Construction et déploiement de l’agronomie dans et par la formation
Traits saillants de son évolution et enjeux pour l’avenir
Thierry Doré 1, Jean-Jacques Gailleton 2*, Philippe Prévost 3, Nadia Cancian4, Jacques Wéry5, Antoine Messéan6 et François Papy7
Auteur correspondant : philippe.prevost@agreenium.fr
1 Université Paris-Saclay, AgroParisTech, INRAE, UMR Agronomie 2 Ex-Inspecteur d’agronomie - DGER 3 Agreenium 4 ENSFEA 5 Institut Agro
6INRAE 7Académie d’Agriculture de France
Un an après la parution de l’ouvrage « La fabrique de l’agronomie, de 1945 à nos jours », l’Association française d’agronomie a organisé une série de six webinaires mobilisant les auteurs des chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, celle portant sur « La dynamique sociale ». Cette série de rencontres a permis d’échanger sur la place des différents métiers d’agronomes dans la construction de l’agronomie. Ce texte est issu des interventions et les échanges du webinaire du 2 juin 2023portant sur la formation.
Introduction
T. Doré introduit le webinaire en rappelant que l’ouvrage est constitué de deux parties, une première partie qui traite plutôt du contenu conceptuel et méthodologique de la discipline, et une seconde partie qui traite davantage de l'interaction de la discipline avec quelques grands domaines d'action dans la société. Dans ce webinaire, ce sont les relations de l'agronomie avec la formation qui sont discutées, qu’il s'agisse de la formation initiale dans l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire agricole, ou de la formation continue.
Les auteurs du chapitre sur la formation proposent une synthèse en distinguant trois périodes dans l’évolution de la discipline agronomie :
- La construction de l’agronomie dans les années 1970, phase de cristallisation de la discipline,
- La formalisation de l’agronomie comme discipline agronomique, dans les années 1980-2000, au-delà des cercles dans lesquels la discipline avait été créée, avec une dimension formation et une dimension recherche, qui interagissent de manière importante, et qui en même temps tiennent compte des évolutions de la société,
- Et à la fin des années 2000, la remise en chantier de ce qu'est l'agronomie, initiée et stimulée par les attentes en matière de production scientifique, mais également les attentes en matière de formation des futurs agronomes.
La construction de l’agronomie dans les années 1970
T. Doré aborde le premier temps, en précisant que dans les années 1970, l'agronomie s'est d’abord construite au sein de l'enseignement.
Les trois moteurs de la construction de l’agronomie par l’enseignement
C’est historiquement factuel, l'agronomie a été créée dans des cercles d'enseignement et notamment à l'Institut National Agronomique Paris-Grignon (INA P-G), à la chaire d'agronomie, parce que les enseignants avaient trois préoccupations de formation :
- Il s’agissait de former des ingénieurs, c’est-à-dire des gens qui allaient agir, ceci au sein d’une école d’ingénieurs avec une formation davantage finalisée par l’acquisition de compétences que dans une formation universitaire. En se référant à la définition de l’ingénieur dans la Commission des Titres d'Ingénieurs, l’ingénieur a pour fonction de résoudre ou contribuer à résoudre un certain nombre de problèmes. L’objectif premier de la formation n’était donc pas d’accumuler des connaissances mais d’avoir la capacité d’agir en situation. Dès le départ, l’agronomie a ainsi inclus une dimension ingénierie et la prise en compte des objets d’étude de l'action, en particulier celle de l'agriculteur ;
- Et puisqu’il s’agissait de former des gens pour agir, il fallait être capable de maîtriser les méthodes de diagnostic sur des situations agricoles. Au même titre que les médecins hospitaliers font de la recherche en relation avec la clinique, les futurs ingénieurs ou les futurs chercheurs agronomes devaient être en mesure de produire des diagnostics sur des situations cliniques dans le domaine de la production végétale. Ce besoin a engendré la production de nombre de concepts et outils permettant de contribuer à résoudre des problèmes de terrain, et a donc favorisé la cristallisation de l'agronomie ;
- Le troisième moteur de la construction de l’agronomie dans l’enseignement est lié au besoin des ingénieurs de traiter de questions posées à différentes échelles. Les deux premières échelles imbriquées étant l'échelle de la parcelle agricole et celle de l'exploitation agricole, cela a amené l'agronomie à traiter d’emblée simultanément plusieurs niveaux. Ultérieurement, le niveau du territoire s’est ajouté, plutôt après les années 1970. Cet emboîtement parcelle-exploitation-territoire a été ainsi le fait notamment d'un besoin en enseignement.
Vers une vision unifiée de la discipline
Finalement, autour de ces trois moteurs principaux, les besoins de l'enseignement ont amené à une certaine structuration de la discipline. A la fin des années 1970, l'ensemble des concepts et outils qui s'était progressivement construit a permis d'unifier la vision de la discipline. Le schéma de la figure 1, produit par M. Sebillotte en 1979, présente l’emboîtement des différents niveaux, en partant en bas du niveau le plus fin, la parcelle agricole (voire même la station parcellaire), pour aller jusqu'au territoire, à l'organisation dans l'espace. Et au milieu le concept central est le système de culture, rattaché à l'échelle de l'exploitation agricole.
Cette vision unifiée a été portée dans les enseignements mais la dimension systémique et les différents objets d’étude emboités ont également été consolidés par un portage au niveau de la recherche. Cela a permis d'éviter l'isolement au sein de la formation et une reconnaissance comme discipline scientifique. La dialectique formation-recherche a ainsi été très importante dans la construction de la discipline agronomie.
L’acquisition des attributs d’une discipline académique dans les années 1980-2000
T. Doré introduit le deuxième temps d’évolution de l’agronomie sur la période étudiée dans l’ouvrage, à savoir les années 1980-2000. A partir du début des années 1980, la discipline agronomie a évolué en se reliant aux politiques publiques, en particulier celles de formation au niveau du ministère en charge de l'agriculture.
Le rôle des politiques publiques : agriculture, éducation et recherche
L’existence des écoles nationales supérieures agronomiques est historiquement l’expression d’une volonté politique quant à la formation des futurs ingénieurs, dans le cadre d’une volonté de modernisation de l’agriculture. La création de nouvelles écoles jusqu'au début des années 1980 a permis d’élargir les publics formés en agronomie, avec une convergence progressive des finalités de formation et des méthodes d’enseignement. Le rythme d’évolution de l’enseignement, passant de différentes formes de phytotechnie à l’agronomie avec une vision plus scientifique, a été différent selon les établissements, en particulier selon l'ancrage local possible sur les dispositifs de recherche en agronomie, principalement l’INRAE : la dialectique formation-recherche a pu se produire de manière plus ou moins profonde et rapide selon la répartition géographique des centres de recherche sur le territoire national.
P. Prévost poursuit le propos sur le rôle des politiques publiques dans le développement de la formation continue. La politique de développement agricole et les politiques de formation ont favorisé à cette époque la diffusion des savoirs agronomiques, que ce soit pour l'installation en agriculture, avec l’exigence d’un diplôme reconnaissant la qualification pour bénéficier des aides à l’installation en l'agriculture, ou dans le renforcement de capacités, avec l’opération emblématique du cycle de formation continue des conseillers agricoles de l'opération « Relance agronomique » des années 1980-1990. Ce cycle de formation continue, initié dans la période de création des chambres régionales d'agriculture, lors de la première phase de décentralisation, a permis de former la majorité des conseillers agricoles des services agronomiques de l’échelon régional (devenus par la suite services agronomie-environnement). Ce fut alors une véritable opportunité pour la diffusion des savoirs agronomiques produits par l'enseignement supérieur dans les années 1970.
Dans l’enseignement technique agricole, J.J. Gailleton insiste également sur le poids des politiques publiques, le Ministère chargé de l’agriculture ayant toujours mobilisé de façon volontariste le dispositif de l’enseignement secondaire agricole pour accompagner les politiques agricoles. Durant cette période des années 1980-2000, le fait majeur a été la loi Rocard de 1984, à la suite des Etats généraux du développement de 1982, qui a engendré une rupture nette dans l’enseignement de l’agronomie, en passant de la phytotechnie à l’agronomie. Le changement a été possible grâce, à la fois, à une réforme institutionnelle structurelle, avec l'introduction de modules de formation pluridisciplinaire et du contrôle continu, et à une réforme pédagogique, appuyée par de nombreux travaux d’expérimentation menés depuis la fin des années 1970, en particulier la recherche-action sur les qualifications professionnelles, qui a conduit à la contextualisation des savoirs à enseigner. Pour l’enseignement de l'agronomie, cela s’est traduit par l’identification d’un certain nombre d'opérations clés qui permettent la maîtrise du processus productif : l'observation du milieu, l'évaluation-diagnostic, la prise de décision à court terme, mais aussi la compréhension des objectifs des agriculteurs au niveau de la parcelle et de l'exploitation. Ce passage de la phytotechnie à l’agronomie s’est prolongé tout au long des années 1990 avec l'intégration progressive de nouveaux concepts autour de l'environnement, de la durabilité, du territoire et de la multifonctionnalité de l’agriculture, en lien avec l'évolution du règlement européen sur les mesures agroenvironnementales et la loi d’orientation agricole de 1990.
L’agronomie, une discipline identitaire de l’enseignement agricole
P. Prévost précise que cette période correspond à l'acquisition d'un certain nombre d'attributs d'une discipline académique, et l'agronomie est reconnue aujourd'hui comme une discipline identitaire de l'enseignement agricole. Un des premiers éléments de reconnaissance d’une discipline académique est le fait d'avoir des enseignants dédiés à cette discipline. C’est dans cette période qu'ont été créés les corps d’enseignants-chercheurs en agronomie dans les écoles supérieures du ministère de l’agriculture et de professeurs certifiés (PCEA) ou professeurs de lycée professionnel (PLPA) agronomie-productions végétales dans les lycées agricoles. Ces corps d’enseignants ont été créés par équivalence avec le ministère de l’éducation nationale. Ces enseignants ont remplacé progressivement les ingénieurs d'agronomie qui assuraient l'enseignement de phytotechnie depuis la fin des années 1960. Le parallélisme n'a pas été total avec l’Education nationale, du fait de la tentative échouée de création d’un corps d'agrégés d'agronomie, la société des agrégés refusant d’avoir une agrégation dans une discipline biotechnique.
T. Doré ajoute que la reconnaissance universitaire de la discipline s’est également réalisée à cette période, même si elle a été progressive et parfois difficile. Car si historiquement l’emploi du terme agronomie existait dans certaines universités, c'était le plus souvent avec des acceptions différentes de celles qui prévalaient dans les écoles d'ingénieurs. Un élément ayant permis le rapprochement entre les écoles et les universités a été la capacité de certaines écoles à délivrer le doctorat. La délivrance de thèses en agronomie a ainsi été possible à partir des années 1980, ce qui a conduit à une reconnaissance disciplinaire, et ce d’autant plus facilement qu’un certain nombre de DEA puis de master sont apparus, la plupart en co-habilitation entre les écoles et les universités à partir des années 1990. Enfin, la question s’est également posée pour l’habilitation à diriger des recherches (HDR) ; là encore, le nombre d’établissements universitaires qui ont délivré des HDR en agronomie a progressivement augmenté, ce qui a participé à une forme d’universitarisation de la discipline, même s’il n’existe pas de section agronomie au sein du conseil national des universités (CNU).
Au-delà des attributs académiques, l’agronomie a construit son identité disciplinaire par ses démarches didactiques et pédagogiques. Cela est particulièrement le cas dans l’enseignement technique agricole. J.J. Gailleton illustre la dynamique d'innovation pédagogique dans l’enseignement d’agronomie par sa capacité à favoriser les approches systémiques et pluridisciplinaires pour l’enseignement des objets complexes :
- Les méthodes pédagogiques développées pour former au fonctionnement de l'exploitation agricole, avec la méthode d’approche globale de l'exploitation agricole (fondée à la fois sur l'approche systémique et sur la théorie de la décision), la méthode IDEA (Indicateurs de durabilité de l’exploitation agricole), les diagnostics multicritères ou l'approche spatiale de l'exploitation agricole ;
- l'approche territoriale, qui a commencé très tôt dès les années 1970 avec l’étude du milieu (approche écologique), mais qui a pris une importance croissante à partir des années 1990, avec une approche multidimensionnelle et systémique du territoire local, associée à la notion de développement durable, et ayant fait l’objet de déploiement de méthodes pédagogiques spécifiques, comme le diagnostic territorial et la lecture du paysage.
Le besoin de penser à nouveau l’avenir de l’agronomie, depuis les années 2010
A partir des années 2010, un certain nombre de questionnements ont interrogé l’avenir de la discipline.
L’agronomie, une discipline en tension, entre écologie et technologie, entre savoirs scientifiques et savoirs pratiques
T. Doré considère que deux forces, opposées, entre les années 2000 et 2010, ont créé une tension dans la discipline :
- d’une part la biologie fondamentale, et particulièrement la biologie moléculaire végétale, a donné l’impression d’un écart grandissant entre l’agronomie et la production de connaissances fondamentales ;
- d’autre part l'apparition du terme agroécologie a amené une interrogation sur le positionnement de l’agronomie, et d’aucuns ont considéré que l'agroécologie remplacerait l'agronomie. Il a ainsi fallu que l'agronomie identifie la façon dont elle pouvait être différente de l'agroécologie et contributrice dans une certaine mesure de cette dernière.
P. Prévost rappelle que ces tensions ont fortement impacté l’enseignement d’agronomie, et cela s’est traduit par le développement de nouveaux champs de recherches en didactique, initiés dans les sciences biotechniques, pour se développer ensuite dans les autres secteurs de l’enseignement général. Ainsi, le développement de la didactique professionnelle a permis de mener un travail d’identification et d’analyse des situations professionnelles agricoles, permettant de considérer la diversité des savoirs à prendre en compte dans la pratique professionnelle, ce qui est fort utile pour le développement des démarches agroécologiques. Et l’autre courant de recherche didactique, celui des questions socialement vives, initié dans les années 1990 avec les interrogations initiales sur le clonage animal, s’est fortement développé lors des débats sur les Organismes Génétiquement Modifiés (OGM) dans les années 2000 puis sur la question des relations entre pesticides et santé depuis le Grenelle de l’environnement en 2008.
J.J. Gailleton illustre cette tension en précisant comment l’enseignement de l’agronomie a été confronté aux tensions sociétales des années 2000 (en particulier celles relatives aux OGM) et à l’agroécologie, dans l’enseignement technique. Ainsi, à partir de 2014, l’incitation à l’agroécologie dans l’enseignement agricole, a été très forte, avec des plans nationaux successifs « d’Enseigner à produire autrement (EPA) ». Pour répondre à ces nouveaux enjeux, de nombreux changements sont à opérer dans la manière de produire, ou encore la prise en compte d’un contexte incertain (climatique, réglementaire...). Cela interroge fortement les contenus d'enseignement, tant dans les référentiels de formation que dans l’évaluation, car les savoirs scientifiques sont instables et en pleine évolution. Cela change l’approche didactique et pédagogique, car il faut désormais aller au-delà de la transmission de savoirs robustes pour travailler avec les élèves sur les transitions, les trajectoires de changement des pratiques, l'élaboration de scénarios... Cela engendre plusieurs conséquences dans l’enseignement d’agronomie : éviter un empilement de connaissances au profit de capacités à agir, donner à voir la diversité des manières de produire, et proposer encore davantage de situations pédagogiques permettant des mises en situation. C’est donc une façon d’enseigner plus complexe, avec un changement du rôle de l’enseignant : de sachant il devient accompagnant dans une démarche de co-construction des savoirs. Cela nécessite un fort accompagnement des enseignants, mais qui offre des perspectives passionnantes.
L’agronomie, une discipline en extension, avec des objets de plus en plus diversifiés à enseigner/apprendre
Au-delà de la tension créée par le contexte sociétal, P. Prévost précise que l'agronomie se trouve aussi face à l'extension de son périmètre, avec des objets de plus en plus diversifiés et complexes. Sur le plan des échelles, au-delà des objets et des niveaux d'organisation initiaux (parcelle-exploitation agricole-territoire local), on voit que le développement d'un champ de recherche en agronomie globale, traitant d’échelles régionale à planétaire pour aborder des questions de flux dans les cycles biogéochimiques ou d'externalités négatives (ou positives) comme l’émission de gaz à effet de serre, engendre de nouveaux objets d’enseignement. De même, sur le plan des interactions de la production agricole avec l’alimentation, et désormais avec les questions de santé, des objets d’étude comme les systèmes agri-alimentaires, le rôle du microbiote (du sol à l’intestin humain), les attentes sociétales, sont des sujets que ne peut ignorer l’enseignement d’agronomie.
Enfin, avec les défis du changement climatique et d’effondrement de la biodiversité, l’accompagnement à la transformation de l'agriculture que doit assurer l'enseignement demande également à l’enseignement d’agronomie d’élargir le champ de compétences des conseillers formés, en particulier pour le développement de compétences psychosociales comme l’écoute, l’animation de collectifs, la médiation multi-acteurs.
Par ailleurs, les concepts et les outils de l’agronomie qui ont été forgés intéressent de plus en plus de publics. Dans l’enseignement agricole, les référentiels des diplômes d’enseignement général et technologique proposent des contenus en agronomie, car ils favorisent l'acquisition des compétences transversales en particulier via l’approche systémique, la réflexion interdisciplinaire, les relations sciences-société.
Poursuivre l’atelier « Enseignement » de la fabrique de l’agronomie
Dans l'ouvrage, le témoignage de cette construction de la discipline avec cette double dimension scientifique et technique, se prolonge ainsi par la mise en perspective de la discipline, du fait du contexte de tension et d'extension évoqué ci-dessus. Cela oblige les acteurs de l’enseignement, que ce soit l'enseignement supérieur, l'enseignement technique ou la formation professionnelle, à poursuivre leur contribution dans la suite de la fabrique de l’agronomie. Car, autant dans le besoin de capitalisation des nouveaux savoirs produits par la recherche (et ils vont être conséquents avec les grands programmes de recherche en cours) que dans la réorganisation conceptuelle des savoirs à enseigner, pour éviter de diluer le corpus des contenus d’enseignement, il va falloir viser des objectifs de formation qui intègrent toujours la double dimension scientifique et technique tout en les ciblant plus précisément vers les différents métiers mobilisant l’agronomie. Or, nous avons vu récemment, dans l’analyse de l’évolution des activités et des compétences des agronomes dans le contexte des transitions en cours, effectuée dans le cadre des derniers Entretiens agronomiques Olivier de Serres, que le besoin de former des agronomes pouvant répondre à une très grande variété de métiers est un enjeu pour le développement agricole des années à venir. Enfin, au-delà de la formation des agronomes, on peut aujourd’hui se poser la question de la place des concepts et outils de l’agronomie en dehors du système d’enseignement agricole du Ministère chargé de l’agriculture. Car les citoyens et les consommateurs n’ont qu’une conscience très partielle des connaissances nécessaires à la production agricole, et il serait certainement utile que des enseignants d’agronomie diffusent leurs connaissances parmi les publics scolaires.
Pour conclure, il est important de rappeler que l'association française d'agronomie propose un groupe de réflexion et de travail « capitalisation et transmission des savoirs agronomiques », et compte tenu des enjeux d’enseignement en agronomie dans les années à venir, tous les enseignants d’agronomie sont les bienvenus dans ce groupe !
L’agronomie au défi de nouveaux concepts et de nouveaux paradigmes
Après cette synthèse du chapitre « Construction de l’agronomie dans et par la formation » par les auteurs, A. Messéan, l’animateur de la séance, propose à N. Cancian, enseignante-chercheuse à l’ENSFEA, et à J. Wery, Directeur de la politique scientifique et partenariale de l’Institut Agro, tous deux enseignants d’agronomie, de donner leur point de vue sur l’atelier « Enseignement » de la fabrique de l’agronomie, et d’engager le débat.
Multi-référentialité des savoirs, risques et incertitudes (N. Cancian)
N. Cancian, après avoir remercié les auteurs pour la clarté de l’exposé et la richesse du chapitre dédié à l’enseignement, en particulier en proposant un parallèle des évolutions de l’enseignement entre enseignement supérieur, enseignement technique et formation continue, souhaite interpeller sur le caractère ambitieux de l’agronomie, par sa double dimension scientifique et technique, caractérisé par la mise en œuvre de pratiques agronomiques. Il est en effet important d’insister sur ce point car l’enseignement d’agronomie doit permettre de construire à la fois des modes à penser et des modes pour agir et qui en même temps s’ancrent dans du local, avec des savoirs qui peuvent être très locaux. Cette construction de la discipline d'enseignement est à plusieurs titres multi-référentielle et il faut se demander si l'agronomie actuelle reflète bien cette multi-référentialité.
D’une part, la mise en évidence de la forte dimension politique. Dans l'enseignement technique agricole, où les enseignants d’agronomie interviennent au plus près de la pratique agricole, la visée de transformation de l’agriculture interpelle l’agronomie, à la fois pour résoudre des problèmes qu'elle a pu encourager antérieurement et pour s’occuper de questions qui sont vitales aujourd’hui, comme le changement climatique et la perte de biodiversité. Cela met souvent en difficulté les enseignants quand ils veulent intégrer cette dialectique à différentes dimensions, celle de sa construction, entre le terrain et la théorie, celle des emboîtements d'échelle spatiale et temporelle (le « ici et maintenant », et les injonctions à agir très vite versus la carrière de l'agriculteur), celle entre des concepts endogènes structurants de la discipline d'enseignement et des concepts exogènes importés d’autres disciplines selon les thématiques, enfin celle entre l’étude fine des objets pour en comprendre le fonctionnement et celle de la vision globale pour comprendre la dynamique et en voir les effets.
D’autre part, l’agronomie est également soumise, que ce soit dans l'enseignement supérieur ou dans l’enseignement technique, à des injonctions conflictuelles et contradictoires. En effet, les enseignants doivent donner à évaluer ce qui fonctionne et ce qui pose problème. Cela pose la question du rapport au savoir, car les savoirs sont pluriels, ce qui demande une expertise plurielle. Cela pose aussi la question du nouveau rapport au vivant, car si le vivant cultivé a été très largement documenté, le vivant élargi au sauvage reste encore peu connu. Enfin se pose la question des risques et des innovations dans le contexte de la transition agroécologique. Quelles sont les innovations qui peuvent être structurantes pour développer cette discipline ? Ces questions des « rapports à... » (au savoir, à l’expertise, au vivant, aux innovations et aux risques) se posent avec une forte acuité car, pour la transition agroécologique, il faut qu'on construise chemin faisant des solutions, il faut outiller les acteurs qui vont transformer, comprendre, interpréter le monde d'aujourd'hui pour construire celui de demain. Donc il s'agit, via cette discipline, d'être en mesure de proposer une exposition des panoramas possibles, tout en étant assez engagé sur la dimension politique quant aux choix qu'il faudrait privilégier.
Paradoxalement, l'élargissement des objets d’étude, l'agroécosystème, la gestion des ressources naturelles, l'accompagnement du changement, peut engendrer la dilution de l’agronomie, mais elle peut inversement être incarnée dans ces nouveaux concepts. C’est ce que proposent aujourd’hui les travaux en didactique où on part toujours d’une situation agricole, permettant de poser le problème à résoudre, pour ensuite penser l'outillage conceptuel et méthodologique qui est nécessaire pour résoudre le problème. Cela change la représentation de l’enseignant en agronomie, qui doit non seulement être solide sur le plan des références scientifiques, mais aussi sur le plan des modes à penser pour pouvoir outiller ses élèves. Pour l’agronomie dans l’enseignement technique, la production des référentiels métier, de formation, et de certification, produits en partenariat entre les enseignants et les inspecteurs pédagogiques, ainsi que la proposition de recommandations pour l’enseignement, ont permis de réfléchir à la place de la discipline, de ses objets et méthodes dans les différentes formations, en vue des métiers visés. L’agronomie est ainsi vue comme une discipline multi-référentielle, on pourrait dire presque « couteau suisse ». Avec le risque que le terme agronomie disparaisse au profit de ses concepts et outils, dans une rubrique de type « sciences et techniques agronomiques », voire « Sciences et techniques professionnelles ». La dialectique science, technique, technologie, opérationnalité pour agir et transformer, reste au cœur de cette multi-référentialité.
Pour conclure, N. Cancian souhaite interroger les auteurs sur la façon dont l’agronomie a, au fil du temps, pris en compte la question des risques, sujet important pour l’enseignement. Les risques ont pu être directement analysés par les agronomes dans les démarches et dans les produits, ou les risques ont été mis en exergue par d'autres acteurs et la société civile (cas des OGM ou des pesticides). Dans quelle mesure s'attacher à travailler les risques et les incertitudes dans cette discipline pourrait contribuer à nourrir la construction de l'agronomie dans les années à venir ?
A propos de la multi-référentialité, P. Prévost rappelle l’importance de s’interroger sur la nature des savoirs à enseigner en agronomie. Avec la transition agroécologique, il y a différentes formes de rationalités dans la pratique agricole qui sont encore peu prises en compte dans la formation, même si les rénovations en cours des référentiels de formation y font référence. Chacun sait que dans la prise de décision de l’agriculteur, ce que fait le voisin ou les valeurs et les représentations mentales de l’agriculteur ont une importance majeure qui impactent le raisonnement agronomique et contribuent aux manières de faire. Les apprentissages ne peuvent donc pas ignorer ces déterminants de l’action que sont en particulier les savoirs de sciences humaines (sociologie, psychologie...).
T. Doré revient sur la question du risque. Il faut distinguer le risque pour l’agriculteur du risque pour la société. Le risque pour l’agriculteur a été intégré par les agronomes depuis plusieurs décennies, et un ouvrage est paru sur ce sujet dans les années 1990. L’accompagnement de l’agriculteur pour gérer le risque sur ses parcelles, son système de culture, son exploitation agricole, a été l’objet de nouveaux concepts en agronomie, comme le modèle d’action. En revanche, du côté du risque pour la société, cela dépend des objets auxquels s’intéressent les agronomes et de la manière dont les agronomes se saisissent ou non, de façon non neutre, d’objets comme le risque climatique, le risque de pollutions, le risque lié à la raréfaction des ressources, etc. Pour l’enseignement d’agronomie, intégrer ces objets fait évoluer les contenus d’enseignement mais aussi le caractère de neutralité, car l’enseignant d’agronomie n’est plus seulement alors le transmetteur de connaissances scientifiques, mais s’engage sur la mise en débat des orientations données à l’agriculture. Quand on choisit d’enseigner les systèmes de culture sans pesticides plutôt que les systèmes de culture avec pesticides, on fait un choix lié à la question du risque de l’emploi des produits phytosanitaires. Il faut donc distinguer la question épistémique, puisque le concept de risque fait déjà partie des objets d’étude de l’agronomie, de la question d’éducation et de formation, quand on aborde le risque dans la société.
J.J. Gailleton complète ce propos en rappelant que la question du risque est aussi à situer dans le fonctionnement pédagogique, car le système scolaire n’encourage pas beaucoup le risque, par la sanction de l’erreur et une mauvaise prise en compte du rôle des erreurs dans la construction des apprentissages. La prise de risque doit donc faire partie des apprentissages. En agronomie, le risque bien fait partie des objets d’enseignement, avec une évolution dans le temps. Dans les années 1980-1990, la notion de risque a été traitée via les seuils d’intervention dans les cultures (lutte intégrée, outils d’aide à la décision, bilan) mais toujours dans un pilotage tactique selon une approche essentiellement technico-économique. Un changement important a été le développement des systèmes de culture à bas niveau d’intrants, avec une approche de pilotage stratégique visant à réduire les risques extérieurs. Et le développement de l’approche multicritère a engendré une approche du risque par le compromis entre différents objectifs. Et très récemment, les référentiels de formation, en particulier dans les BTSA, la double approche « risques pour l’agriculteur » et « risques pour la société » est bien prise en compte, tant dans la conception de systèmes de culture, que dans l’analyse des conséquences de trajectoires différenciées d’évolution des pratiques.
N. Cancian souhaite ajouter qu’au-delà du risque, une dimension aujourd’hui importante est l’incertitude, puisque le risque se situe désormais dans un contexte de plus en plus incertain, en particulier avec le dérèglement climatique. Il est donc important d’aller au-delà du risque dans l’enseignement, pour travailler sur les incertitudes, sur les savoirs, sur les effets des pratiques, sur les acteurs, mais également sur les incertitudes de l’incertitude (référence à la thèse de doctorat de L. Nedellec). Il y a alors une dimension politique et une dimension éthique qu’il faut savoir traiter dans l’enseignement.
L’agronomie, discipline académique ou espace transdisciplinaire (J. Wery)
J. Wery, qui a apprécié cette synthèse de cette longue et riche histoire de l’enseignement d’agronomie, déclinée aussi bien dans l’enseignement supérieur, l’enseignement technique et dans l’appui aux politiques publiques, commence son propos en conseillant la lecture du chapitre, pour aller encore plus loin que ce qui a été présenté. En particulier, il n’est pas apparu clairement dans la présentation un élément présent dans l’ouvrage concernant l’évolution de l'agronomie dans ses concepts et dans ses orientations : l’aspect multi-critères. Dans les années 1990, les agronomes sont sortis d'une approche d'évaluation des systèmes de culture par le seul rendement, pour l’élargir à de nombreux autres critères liés au travail, au revenu, aux impacts environnementaux. L’agronomie a été pionnière en France dans cette approche par rapport aux autres disciplines, et on a parfois tendance à l’oublier, en particulier dans les écoles où les enseignants d’agronomie sont considérés avant tout comme les spécialistes de la production et du rendement.
Pour revenir à l’exposé, J. Wery se reconnait bien dans cette histoire de l’enseignement d’agronomie, car il a été lui-même recruté comme enseignant de phytotechnie en 1981. Et lorsqu’il a voulu enseigner l’agronomie et diriger des thèses, il a dû passer une HDR (habilitation à diriger des recherches) en physiologie végétale. Jusqu’à une période récente, s’il n’y avait pas de frein à soutenir une HDR pour les enseignants-chercheurs en agronomie, il n’existait que peu d’endroits où passer une HDR en agronomie. Et plus récemment, dans une posture d’intégration de savoirs dans des approches systémiques, son enseignement a surtout porté sur les systèmes agricoles, qui oblige à élargir les situations de formation à d’autres disciplines que l’agronomie. Aussi, les perspectives pour la discipline agronomique présentées dans le chapitre sont importantes à approfondir, car la période actuelle re-questionne la discipline autant en recherche qu’en formation ou dans les processus d’innovation. Dans un paysage en forte reconfiguration, il est essentiel que l’agronomie s’interroge sur son statut de discipline scientifique et de discipline pour l’action. Pour ne citer qu’un exemple, l’innovation est aujourd’hui très orientée vers l’innovation technologique autour du numérique, sujet pour lequel les agronomes sont assez peu présents, et on voit que le caractère d’analyse systémique, multi-critères et multi-échelles de l’agronomie a tendance à disparaître dans ces processus d’innovation. Ainsi, le risque est grand que ces innovations ne soient pas mises au service de la transition agroécologique, par manque de cette approche systémique que maîtrisent les agronomes.
La question qu’il souhaite discuter porte sur ce caractère dual de l’agronomie si difficile à maintenir et qui fragilise l’agronomie en tant que discipline académique. Car si l’agronomie a gagné ses galons de discipline académique, son orientation vers l’action et son caractère intégratif de ce qui se passe dans d’autres disciplines lui confèrent un certain rôle social d’intégration des autres disciplines au risque d’une certaine dispersion. Dans les écoles d’agronomie, l’enseignement d’agronomie intègre d’autres disciplines comme la science du sol, l’écologie ou la protection des cultures, tout en contribuant à les faire évoluer, et elle est également souvent un espace interdisciplinaire voire transdisciplinaire dans lequel elle joue un rôle important, mais souvent au risque de disparaître. Plusieurs exemples, vécus dans sa carrière, attestent ce risque :
- L’agronomie a permis à l’écophysiologie de prendre son envol dans les années 1990, ce qui a eu pour conséquence de remplacer des enseignants d’agronomie par des enseignants d’écophysiologie, et lorsque l’écophysiologie s’est orientée vers la biologie moléculaire, cela a créé un manque d’enseignants d’agronomie pour traiter de la science pour l’action ;
- Dans un autre contexte, dans les années 2000, la volonté de réduction des produits phytosanitaires a fait fortement évoluer les métiers d’agronomes et l’enseignement a développé des cursus de formation fondés sur la conception de systèmes de culture intégrant la gestion des bioagresseurs, ce qui a obligé l’agronomie à re-fonder sa légitimité par des collaborations avec la biologie et la protection des cultures ;
- Et depuis les années 2010, avec le développement de l’agroécologie, beaucoup d’enseignants et de chercheurs se tournent vers les concepts de l’écologie, délaissant la dimension science pour l’action de l’agronomie et on peut se demander si on va continuer à recruter des enseignants d’agronomie, au profit d’enseignants en agroécologie.
Il souhaite donc savoir comment les auteurs voient l’avenir de l’agronomie dans l’enseignement, alors que les enjeux actuels obligent à intégrer de nouveaux objets, donc de nouveaux concepts et outils. Peut-elle garder un statut de discipline académique en le renforçant, ou n’est-ce pas plutôt un rôle d’espace transdisciplinaire, systémique, qui est plastique, suffisamment agile pour évoluer en fonction des enjeux et de l’avancée des autres disciplines. Pour reprendre le cas du numérique, avec le développement de l’intelligence artificielle, les nouveaux champs de savoirs sont très éloignés des écoles d’agronomie (qui par ailleurs utilisent toujours le terme dans son acception au sens large), et pour autant essentiels pour les agronomes de la production végétale. Quelle place de ce nouveau champ de savoirs dans la formation agronomique ?
T. Doré, en réponse à cette question, considère qu’il n’est pas contradictoire d’avancer dans la construction d’une discipline académique tout en allant vers l’acceptation d’être un espace transdisciplinaire. L’essentiel est de ne pas perdre ce qui fait la richesse de l’agronomie, à savoir la dimension multi-critères et multi-échelles, et la double dimension « science pour produire les connaissances » et « d’ingénierie pour valoriser les connaissances dans des raisonnements agronomiques ». En positionnant l’agronomie exclusivement comme espace transdisciplinaire, il y a un risque de perdre les dimensions constitutives de l’agronomie. Ce ne serait peut-être pas grave dans l’histoire des sciences, mais ce le serait du point de vue de l’utilité présente de notre discipline pour la société. Nous voyons trop de situations, par exemple en agroécologie, où l’on mêle les disciplines, où on utilise les concepts de l’écologie, mais en oubliant complètement la dimension systémique, le fonctionnement du champ cultivé, les règles d’action des agriculteurs et des autres acteurs, et c’est dommageable. Il semble donc essentiel de préserver les éléments qui ont fait la preuve de la richesse de l’agronomie et son efficacité.
J.J. Gailleton complète en précisant que, dans l’enseignement technique, l’enseignant d’agronomie doit approcher les objets d’enseignement complexes en mobilisant déjà des notions de sciences sociales, et la longue expérience de la pluridisciplinarité permet de fortes interactions entre enseignants pour traiter des objets transdisciplinaires, comme le développement local ou le changement climatique. Et dans les nouveaux référentiels, construits à partir d’objectifs de capacités et de blocs de compétences, le travail d’ingénierie pédagogique nécessaire au sein des équipes d’enseignants est très important. Cela rend le métier plus difficile mais plus riche également.
P. Prévost rappelle que, par ailleurs, le système d’enseignement technique est organisé avec des disciplines académiques, des enseignants qui portent un corpus de concepts et d’outils, et des référentiels de formation avec des syllabus et des volumes horaires affectés. Lorsque nous avons analysé les référentiels de formation en agronomie dans les écoles supérieures, publiques et privées, nous avons pu analyser le fort lien entre la présence d’enseignants d’agronomie, les contenus d’enseignement et le volume disponible de temps étudiant dans le cursus. Et si on prend l’exemple de l’enseignement secondaire, avec la volonté de développer des « Educations à... » (à l’environnement, à la santé, à l’alimentation...), on a pu voir que sans intégration dans un emploi du temps et sans disciplines affectées, les enseignements inter ou transdisciplinaires ne sont pas prioritaires.
F. Papy, représentant la partie 1 (la dynamique scientifique) de l’ouvrage, réagit à cet échange à propos du risque de dilution de l’agronomie. Dès lors que la discipline est définie autour de la culture des végétaux, les objets d’étude restent bien circonscrits. Les agronomes doivent cependant contribuer à résoudre l’ensemble des problèmes impliquant l’agriculture. En effet, dans leur domaine bien défini, parce qu’ils savent connecter l’analyse des multiples raisons qui incitent à l’action de cultiver à celle des multiples conséquences qui s’en suivent, les agronomes peuvent, sans hésiter, aborder, avec d’autres, les problèmes évoqués plus haut (alimentation, environnement, santé) aux différentes échelles d’action. C’est un plaidoyer pour défendre l’agronomie au sens restreint comme une discipline de l’action (définition de l’AFA).
Les enseignants d’agronomie, médiateurs entre les mondes académique, professionnel et sociétal
A l’issue de cette première discussion, A. Messéan relaie deux questions des participants au webinaire qui permettent d’aller un peu plus loin dans le rôle de l’enseignement dans la construction de l’agronomie :
- Quelle est la capacité de l’enseignement agricole technique et supérieur à s’inscrire dans les projets territoriaux et nationaux pour jouer le rôle de porte-parole de l’enseignement vers les professionnels du monde agricole ?
- Comment maintenir la tension entre l’adaptation des contenus d’enseignement et l’outillage des élèves pour une prise de recul face à certains discours ?
Pour répondre à la première question, P. Prévost rappelle qu’il existe déjà de nombreux dispositifs où les enseignants peuvent s’exprimer, que ce soit dans les réseaux mixtes technologiques (RMT), les unités mixtes technologiques (UMT), ou différents projets régionaux, et cette dynamique du lien recherche-formation-développement-professionnels agricoles se renforce dans tous les territoires dans le contexte de la transition écologique, compte tenu d’un besoin accru d’acquisition de nouveaux savoirs issus de la recherche. J.J. Gailleton complète cette réponse en précisant que la majorité des exploitations des lycées agricoles jouent également ce rôle d’interface entre la recherche et la profession agricole à l’échelle locale. En revanche, un enjeu actuel est le partage et l’appropriation des savoirs. Beaucoup de ressources existent mais seuls les enseignants qui contribuent à la production de ressources ou aux réseaux type RMT ont acquis la capacité de remobiliser les nouveaux savoirs dans leur pratique d’enseignement.
Quant à la seconde question, N. Cancian insiste sur le rôle que joue l’étude des questions de société avec les concepts et outils de la didactique des questions socialement vives (à la fois dans les savoirs de référence et dans la société). Ces objets d’enseignement bousculent à la fois les enseignants et les élèves et contribuent à cette prise de recul sur les argumentations opposées issues de différents mondes. Beaucoup de questions actuelles concernent l’agronomie (agroécologie, sortie des pesticides, etc.) et l’approche de ces questions permet à la fois d’entrer dans la complexité de l’objet, d’analyser le problème et de construire des solutions au problème à partir d’un travail de documentation et d’analyse, tout en acquérant des savoirs stabilisés et en prenant du recul sur les savoirs non stabilisés.
T. Doré, de son côté, considère que, pour l’agronomie, la diversité des orientations de l’agriculture ou de l’utilisation de l’espace est une voie essentielle pour l’enseignement. Celle-ci peut se poser différemment pour l’enseignement supérieur et l’enseignement technique. Dans l’enseignement secondaire, les référentiels nationaux de formation ne donnent pas la même liberté que dans l’enseignement supérieur. Dans l’enseignement technique, le risque qu’il y ait un enseignement de l’ignorance, comme il y a une construction de l’ignorance, parce que l’on enseigne exclusivement une orientation particulière, n’est pas négligeable si l’on n’y prend pas garde (mais l’inspection pédagogique permet d’éviter ce risque). Dans l’enseignement supérieur, ce sont aux collectifs d’enseignants-chercheurs et aux responsables d’établissements de veiller à préserver une diversité suffisante dans les enseignements offerts, à la fois disciplinaires mais aussi dans la façon d’aborder les enjeux et les conséquences des différentes orientations de l’utilisation de l’espace agricole.
En conclusion, A. Messéan retient trois éléments majeurs de cet échange autour de la construction et du déploiement de l’agronomie dans la formation, qui mériteront de poursuivre la réflexion dans les années à venir, en particulier au sein de l’AFA :
- La tension entre la discipline et l’espace transdisciplinaire,
- La question de l’incertitude, qui bouleverse certes l’enseignement, mais également tout le système de production et de partage des savoirs (recherche, développement, pratique agricole) ;
- L’approche de la diversité des modèles agricoles.
Références bibliographiques
Boiffin, J., Doré, T., Kockmann, F., Papy, F., Prévost, P., 2022. La fabrique de l’agronomie. Quae Ed., Versailles, 496p.
Prévost, P., Messéan, A., Capitaine, M., Busnel, J., Michel., A., 2022. Des compétences individuelles à la compétence collective des agronomes pour accompagner la transformation de l’agriculture. In Etre agronome en contexte de transitions, Agronomie, environnement et sociétés, Volume 12 numéro 2, https://agronomie.asso.fr/aes-12-2-21
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