Penser la gestion de l’azote autrement : témoignage sur le bassin d’alimentation de captage (BAC) du Tremblay-Omonville
Marine Gratecap*
*Animatrice du BAC du Tremblay-Omonville, Syndicat d’eau du Roumois et du plateau du Neubourg
Reconquérir la qualité de l’eau sur un Bassin d’Alimentation de Captage (BAC) proche des 50 mg/L
Le captage du Tremblay-Omonville a été nommé prioritaire au titre du Grenelle de l’Environnement en 2009 à cause de son déclassement vis-à-vis des nitrates. En effet, ce captage présente des concentrations en nitrate qui augmentent depuis les années 90 et frôlent les 50 mg/L à ce jour (cf. figure 1).
Le BAC qui alimente ce captage est couvert par 95% de SAU (le reste étant constitué de zones d’habitat et de forêt) sur un plateau productif, proche du port céréalier de Rouen. Les sols de limon profonds et les filières industrielles permettent aux agriculteurs de cultiver un grand nombre de productions : céréales, colza, protéagineux, et cultures industrielles comme le lin, la betterave et les pommes de terre.
Le travail sur le BAC a démarré en 2011 avec une étude de vulnérabilité et un diagnostic territorial des pressions. L’étude de vulnérabilité a permis de partager avec les agriculteurs le fonctionnement de l’alimentation en eau sur le territoire : infiltration lente et homogène sur le BAC. Ainsi, tous les agriculteurs du BAC sont concernés de façon homogène, ce qui a facilité l’acceptation et l’appropriation des problématiques. Le diagnostic territorial des pressions, réalisé par un bureau d’étude, a permis de rencontrer une trentaine d’agriculteurs sur 130 concernés par le BAC. Cependant, les deux années de travail pour faire le diagnostic et travailler sur le programme d’action avec les agriculteurs n’ont pas permis d’aller plus loin qu’une liste de “bonnes pratiques” et traitant de la totalité des sujets (nitrates, produits phytosanitaires, ruissellement/érosion) alors que la problématique la plus importante est celle des nitrates.
De nombreuses questions restaient en suspens, aussi bien pour la collectivité que pour les agriculteurs : “est ce que les changements de pratiques envisagés permettent de produire une eau de qualité sous les champs ?” ; “Comment expliquer le fait que malgré le respect de la réglementation sur les nitrates (bilans équilibrés, couverts d’interculture obligatoire par la directive nitrates, …), la qualité de l’eau au captage vis-à-vis des nitrates continue à se détériorer ?”. Nous avons donc souhaité aller plus loin, pour connaitre réellement le lien entre les pratiques agricoles et la qualité de l’eau de la nappe vis-à-vis des nitrates, en engageant une étude de modélisation des pertes en nitrates sur le BAC. Cette étude été menée avec les membres d’un comité de pilotage comprenant des représentants d’agriculteurs, curieux d’approfondir le sujet et moteurs pour co-construire un projet agricole qui soit efficace, compris et accepté.
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Des enseignements ont émergé de l’étude de modélisation :
- Le temps de réponse de la nappe est de 30 ans, ce qui signifie que la qualité de l’eau que l’on mesure aujourd’hui est issue des pratiques agricoles d’il y a 30 ans, et que, si on change drastiquement les pratiques aujourd’hui, on ne verra l’effet sur la qualité de l’eau que dans 30 ans.
- Pour atteindre une concentration en nitrates de 37,5 mg/L au captage dans 30 ans, deux options sont possibles :
o Remettre en herbe une partie du BAC (création de zones de « dilution » car ces surfaces génèrent moins de pertes en nitrates que les sols cultivés)
o Limiter la quantité d’azote présente dans le sol avant la période de remplissage de la nappe (début drainage) à un seuil à ne pas dépasser dans les champs cultivés : on parle d’Azote Potentiellement Lessivable ou Reliquat Entrée d’Hiver (REH).
Compte tenu du contexte agricole local, les agriculteurs ont retenu le principe du seuil de REH à ne pas dépasser à l’échelle du BAC. Pour produire une eau de qualité sur le BAC, le REH moyen pondéré ne doit pas dépasser 60 UN/ha tous les ans. Cet objectif de REH a été déterminé comme suit :
1. À l’époque, en 2012, très peu de mesures de REH avaient été réalisées. Nous avons donc utilisé les données de Reliquat Sortie d’Hiver (RSH) des organismes agricoles pour recalculer les REH de chacune des parcelles, en tenant compte du type de sol et de la pluviométrie efficace de l’année, grâce au modèle de Burns.
2. Pour obtenir une donnée d’entrée du modèle à l’échelle du BAC, ces valeurs parcellaires de REH ont permis de calculer une moyenne pondérée en tenant compte d’une part des types de sol (paramètre qui impacte la Reserve utile et donc les volumes de recharge), mais aussi de la situation culturale, c’est à dire de la succession de culture.
Face à cet objectif de REH, des actions d’animation ont permis d’amener les agriculteurs à réfléchir aux pratiques permettant de ne pas dépasser ce plafond REH, en analysant la contribution des différents types de successions de culture au REH moyen sur le BAC (figure 2) et en proposant des scénarii d’évolution (figure 3) :
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Ces scénarii ont permis aux agriculteurs de choisir de travailler sur les situations culturales les plus contributives (c’est-à-dire avec un REH élevé et une surface représentée sur le BAC importante) mais aussi avec des leviers d’actions “faciles” à mettre en œuvre : en couvrant les sols en hiver !
En effet, les agriculteurs, considérant que la fertilisation sur les cultures était gérée grâce à la directive nitrate et avec l’obligation de réaliser un prévisionnel de fumure, ont, dans un premier temps, exclu la voie qui est de repenser la gestion de la fertilisation.
En parallèle de ces travaux sur le BAC, je me suis rendu compte que d’autres personnes travaillaient sur des objectifs de REH : Raymond Reau de l’INRA qui mène avec Laurette Paravano de la Chambre d’agriculture de l’Yonne des travaux sur le BAC de Brienon-sur-Armançon. Nous avons donc beaucoup échangé ensemble sur la façon d’animer le territoire sur la base de cet objectif de REH : Comment passer d’un objectif de territoire à un objectif parcellaire ? Comment rendre compte des résultats individuels et collectifs ? Comment s’assurer que les agriculteurs mettent en œuvre des changements de pratiques permettant d’atteindre ces objectifs ?
Fort de l’expérience de Brienon (Paravano et al., 2016), l’INRA a déposé un projet auprès de l’ONEMA, visant à reproduire cette gestion dynamique du plan d’action nitrates sur d’autres BAC. Nous avons donc été retenu pour participer à ce projet (ECOSYST’N).
Dans ce cadre-là, nous avons pu formaliser notre plan d’action nitrates sous la forme d’un tableau de bord (Girardin et al., 2005). Ce tableau de bord permet de présenter sur un même document le lien entre les objectifs sur les pratiques agricoles permettant d’atteindre les objectifs sur les REH et donc atteindre un objectif de qualité d’eau satisfaisant pour la collectivité.
Nous avons aussi travaillé à la construction d’un observatoire des pratiques agricoles dans le but de rendre compte de l’état des champs par rapport à l’objectif REH. Ce type d’observatoire permet de ne pas être dépendant des données chiffrées de l’agriculteur, très chronophages, délicates à obtenir et peu fiables. Cet observatoire a plusieurs avantages :
· Permettre à l’animateur d’aller sur le terrain et d’observer les champs en lien avec les objectifs du tableau de bord
· Apporter des éléments de compréhension aux agriculteurs, qui n’ont pas l’habitude d’observer leurs couverts au regard de l’enjeu eau nitrates
· Permettre aux agriculteurs, individuellement et collectivement d’être dans un processus d’apprentissage en les questionnant sur les raisons qui expliquent leur valeur de REH, plutôt que de chercher à leur montrer des graphiques de facteurs explicatifs qui ne sont pas statistiquement fiables.
Les temps de réflexion individuelle permettent à l’agriculteur de s’interroger sur ses résultats parcellaires au regard des résultats des autres parcelles de la même situation. Collectivement, la présentation des mêmes
résultats permet aux agriculteurs d’échanger sur les pratiques qui ont permis d’atteindre les résultats attendus, mais aussi des réussites et des échecs des essais entrepris individuellement par les uns et les autres.
Les résultats de REH sont présentés, par succession de cultures, sous la forme d’un histogramme (figure 4) :
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Les informations contenues dans l’histogramme permettent donc à l’agriculteur de comparer les résultats entre ses différentes parcelles, et avec les parcelles des autres agriculteurs, et de se questionner sur les causes de ces résultats. Le rôle de l’animateur est de l’accompagner dans son questionnement plutôt que de lui expliquer ce qu’il pense être les causes.
Plusieurs cas de figures se présentent :
- Le REH est en dessous du seuil :
o Avec une quantité d’azote absorbée faible ou nulle
o Avec une forte quantité d’azote absorbée
- Le REH est au-dessus du seuil :
o Avec une quantité d’azote absorbée faible ou nulle
o Avec une forte quantité d’azote absorbée
En fonction des différents cas de figures, un questionnement « large » permet de faire en sorte que l’agriculteur identifie l’explication en fonction du cas de figure dans lequel il se trouve, permettant ainsi de définir des améliorations pour l’année suivante.

Certains agriculteurs, ayant des parcelles avec des quantités d’azote en jeu importante (Azote en jeu = somme du REH et de l’azote absorbé) se sont donc interrogés sur la gestion de la fertilisation de leur culture. En effet, des parcelles avec des quantités d’azote en jeu importantes, sont des parcelles qui vont avoir un fort potentiel de minéralisation : par exemple une parcelle auparavant occupée pendant plus de 30 ans par une prairie et récemment retournée va avoir un taux de matière organique plus important qu’une parcelle qui a toujours été en labour. Son potentiel de minéralisation est donc plus important. Malgré cela, l’agriculteur reconnait que sa fertilisation minérale est la même sur cette parcelle que sur les autres. La prise en compte des éléments minéraux issus de la minéralisation du sol est souvent absente, compte tenu du côté incertain des quantités d’azote disponible et de la plus ou moins bonne correspondance entre besoin de la culture et disponibilité.
L’utilisation de la méthode APPI’N pour suivre le lien entre disponibilités de l’azote du sol et besoin du blé m’a semblé pertinente. J’ai donc proposé à des agriculteurs concernés par des problématiques d’azote en jeu important de tester un suivi de l’Indice de Nutrition azoté (INN) depuis 2018. Ils ont proposé de mettre en place une bande qui serait fertilisée en suivant la méthode APPI’N (mesure de l’INN avec une pince tout au long du développement du blé et apport en suivant les abaques). Cette bande serait comparée au reste de la parcelle qui serait fertilisée « normalement » en suivant la méthode du bilan.
Le point de vue des agriculteurs est important à considérer sur les différences d’apports entre les deux modalités et les impacts potentiels sur la culture, le lien avec le REH mesuré et sur ce que ça a changé pour l’agriculteur pour la prise de décision, les craintes, la prise en main de l’outil.
Les premiers retours des agriculteurs montrent que cette méthode perturbe leur façon de travailler : “si j’avais attendu la pince, je n’aurai jamais mis d’azote, ça ne descendait jamais en dessous de 1 alors que je voyais le blé jaunir” ; “A un moment, c’est descendu et il est tombé de l’eau et c’est remonté, est-ce que c’est le fait de mettre du fumier ?” ; “le blé avait tendance visuellement à moins souffrir là où il y avait le couvert avant blé” ; “il aurait fallu faire des comptages d’épis” ; “mais ça marche quand même la pince, j’ai mesuré mes autres parcelles et c’était à 1,4 – 1,5” ; “le problème c’est que quand ça décroche, c’est pas les bonnes conditions” ; “ça fait quand même 30 ans que je travaille d’une certaine façon donc je ne vais pas changer du jour au lendemain” ; “j’ai fait le même programme fongicide, mais sûrement quelque chose à faire avec un blé plus clair et moins malade” ; “j’ai pas voulu en parler à mon groupe et à mon conseiller, ils ne sont pas trop chauds pour ça”.
Cette méthode permet donc de réinterroger l’œil des agriculteurs : une parcelle qu’il voit « jaune » (c’est-à-dire un peuplement visiblement en manque d’azote) est « jaune » relativement à un autre blé. Est-ce que la couleur est liée à une carence réelle ou une carence induite ? Par exemple dans une terre asphyxiée par la présence d’eau, le peuplement sera « jaune », mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’azote. Il n’est tout simplement pas valorisable par la plante car les conditions de croissance ne sont pas optimales. Est-ce que cette carence va avoir un impact sur le rendement ou sur la qualité du blé ?
Au-delà de réinterroger l’œil de l’agriculteur, elle permet aussi d’affiner sa décision, en induisant, par exemple, ce type de questionnements : « Pour un blé qui arrive au stade épi 1 cm, qui a déjà reçu 40 UN/ha il y 15 jours, couplé à des conditions météo qui deviennent optimales, c’est-à-dire avec de la chaleur et un peu de pluie, est ce que je dois apporter de nouveau de l’azote et si oui combien ? Est-ce que l’apport que j’ai déjà réalisé a été bien valorisé par la plante, c’est-à-dire est ce que mon INN aujourd’hui a augmenté par rapport à la dernière fois ? » En fonction des résultats de la mesure de l’INN à la pince, en absolue à l’instant T, mais aussi en relatif par rapport aux dernières mesures, l’agriculteur pourra prendre une décision éclairée sur ce qu’il doit apporter au plus juste et non en assurant le zéro risque pour son rendement ou sa qualité, en évitant ainsi d’en mettre trop et donc de retrouver des reliquats en fin de culture.
Enseignement et perspectives
Au-delà de la dynamique qui s’est construite avec les agriculteurs grâce à ce dispositif (Reau R. et al., 2017), nous avons pu remarquer que celui-ci permettait également d’aborder de nouveau les questions de la gestion de la fertilisation, qui a priori n’était pas considérée comme une voie « pertinente ».
Aujourd’hui, une question reste à approfondir : “Comment accompagner les agriculteurs pour leur permettre de piloter l’azote autrement ?” De nombreux outils existent mais très peu sont utilisés par les agriculteurs : bandes double densité (Limaux et al., 2001), JUBIL® (Laurent & Justes 1994), etc… Le pilotage grâce à la pince parait prometteur mais la présence de l’animateur semble importante et pas évidente à mettre en place pour un animateur BAC, par rapport au conseil agricole existant basé sur le « zéro risque » ! Cela nécessite du temps, de la pédagogie, de l’observation pour déconstruire les schémas mentaux basé sur la méthode du bilan et sur la peur des carences, en intégrant que certaines sont acceptables car elles n’ont pas d’impact ni sur le rendement, ni sur la qualité des blés.
Références bibliographiques
Girardin P., Guichard L., & Bockstaller C., 2005. Indicateurs et tableaux de bord: guide pratique pour l’évaluation environnementale. Lavoisier Tec & Doc. 40p.
Laurent, F., Justes, E. 1994. Fertilisation azotée du blé d'hiver. Jubil® : un nouvel outil de pilotage. Perspectives Agricoles, 190, 62-69, 1994
Limaux, F., Meynard, J.-M., Recous, S., 2001. Déclencher la fertilisation azotée du blé : bases théoriques et principes généraux. Perspectives Agricoles, 273, 62-70.
Paravano L., Prost L., Reau R., 2016. Observatoire et tableau de bord pour un pilotage dynamique des pertes de nitrate dans une aire d’alimentation de captage. AES, vol 6, 15, pp 127-133.
Reau, R., Bedu, M., Ferrané, C., Gratecap, J-B., Jean-Baptiste, S., Paravano, L., Parnaudeau, V., and Prost, L., 2017. Evaluation des émissions de nitrate par les champs pour la conception de projets de territoire et l’accompagnement de la transition en aires d’alimentation de captage. Innovations Agronomiques 57 (2017), 1-11.
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