser cette journée. Ils nous ont en particulier servi pour : (i) provoquer une situation (l’exercice au champ) qui suscite la mise en action des compétences des agronomes ; (ii) penser et présenter les compétences pour accompagner la transition agricole d’un territoire en repérant les situations de travail qui changent ainsi que leurs articulations ; (ii) et enfin pour discuter des situations de travail des agronomes participants pour révéler leurs compétences, savoirs et savoir-faire.
Une situation d’observation d’un champ cultivé pour questionner le rôle des agronomes
L’exercice proposé : un « tour de plaine décalé »
Enfiler les bottes et aller dans un champ de blé (Photo 1) nous a semblé un point de départ opportun pour discuter le rôle des agronomes[3] dans la transition agroécologique. Cette situation permet en effet de s’adosser à une activité partagée – la visite d’un champ – pour questionner le champ cultivé en référence aux expériences de métier, aux savoirs, savoir-faire et outillages mobilisés, mais aussi de mettre en débat « à quoi ressemble un champ en transition », et quelles connaissances et méthodes en agronomie mobiliser dans ce contexte de transition.
L’exercice proposé aux participants s’est inspiré du « tour de plaine décalé » expérimenté dans le cadre des CASDAR CHANGER (Omon et al., 2019), des RMT Systèmes de culture innovants (Petit et al., 2010 ; Petit et al., 2012 ; Cerf et al., 2012 ; Guillot, 2015) et Champs & Territoire ateliers (Guillot et al., 2021). Outre qu’il permet de faire apparaître et discuter les compétences des agronomes en actes, cet exercice a été aussi l’occasion pour les conseillers agricoles présents de vivre l’expérience du tour de plaine décalé, comme outillage possible dans leurs activités d’accompagnement des agriculteurs. Les participants ont été rassemblés en petits groupes mixant des agronomes de différents horizons. Aucune indication n’a été donnée au départ à propos du champ visité, ni des pratiques agricoles réalisées. Nous avons invité chaque groupe à explorer le champ afin de répondre aux questions suivantes :
- Qu’est-ce que vous voyez ?
- Qu’est-ce que vous retenez ?
- Quelles hypothèses émettez-vous ?
Après un temps d’observation et d’échange en petits groupes dans le champ, les participants ont été réunis, ils ont mis en commun ce qu’ils avaient noté comme réponses.
Pour la compréhension de la suite de cet article, il est nécessaire de donner ici quelques précisions sur le champ visité. Il s’agit d’un champ de blé situé sur une aire d’alimentation de captage à enjeu nitrate, dans lequel l’agriculteur, accompagné par l’équipe d’animation, a mis en place un témoin non fertilisé en azote minéral depuis le semis, alors que le reste de la parcelle a reçu 130 unités d’azote minéral en mars.
Ce que les participants ont montré
Aller observer le champ a semblé être une pratique connue et familière pour la plupart des participants, avec ici la particularité de ne pas être orienté par des informations de l’agriculteur et de ses pratiques, ni par un objectif de conseil. Les groupes ont investi le champ (Photo 2) avec pour les uns une fourche ou un couteau, pour les autres de quoi noter. Lors de la mise en commun, de nombreuses caractéristiques du champ, indices et hypothèses sur sa conduite ont été rapportées.
La couleur du champ en débat
Les participants ont notamment repéré le témoin non fertilisé : sa couleur plus pâle que le reste de la parcelle marque une moindre richesse en azote de la culture de blé. L’un des participants était venu avec la pince N-tester et a fait état de ses mesures d’indice de nutrition azotée (INN) (Ravier, 2017) qu’il venait de réaliser sur le témoin non fertilisé (Photo 3). Ces mesures indiquaient que le blé non fertilisé, au 31 mars, n’était pas carencé en azote au point d’avoir un rendement pénalisé. L’agriculteur qui cultive ce champ avait lui aussi réalisé des mesures d’INN depuis février.
Elles l’avaient conduit à décider de ne pas apporter d’azote minéral en février (autrement dit, ne pas réaliser l’apport fait habituellement au tallage). Le 7 mars, compte tenu de l’INN du blé mesuré par l’agriculteur et du stade du blé, il était recommandé d’apporter 40 unités, ce qu’a fait l’agriculteur. Le temps était alors sec. Le 22 mars, une pluie suffisante pour valoriser un apport d’azote a été annoncée. Un deuxième apport de 90 unités a été réalisé, alors que la mesure à cette date-là indiquait un indice de nutrition azoté suffisant pour ne pas pénaliser le rendement.
Le débat s’instaure sur cette question : peut-on tolérer d’avoir un blé de la couleur du témoin sans azote de ce champ, au 31 mars ? Ou dans des termes agronomiques, quel état de nutrition azotée rechercher à cette date ? Si l’on se place dans un contexte de raréfaction des ressources en azote et d’économie d’énergie, la couleur qui devrait dominer dans la plaine ne devrait-elle pas être celle du témoin ? Les agriculteurs présents sont, quant à eux, rassurés par la couleur « vert-bleu » du champ en dehors du témoin. Pour eux, c’est bien cette couleur qui est recherchée à ce stade, c’est leur référence visuelle d’un « beau » champ de blé au 31 mars. Même si l’INN indiquait que le blé pouvait encore attendre avant d’être fertilisé, l’agriculteur a préféré apporter 90 unités le 22 mars, considérant qu’à cette date, attendre encore était trop risqué. En effet, si un temps sec s’installait dans les semaines suivantes, un apport ne pourrait être valorisé alors que le blé en aurait besoin.
Ce débat renvoie à la manière de mobiliser la méthode Appi-N (Ravier, 2017 ; Ravier et al., 2018 ; Jeuffroy et al., 2019 ; Jeuffroy et al.,2021)[1]qui se base sur des mesures du N-tester afin d’estimer l’INN, et les fondamentaux de l’agronomie sur lesquels elle s’appuie. Cette méthode propose de mesurer régulièrement et de déclencher des apports en fonction de l’INN et du stade du blé. La méthode a été construite en analysant des courbes de réponse du blé à l’azote et tient compte du fait que le blé peut tolérer une carence azotée en début de cycle sans que cette carence impacte le rendement de façon significative. La méthode Appi-N donne la recommandation suivante : si on s’approche du stade épi 1 cm (fin mars dans le secteur où s’est tenu l’atelier), que la culture « n’est pas en carence » (donc ne justifie pas d’un apport), qu’une pluie est annoncée (ou que le sol est humide) mais qu’un risque de sécheresse existe ensuite, on recommande d’apporter de l’azote à hauteur de 50 à 60 unités.
Un débat qui questionne les agronomes
Le débat qui s’est instauré au champ sur la couleur du blé et la manière de décider de fertiliser questionne les agronomes à plusieurs titres.
Il pose la question du rapport à la connaissance agronomique et aux outils d’aide à la décision qui en sont issus. L’agriculteur qui cultive le champ visité a eu connaissance de la méthode Appi-N, ce qui témoigne d’une ouverture de sa part sur d’autres manières d’envisager la fertilisation. Mais il n’est pas totalement confiant dans la recommandation que la méthode propose. Cet exemple pose la question de « faire la preuve » des méthodes mobilisées. Il pointe aussi l’ensemble des paramètres (fonctionnement global de son exploitation, en particulier l’organisation du travail) et des risques (notamment liés au climat) qu’un agriculteur prend en compte pour construire son raisonnement et in fine décider, qui dépassent l’outil utilisé. Il questionne sur la manière dont le conseiller peut accompagner l’agriculteur en pareille situation : il ne s’agit sans doute pas tant de chercher à faire la preuve de la méthode, que de proposer à l’agriculteur une analyse réflexive de ses choix afin d’évaluer l’opportunité de leur adoption.
Le débat a aussi permis de mettre en lumière la question du rapport à la « norme professionnelle ». Pour l’agriculteur, à quoi ressemble un champ pour lequel il estime avoir bien fait son travail ? Pour le conseiller-accompagnateur, quelle situation d’accompagnement correspond à l’idée qu’il se fait de son métier, de son rôle, des mandats qu’il se donne ? Si la transition agroécologique implique une transformation des métiers, elle touche au rapport que chacun entretient avec son travail et percute les représentations des agronomes, qu’ils soient conseillers-accompagnateurs ou agriculteurs. La transition agroécologique suppose alors de penser l’articulation entre la transformation des valeurs (fonctions, services attendus du champ), des savoirs et pratiques (agronomie, outillage), des repères (« le beau champ ») et du travail (ce qu’est bien faire son travail) (Coquil et al., 2022).
Les rôles des agronomes dans un contexte de transition agroécologique : exemple de la transition sur une aire d’alimentation de captage
Le deuxième temps de la journée s’est appuyé sur l’expérience de la transition agroécologique du territoire où s’est tenu l’atelier. Il s’agit d’une aire d’alimentation de captage de 2 400 ha, dont 800 ha sont cultivés en grandes cultures par une trentaine d’agriculteurs. Les deux captages concernés présentent des teneurs en nitrate qui dépassent régulièrement la norme de 50 mg/L. Un projet est à l’œuvre depuis une dizaine d’années, consistant, pour les agriculteurs, à réussir à avoir peu d’azote minéral dans les sols de leurs champs en novembre pour avoir peu de perte de nitrate dans l’eau qui lessive vers la nappe captée.
Dans l’expérience citée, le répertoire d’action des agronomes-animateurs qui accompagnent le projet du territoire comprend trois grands volets. Si le plus emblématique est l’accompagnement technique des agriculteurs du territoire, un autre rôle important est l’appui au dialogue territorial et à la gouvernance du projet du territoire. Enfin, pour soutenir les deux volets déjà évoqués, une troisième activité consiste à observer et évaluer les résultats obtenus dans les champs du territoire via un observatoire, à réaliser un diagnostic des pertes d’azote en mobilisant un tableau de bord décliné chaque année (Paravano et al., 2016 ; Reau et al., 2017, Ferrané et al., 2020), afin de partager ces résultats entre les acteurs locaux qui « vivent ensemble » à l’intérieur de l’aire d’alimentation du captage.
Cet exemple permet de donner à voir les dimensions qui changent dans les situations dans lesquelles les différents métiers d’agronome impliqués sur ce territoire agissent.
L’agronome-accompagnateur des agriculteurs dans un processus de conception
La transition opérée sur ce territoire, comme d’autres transitions, met les agriculteurs et la régie des eaux dans un processus de conception pas à pas pour une gestion adaptative du projet, avec des boucles et des ajustements entre ce qui pose problème, des solutions possibles et mises à l’épreuve, en s’appuyant sur une analyse de l’impact des solutions tentées vis-à-vis du problème à résoudre (Prost et al., 2018).
Pour l’agronome qui accompagne ce processus, cela implique d’organiser des situations d’accompagnement qui portent non seulement sur la mise en œuvre de pratiques, mais aussi sur leur évaluation au regard des résultats attendus y compris sur la qualité de l’eau émise par les champs et à la reconception de la façon de cultiver quand le résultat attendu n’est pas obtenu (Omon et al., 2019).
Voir l’agriculteur comme un concepteur implique également de revisiter les connaissances et le positionnement de l’agronomie pour comprendre et décrire le problème, éclairer et évaluer l’impact des solutions. Dans l’expérience présentée, c’est bien la connaissance autour du cycle de l’azote dans les systèmes de grandes cultures qui est mobilisée auprès des agriculteurs, et pas seulement les connaissances à l’œuvre dans l’optimisation des pratiques culturales (par une mise en conformité au conseil normé, voire réglementaire, de fertilisation par exemple). Cela implique de revisiter les objets agronomiques à travailler dans l’interaction avec les agriculteurs (par exemple, l’azote présent à l’automne dans ses champs sous forme minérale dans les sols et organique dans les couverts ou cultures, plutôt que le plan prévisionnel de fertilisation).
Dans ce contexte, l’agronome-animateur est amené à adopter une posture réflexive plus que prescriptive : il questionne, met en débat les résultats obtenus dans les champs. C’est un moment de partage de connaissances dans la mesure où l’accompagnateur fournit une information originale sur leur champ (le fonctionnement azoté) qu’il met en discussion, source d’apprentissage itératif pour chacun. Ici, l’agronome-animateur ne demande pas à l’agriculteur de déclarer des pratiques pour juger de leur conformité à une norme, ce qui non seulement n’apprend rien à l’agriculteur mais l’amène à les justifier, voire le met en porte-à-faux, ici il discute avant tout les résultats qu’elles produisent.
Dans cette logique de résultats, accompagner les agriculteurs dans la transition, c’est savoir encourager et reconnaitre les agriculteurs qui obtiennent de bons résultats : ceux qui réussissent grâce aux pratiques phares mises en avant dans le projet, mais aussi ceux qui y parviennent par d’autres moyens. C’est aussi être attentifs à ceux qui ont des résultats insatisfaisants, sans culpabiliser ceux qui n’appliquent pas les pratiques phares et en stimulant ceux qui, malgré l’adoption de ces pratiques phares, n’obtiennent pas les résultats escomptés.
Prendre en charge des dimensions spatiales et temporelles larges
Accompagner la transition d’un territoire implique de prendre en charge une échelle qui dépasse celle du champ cultivé ou de l’exploitation et d’intégrer plusieurs niveaux d’organisation (champ cultivé, exploitation, territoire). L’agronome-animateur a alors affaire à des agriculteurs embarqués dans une démarche (Figure 1) qui s’impose à eux, liée aux limites du territoire, et dans laquelle ils ne s’engagent pas spontanément ou volontairement. Il doit rendre compte d’une diversité de systèmes et de l’hétérogénéité des résultats qu’ils obtiennent, intégrer et représenter la mosaïque paysagère du territoire. Cette diversité constitue aussi une ressource, par exemple pour faire connaître des systèmes qui obtiennent de bons résultats auprès des agriculteurs du territoire.
Outre la dimension spatiale, l’action des agronomes-animateurs s’inscrit là dans le temps long. Comme vu plus haut, le processus de conception (Reau et Doré, 2008 ; Reau et al., 2012 ; Meynard et al., 2012) à l’œuvre chez chaque agriculteur pour que la transition s’opère implique des tentatives, des boucles d’ajustements, des apprentissages. Certains de ces apprentissages portent sur des phénomènes de long terme. Dans l’expérience présentée, ils portent sur les dynamiques à long terme de l’azote, et pas seulement sur les effets des pratiques des dernières semaines ou mois. Autrement dit, l’agronome-animateur est amené à travailler avec le temps rond, saisonnier, relatif à la campagne, où l’agriculteur pilote sa culture avec le climat de l’année ; et avec le temps « long », pluriannuel, qui seul permet de dégager avec recul les dynamiques de long terme de l’azote et de l’eau. Ce temps long pose néanmoins la difficulté de garder l’intérêt et la motivation des agriculteurs. Il pose aussi des questions méthodologiques, pour garder la mémoire des apprentissages, des étapes de la transition ou encore des résultats des champs du territoire.
Soutenir le dialogue de territoire : l’agronome traducteur et outilleur (Reau et al., 2017, Reau et al., à paraitre)
Le projet de ce territoire n’implique pas que des agronomes, et pourtant l’agronomie est au cœur de ce qui est à discuter ensemble. Lors de l’atelier du 31 mars, le président et le directeur de la régie des eaux concernés par l’expérience présentée en ont témoigné. Par exemple, le projet prévoit que les agriculteurs réussissent les couverts d’interculture, ce point faisant l’objet d’un contrat entre chaque agriculteur et la régie des eaux. Les équipes de la régie réalisent une tournée pour évaluer la mise en œuvre du contrat. Mais comment noter la réussite des couverts, lorsqu’on n’a pas de repère en la matière ? Ils ont témoigné de cette difficulté. L’autre exemple cité par les responsables locaux concernait le comité technique qui rassemble les principaux acteurs de l’aire d’alimentation de captage et se réunit chaque année. Comprendre les résultats qui y sont présentés pour en débattre avec les agriculteurs ne va pas de soi. A l’issue d’une réunion, un précédent responsable avait d’ailleurs demandé : « je ne comprends pas, vous parlez parfois d’azote, parfois de nitrate, mais quel est le lien entre les deux ? ».
Les acteurs locaux ont ici besoin que l’agronome-animateur joue un rôle de traducteur ou de « passeur de monde ». Cela suppose une attention particulière pour repérer les concepts et mots employés qui ne sont pas connus de tous et les rendre compréhensibles, s’ils sont importants pour le pilotage du projet. En plus d’expliquer les différents concepts, il revient aussi à l’agronome de pointer les interdépendances et le caractère systémique du projet et des processus qui le sous-tendent.
Au-delà de traduire, l’agronome-animateur a un rôle important pour outiller le dialogue territorial. Il s’agit de fournir des informations et des représentations, autant d’objectivations de la situation et des processus en jeu qui vont permettre à chacun de jouer véritablement son rôle, au lieu de déléguer à des experts (agronomes, hydrogéologues…) le débat et la prise de décision. A ce titre, plusieurs objets ont fait leur preuve pour favoriser le dialogue direct entre les acteurs du monde de l’eau et les agriculteurs.
Le champ cultivé (Photo 4 du champ avec un couvert d’interculture en septembre) est un bon moyen pour partager une culture commune autour de l’enjeu du projet, qui ne soit pas que théorique mais aussi expérientielle. Il a été à plusieurs reprises le lieu de réunions du comité technique (qui rassemble les principaux acteurs du projet). Il revient alors à l’agronome-accompagnateur de repérer les champs qui sont pédagogiques, c’est-à-dire qui contribuent à la compréhension de tous, de préparer les observations ou résultats qui pourront être partagés en séance à titre de démonstration, de questionner l’agriculteur sur son champ et ses résultats attendus lors de la réunion.
L’autre objet clé pour soutenir le dialogue territorial est le tableau de bord (Figure 2) du projet du territoire (Paravano et al., 2016 ; Reau et al., 2017, Ferrané et al., 2020 ; Chizallet, 2020 ; Prost, 2021). Il articule un petit nombre d’indicateurs, dont la plupart sont observés (et observables par tous dans chaque champ) ou mesurés, selon une logique de cause à effets entre les pratiques privilégiées dans le projet agricole pour l’eau, les états des champs attendus et la qualité de l’eau émise sous les champs. A chaque indicateur sont attribués 2 seuils, l’un correspondant au résultat à atteindre et l’autre à un résultat insatisfaisant mais acceptable. Les bulles correspondant à chaque indicateur portent la couleur du résultat obtenu pour la campagne culturale concernée. Ce support est à la fois simple (6 indicateurs seulement), robuste (au sens où il repose sur des bases agronomiques solides) et très visuel (de par les couleurs des indicateurs). Il s’adresse aux agriculteurs en termes de kilos d’azote perdus et aux acteurs du monde de l’eau en concentration en nitrate, en rendant transparente la correspondance entre les deux même si elle est entachée d’incertitudes, et contribue à la « traduction » évoquée plus haut. Il permet ainsi à l’ensemble des acteurs du territoire de se rendre compte facilement des résultats obtenus, de contribuer au diagnostic et d’en débattre directement, pour finalement participer véritablement aux décisions d’orientation du projet de territoire.
Accompagner la transition agroécologique touche à toutes les dimensions des situations de travail de l’agronome
L’exemple cité pointe de nombreuses spécificités du métier de l’agronome-animateur qui accompagne la transition agroécologique sur un territoire :
- Le type même de situations à construire, à animer et à articuler, cela pour mener à bien les différentes étapes du processus de conception dans lequel les agriculteurs sont embarqués mais aussi pour soutenir le dialogue territorial ;
- Sa posture, réflexive plus que prescriptive ;
- Les mandats qu’il prend en compte, en lien avec les services agroécologiques visés et les attendus des acteurs du territoire ;
- Les publics auxquels il s’adresse : l’ensemble des agriculteurs volontaires ou non, mais aussi acteurs non agronomes issus de collectivités locales ou de la société civile ;
- L’espace large (et parfois contraint) et le temps long dans lesquels elles s’inscrivent ;
- Les savoirs et les questions agronomiques à discuter, qui portent sur les résultats mesurés ou observés, attendus et obtenus au champ autant que sur les pratiques mises en œuvre.
Penser son rôle d’agronome : une démarche qui ne va pas de soi
La troisième partie de la journée visait à s’appuyer sur les expériences des participants pour mettre en discussion les rôles et compétences des agronomes dans différents cas de transitions agroécologiques.
Une diversité d’expériences rapportées
Les participants ont été à nouveau répartis en sous-groupes. Ils ont été invités à choisir des expériences contrastées parmi celles qu’ils rapportaient et à discuter autour des questions suivantes :
- Quels savoir-faire mis en œuvre en situation ?
- Quelles connaissances théoriques mobilisées ?
- Quels savoir-faire attendus par les acteurs ?
- Quels savoir-faire réellement développés ?
- Quels facteurs explicatifs de la place des agronomes ?
Des expériences diverses ont été partagées, parmi lesquelles : la réunion des agriculteurs d’un groupe Dephy, la mise en place d’une expérimentation sur tournesol, le conseil de fertilisation sur le colza à l’automne, un tour de plaine d’un groupe d’agriculteurs autour de l’agriculture de conservation des sols.
Un obstacle : l’accès au travail réel et à la situation circonstanciée
En pratique, ces ateliers ont été assez difficiles à conduire et ont donné des résultats mitigés dans les différents sous-groupes. En particulier, il n’a pas été évident d’accéder à une situation de travail suffisamment précise et circonstanciée pour l’analyser et pour faire ressortir les compétences, rôles et savoir-faire que les agronomes avaient mobilisés. Passer le cap de l’expression des généralités de son métier pour entrer dans la mécanique et le réel de l’action qui s’y joue n’allait pas de soi (Cerf et Omon, 2017).
Une hypothèse complémentaire expliquant ces difficultés est qu’il y a eu décalage entre cet exercice et ce que les participants imaginaient pour cette journée. Sans doute que la diversité des participants, le fait qu’ils ne se connaissaient pas, et la présence de nombreux jeunes conseillers agricoles peu expérimentés ont rendu l’exercice inconfortable.
Cela pointe que parler de son métier, de ses compétences dans l’action, de ses situations de travail nécessite d’être préparé et outillé. En cela, le programme CASDAR CHANGER (Omon et al., 2019 ; Guillot et al., 2021) a mis en évidence que la construction d’un dispositif dédié, inscrit dans le temps, mobilisant des outils et des cadres conceptuels appropriés, était une clé pour accéder au travail réel par l’échange entre pairs (Cerf et al., 2013). C’est à ces conditions qu’il est possible de prendre en charge les situations de travail pour les rendre apprenantes et les (re)concevoir.
Conclusion
A travers les différentes séquences proposées lors de cette journée, de nombreux aspects des rôles, compétences, savoirs et savoir-faire des agronomes dans des contextes de transition agroécologique ont été expérimentés et évoqués. Cette journée invite à réfléchir sur les façons de prolonger et approfondir tous ces points. Poursuivre l’expérimentation et l’analyse de situations concrètes pourrait être un moyen de faire émerger et capitaliser sur des situations types et des savoirs clés mobilisés dans l’accompagnement de la transition agroécologique. Dans la mesure où nous avons constaté que ce contexte amène des spécificités dans toutes les dimensions touchant aux métiers de l’agronome, cela questionne la manière de construire et transmettre des compétences aux multiples facettes. Cela semble déterminant dans la mesure où la transition agroécologique implique des changements dans la façon de travailler et de voir les métiers d’agronomes pour les agriculteurs, les animateurs, les conseillers. Aussi, il est incontournable que les agronomes dans leurs différents métiers repensent leurs pratiques et leurs manières de faire.
[1]https://agronomie.asso.fr/entretiens2021-2022
[3] On utilise le terme « agronome » de manière générique, sachant qu’ils occupent différents métiers (agriculteurs, conseillers agricoles, animateurs d’aires d’alimentation de captage, enseignants, chercheurs, apprenants, acteurs institutionnels), chacun avec des objectifs, des résultats attendus au champ, des savoirs et savoir-faire spécifiques.
Remerciements
- à l’ensemble des participants de l’atelier « être agronome dans un contexte de transition agroécologique » du 31 mars 2022 à Brienon-sur-Armançon (Yonne, Bourgogne –Franche-Comté)
- à Benoît LEPRUN, agriculteur à Mercy (Yonne), pour nous avoir prêté son champ, pour son précieux temps et son dynamisme, ainsi qu’à ses collaborateurs de la Sep de bord et du GIEE éponyme
- à Edith FOUCHER, François AVEZ, Arnaud DELESTRE (Chambre d’agriculture de l’Yonne) pour leur soutien
- à Marianne CERF (INRAE), Bertrand OMON (Chambre régionale d’agriculture de Normandie), Marie-Noëlle GUILLOT, Paul OLRY (Institut Agro Dijon) pour les réflexions & productions réalisées dans le RMT Champs & Territoires ateliers (2020-2022) et le RMT Systèmes de culture innovants (2008-2019)
- à François KOCKMANN, dont les apports en agronomie systémique rayonnent toujours et encore en Bourgogne …
- au programme WATERAGRI wateragri.eu
- à la REGATE de Brienon-sur-Armançon (Régie d'Equipement et de Gestion de l'Assainissement et de Travaux des Eaux)
- au Conseil départemental de l’Yonne, à l’Agence de l’eau Seine-Normandie
- au Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation pour son soutien financier au RMT Champs & Territoires ateliers, via le compte d’affectation spéciale développement agricole et rural (CASDAR).
Références bibliographiques
Bibliographie
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Cerf M., omon B., Guillot M.-N., Olry P., Petit M.-S., 2013, Guide « L’Agroseil » - Vademecum pour échanger sur le métier de conseiller ou animateur en agronomie, RMT Systèmes de culture innovants, 64 pages.
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